Le Nain noir/L’apparition

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 32-44).

CHAPITRE III

L’apparition.


Nain brun ou noir, qui erres dans ces lieux marécageux, dis ton nom à Keeldar. — L’homme brun du marécage, qui se tient sous la fleur de bruyères.
John LEYDEN.


L’objet qui alarma le jeune fermier au milieu de sa courageuse déclaration, fit tressaillir un moment même son compagnon, quoique moins esclave des préjugés de l’époque. La lune, qui s’était levée pendant leur conversation, semblait, selon l’expression du pays, nager ou se débrouiller au milieu des nuages et ne répandait qu’une lumière douteuse et interrompue. À la faveur d’un de ses rayons qui vint frapper sur la grosse colonne de granit de laquelle ils approchaient, ils aperçurent une forme qui paraissait être humaine, mais beaucoup au-dessous de la taille ordinaire, et qui marchait lentement au milieu des pierres grisâtres, non comme une personne qui se propose d’aller plus loin, mais avec cette allure lente, irrégulière, serpentante, d’un être qui erre autour d’un lieu qui lui présente de tristes souvenirs ; de temps en temps il faisait entendre un murmure sourd et totalement indistinct.

Ceci ressemblait si fort à l’idée qu’il s’était faite des mouvements d’une apparition, que Hobbie Elliot s’arrêta subitement ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête et dit tout bas à son compagnon : « C’est la vieille Ailie, c’est elle-même ! Lui tirerai-je un coup de fusil, au nom de Dieu ?

— N’en faites rien, pour l’amour du ciel ! » dit son compagnon en retenant l’arme qu’il se préparait à mettre en joue ; « pour l’amour du ciel ! n’en faites rien ; c’est quelque pauvre créature qui a perdu la raison.

— Vous la perdez vous-même, en voulant vous en approcher autant, » dit Elliot, retenant à son tour Earnscliff qui se disposait à avancer. « Nous aurons le temps de faire une courte prière avant qu’elle vienne jusqu’ici ; si je pouvais seulement m’en rappeler tine… Ah, mon Dieu ! elle n’est pas très pressée, » continua-t-il, devenant plus hardi en voyant le calme de son compagnon et le peu d’attention que l’apparition semblait faire à eux. Elle marche comme une poule sur une grille brûlante. Je vous en prie, Earnscliff, » ajouta-t-il d’un ton de voix très bas, « prenons un détour comme pour mettre le vent contre un chevreuil. Nous n’enfoncerons pas dans le marais au-dessus du genou, et mieux vaut encore terrain mou que mauvaise compagnie. »

Earnscliff, néanmoins, en dépit de la résistance et des remontrances de son compagnon, continua à avancer par le sentier qu’ils avaient primitivement suivi, et se trouva bientôt en face de l’objet qui fixait toute leur attention.

La taille de cet être, qui même semblait décroître à mesure qu’ils s’en approchaient, paraissait être au-dessous de quatre pieds, et son corps, autant que la lumière imparfaite du jour leur permettait d’en juger, était presque aussi large que long, ou plutôt d’une forme sphérique, ce qui ne pouvait être occasionné que par quelque étrange difformité personnelle. Le jeune chasseur appela deux fois cet être extraordinaire, qui ne leur fit aucune réponse ; et sans s’occuper de son compagnon, qui le pinçait continuellement pour lui faire comprendre qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de continuer leur route, ni s’inquiéter davantage d’une créature d’un extérieur si singulier et tellement hors de la nature, il répéta une troisième fois ses questions : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure de la nuit ? » Aussitôt une voix lui répondit, dont le son aigu, sauvage et discordant, fit faire à Elliot deux pas en arrière et fit même tressaillir son compagnon : « Passez votre chemin et ne demandez rien à ceux qui ne vous disent rien. »

— Que faites-vous dans un endroit aussi éloigné de tout abri ? ajouta Earnscliff, La nuit vous a-t-elle surpris en route ? voulez-vous venir chez nous ? (Dieu nous en préserve ! s’écria Hobbie involontairement.) Je vous donnerai un logement.

