◄   IV traduit par Robert d’Humières   ►


LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 10 octobre 1909.


V


Une lourde atmosphère d’oppressante quiétude envahit le navire. L’après-midi, les hommes erraient, lavant leurs treillis et les étalant pour les sécher aux souffles peu prospères, avec une langueur méditative de philosophes désabusés. On parlait peu. Et dans les courants confus de pensées impuissantes qui se créent et se meuvent parmi des hommes assemblés, Jimmy émergeait, en trouait la surface, forçant l’attention, comme une balise noire enchaînée au fond d’un estuaire fangeux. Le mensonge triomphait. Il triomphait par la force du doute, de la bêtise, de la pitié, du faux sentiment. Nous nous mimes en devoir d’achever ce triomphe par compassion, insouciance, affaire de rire un brin. L’obstination de Jimmy en son attitude simulatrice devant l’inévitable vérité prenait les proportions d’une énigme colossale, d’une manifestation grandiose à force d’incompréhensibilité, forçant par moments un respect émerveillé ; et il y avait aussi pour plusieurs quelque chose d’exquisement drôle à le duper ainsi jusqu’au bout de sa propre imposture. Sa méconnaissance opiniâtre de l’unique certitude dont nous pouvions suivre l’approche de jour en jour était aussi troublante que la défaillance de quelque loi de nature. Il se trompait si totalement sur lui-même qu’on ne pouvait se défendre de lui suspecter l’accès de quelque savoir surhumain. Il était absurde au point d’en devenir inspirateur. Il apparaissait unique et doué de cette fascination que seule peut exercer un être en dehors de l’humanité : ses dénégations, il semblait nous les jeter déjà de l’autre côté de la frontière fatale. Il démoralisait. À cause de lui nous nous humanisions jusqu’au raffinement, devenus sensibles, complexes, décadents à l’excès : nous comprenions la subtilité de sa crainte, partagions toutes ses répulsions, ses antipathies, ses roueries et ses feintes, comme si nous souffrions d’une civilisation trop avancée, sans données désormais sur le sens de la vie. Avec des grimaces profondes de conspirateurs nous échangions des regards pleins de choses, des mots brefs et significatifs. Nous étions inexprimablement vils et très contents de nous. Nous lui mentions avec gravité, avec émotion, avec onction. Nous répondions à ses assertions les plus extravagantes par un chorus affirmatif. Si nous nous risquions à mettre ses paroles en doute, c’était à la manière d’obséquieux sycophantes, afin que sa gloire fût rehaussée par la flatterie de notre dissentiment. Il influençait le ton moral de notre monde comme s’il eût détenu le pouvoir de distribuer des honneurs, des trésors ou de la souffrance ; lui qui ne pouvait rien nous donner que son mépris ! Celui-ci était immense ; il semblait grandir sans cesse, à mesure que le corps de l’homme jour par jour s’émaciait sous nos yeux. C’était la seule chose à lui, de lui, pour mieux dire, qui donnât une impression de pérennité et de vigueur. Cela vivait en son être d’une flamme inextinguible. Cela parlait par l’éternelle moue de ses lèvres noires, et nous épiait à travers l’ineffable insolence de ses larges yeux exorbités comme des yeux de crustacés. Nous les surveillions, vigilants. Rien autre en lui ne remuait. Il semblait se refuser à bouger, comme s’il se méfiait de son propre aplomb. Le moindre geste devait lui révéler (il n’en pouvait être différemment) sa débilité physique et lui causer un choc d’angoisse mentale. Il économisait ses mouvements. Étendu tout du long, le menton sur sa couverture, en une sorte d’immobilité matoise et circonspecte, il gisait. Ses yeux seuls erraient sur les visages, ses yeux dédaigneux, aigus et si tristes.

Ce fut à cette époque que le dévouement de Belfast, non moins que sa pugnacité, méritèrent tous les suffrages. Il passait chaque instant de loisir dans la cabine de Jimmy. Il le soignait, l’entretenait ; doux comme une femme, avec la gaîté tendre d’un vieux philanthrope et une sensiblerie attentive. Mais, hors de là, il se montrait irritable, sujet à des explosions d’humeur, sombre, soupçonneux et plus brutal toujours en proportion de son chagrin. Avec lui larmes et coups de poing allaient de conserve : une larme pour Jimmy, un coup de poing pour quiconque semblait s’écarter d’une scrupuleuse orthodoxie dans sa manière d’envisager le cas de Jimmy. Nous ne parlions que de cela. Les deux Scandinaves eux-mêmes discutaient la situation, mais en quel esprit, nous l’ignorions, car ils se querellaient dans leur propre langue. Belfast en soupçonnait un d’irrévérence, et, dans cette incertitude, ne se croyait pas le droit d’hésiter à provoquer les deux. Ils prirent grand peur de sa truculence et dorénavant vécurent parmi nous, hébétés comme un couple de muets. Wamibo ne parlait jamais intelligiblement, mais il ne souriait pas plus qu’une bêle et semblait moins au courant de l’affaire que le chat du bord, en conséquence il était sauf. De plus, ayant fait partie de la phalange élue des sauveteurs de Jimmy, il défiait tout soupçon. Archie, silencieux en général, passait souvent une heure à causer avec Jimmy tranquillement, d’un air de propriétaire. À toute heure du jour, et souvent la nuit, on pouvait voir un homme assis sur le coffre de Jimmy. Le soir, entre six et huit, la cabine était comble, un groupe attentif stationnait à la porte. Tous regardaient le nègre.

