Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 40-43).

CHAPITRE IX

Délivre-moi de la donzelle,
Emmène-la dit le géant ;
Je ne suis point si mécréant
Que de vouloir mourir pour elle.

Romance du Faucon.

La tour où logeait Westburnflat était un bâtiment carré de l'aspect le plus sombre. Les murs en étaient très épais : les fenêtres, ou pour mieux dire les fentes qui en tenaient lieu, semblaient avoir été faites, non pour donner entrée à l'air et à la lumière, mais pour fournir aux habitants les moyens de repousser toute attaque du dehors. Une terrasse qui la couronnait était entourée d’un parapet, et donnait aux défenseurs davantage de combattre à couvert.

À peine la troupe se fut-elle arrêtée devant la tour, que le bras d’une femme, passant au travers d’un créneau dans la partie supérieure, agita un mouchoir, comme pour implorer du secours. En l’apercevant, Hobbie fut près de devenir fou de joie. — C’est la main de Grace ! s’écria-t-il. Il faut la délivrer, nous fallût-il démolir pierre à pierre la tour de Westburnflat.

Earnscliff doutait qu’il fût possible de reconnaître à une telle distance le bras et la main d’une femme, mais il ne voulut rien dire qui pût diminuer les espérances du jeune fermier. On résolut donc de faire une sommation à la garnison ; et les cris de la troupe firent paraître la tête d’une vieille à une des meurtrières.

— C’est la mère du brigand, dit Simon ; elle est cent fois pire que lui. La moitié du mai qu’il fait au pays est la suite de ses instigations.

— Qui êtes-vous ? que demandez-vous ? dit la respectable matrone.

— Nous désirons parler à William Græme de Westburnflat.

— Il n’y est pas.

— Depuis quand est-il absent ?

— Je ne puis vous le dire.

— Quand reviendra-t-il ?

— Je n’en sais rien.

— Vous n’êtes pas seule dans la tour ?

— Seule. À moins que vous ne vouliez compter les rats.

— Ouvrez donc la porte, afin de nous le prouver. Je suis juge de paix, et nous sommes à la recherche d’un crime de félonie.

— Que le diable brûle les doigts à ceux qui tireront les verrous pour vous ouvrir ; quant à moi, jamais. N’êtes-vous pas honteux de venir trente hommes, le pot de fer en tête, avec des épées et des lances, pour effrayer une pauvre veuve !

—- Nos informations sont positives : un vol considérable a été commis, il faut que nous fassions une visite.

— Et l’on a enlevé une jeune fille.

— Le seul moyen de prouver l’innocence de votre fils est de nous ouvrir sans résistance, et de nous laisser visiter la maison.

— Et que ferez-vous si je n’ouvre pas à une bande de vauriens ?

— Nous entrerons avec les clefs du roi, et nous casserons la tête à tous ceux qui tomberont sous nos mains, s’écria Hobbie exaspéré.

— Gens qu’on menace vivent longtemps, riposta la vieille avec le même accent ironique. Essayez, mes amis, essayez, la porte est solide. Elle a résisté à plus forts que vous.

À ces mots, elle se retira en poussant un grand éclat de rire.

Les assiégeants tinrent une conférence sérieuse. L’épaisseur des murs était telle qu’ils auraient pu braver même le canon pendant quelque temps. La porte, revêtue de lames de fer, était si solide, qu’aucune force humaine ne semblait en état de la briser.

À ces difficultés se joignait celle de se procurer les moyens d’attaque. On eut d’abord l’idée de convertir le siège en blocus ; mais il était à craindre que pendant ce temps Westburnflat ne fût secouru par ses confédérés, surtout si, comme on le soupçonnait, il était à la tête d’un parti de jacobites.

Hobbie grinçait des dents, et il tournait autour de la forteresse sans découvrir le moyen d’y pénétrer, — Mes amis, s’écria-t-il tout à coup comme frappé d’une inspiration, suivons l’exemple que nous ont laissé nos pères ; coupons du bois, formons un bûcher contre la porte, et enfumons la vieille sorcière comme un jambon.

On se mit à l’œuvre sans différer ; on empila le bois contre la porte. Hobbie, tenant en main un brandon de paille enflammée, s’avançait vers le bûcher, quand on vit le bout d’une carabine sortir d’une meurtrière ; en même temps on entendit le brigand s’écrier : — Grand merci, bonnes gens, vous êtes bien bons de travailler à notre provision d’hiver. Mais si l’un de vous avance d’un pas, ce sera le dernier de sa vie,

— C’est ce qu’il faudra voir, répondit intrépidement Elliot sans s’arrêter.

Le maraudeur fit feu, mais sans atteindre Hobbie ; Earnscliff, au contraire, tira un coup si bien ajusté, que la balle, traversant l’étroite ouverture, vint effleurer la joue du scélérat et en fit jaillir le sang. Willie s’aperçut probablement que son poste ne le mettait plus en sûreté, car il demanda aussitôt à parlementer.