— J’aimerais mieux habiter seul le fond du Tarras-Flour », murmura de nouveau Hobbie. « Passez votre chemin, » répéta cet être étrange, d’un ton que la colère avait rendu plus rude ; « je n’ai besoin, ni de votre logement, ni que vous me serviez de guide ; cinq ans se sont écoulés depuis le jour où ma tête ne s’est reposée sous le toit de l’habitation des hommes, et j’espère que ce sera le dernier.

— Il est fou, dit Earnscliff.

— Il a quelque chose du vieux Humphrey Ettercap, le chaudronnier ambulant, qui périt justement dans cet endroit-ci, il y a environ cinq ans, » répondit son superstitieux compagnon ; « mais Humphrey n’était pas d’une grosseur aussi épouvantable.

— Passez votre chemin, » répéta de nouveau l’objet de Leur curiosité ; « l’haleine des hommes empoisonne l’atmosphère qui m’environne ; le son de vos voix entre dans mes oreilles comme des aiguilles pointues

— Que le bon Dieu nous bénisse ! » dit tout bas Hobbie ; « est-il possible que les morts portent une aussi grande haine aux vivants ? Son âme doit être en proie à de grandes souffrances.

— Venez, mon ami, dit Earnscliff ; vous paraissez éprouver quelque grande affliction. L’humanité, et nous ne consultons qu’elle seule, ne nous permet pas de vous laisser ici.

L’humanité ! » s’écria l’être inconnu en poussant un éclat de rire de mépris qui se fit entendre comme un cri perçant ; « où avez-vous pris ce vain mot, ce lacet à bécasses, ce voile derrière lequel sont les trappes à prendre les hommes. L’insensé qui se laissera prendre à cet appât reconnaîtra bientôt qu’il n’a servi qu’à voiler un hameçon dont les pointes sont dix fois plus aiguës encore que celles que vous destinez à augmenter le luxe de vos tables ?

— Je vous dis, mon ami », répliqua de nouveau Earnscliff, « que vous êtes hors d’état de juger de votre propre situation ; vous périrez dans cet endroit sauvage, et nous devons, par véritable compassion, vous forcer à venir avec nous.

— Je ne m’en mêle pas du tout, dit Hobbie ; pour l’amour de Dieu ! laissez donc l’esprit agir comme il l’entendra.

— Que mon sang retombe sur ma tête, si je péris ici ! » dit le petit homme qui, remarquant qu’Earnscliff avait l’intention de se saisir de lui, ajouta : Mais n’accusez que vous seul de votre mort ; si vous aviez le malheur de toucher le bord de mes vêtements, ils seraient infectés du poison de la mortalité ! »

La lune brilla de tout son éclat au moment où il prononçait ces paroles, ce qui fit remarquer à Earnscliff qu’il tenait à la main une arme offensive, qu’il crut être une longue lame de couteau, ou un canon de pistolet. C’eût été une folie de vouloir persister dans ses tentatives à l’égard d’un être qui était ainsi armé et tenait un langage aussi déterminé, voyant surtout qu’il avait bien peu de secours à attendre de la part de son compagnon, qui l’avait abandonné, lui laissant le soin de se débattre comme il le pourrait avec l’être mystérieux, et qui avait déjà repris le chemin de sa maison. Earnscliff se tourna donc et suivit Hobbie, en jetant derrière lui un regard sur celui qu’il regardait comme un maniaque, et qui, comme si cette entrevue l’eût poussé jusqu’à la frénésie, continuait son étrange promenade autour de la colonne, et s’épuisait à pousser des cris aigus et à vomir des imprécations prolongées qui retentirent dans toute la vaste étendue de ce désert.

