Le Nain noir/Grâce retrouvée

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 113-126).

CHAPITRE X

Grâce retrouvée.


J’ai quitté le pavillon de ma maîtresse hier au soir ; il était garni de guirlandes de neige. J’y retournerai lorsque le soleil sera brillant, et quand les roses, en s’épanouissant, répandront un doux parfum.
xxx(Ancienne Ballade.)


Irrité par ce qu’il appelait l’insouciance de ses amis, surtout dans une affaire qui le touchait de si près, Hobbie s’était débarrassé d’eux, et suivait la route solitaire qui le conduisait chez lui. « C’est le diable », dit-il avec impatience en donnant de l’éperon à son cheval très-fatigué et qui faisait des faux pas, « tu es comme tout le reste. Ne t’ai-je pas élevé ? ne t’ai-je pas nourri ? ne t’ai-je pas pansé de mes propres mains ? et maintenant vas-tu broncher, au risque de me faire rompre le cou au moment où j’ai le plus besoin de toi ? Mais tu es comme mes autres parents ; le plus éloigné est mon cousin au dixième degré, et cependant, jour et nuit, je les aurais servis du plus pur de mon sang. Je crois qu’ils ont plus d’égards pour l’infâme voleur de Westburnflat que pour leur parent. Mais je devrais distinguer à présent les lumières d’Heugh-Foot… Ah ! malheureux », continua-t-il en se recueillant, « ni charbon ni chandelle ne brilleront plus désormais à Heugh-Foot. Si ce n’était pour ma mère, et mes sœurs, et la pauvre Grâce, je croie que j’aurais le courage de donner de l’éperon à cet animal et de sauter par-dessus le rempart dans la rivière, pour en finir tout à fait. » Ce fut dans cette triste disposition d’esprit qu’il tourna la bride de son cheval vers la chaumière où sa famille avait trouvé un asile.

En approchant de la porte, il entendit ses sœurs qui chuchotaient et riaient tout bas. « Les femmes ont le diable au corps, dit le pauvre Hobbie ; elles babilleraient, riraient et ricaneraient, quand même leur meilleur ami serait mort… et cependant je suis bien aise qu’elles ne perdent pas courage. Pauvres créatures !… Mais tout le fardeau tombe sur moi, il est vrai, et non sur elles.

En réfléchissant ainsi il attacha son cheval sous un hangar. « Il faut que tu te passes de couverture, maintenant, dit-il à l’animal, toi et moi nous avons fait une même chute ; il aurait mieux valu que nous fussions tombés dans le gouffre le plus profond du Tarras. »

Il fut interrompu par la plus jeune de ses sœurs, qui vint à lui en courant et parlant d’une voix contrainte, comme si elle eût voulu cacher quelque émotion : « Que faites-vous donc là, Hobbie, à vous amuser avec le cheval, pendant qu’il y a quelqu’un arrivé de Cumberland, qui vous attend depuis plus d’une heure. Dépêchez-vous d’entrer ; je vais desseller votre cheval.

— Quelqu’un du Cumberland ! » s’écria Elliot ; et mettant la bride du cheval dans la main de sa sœur, il s’élança dans la chaumière. « Où est-il, où est-il ? » s’écriait-il en regardant de tous côtés, et ne voyant que des femmes ; « a-t-il, apporté des nouvelles de Grâce ?

— Il n’a pu attendre un instant de plus », dit sa sœur aînée en étouffant une envie de rire.

— « Oh ! fi, mes enfants », dit la vieille grand’mère avec un air de douce réprimande ; « vous ne devriez pas tourmenter ainsi votre Billy Hobbie. Regarde autour de toi, mon enfant, et vois s’il n’y a pas une personne de plus que celles que tu y as laissées ce matin. »

Hobbie regarda avec inquiétude. « Vous voilà vous, puis les trois petites filles.

— Nous sommes quatre maintenant, Hobbie, mon garçon », dit la plus jeune qui entra en ce moment.