Il se prélassait à la chaleur de notre sollicitude. Ses yeux luisaient ironiques et d’une voix faible il nous reprochait notre lâcheté. Il disait : « Si vous aviez tenu bon pour moi, vous autres, je serais sur pied à cette heure. » Nous baissions la tête. « Oui, mais si vous croyez que je vais me laisser mettre aux fers histoire de vous distraire… Dame, non… Ça me ruine la santé de rester couché comme ça. Vous vous en moquez. » Nous étions aussi confondus que s’il avait dit vrai. Sa superbe impudence balayait tout devant elle. Nous n’aurions pas osé nous révolter. En vérité, nous ne le voulions pas. Ce que nous voulions, c’était le garder en vie jusqu’au port et la fin du voyage.

Singleton, comme de coutume, se tenait à l’écart, paraissant mépriser les insignifiants épisodes d’une existence révolue. Une fois seulement il vint, et à l’improviste, fit halte sur le seuil. Il examina Jimmy en un profond silence comme s’il désirait joindre cette noire image à la foule des ombres qui peuplaient son vieux souvenir. Nous nous tenions très tranquilles et pendant un long moment Singleton resta là comme s’il venait à la suite d’un rendez-vous faire une visite de cérémonie ou contempler quelque notable événement. James Wait demeurait parfaitement immobile, sans conscience apparente du regard qui le scrutait avec une fixité pleine d’attente. Une impression de joute engagée régna. Nous éprouvions la tension intérieure d’hommes qui assistent à une reprise de lutte. Jimmy enfin avec une appréhension visible tourna la tête sur l’oreiller.

— Bonsoir, dit-il d’un ton conciliant.

— H’m, répondit le vieux marin bourrument.

Il continua un moment d’examiner Jimmy avec une fixité sévère, puis soudain s’en fut. Pendant longtemps après sa sortie nul n éleva la voix dans la petite cabine, quoique nous respirions tous plus librement, comme on fait quand on a réchappé d’une circonstance dangereuse. Nous connaissions tous les idées du vieux au sujet de Jimmy et nul n’osait les combattre. Elles nous bouleversaient, nous peinaient et le pis c’est que, en somme, elles pouvaient bien être justes. Une fois seulement il condescendit à les exposer sans réticence, mais nous en gardâmes durable le souvenir. Il dit que Jimmy était la cause des vents debout. Les moribonds, maintenait-il, traînent jusqu’à la première vue de terre, puis meurent ; Jimmy savait que la terre tirerait de sa poitrine son dernier soupir. N’en est-il pas ainsi sur tous les navires ? Ne le savions-nous pas ? Il fallait des lourdauds stupides pour ne pas s’en apercevoir. Qui avait jamais oui parler d’une série pareille de calmes et de vents debout ? Ça n’était pas naturel…

Nous en convenions, c’était étrange. Nous nous sentions mal à l’aise. Le dicton vulgaire : « Plus de jours, plus de dollars », ne nous réconfortait pas comme de coutume, car les vivres tiraient à leur fin. Beaucoup avaient été endommagés en doublant le Gap et nous étions à demi-ration de biscuit. On avait fini les fayots, le sucre, le thé depuis longtemps. La viande de conserve allait manquer. On avait beaucoup de café, mais très peu d’eau pour en faire. Nous serrâmes nos ceintures d’un cran et continuâmes à gratter, fourbir et polir le bateau du matin au soir. Il eut bientôt l’air de sortir d’un écrin, mais la faim l’habitait. Non pas absolument la famine, mais, vivante, continue, la faim qui arpente les ponts, dort dans le gaillard d’avant, tourmenteuse de veilles, harassant les songes. Nous regardions du côté du vent en quête de changement. Rien. Le navire semblait avoir oublié la route natale, il se ruait çà et là, cap au noroit, cap à l’est ; il courait tantôt d’arrière, tantôt d’avant, affolé, pareil à une créature timide au pied d’un mur. Parfois, comme las à mourir, il vaguait languissant tout un jour dans la houle unie d’une mer sans écume. Le long des mâts balancés, les voiles fouettaient furieusement le silence étouffant du calme. Éreintés, ventre vide, gorge sèche, nous commencions à croire Singleton inébranlablement fidèle malgré tout à notre comédie vis-à-vis de Jimmy. Nous lui parlions par allusions enjouées, gais complices d’un astucieux dessein, mais nos yeux vers l’ouest s’en allaient lamentables par-dessus la lisse, en quête d’un signe d’espoir, d’un signe de vent favorable, dût son premier souffle apporter la mort au récalcitrant Jimmy. Peine perdue ! L’univers conspirait avec James Wait. Des risées folles soufflant du nord se levèrent derechef ; le ciel resta sans tache ; et, cernant notre fatigue, la mer étincelante touchée par la brise s’offrait voluptueuse au grand soleil comme si elle avait oublié notre vie et notre souci…

Par les soirées claires, le navire taciturne, sous l’éclat sans chaleur de la lune sans vie, revêtait l’aspect menteur d’un repos que nulle passion n’aurait su troubler, pareil à celui dont l’hiver apaise la terre. Une longue bande d’or barrait le disque noir de la mer. Des échos de pas troublaient le silence des ponts. Le clair de lune drapait les agrès comme d’une buée de gel, et les voiles blanches figuraient des cônes éblouissants, on eût dit de neige sans tache. Dans la magnificence de ces rayons fantômes, le Narcisse apparaissait pur comme une vision d’idéale beauté, illusoire comme un tendre rêve de paix et de sérénité. Et rien de lui n’était réel, rien de distinct ni de solide que les ombres lourdes qui, par ses ponts, incessantes et muettes, bougeaient continuellement, plus noires que la nuit, plus inquiètes et mouvantes que les pensées des mortels.