Les deux chasseurs se retirèrent en silence, jusqu’à ce qu’ils n’entendissent plus ces sons désagréables, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils fussent bien éloignés de la colonne qui avait donné son nom à l’endroit où elle était élevée. Chacun fit ses commentaires particuliers sur la scène dont il venait d’être témoin, et Hobbie Elliot rompit enfin le silence en s’écriant tout à coup : « Eh bien ! je soutiens que cet esprit, si toutefois c’en est un, a fait et souffert beaucoup de mal lorsqu’il était en vie, puisqu’il est obligé d’errer ainsi après sa mort.

— C’est, à mes yeux, la vraie rage de la misanthropie, » dit Earnscliff, en continuant le cours de ses propres réflexions.

« Vous n’avez donc pas cru que ce fût un esprit ? demanda Hobbie.

— Qui ? moi ? non, assurément, répondit le jeune laird.

— Eh bien ! moi, je crois que ce pourrait bien être une créature vivante. Et cependant, je n’oserais l’affirmer, car je n’ai jamais rien vu qui ressemblât si fort à un revenant.

— Quoi qu’il en soit, dit Earnscliff, je reviendrai ici demain pour voir ce qu’est devenu ce malheureux.

— En plein jour ? dit le fermier ; alors, s’il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes ici à deux milles plus près de Heugh-Foot que de votre maison ; et ne vaudrait-il pas mieux que vous vinssiez chez nous ? Nous enverrons le garçon sur le petit cheval avertir que vous êtes à notre ferme, quoique je croie fort que vous n’avez personne qui vous attende, excepté vos domestiques et le chat.

— Eh bien, soit, mon ami Hobbie ; mais, comme je n’aimerais pas que mes domestiques fussent inquiets, ou que mon absence privât minet de son souper, je vous serai obligé d’envoyer votre garçon, ainsi que vous me le proposez.

— Ah, ma foi ! c’est avoir réellement de la bonté, répliqua Hobbie ; vous venez donc à Heugh-Foot ; on sera, je vous assure, bien charmé de vous y voir ».

Cette affaire ainsi réglée, ils accélérèrent leur marche jusqu’au sommet d’une colline un peu escarpée : « Voyez-vous, Earnscliff, dit Hobbie, je suis toujours content lorsque j’arrive dans cet endroit-ci. Distinguez-vous cette lumière là-bas, à la fenêtre de la salle où ma bonne vieille grand’mère est assise, filant à son rouet ? Et voyez-vous cette autre lumière qui va et vient d’une fenêtre à l’autre ? c’est celle de ma cousine, Grâce Armstrong ? Elle fait dans la maison deux fois autant d’ouvrage que mes sœurs ; et elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles du monde ; mais elles sont forcées d’avouer, ainsi que ma grand’mère, qui ne peut plus agir elle-même maintenant, que c’est elle qui est la plus active, qui fait le mieux les courses en ville. Quant à mes frères, l’un est parti avec la suite du chambellan, et l’autre est à Moss-Phadraig, notre principale ferme ; il peut surveiller les travaux tout aussi bien que moi.

— Vous êtes heureux, mon ami, d’avoir des parents aussi estimables, dit le jeune laird.

— C’est vrai, grâces en soient rendues au ciel ! je puis dire que je le suis ; mais voudriez-vous bien me dire, Earnscliff, vous qui avez été au collège et à la grande école d’Édimbourg, et qui y avez été à même d’acquérir toutes sortes de connaissances, voudriez-vous bien me dire une chose, quoiqu’elle ne me regarde pourtant pas personnellement ; mais j’ai entendu le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter à ce sujet à la foire de Winter, et, ma foi, ils parlaient fort bien tous deux. Le prêtre disait que maintenant il était contraire à la loi d’épouser sa cousine, mais il m’a semblé qu’il ne citait pas les passages de l’Évangile à beaucoup près aussi bien que notre ministre, qui passe pour être le meilleur théologien et le meilleur prédicateur qu’il y ait d’ici à Édimbourg. Ne croyez-vous pas qu’il soit probable qu’il avait raison ?