En un instant, Hobbie serra dans ses bras Grâce Armstrong, qu’il n’avait pas reconnue en entrant parce qu’elle s’était couverte du plaid d’une des sœurs de Hobbie. « Comment avez-vous osé agir ainsi ? » dit celui-ci tout ému de surprise.

« Ce n’est pas ma faute ! » répondit Grâce en cherchant à se couvrir le visage avec ses mains, pour Cacher sa rougeur et pour éviter le torrent de tendres baisers dont son fiancé punissait son petit stratagème ; « Ce n’est pas ma faute ! Hobbie ; vous devriez embrasser Jeany et les autres, car ce sont elles qui sont coupables.

— C’est ce que je vais faire », dit Hobbie ; et il embrassa cent fois ses sœurs et sa grand’mère, tandis que toute la famille, dans l’excès de sa joie, riait et pleurait en même temps. « Je suis le plus heureux des hommes », dit Hobbie, presque épuisé, et se jetant sur un siège ; « je suis l’homme le plus heureux qui existe dans le monde.

— Alors, mon cher enfant », dit la bonne vieille dame, qui ne laissait jamais échapper l’occasion de donner une leçon de religion, dans les moments où le cœur est mieux disposé à l’accueillir ; « alors, mon fils, adressez vos louanges à celui qui change ainsi les pleurs en joie, comme il a tiré la lumière des ténèbres et le monde du néant. Ne vous avais-je pas prévenu que si vous pouviez dire : Que sa volonté soit faite, vous pourriez avoir des motifs de dire : Que son nom soit glorifié !

— C’est vrai, grand’mère, et je le glorifie pour sa miséricorde, et pour m’avoir laissé une seconde mère quand, je perdis la mienne », dit le bon Hobbie, lui prenant la main ; « et qui me fait rappeler de penser à lui dans le bonheur comme dans le malheur. »

Il se fit un silence solennel d’une ou deux minutes, employées à l’exercice d’une dévotion mentale, qui exprimait, dans la pureté et la sincérité du cœur, la reconnaissance de cette famille affectueuse envers la divine Providence qui avait rendu si inopinément à ses embrassements l’amie qu’elle avait perdue.

Les premières questions de Hobbie furent de prier Grâce de raconter ce qui lui était arrivé. Elle fit un long détail, qui se réduisait à ceci : « qu’elle fut réveillée par le bruit que firent les brigands en entrant dans la maison et par la résistance devenue bientôt inutile qu’opposèrent un ou deux domestiques ; que s’étant habillée en toute hâte, elle est descendue, et qu’ayant vu, dans La mêlée, tomber le masque de Westburnflat, elle avait imprudemment prononcé son nom en implorant sa pitié ; que le brigand lui avait aussitôt fermé la bouche, l’avait entraînée, hors de la maison et placée sur un cheval, derrière un de ses compagnons.

« Je lui casserai sa maudite tête, dit Hobbie, n’y eût-il pas un autre Grœme dans le pays, hors lui. »

Grâce raconta ensuite qu’elle avait été emmenée du côté du sud avec la troupe, qui conduisait le bétail devant elle, jusqu’à ce qu’on eût dépassé la frontière ; que tout à coup une personne, qu’elle connaissait pour être un parent de Westburnflat, était accourue à toute bride à La suite des maraudeurs et avait dit à leur chef que son cousin avait appris de bonne part que les choses tourneraient mal si la jeune fille n’était pas rendue à ses parents ; qu’après quelques moments de discussion, le chef de la troupe ayant paru y consentir, on l’avait placée derrière un autre cavalier, qui avait suivi, en silence et avec rapidité, la route la moins fréquentée qui conduit à Heugh-Foot ; et qu’à la nuit tombante, il l’avait fait descendre, fatiguée et terrifiée, à environ un quart de mille de la demeure de ses parents. Ce récit fut suivi de mille félicitations de part et d’autre.

À ces vives et tendres émotions succédèrent bientôt des réflexions bien moins agréables.