Ulcéré, solitaire, Donkin errait comme une hyène parmi les ombres, trouvant que Jimmy mettait bien longtemps à mourir. Ce soir-là, juste avant la nuit, la vigie avait signalé : Terre, et le patron, tout en ajustant les tubes de sa lunette marine, avait fait observer d’un ton de calme amertume à M. Baker, qu’après avoir disputé pouce par pouce le chemin des Açores, il n’y avait plus à compter maintenant que sur une période de calmes plats. Le ciel était clair, le baromètre haut. Avec le soleil la brise folle tomba, et un énorme silence, avant-coureur d’une nuit sans vent, descendit sur les eaux chaudes de l’Océan. Tant qu’il fit jour, l’équipage, rassemblé à l’avant, regarda sous le ciel oriental l’ile de Flores qui haussait des contours irréguliers et brisés au-dessus de l’espace uni de la mer, comme une sombre ruine sur des solitudes désertiques.

C’était la première terre aperçue depuis près de quatre mois.

Charley ne tenait pas en place et, parmi l’indulgence générale, prenait des libertés avec ses supérieurs Des matelots exaltés sans savoir pourquoi parlaient en groupes, allongeaient des bras nus. Pour la première fois de la traversée, l’existence factice de Jimmy sembla un moment oubliée en face de la réalité solide. Nous en étions rendus là malgré tout. Belfast discourait, citant des cas imaginaires de courts passages de retour, sitôt les îles annoncées :

— Les petites goélettes à oranges s’en tirent en cinq jours, affirmait-il. Que faut-il ? Un peu de bonne brise, voilà tout.

Archie maintint que sept jours était le moins qu’on pouvait mettre, et ils discutèrent amicalement avec des mots injurieux. Knowles déclara qu’il sentait déjà le port et, faisant une lourde embardée sur sa jambe trop courte, s’esclaffa à se rompre les côtes. Un groupe de loups de mer au poil gris regarda longtemps sans rien dire ni changer l’expression absorbée de leurs traits durs. Archie souriait avec réserve à ses pensées. Singleton monta sur le pont, jeta un coup d’œil distrait, puis redescendit sans une parole, en homme qui a vu Flores un nombre incalculable de fois. La nuit qui arrivait de l’Est effaça du ciel limpide la tache violette de l’îlot montueux :

— Calme plat, dit quelqu’un tranquillement.

Le murmure animé des colloques tomba soudain, puis s’éteignit ; les groupes se défirent ; les hommes un à un se séparèrent, chacun de son bord, descendant les échelles à pas lents, le visage sérieux, comme dégrisés par ce rappel soudain marquant leur dépendance de l’invisible. Et quand la grande lune jaune monta doucement au-dessus du fil net de l’horizon clair, elle trouva le navire enveloppé d’un silence aux souffles suspendus, et qui semblait dormir profondément, sans rêves, sans peur, sur le sein d’une mer assoupie et terrible.

Donkin en voulait à la paix, au navire, à la mer qui, de toutes parts étendue, se perdait dans l’illimitable silence de toute la création. Il se sentait sommé d’urgence par des griefs inapaisés. On avait pu le mater par la force brutale, mais sa dignité blessée demeurait indomptable et rien ne pouvait cicatriser la plaie de son amour-propre lacéré. Voici la terre déjà, le port tout à l’heure, un maigre compte à toucher, pas d’habits, il faudrait se remettre à travailler dur. Perspectives fâcheuses ! La terre ! La terre qui aspire et boit la vie des marins malades. Ce nègre-là pourvu d’argent, de hardes, de temps de reste… et qui ne voulait pas mourir. La terre buvait la vie… Était-ce vrai ? La tentation d’aller y voir le mordit soudain. Peut-être que déjà… Quelle chance ce serait ! Il y avait de l’argent dans le coffre du nègre. Il saillit alerte des ombres dans le clair de lune et, dans le même instant, sa face affamée de jaune devint livide. Il ouvrit la porte de la cabine. Un choc l’arrêta net. Sûrement Jimmy était mort. Il ne remuait pas plus qu’une effigie couchée mains jointes sur le couvercle d’un cercueil de pierre. Donkin écarquilla des yeux avides qui brûlaient. Alors Jimmy, sans bouger, battit des paupières et Donkin reçut un autre choc. Ces yeux-là impressionnaient, quoi qu’on en eût. Il ferma la porte derrière lui, avec un soin minutieux, sans détacher de James Wait ses regards intensément fixés, comme entré là à grand risque, pour livrer un secret de surprenante importance. Jimmy ne fit pas un geste mais coula du coin des paupières un regard languissant.