— Certainement, le mariage, répondit Earnscliff, est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l’a établi dans la loi lévitique ; ainsi, Hobbie, il ne peut y avoir d’empêchement, soit légal, soit religieux, entre vous et miss Armstrong.

— Oh ! très de plaisanterie, Earnscliff, dit Hobbie ; vous qui êtes si prompt à vous fâcher, lorsqu’on vient à vous parler sur un sujet aussi délicat ! Dans ma question, je n’avais nullement l’intention de parler de Grâce. Elle n’est pas ma cousine germaine, d’ailleurs, puisqu’elle est la fille du premier mariage de la femme de mon oncle ; il n’y a donc pas de parenté entre nous, mais bien une simple alliance. Nous voici maintenant à la colline de Sheeling. Je vais tirer un coup de fusil ; c’est toujours ainsi que j’annonce mon arrivée, et quand j’apporte un daim j’en tire deux, un pour le gibier et l’autre pour moi. »

Il déchargea effectivement son fusil, et l’on vit les diverses lumières traverser les appartements et même quelques-unes briller devant la maison. Hobbie en fit remarquer une, qui paraissait sortir dans la cour et se diriger vers quelques-uns des bâtiments qui l’entourent. « C’est Grâce, dit Hobbie ; elle ne viendra pas me recevoir à la porte, je vous en réponds ; mais elle n’en ira pas moins voir si l’on a préparé le souper de mes chiens, pauvres bêtes !

— Qui m’aime, aime mon chien, dit Earnscliff ; ah ! Hobbie, vous êtes un heureux mortel ! »

Cette observation fut accompagnée de quelque chose qui ressemblait à un soupir, qui ne parut pas échapper à l’oreille de son compagnon.

« Mais enfin, il peut y en avoir d’autres que moi ; oh ! j’ai vu miss Isabelle Vère tourner la tête pour regarder quelqu’un qui passait près d’elle, aux courses de Carlisle ! Qui sait la tournure que prennent les choses dans ce monde. »

Earnscliff prononça tout bas quelques mots qui eurent l’air d’une réponse, mais dont il ne fut pas facile de saisir le sens, et il est probable que le jeune laird lui-même ne fut pas fâché qu’elle demeurât enveloppée dans le doute et l’obscurité. Sur ces entrefaites, ils se trouvèrent au bas du vaste loaning, qui, par un sentier, côtoyant le pied de la colline ou du Heugh escarpé, les conduisit en face de la maison couverte de chaume, mais d’une apparence agréable.

Le seuil de la porte était déjà garni de figures joyeuses ; mais la vue d’un étranger émoussa la pointe de plus d’un trait de raillerie que l’on s’était préparé à lancer contre le manque de succès de Hobbie dans sa chasse au daim. Il y eut un moment de tumulte entre les trois jolies demoiselles, dont chacune s’efforçait de faire retomber sur l’autre le soin d’introduire l’étranger dans la maison, tandis qu’il était probable qu’il tardait à toutes de pouvoir s’esquiver pour aller faire quelques changements à leur toilette avant de se présenter devant lui dans un déshabillé qui n’était destiné que pour les yeux de leur frère.