« C’est un triste endroit que celui-ci, pour vous toutes », dit Hobbie en jetant ses yeux autour de lui. « Je pourrais fort bien dormir dehors, à côté de mon cheval, comme cela m’est arrivé, plus d’une longue nuit, dans les montagnes ; mais vous, comment allez-vous faire ? c’est ce que je ne vois pas, et demain et après, vous serez probablement encore dans la même position sans que je puisse y apporter de remède.

— C’est une action lâche et cruelle », dit une des sœurs, que de chasser ainsi une pauvre famille au milieu des champs, où l’on ne trouve, rien.

— Et de ne nous laisser ni taureau ni bœuf », dit le plus jeune frère, qui entrait en ce moment ; « ni brebis, ni agneau, ni rien qui mange de l’herbe ou du grain.

— S’ils avaient quelque vieille rancune contre nous », dit Henri, le second frère, « n’étions-nous pas là pour la vider ? Et il a fallu que nous fussions tous hors de la maison, tous sur la montagne ! Parbleu ! si nous eussions été au logis, l’estomac de Grœme n’aurait pas eu besoin de son déjeuner ; mais il n’y perdra rien pour attendre, n’est-ce, Hobbie ?

— Nos voisins ont fixé un jour pour se rendre à Castleton et s’arranger avec lui, en présence de tout le monde », dit tristement Hobbie ; « il a fallu faire comme ils ont voulu, sans quoi on ne devait s’attendre à aucun secours de leur part ?

— Pour s’arranger avec lui ! » s’écrièrent à la fois les deux frères, « après un acte de scélératesse comme on n’en a jamais vu dans le pays, depuis les temps de maraude !

— Cela est vrai, mes enfants, dit Hobbie ; mon sang bouillait dans mes veines lorsque j’entendis faire une pareille proposition, mais… la vue de Grâce m’a bien calmé.

— Et les instruments aratoires et autres, Hobbie, dit John Elliot. Nous sommes complètement ruinés. Henri et moi, nous avons été voir si on pouvait trouver quelque chose dans les décombres épars dans les champs, mais on a laissé à peine un clou. Je ne sais que faire. Il nous faudra, je crois, aller tous à la guerre. Westburnflat n’a pas les moyens, quand même il le voudrait, de nous indemniser de notre perte. Il n’y a rien à tuer de lui qu’à nous venger sur sa peau. Il n’a pas un seul quadrupède, excepté le cheval mauvais qu’il monte, et encore est-il très-harassé par ses courses nocturnes. Nous sommes totalement-ruinés. »

Hobbie jeta un regard de tristesse sur Grâce Armstrong, qui ne lui répondit qu’en baissant les yeux et en poussant un léger soupir.

« Ne vous découragez pas, mes enfants, dit la grand’mère, nous avons de bons parents, qui ne nous abandonneront pas dans l’adversité. Sir Thomas Kittlehoof, qui est mon cousin au troisième degré du côté maternel ; il a reçu une bonne somme d’argent, et a même été créé chevalier comme un des commissaires de l’Union.

— Il ne donnerait pas une épingle pour nous empêcher de mourir de faim, dit Hobbie ; et quand il le ferait, je ne pourrais digérer le pain que j’achèterais avec son argent, en songeant qu’il fait partie du prix auquel on a vendu la couronne et l’indépendance de la pauvre vieille Écosse.

— Et le laird de Dunder, une des plus anciennes famille de Teviotdale, continua la grand’mère.

— Il est dans la Tolbooth[1], ma mère, répliqua Hobbie ; il est dans le Heart of Mid-Lothian, pour mille marcs qu’il a empruntées de Saunders Wyliecoat, le procureur.

— Le pauvre homme ! s’écria mistress Elliot ; ne pourrions-nous lui envoyer quelque chose, Hobbie ?

— Vous oubliez, grand’mère, vous oubliez que nous avons nous-mêmes besoin de secours », dit Hobbie avec un peu d’humeur.