— Calme ? interrogea-t-il.

— Ouais, dit Donkin très déçu, et s’assit sur le coffre.

Jimmy respirait d’un souffle égal. Il avait l’habitude de visites analogues à toute heure de nuit ou de jour. Notre patient n’aimait pas rester seul dans sa cabine, parce que, seul, il ne lui semblait point être là du tout. Il n’y avait rien. Pas de douleur. Plus maintenant. Il allait parfaitement bien. Mais il ne jouissait pas pleinement de ce bien-être apaisé sans quelqu’un là pour s’en rendre compte. Celui-ci ferait l’affaire aussi bien qu’un autre. Donkin l’observait sournoisement.

— Bientôt rendus à présent, remarqua Wait.

— Pourquoi avales-tu tes mots, demanda Donkin avec intérêt, tu ne peux pas parler fort ?

Jimmy parut contrarié et ne dit rien pour quelque temps, puis, d’une voix blanche, inanimée, sans timbre :

— Je n’ai pas besoin de crier. Tu n’es pas sourd, que je sache.

— Pour sûr, j’entends assez, répondit Donkin à voix basse, l’œil attaché au sol.

Il méditait de se retirer, quand Jimmy parla de nouveau :

— Il est temps d’arriver… histoire de manger à sa faim… j’ai toujours faim…

Donkin sentit monter tout à coup sa colère :

— Qu’est-ce que je dirai, moi, siffla-t-il. J’ai faim aussi et il faut trimer. Faim, toi !

— Ton travail ne te tuera pas, commenta Wait faiblement ; il y a un couple de biscuits dans la couchette du bas. Là-dessous, prends-en un. Je ne peux pas les manger.

Donkin plongea entre les deux couchettes, fouilla dans un coin et reparut bouche pleine. Ses mâchoires fonctionnaient avec ardeur. Jimmy semblait dormir les yeux ouverts. Donkin finit sa croûte et se leva.

— Tu ne t’en vas pas ? demanda Jimmy, fixant le plafond.

— Non, dit Donkin, sous le coup d’une impulsion soudaine, et au lieu de sortir, il cala du dos la porte close. Il regardait James Wait. Long, maigre, desséché, la chair comme raccornie sur les os dans une fournaise chauffée à blanc ; les doigts décharnés d’une de ses mains remuaient légèrement au bord de la couchette exécutant un air qui ne finissait pas. Le regarder, cela irritait et lassait ; il pouvait durer ainsi des jours ; phénomène outrageux qui n’appartenait complètement ni à la mort, ni à la vie, parfaitement invulnérable dans sa spécieuse ignorance de l’une et de l’autre. Donkin se sentit tenté de l’éclairer.

— Penses-tu encore descendre à terre ? demanda-t-il rageur.

— Dans dix jours, fit Wait qui tressaillit.

— Dix jours… Mais tu seras claqué peut-être demain. Dix jours !

Donkin attendit un peu.

— Tu n’entends pas ? Qu’on me pende si tu n’as pas l’air déjà mort.

Jimmy devait rassembler ses forces, car il dit presque haut :

— Tu es un menteur. Tout le monde te connaît.

Et il se dressa sur son séant, contre toute probabilité, au grand effroi de son visiteur. Mais, vite, Donkin se remit. Il éclata :

— Qui est le menteur ? C’est toi, c’est l’équipage, le capitaine, tout le monde, moi pas ! Tu es flambé ! Qui es-tu pour qu’on te mente, pour qu’on te serve à quatre pattes comme un empereur. Tu n’es personne. Tu n’es rien du tout !

Il déblatérait avec une telle force de conviction qu’elle le secouait de la tête aux pieds et le laissait tout vibrant, comme une corde après qu’on l’a pincée.

Jimmy se reprit. Il leva la tête et se tourna bravement vers Donkin. Celui-ci aperçut un visage étrange, inconnu, un masque fantastique et tordu de furie et de désespoir. Les lèvres remuaient vite ; et des sons à la fois creux, gémissants et sibilants emplissaient la cabine d’un vague marmonnement plein de menace, de plainte et de désolation, comme le murmure au loin d’un vent qui se lève. Wait secouait la tête, roulait les yeux, niait, maudissait, menaçait, sans qu’un mot eut la force de franchir la moue douloureuse de ces lèvres noires. Ce fut incompréhensible et troublant ; un radotage d’émotions, une frénétique pantomime de paroles plaidant pour obtenir d’impossibles choses, sommant des vengeances obscures.

Donkin, on eût dit fasciné par l’éloquence et la fureur muettes de ce fantôme noir, se rapprocha, le cou tendu par une curiosité mêlée de méfiance ; et soudain il lui sembla n’apercevoir que l’ombre d’un homme accroupi là, genoux aux dents, sur la couchette, au niveau de ses yeux scrutateurs. Il semblait saisir la forme de quelques mots au hasard dans le halètement de ce râle continu. Il tremblait d’alarme et de rage. Le sentiment passionné de sa propre importance balaya un dernier reste de prudence.