Hobbie, cependant, après avoir lancé quelques sarcasmes contre le sexe en général (Grâce ne se trouvait plus là), prit la chandelle de la main de l’une des coquettes villageoises qui se donnait un petit air en la tenant, et précéda son hôte dans le parloir de la famille, ou pour mieux dire, dans la grand’salle, car la maison ayant été autrefois une place forte, l’appartement dans lequel on se tenait habituellement était une chambre voûtée, pavée, humide et assez triste, en comparaison des habitations de nos cultivateurs modernes, mais qui, éclairée par un feu pétillant de tourbe et de menu bois des fondrières, parut à Earnscliff un excellent échange contre l’obscurité et le vent froid de la montagne. Il fut accueilli avec des expressions affectueuses et souvent répétées par la vénérable vieille dame, la maîtresse de la famille, qui, avec sa coiffe à barbes, sa robe de laine, filée chez elle, décemment serrée autour de son corps, mais portant un large collier d’or et des boucles d’oreilles du même métal, avait l’air de ce qu’elle était réellement, la dame et la maîtresse de la ferme. Elle était assise dans son fauteuil d’osier, au coin de la grande cheminée, dirigeant les occupations de la soirée des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui filaient leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.

Aussitôt qu’Earnscliff eut été accueilli, et que les ordres eurent été donnés à la hâte pour faire une addition au repas du soir, la grand’mère et les sœurs d’Hobbie commencèrent leur attaque au sujet de son peu de succès à la chasse au daim.

« Jenny n’avait pas besoin d’entretenir le feu de sa cuisine pour tout ce qu’Hobbie a rapporté, dit une des sœurs.

— Non, en vérité, ma chère, dit une autre ; le petit tas de tourbe qui a servi à conserver le feu dans la cheminée, si on le soufflait bien, eût suffi pour faire rôtir tout le gibier de notre Hobbie.

— Oui, ou le bout de chandelle, si le vent voulait ne pas en faire vaciller la flamme, dit la troisième. À sa place, j’aurais préféré rapporter un corbeau, plutôt que de revenir trois fois au logis sans la corne d’un chevreuil pour souffler dedans. »

Hobbie se tournait vers l’une et l’autre, les regardant alternativement avec un froncement de sourcil dont l’augure était démenti par le sourire de bonne humeur qu’il s’efforçait de faire paraître sur ses lèvres. Il chercha ensuite à les apaiser en leur annonçant le présent qu’Earnscliff se proposait de leur faire.

« Dans ma jeunesse, dit la vieille dame, un homme aurait eu honte de revenir de la montagne sans avoir eu un chevreuil pendu de chaque côté de sa selle, comme un coquetier qui porte des veaux.

— Je voudrais alors qu’ils nous en eussent laissé quelques-uns, ma chère grand’mère, répliqua Hobbie mais ils ont probablement dépeuplé tout le pays, vos vieux amis ?

— Vous voyez cependant qu’il y a d’autres personnes qui savent en trouver, Hobbie », dit la sœur aînée en jetant un coup d’œil sur Earnscliff.

« Hé bien ! hé bien ! femme, chaque chien n’a-t-il pas son jour ? Earnscliff me pardonnera d’employer ce vieux proverbe. Ne puis-je avoir son bonheur et lui ne peut-il éprouver mon malheur une autre fois ? C’est loin d’être agréable pour un homme qui a couru toute la journée et qui a été effrayé… Non, je ne veux pas dire cela non plus, mais surpris par des esprits, en revenant à la maison, d’avoir encore à se débattre contre une troupe de femmes qui, toute la journée, n’ont eu qu’à faire tourner un morceau de bois attaché à un fil, ou à faire des trous à un tablier de cuisine…

— Effrayé par des esprits ! » s’écrièrent à la fois toutes les femmes qui alors, comme le sont peut-être encore aujourd’hui les habitants de ces vallées, s’occupaient singulièrement de toutes ces bizarreries de l’imagination.

« Ah ! non, je n’ai pas dit effrayé, répliqua Hobbie, j’ai voulu dire surpris, il n’y avait qu’un seul esprit, non plus ; Earnscliff, vous l’avez vu aussi bien que moi. »

Et il continua à raconter en détail, à sa manière, et sans trop d’exagération, la rencontre qu’ils avaient faite de l’être mystérieux à Mucklestane-Moor, et finit par dire qu’il ne pouvait conjecturer ce que ce pouvait être ; à moins que ce ne fut le grand Ennemi lui-même, ou quelqu’un des anciens Pegths, qui possédaient le pays autrefois.