« Ce n’est que trop vrai, mon enfant, dit la bonne dame ; justement dans ces moments-là il est si naturel de songer à ses parents plutôt qu’à soi-même ! Mais le jeune Earnscliff.

— Il n’a que peu de chose à lui, dit Hobbie, et il a un nom si onéreux à soutenir, que ce serait une honte d’avoir recours à lui dans notre détresse. Mais je vous dirai, grand’mère, qu’il est inutile de tant nous occuper de nos parents, de nos proches et de nos alliés, comme s’il y avait un charme attaché à leurs noms qui pût nous procurer quelque avantage ; ceux qui sont devenus riches nous ont oubliés, et ceux de notre rang n’ont que le strict nécessaire ; nous n’avons pas un seul ami qui puisse ou qui veuille rétablir la ferme comme elle était.

— Alors, Hobbie, dit la grand’mère, il faut mettre notre confiance dans celui qui peut faire sortir des amis et de la fortune du Moor le plus stérile, comme on dit.

Hobbie se leva à l’instant. « Vous avez raison, s’écria-t-il, vous avez raison. Je connais un ami sur le Moor stérile, qui peut et qui veut nous secourir. Les événements me l’avaient totalement fait oublier. J’ai laissé, ce matin, au Mucklestane-Moor assez d’or pour rebâtir deux fois la ferme de Heugh-Foot et la garnir de bétail et d’instruments, et je suis sûr qu’Elshie ne s’opposera pas à ce que nous en fassions usage.

— Elshie ! » dit la grand’mère étonnée ; « de quel Elshie voulez-vous parler ?

— Duquel, si ce n’est Cunny Elshie, l’ermite de Mucklestane ? dit Hobbie.

— Dieu nous préserve, mon fils, dit la grand’mère, que vous alliez puiser de l’eau dans des citernes corrompues, ou que vous demandiez du secours à ceux qui ont fait pacte avec l’esprit malin ! Il n’y a jamais eu de bonheur dans leurs dons, ni de grâce dans leurs sentiers. Tout le pays sait que cet Elshie est un sorcier. Oh ! s’il y avait des-lois et une paisible administration de la justice, qui fait qu’un royaume fleurit et marche dans la bonne voie, ou, ne laisserait pas vivre des gens de cette espèce. Sorciers et sorcières sont l’abomination et le fléau de la terre.

— En vérité, ma mère, répondit Hobbie, vous direz ce que vous voudrez, mais je suis d’avis que les sorciers et les sorcières n’ont pas la moitié du pouvoir qu’ils avaient autrefois ; au moins suis-je certain qu’un homme qui complote le mal, comme le vieux Ellieslaw, ou un brigand comme ce Westburnflat, sont un plus grand fléau et une plus grande abomination dans un pays qu’une bande infernale des plus méchantes sorcières qui aient jamais chevauché sur un manche à balai, ou tenu leur sabbat le soir du mardi-gras. Elshie n’aurait jamais eu l’intention d’incendier ma maison et mes granges, et je suis résolu à essayer s’il veut faire quelque chose pour nous aider à les rebâtir. Il est bien connu pour habile homme dans toute la contrée jusqu’à Brough-sous-Stanmore.

— Prends garde, mon enfant, dit mistress Elliot ; considère que ses bienfaits n’ont profité à personne. Jock Howden est mort vers le temps de la chute des feuilles précisément de la maladie dont Elshie prétendait l’avoir guéri ; et quoiqu’il ait empêché la vache de Lambside de mourir d’une épizootie, néanmoins le haut mal a été plus cruel parmi ses moutons que dans aucune des saisons précédentes[2], Et puis j’ai ouï dire qu’il se servait de paroles si offensantes envers les hommes, que c’est insulter la Providence elle-même. Souvenez-vous que vous dites vous-même, la première fois que vous le vîtes, qu’il ressemblait plutôt à un fantôme qu’à un être vivant.