— Dis ce que tu voudras ! Parle si tu peux ! Ils m’ont traité pire qu’un chien, les autres. C’est eux qui m’ont poussé pour se mettre contre moi ensuite. Tout ça tu me le paieras, avec ton argent. Je le prendrai dans une minute ; aussitôt que tu seras mort.

Il visa la tête de Jimmy avec le second biscuit sur lequel tout le temps sa main s’était crispée, mais ne fit que l’effleurer. Le projectile frappa bruyamment la cloison, éclatant comme une grenade à main en fragments dispersés. James Wait comme frappé à mort retomba en arrière sur son oreiller. Les lèvres cessèrent de bouger et ses prunelles chavirées s’immobilisèrent, rivées au plafond avec une intense fixité. Donkin en fut surpris ; il s’assit tout à coup sur le coffre et regarda le plancher, recru de fatigue, l’œil lugubre. Puis sans se lever, il essaya la serrure. Fermé.

Soudain, il tendit une oreille anxieuse à un bruit de pas lointains venu du pont. Ils approchèrent, — firent halte. Quelqu’un bâilla interminablement juste derrière la porte et les pas s’éloignèrent traînants et paresseux. Le cœur battant de Donkin ralentit ses pulsations et lorsqu’il reporta de nouveau les yeux sur la couchette, Jimmy, de nouveau, fixait les poutrelles peintes en blanc.

— Comment te sens-tu, à présent ? demanda-t-il.

— Mal, souffla Jimmy.

Donkin se rassit, patient et résolu. Chaque demi-heure, les cloches se répondaient sonores d’un bout à l’autre du navire. La respiration de Jimmy était si rapide qu’on ne pouvait la suivre, si faible qu’on ne pouvait l’entendre. Ses yeux terrifiés semblaient avoir contemplé des horreurs indicibles, et l’on voyait sur sa figure passer les ombres d’abominables pensées. Soudain, d’une voix incroyablement forte et déchirante, il sanglota :

— Par dessus bord !… Moi !… Bon Dieu !

Une crispation nerveuse plia Donkin sur le coffre. À contrecœur il regarda. Jimmy se taisait. Une larme, une grosse larme solitaire s’échappa du coin de son œil et, sans toucher la joue cave, tomba sur l’oreiller. Il râlait doucement de la gorge.

Alors Donkin, épiant la fin de ce nègre haï, sentit l’étreinte angoissante d’un grand chagrin lui broyer le cœur à l’idée que lui-même, un jour, devrait passer par là, tout pareillement peut-être ! Ses yeux s’humectèrent. « Pauvre diable », murmura-t-il. La nuit semblait passer comme un éclair ; il lui semblait entendre la course irrémédiable des précieuses minutes. Combien cette affaire se prolongerait-elle ? Trop longtemps sûrement. Tant pis ! Il ne pouvait pas se contraindre. Il se leva, s’approcha de la couchette. Wait ne bougea pas.

— Jimmy, fit-il tout bas.

Pas de réponse, mais le râle s’arrêta.

— Me vois-tu ? demanda-t-il en tremblant.

La poitrine de Jimmy se gonfla. Donkin, en détournant les yeux, mit l’oreille près des lèvres de Jimmy. Quelque chose s’entendit comme le frémissement d’une seule feuille morte emportée sur le sable uni d’une grève. Cela prit forme ainsi :

— Allume… lampe… et… va-t-en…

Donkin instinctivement jeta pardessus l’épaule un coup d’œil à la flamme, qui brûlait haute ; puis, les yeux toujours détournés, fouilla sous l’oreiller en quête d’une clef. Il la trouva très vite et pendant les quelques minutes qui suivirent s’affaira d’une main incertaine mais expéditive parmi le contenu du coffre. Quand il se releva, son visage, pour la première fois peut-être de sa vie, parut teinté d’une pâle rougeur de triomphe peut-être.

Toujours évitant l’œil de Jimmy qui n’avait pas remué, il reglissa la clef sous l’oreiller. Tournant le dos complètement au lit, il se mit en marche vers la porte, comme s’il allait couvrir un mille de chemin. Son second pas l’amena le nez dessus. Il saisit le bouton avec précaution, mais, dans le même instant, reçut l’impression irrésistible de quelque chose survenant derrière son dos. Il pivota comme si on l’eût frappé sur l’épaule. Cela se fit juste à temps pour voir les yeux de Jimmy flamber soudain puis s’éteindre tout de suite, comme deux lampes râflées à la fois par un coup fauchant. Un filet écarlate pendit de la commissure des lèvres le long du menton. Il avait cessé de respirer.

Donkin ferma la porte derrière lui, sans bruit mais avec fermeté. Des dormeurs en tas sous des cabans bossuaient le pont éclairé de tertres obscurs et difformes qui ressemblaient à des tombes mal tenues. On n’avait rien fait de la nuit, l’absence d’un matelot était passée inaperçue. Il restait sans mouvement et confondu de trouver le monde extérieur tel qu’il l’avait quitté ; tout était là : mer, navire, dormeurs, et il en concevait un étonnement absurde, comme s’il s’était attendu à retrouver les hommes morts, les choses familières évanouies à jamais, comme si, voyageur revenu après maintes années, des changements inouïs avaient dû le frapper.