— Un ancien Pegth ! s’écria la grand’mère ; non, non, que Dieu te préserve de mal, mon enfant ! Ce n’est pas un Pegth que cela… c’est l’Homme Brun des Marécages ! Ô malheureux temps ! Qu’est-ce que ces esprits ont à faire pour venir porter le trouble dans notre propre pays, maintenant que la tranquillité y est rétablie, ainsi que la bonne intelligence et le respect aux lois ? Oh ! que maudit soit-il ! il n’a jamais apporté rien de bon ni pour le pays ni pour les habitants. Mon défunt père m’a souvent dit qu’on l’avait aperçu l’année de la sanglante bataille de Marston-Moor, ensuite pendant les troubles de Montrose, et enfin avant la déroute de Dunbar. De mon temps, on l’a encore vu vers l’époque de l’affaire de Bothwell-Brigg, et on disait que le laird de Binarbuck, qui avait le don de seconde vue, eut un entretien avec lui quelque temps avant le débarquement d’Argyle. Mais, quant à cela, je ne puis en parler d’une manière bien précise ; c’était fort loin, dans l’ouest. Ô mes enfants ! jamais il ne lui est permis de revenir que dans des temps désastreux ; ainsi je recommande à chacun de vous d’avoir recours à celui qui peut vous protéger au jour du trouble et du malheur. »

Earnscliff prit alors la parole, et manifesta la ferme persuasion où il était que la personne qu’il avait vue était quelque pauvre maniaque, et n’était chargée d’aucune mission, de la part de l’autre monde, pour annoncer une guerre ou toute autre calamité ; mais la compagnie accueillit très-froidement ses paroles, et tous se réunirent pour l’engager à abandonner le dessein qu’il avait formé de retourner le lendemain à Mucklestane-Moor.

« Oh ! mon cher enfant », dit la vieille dame, dont le cœur naturellement bon faisait étendre son style maternel à tous ceux à qui elle s’intéressait, « vous devez être prudent plus que personne. Il a été fait une large brèche à votre maison par la mort sanglante de votre père, les procès et diverses pertes. Vous êtes la fleur du troupeau, le fils qui doit reconstruire l’ancien édifice, si telle est la volonté du ciel, pour être un honneur pour le pays et une sauvegarde pour ceux qui l’habitent ; il est de votre devoir, à vous plus qu’à tout autre, de ne point vous engager dans des aventures téméraires, car vous êtes d’une famille qui a toujours été trop aventureuse, et à qui il est arrivé beaucoup de mal.

— Mais sûrement, ma chère dame, dit Earnscliff, vous ne voudriez pas que j’eusse peur d’aller dans un Moor ouvert en plein jour ?

— Je n’en sais trop rien, dit la bonne vieille dame ; je ne conseillerai jamais à un de mes enfants, ni à un de mes amis, de reculer devant une bonne cause, que ce soit celle de leurs amis ou la leur propre ; jamais je ne le ferai, non plus qu’aucun des miens. Mais on n’ôtera point d’une tête grise comme la mienne, que chercher le péril en allant là où rien ne vous appelle, c’est agir directement contre la loi et l’Écriture. »

Earnscliff abandonna un argument qu’il ne se sentait pas en état de soutenir avec succès, et l’arrivée du souper mit fin à la conversation. Mais Grâce était entrée peu de temps auparavant, et Hobbie, non sans donner à Earnscliff un coup d’œil d’intelligence, prit place à côté d’elle. Une conversation vive et enjouée, à laquelle la vieille de la maison prit part avec cette franche gaieté qui sied si bien à la vieillesse, fit renaître sur les joues des jeunes personnes les roses que leur frère en avait chassées par son récit de l’apparition, et l’on dansa et chanta pendant une heure après le souper, comme s’il n’eût pas existé un seul esprit ou un seul revenant dans le monde.