— Laissez donc, ma mère, dit Hobbie, Elshie n’est pas aussi mauvais que cela. Il est vrai que son corps tout difforme n’est pas un objet fort agréable à voir, et que son langage est rude ; mais il n’est pas aussi dangereux en effets qu’en paroles. Si j’avais quelque chose à manger, car je n’ai rien pris de toute la journée, je me coucherais pour deux ou trois heures à côté de mon cheval, et demain, au point du jour, je partirais pour Mucklestane.

— Et pourquoi pas ce soir ? dit Henri ; j’irai avec vous.

— Mon cheval est fatigué, répondit Hobbie.

— En ce cas vous pouvez prendre Le mien, dit John.

— Mais je suis moi-même très-fatigué », dit Hobbie en insistant.

« Vous, fatigué ! dit Henri ; fi donc ; je vous ai vu rester en selle pendant vingt-quatre heures de suite sans jamais prononcer ce mot.

— La nuit est bien obscure », dit Hobbie en regardant par la fenêtre de la chaumière ; « mais, à parler franchement, quoique Elshie soit réellement un brave homme, cependant j’aime mieux qu’il fasse grand jour quand je vais lui faire une visite. »

Cette franchise de la part de Hobbie empêcha toute discussion ultérieure ; conciliant ainsi la trop grande précipitation du conseil de son frère avec les mesures d’une prudence trop timide recommandées par sa grand’mère, il prit les rafraîchissements que la chaumière put fournir, et après avoir embrassé cordialement toutes les personnes qui l’entouraient, il se retira sous le hangar et s’étendit à côté de son fidèle palefroi. Ses frères se partagèrent quelques bottes de paille propre qu’ils trouvèrent dans l’étable ordinairement occupée par la vache d’Annaple ; quant aux femmes, elles s’arrangèrent pour prendre du repos comme l’état de la chaumière put le leur permettre.

À la pointe du jour, Hobbie se leva, et, après avoir pansé et sellé son cheval, il partit pour Mucklestane-Moor. Il évita la compagnie de l’un ou de l’autre de ses frères, pensant que le Nain était plus propice à ceux qui venaient le visiter seuls.

« Notre voisin », pensait-il, en lui-même à mesure qu’il avançait, « n’est pas très-commode, et il y a des moments où il n’est pas très-facile de l’endurer. Qui sait s’il sera sorti de sa cabane pour ramasser le sac d’argent ? S’il ne l’a pas fait, ç’a été une bonne aubaine pour quelqu’un, et je serai bien attrapé. Allons, Tarras », dit-il à son cheval en lui donnant en même temps un coup d’éperon, « dépêchons-nous, mon ami. Il faut, s’il se peut, que nous arrivions les premiers. »

Il se trouvait alors sur la vaste lande, qui commençait à être éclairée par les premiers rayons du soleil ; la pente douce par laquelle il descendait lui montrait distinctement, quoique loin, la demeure du Nain. La porte s’ouvrit, et Hobbie vit de ses propres yeux le phénomène dont il avait si souvent entendu parler. Deux figures humaines, si l’on pouvait donner ce nom à celle du Nain, sortirent de la retraite solitaire du reclus, et parurent converser ensemble en plein air. Puis la grande figure se pencha, comme pour ramasser quelque chose qui était à terre près de la porte de la hutte ; ensuite elles s’avancèrent toutes les deux à une petite distance, et s’arrêtèrent de nouveau, comme si elles étaient en grande conversation. Toutes les terreurs superstitieuses de Hobbie se réveillèrent à cette vue, et il lui paraissait impossible que le Nain laissât pénétrer quelqu’un dans sa demeure, et qu’il y eût des êtres assez hardis pour venir le visiter la nuit. Dans l’intime persuasion qu’il avait vu un sorcier s’entretenir familièrement avec, un esprit, Hobbie retint son haleine et la bride de, son cheval, résolu à ne pas encourir l’indignation de l’un ou de l’autre par une interruption indiscrète de leur conférence. Ils s’aperçurent sans doute de son approche, car à peine avait-il fait halte, que le Nain rentra dans sa cabane, et la grande figure qui l’avait accompagné parut se glisser le long de l’enclos du jardin et s’évanouir aux yeux du stupéfait Hobbie.