Il frissonna légèrement dans la fraîcheur pénétrante de l’air. La lune déclinante penchait tristement dans le ciel occidental, comme fanée par le baiser glacé d’une pâle aurore. Le navire dormait. Et la mer s’étendait au loin, immense, embrumée, image de la vie, miroitante au-dessus d’abîmes sans clarté ; prometteuse, avide, inspiratrice, terrible. Donkin lui jeta un regard de défi et s’esquiva sans bruit, comme jugé, maudit et banni par l’auguste silence de sa souveraineté.

La mort de Jimmy, en somme, tomba comme une surprise extraordinaire. Nous ignorions encore toute la foi que nous avions prêtée à ses illusions. Nous avions estimé ses chances de vie tellement à sa propre évaluation que sa mort, comme la mort d’une vieille croyance, ébranlait les fondements de notre société. Un lien commun disparaissait : le puissant, effectif et respectable lien d’un mensonge sentimental. Nous restions profondément scandalisés l’un par l’autre. Certains parlaient durement à leurs meilleurs camarades. D’autres refusaient de parler à personne. Seul, Singleton ne s’étonna point. « Mort, vraiment ? Parbleu ! » fit-il, en montrant du doigt l’île à tribord par le travers de nous : car le calme tenait toujours en vue de Flores le navire captif de ses sortilèges. Mort ! Ce n’est pas Singleton qui en serait surpris. Voici la terre et là, sur le panneau d’avant, attendant le maître-voilier, le corps. La cause, l’effet. Et pour la première fois du voyage le vieux matelot devint tout guilleret et loquace, expliquant et illustrant grâce aux réserves de son expérience, comme quoi, dans les cas de maladie, la vue d’une île (même d’une petite) est souvent plus funeste que celle d’un continent. Mais il ne pouvait pas dire la raison.

Les obsèques de Jimmy étaient pour cinq heures et la journée nous parut interminable tant par l’inquiétude mentale que par la gène physique. Nous ne prenions pas intérêt à notre besogne et comme il sied, nous faisions rabrouer de ce fait. Dans notre état chronique d’irritation et de disette, c’était exaspérant. Donkin travaillait le front bandé d’un linge sale, la mine si défaite que la compassion toucha M. Baker.

— Hé là, Donkin ! Laisse ce ülin et va te coucher pour ce quart-ci. Tu as l’air malade.

— C’est vrai, sir, dans la tête ça me tient, dit l’autre d’une voix atténuée et fila lestement. Plusieurs contrariés taxèrent le second d’être « bien à la coule aujourd’hui ». On voyait sur la dunette le capitaine Allistoun regardant le ciel se couvrir au sud-ouest et bientôt courut par les ponts la nouvelle que le baromètre avait commencé de tomber dans la nuit et qu’il fallait s’attendre à de la brise sous peu. Ceci, par une subtile association d’idées, conduisit à une violente querelle sur le point de savoir le moment exact où Jimmy était mort. Était-ce avant ou après que ce baromètre s’est mis à descendre ? Impossible de le savoir, d’où maints grognements de mépris échangés. Tout à coup un grand tumulte éclata sur l’avant. Le pacifique Knowles et Davies le débonnaire en étaient venus aux coups. La bordée non de quart intervint avec fougue et pendant dix minutes une bruyante mêlée se pressa autour du panneau où dans l’ombre balancée des voiles le corps de Jimmy, enveloppé d’une couverture blanche, gisait sous la garde du lamentable Belfast dédaigneux de la rixe en l’excès de son chagrin. La rumeur apaisée, les passions revenues au calme d’un silence farouche et boudeur, il se leva près de la tête du corps enlinceulé et les deux bras levés au ciel, cria d’un ton d’indignation peinée : « Vous devriez avoir honte !… » C’était vrai.

Belfast prit son deuil fort à cœur. Il donna preuves sur preuves d’inextinguible dévouement. Ce fut lui, non un autre, qui voulut aider le voilier à parer les restes de Jimmy pour leur remise solennelle à l’insatiable mer. Il disposa soigneusement les poids le long des chevilles : deux briques, un vieux maillon d’ancre sans sa goupille, quelques chaînons brisés d’un grelin de hâlage usé. Il les arrangeait comme ceci, puis comme cela.

— Serre pas la toile trop fort sur sa pauvre figure, voilier, implora-t-il douloureusement.

— Pourquoi vas-tu te faire encore de la bile. Il sera bien à l’aise comme ça, assurait l’autre en coupant le fil après le dernier point qui venait juste à la hauteur du milieu du front. Il roula le reste de la toile, serra ses aiguilles.

— Qu’as-tu à prendre ça tant à cœur ? demanda-t-il.

Belfast abaisse les yeux vers le long paquet de toile grise.

— C’est moi qui l’avais retiré l’autre fois, murmura-t-il, et il ne voulait pas sortir. Si je l’avais veillé la nuit dernière, il serait resté en vie pour me faire plaisir…

Le maître voilier marmonna :

— Quand j’étais… aux Antilles… La frégate la Blanche… Fièvre jaune… on cousait comme ça ses vingt hommes par jour… des gars de Portsmouth, de Devonport, — des citadins, — on connaissait leurs pères, leurs mères, leurs sœurs, tout leur monde. On faisait pas attention. Et ces nègres comme celui-là, on ne sait pas d’où ça vient. Ça n’a personne. Ça n’est bon à personne. À qui manquera-t-il ?