— Pourquoi, dit-il, venez-vous attaquer un homme paisible ?

— Parce que vous retenez une prisonnière, et que nous avons résolu de la délivrer, répondit Earnscliff.

— Et quel intérêt prenez-vous à elle ?

— C’est ce que vous n’avez pas le droit de nous demander,

— Ah ! je puis au moins m’en douter ! Au surplus, je n’ai pas envie de me faire une querelle à mort en versant le sang d’aucun de vous, quoique Earnscliff, qui sait viser si juste, n’ait pas craint de verser le mien. Pour prévenir de plus grands malheurs, je consens à vous rendre ma prisonnière, puisque vous ne vous en irez qu’à cette condition.

— Et tout ce que vous avez volé à Hobbie, s’écria Simon. Croyez-vous que nous souffrirons que vous veniez piller nos étables.

— Je sais ce qui est arrivé à Hobbie, répliqua le brigand ; mais sur mon âme et conscience, il n’y a pas dans la tour un clou qui lui appartienne : tout a été emporté dans le Cumberland. Je connais les voleurs, je vous promets de lui faire rendre tout ce qui pourra se retrouver. Si, dans trois jours, il veut aller à Castleton avec deux amis, je m’y rendrai avec deux des miens, et je tâcherai de lui donner satisfaction.

— C’est bon ! cria Hobbie. Tâchons seulement de tirer la pauvre Grace des griffes de ce scélérat.

— Earnscliff, demanda le brigand, me donnez-vous votre parole que je serai libre de sortir de la tour et d’y rentrer ? Je demande cinq minutes pour ouvrir la porte, et autant pour en fermer les verrous ; me le promettez-vous ?

— Vous aurez tout le temps qui vous sera nécessaire ; je vous en donne ma parole.

La porte de la tour fut ouverte ; Willie en sortit avec une jeune femme, et sa vieille mère se tint auprès, comme en sentinelle. — Voilà ma prisonnière, dit le brigand ; je vous la livre saine et sauve ; qu’un ou deux d’entre vous s’approchent pour la recevoir. Earnscliff restait immobile de surprise. Ce n’était pas Grace Armstrong, mais miss Isabelle Vere qui était devant ses yeux.

— Ce n’est pas Grace, s’écria Hobbie en accourant vers Willie et le couchant en joue : où est Grace ? Qu’en as-tu fait ?

— Songez que j’ai donné ma parole, Hobbie, dit Earnscliff en détournant l’arme.

Le maraudeur avait pâli ; en se voyant ainsi protégé, il reprit courage. — Elle n’est pas entre mes mains, dit-il ; si vous en doutez, je consens à vous laisser visiter la tour. — Si ce n’est pas cette prisonnière que vous cherchiez, vous allez me la rendre, car je suis responsable de sa personne.

— Pour l’amour de Dieu, monsieur Earnscliff, dit Isabelle en joignant les mains d’un air de terreur, n’abandonnez pas une infortunée.

— Ne craignez rien, lui répondit-il. — Misérable, comment avez-vous osé insulter cette dame ?

— C’est ce dont je rendrai compte à ceux qui ont pour me faire cette question plus de droits que vous n’en pouvez avoir. Songez seulement que si vous me l’enlevez, c’est vous qui en serez responsable.

— C’est un imposteur ! dit Isabelle.

— Ainsi donc vous ne voulez pas me la rendre ?

— Vous la rendre, non certainement. Je suis aux ordres de miss Vere, et je suis prêt à la reconduire partout où elle le désirera.

— Cela est peut-être déjà arrangé entre vous deux.

— Et Grace ! s’écria Hobbie ; où est Grace ?

Et pendant qu’Earnscliff était tout occupé de miss Vere, il se précipita sur Willie le sabre à la main.

— Un instant, dit le brigand. Et se rapprochant de la porte que la vieille tenait entr’ouverte, il la franchit en toute hâte, puis la ferma aussitôt.

Hobbie voulut le frapper, mais il ne l’atteignit pas ; cependant le coup était si bien lancé, qu’il enleva un épais fragment du linteau.

Pendant ce temps miss Vere avait témoigné à Earnscliff le désir d’être reconduite sur-le-champ chez son père ; il s’empressa de la satisfaire, et cinq ou six jeunes gens s’offrirent pour lui servir d’escorte jusqu’à Ellieslaw. Mais Hobbie ne fut pas de ce nombre : rongé par le chagrin que lui faisaient éprouver les événements de cette journée, désespéré surtout de n’avoir pu retrouver sa chère Grace, il reprit tristement le chemin de la chaumière d’Annaple. Enfin, toute la bande de ses amis se dispersa quand ils eurent traversé le marais, et le maraudeur avec sa mère les suivirent de l’œil jusqu’à ce qu’ils eussent disparu.