« Vit-on jamais chose pareille ? dit Elliot ; mais je suis dans une position désespérée, et quand ce serait Belzébuth lui-même, il faut que je me hasarde à descendre la colline jusqu’à lui. »

Cependant, malgré son prétendu courage, il ralentit sa marche lorsque, tout près de l’endroit où il avait vu cette grande figure, il aperçut, comme tapi dans une touffe de bruyère, un corps, mince, noir et bourru, semblable à celui d’un chien basset.

« Il n’a jamais eu de chien que je sache, dit Hobbie, mais plus d’un diable à son service, que Dieu me pardonne d’avoir prononcé un tel mot !… Il ne bouge pas, quelque animal que ce soit… J’ai l’idée que c’est un blaireau ; mais, pour effrayer, les fantômes prennent des formes si bizarres ! Cela va se changer peut-être, en un lion ou en un crocodile, lorsque je m’avancerai de plus près. Je vais lui jeter une pierre ; car, s’il vient à prendre une autre forme quand je serai tout près. Tarras n’y tiendra jamais, et j’aurais trop affaire à lui tenir tête, et au diable en même temps. »

En conséquence, il jeta prudemment une pierre sur l’objet en question, qui n’en resta pas moins immobile. « Ce n’est pas un être vivant, après tout, dit Hobbie, mais bien le sac d’argent qu’il m’a jeté hier au soir par la fenêtre ! Et c’est cette drôle de figure grêle qui me l’a transporté jusqu’ici ? » Alors il s’avança, et souleva la lourde sacoche qui était toute pleine d’or. « Miséricorde ! » dit Hobbie, dont le cœur palpitait en sentant revivre ses espérances et ses projets pour l’avenir, en même temps qu’il soupçonnait à quel dessein ce secours lui était offert ; « miséricorde ! c’est une terrible chose que de toucher à ce qui a été si récemment entre les griffes de quelqu’un qui n’est pas de très-bon aloi. Je ne saurais me sortir de l’idée qu’il y a quelque manigance de Satan dans tout ceci ; mais je suis résolu à me comporter en honnête homme et en bon chrétien, arrive ce qu’il voudra ! »

En conséquence, il s’approcha de la porte de la cabane, et, après avoir frappé à plusieurs reprises sans recevoir aucune réponse, « Elshie ! » dit-il en élevant la voix, « père Elshie ! je sais que vous y êtes, et éveillé, car je vous ai vu sur le seuil de votre porte comme je descendais là colline : voulez-vous sortir et parler un moment avec quelqu’un qui a beaucoup de remercîments à vous faire. Tout ce que vous m’avez dit relativement à Westburnflat n’était que trop vrai ! mais il m’a renvoyé Grâce saine et sauve ; et ainsi il n’est rien arrivé de mal qui ne puisse être facilement enduré. Si vous vouliez sortir seulement un moment, ou me dire que vous m’écoutez… Eh bien ! puisque vous ne voulez pas, je vais continuer mon histoire. J’ai pensé, voyez-vous, que ce serait une terrible chose pour deux jeunes gens, comme Grâce et moi, de remettre notre mariage à plusieurs années, jusqu’à ce que j’eusse été à l’étranger, et que j’en fusse revenu avec quelque peu d’argent ; on prétend d’ailleurs généralement que l’on ne peut pas espérer rapporter du butin de la guerre comme autrefois ; la paye de la reine est bien peu de chose, et il n’y a pas de quoi s’enrichir à ce métier ; et puis ma grand’mère est vieille, et mes sœurs resteraient à languir et à se consumer, parce qu’elles ne m’auraient pas auprès d’elles pour leur donner du courage. Et enfin Earnscliff, ou les voisins, vous-même peut-être Elshie, pourriez avoir besoin de quelque service que Hob Elliot serait en état de vous rendre… C’est bien dommage que la vieille ferme de Heugh-Foot soit si complètement ruinée ! J’avais donc pensé… Mais le diable m’emporte !… Dieu me pardonne cette expression ! » ajouta-t-il en se retenant, « si je puis me décider à demander une faveur à quelqu’un qui ne veut pas seulement me répondre ou rue faire connaître s’il m’entend.