— À moi. Je l’avais retiré l’autre fois, gémit Belfast inconsolé.

Sur deux planches clouées ensemble, et d’apparence immobile et résigné sous les plis de l Union Jack à bordure blanche, James Wait, porté à l’arrière par quatre hommes, fut déposé très doucement, les pieds dans la direction d’un sabord ouvert. Une houle d’Ouest se levait et suivant le roulis du navire, le pavillon rouge à mi-mât, tour à tour dardé puis retombant, semblait une langue de flamme expirante. Charley sonnait le glas sur la cloche et à chaque oscillation vers tribord tout le vaste demi-cercle des eaux d’acier visibles de ce côté semblait se hausser, avides, jusqu’au sabord comme impatientes de happer notre Jimmy. Tous étaient là, sauf Donkin trop malade pour paraître ; le capitaine et M. Creighton se trouvaient tête nue sur le fronteau de dunette ; M. Baker, sur l’ordre du patron qui lui avait dit gravement : « Vous avez plus l’habitude des prières que moi », sortit de la porte du carré. Il marchait vite, avec une nuance d’embarras. Tous les bonnets disparurent. Il commença bas, de son ton habituel d’inoffensive menace, comme s’il avait, pour la dernière fois, réprimandé en confidence ce matelot mort à ses pieds. Les hommes écoutaient dispersés par groupes, appuyés sur la lisse de rabattue et regardant le pont, leur menton dans leurs mains avec des physionomies pensives, ou les bras croisés, un genou légèrement plié, le front baissé, le corps droit en l’attitude de la méditation. Wamibo rêvait. M. Baker continuait à lire le texte saint.

Deux hommes se tenaient prêts dans l’attente de ces mots-là qui envoient tant de nos frères à leur dernière embardée. M. Baker commença le passage. « Attention » fit le maître d’équipage entre ses dents. M. Baker lut : « Aux profondeurs », et fit une pause. Les hommes soulevèrent l’extrémité des planches voisine du pont, le maître d’équipage, d’un tour de main, retira l’Union Jack, mais James Wait ne bougea point. « Plus haut », gronda le maître d’équipage en colère. Toutes les têtes s’étaient relevées, un malaise général crispait tout le monde sur place, mais James Wait ne faisait pas mine de s’en aller. Mort, et sous le linceul qui l’enveloppait à jamais, il paraissait encore s’attacher au navire d’une étreinte d’effroi survivant à lui-même.

Puis le ballot gris s’ébranla de mauvais gré puis, tout à coup, fila le long des planches inclinées avec la soudaineté de l’éclair. L’équipage comme un seul homme se porta d’un pas en avant, un ah… h… h ! profond vibra au sortir des larges poitrines Le navire roula comme soulagé d’un faix illégitime ; la voilure claqua. Belfast, soutenu par Archie, pantelait ; et Charley qui voulant voir Jimmy piquer son dernier plongeon, s’était précipité vers la lisse, arriva trop tard pour rien discerner que, sur l’eau ridée à peine, un cercle qui s’effaçait.

M. Baker, tout en eau, récita la dernière prière dans une rumeur profonde de voiles claquantes. « Amen », conclut-il d’une voix mal assurée et il referma le livre.

— Brassez carré ! tonna une voix au-dessus de lui. Tout le monde sursauta, deux ou trois bérets tombèrent sur le pont ; M. Baker surpris, leva la tête. Le patron, debout sur le fronteau de dunette, montrait l’ouest de son doigt tendu.

— Le vent se lève, dit-il, brassez carré vivement, les hommes !

M. Baker mit promptement le livre dans sa poche.

— À l’avant, vous autres, largue l’amare de misaine ! héla-t-il, tête oue et gaillard. Les tribordais brasse la misaine carrée !

— Du bon vent ! murmuraient les hommes en courant aux agrès.

— Qu’est-ce que je disais, grommela le vieux Singleton en ajoutant, d’un geste énergique et vif, une spire de câble après l’autre au tas de filin à ses pieds ; je le savais bien — il est parti — et v’là la brise.

Elle vint comme un soupir puissant d’en haut. Les voiles s’emplirent, le navire prit de l’erre et la mer réveillée se mit à murmurer à voix assoupie les chansons du retour aux oreilles des matelots.

Une semaine après, le Narcisse fendait les eaux de la Manche.

Sous ses voiles blanches, il rasait la mer bleue comme un grand oiseau las qui se hâte vers son nid. Les nuages faisaient la course avec les pommes de ses mâts ; on voyait leurs masses blanches se lever par l’arrière, gagner le zénith d’un essor, continuer leur fuite et filant le long de l’ample courbure du ciel, se ruer tête première dans les flots, nuages plus rapides que le navire, plus libres aussi, mais que nul port n’attend. La côte, pour lui souhaiter la bienvenue, vint au-devant de lui dans le soleil. Les hautes falaises poussaient dans la mer leurs promontoires souverains ; les larges baies souriaient de lumière ; les ombres des nuages sans asile ni but couraient le long des plaine » ensoleillées, sautant les vallées, grimpant agiles aux collines, dégringolant les versants, et le soleil les poursuivait de taches de lueur fugace. Sur le front des rochers sombres, des phares blancs étincelaient dans des colonnes de lumière. La Manche scintillait comme un manteau bleu lissé de fils d’or et qu’étoilait l’argent des lames moutonnantes. Le Narcisse vola, passés les caps et les baies. Des bateaux en partance croisaient sa route, donnant de la bande, les mâts dénudés pour la lutte harassante avec l’âpre suroit. Et près de terre un chapelet de petits vapeurs enfumés barbottait, serrant la côte au plus près, comme des monstres-amphibies et migrateurs méfiants des vagues turbulentes.