— Dis ce que tu voudras… fais ce que tu voudras », dit le Nain, de l’intérieur de la cabane ; mais va-t’en, et laisse-moi en repos.

— Eh bien, eh bien ! répliqua Elliot, puisque vous m’écoutez, je vais abréger mon histoire. Puisque vous êtes assez bon pour me prêter l’argent qui me sera nécessaire pour rebâtir et regarnir la ferme de Heugh-Foot, je consens, de mon côté, à accepter votre offre avec empressement ; et, en vérité, je crois qu’il sera tout autant en sûreté entre mes mains qu’entre les vôtres, puisque vous le laissez dehors, exposé à être pris par le premier passant, sans compter les mauvais voisins, qui peuvent enfoncer les portes et forcer les endroits les mieux fermés, chose que je puis malheureusement dire à mes dépens. Puisque vous avez autant d’égards pour moi, je serai charmé d’accepter cette preuve de bonté ; et ma mère et moi (elle est usufruitière, et moi j’ai la substitution du domaine de Wide-Open), nous vous donnerions une hypothèque ou une obligation transmissible pour la somme, en vous payant les intérêts tous les six mois, Saunders Wyliecoat dresserait l’acte, et vous n’auriez rien à payer pour les frais.

— Cesse ce jargon et va-t’en, dit le Nain ; ta probité franche et bavarde est pour moi une peste plus insupportable que la friponnerie d’un grand qui dépouillerait un homme de tout ce qu’il possède, sans remercîments, explications, ni excuses. Va-t’en, dis-je, tu es un de ces paysans grossiers dont la parole est aussi bonne que leur contrat. Garde l’argent, principal et intérêts, jusqu’à ce que je te les demande.

— Mais, continua l’obstiné Borderer, nous vivons aujourd’hui, et nous pouvons mourir demain ; réellement il devrait y avoir du noir sur du blanc dans une transaction comme celle-ci ; ainsi faites-moi un modèle ou une minute dans la forme qu’il vous conviendra, je la mettrai au net et la signerai devant d’excellents témoins. Seulement, Elshie, n’y glissez rien qui puisse être préjudiciable à mon honneur ; car je le ferai lire au ministre, et je ne voudrais pas que vous vous exposassiez inutilement. Mais je m’en vais, car vous seriez fatigué de mes discours, et moi, je le suis de vous parler sans recevoir de réponse… Je vous apporterai un de ces jours un morceau du gâteau de la mariée, et peut-être amènerai-je Grâce pour vous faire une visite. Vous serez charmé de voir Grâce, brave homme, quelque bourru que vous soyez… Eh, mon Dieu ! quel soupir il vient de pousser ! serait-il incommodé par hasard ? ou peut-être a-t-il pensé que je parlais de la grâce divine, et non pas de Grâce Armstrong ? Pauvre homme ! je ne sais pas trop ce que je dois penser de lui ; mais je suis sûr qu’il est aussi bon pour moi que si j’étais son fils : quel drôle de père que j’aurais eu s’il en était ainsi ! »

Hobbie alors délivra son bienfaiteur de sa présence, et s’en retourna gaiement chez lui pour étaler son trésor, et conférer sur les moyens de réparer le dommage qu’il avait souffert dans sa fortune par l’agression du red Reiver de Westburnflat.

  1. Nom de la prison d’Édimbourg, comme aussi le Heart of Mid-Lothian, c’est-à-dire le cœur, le centre du comté appelé Mid-Lothian, le milieu du Lothian. A. M.
  2. Le texte dit moor-ill et louping-ill. La première de ces maladies cause des tourments aigus ; la seconde fait sauter l’animal comme s’il était ivre. A. M.