La nuit effaça les hautes terres qui reculèrent tandis que les baies s’avançaient, mur ininterrompu de ténèbres. Les lumières de terre se mêlèrent à celles du ciel ; et dominant les lanternes ballottées d’une flottille de pêche, un grand phare levait son œil fixe pareil à l’énorme feu de hune de quelque vaisseau fabuleux. Sous son égale clarté, la côte, dont la ligne droite s’enfonçait dans la nuit, semblait le haut-bord de quelque arche indestructible reposant immuable sur le sein de la mer immortelle et sans trêve. La sombre terre berçait sa solitude au milieu des eaux, comme un vaisseau redoutable constellé de feux vigilants, — portant au fait des millions de vies, — chargé de sable et de joyaux, d’or et d’acier. Sa masse planait immense et forte comme une tour, gardienne de traditions sans prix et de souffrances sans histoire, asile de glorieux souvenirs et d’oublis dégradants.

Le Narcisse, couché par les rafales, double le South Fore-land traversa les Downs et, remorqué, entra dans le fleuve. Dépouillé de la gloire de ses ailes blanches, il suivit, obéissant, le remorqueur à travers les méandres des chenaux invisibles. Les bateaux-feux à son passage oscillaient à leurs amarres, semblaient un instant filer à grande allure avec le flux, puis le moment d’après restaient en arrière, distancés, perdus. Les grosses bouées à la pointe des bancs de vase glissaient à ras de flot contre ses flancs et, retombées dans son sillage, tourmentaient leurs chaînes comme des dogues furieux. L’estuaire se fit plus étroit, de part et d’autre. La terre se rapprocha du navire. Il remonta le fleuve sans plus dévier de sa route. Sur les pentes riveraines, les maisons apparues par groupes dégringolaient à la course, eût-on dit, les déclivités de terrain pour le voir passer et, arrêtées par la grève de vase, s’attroupaient sur les berges. Plus loin, les hautes cheminées d’usines se montrèrent, bande insolente qui le regardait venir, comme une foule éparse de sveltes géants, avantageux et campés sous leurs noirs panaches de fumée, cavalièrement inclinés. Il prit, docile et désinvolte, les tournants de l’estuaire ; une brise impure cria sa bienvenue parmi ses espars dénudés et la terre refermée se mit entre le navire et la mer.

Un nuage bas se suspendait devant lui, un grand nuage opalescent et trouble qui semblait monter des fronts en sueur de millions d’humains. De longues bandes de vapeurs fumeuses le souillaient de traînées livides ; il palpitait au battement de millions de cœurs, il s’en exhalait un murmure immense et lamentable, le murmure de millions de lèvres priant, maudissant, soupirant, ricanant, — l’éternel murmure de folie, de regret et d’espoir qui s’élève des foules de la terre anxieuse. Le Narcisse entra dans le nuage ; les ombres s’épaissirent ; de tous côtés montait un bruit de fer, de chocs puissants, des cris, des hurlements. Des chalands noirs dérivaient sournois sur le courant pollué. Une folle mêlée de murs tachés de suie se dressa vague dans la fumée, déconcertante et funèbre, comme une vision de désastre. Les remorqueurs, soufflant avec rage, culèrent et se drossèrent au courant pour tenir le bateau droit à l’entrée des portes du bassin. De l’avant, deux amarres dardées sifflèrent, frappant la terre avec colère comme un couple de serpents. Un pont devant nous s’ouvrit en deux comme par enchantement, de gros cabestans hydrauliques se mirent à tourner tout seuls, animés par une magie mystérieuse et suspecte. Le navire s’avança le long d’une étroite allée d’eau, entre deux murs bas de granit, et des hommes le retenaient avec des cordes, marchant à sa hauteur sur les larges dalles. Un groupe impatient attendait de part et d’autre du pont disparu : hommes rudes à lourde dégaine coiffés de casquettes, citadins à face jaune sous des hauts de forme ; des enfants loqueteux fascinés, aux yeux grands ouverts. Une carriole, arrivant au trot cahoté de son bidet, fit halte brusquement.

— Attention ! En arrière ! Gare au câble ! crièrent les radoubeurs pliés sur les bornes de pierre.

La loule murmura, piétina sur place..

— Largue les amarres de hanche ! Largue ! entonna un vieux aux joues rougeaudes, debout sur le quai. Les câbles tombèrent dans l’eau lourdement, éclaboussant la coque et le Narcisse entra dans le bassin.

Les berges de pierre s’en allaient de droite et de gauche, en ligne inflexible, enfermant un miroir sombre et rectangulaire. Des murs de brique montaient haut, au-dessus de l’eau, murs sans âme écarquillant des centaines de fenêtres aussi troubles et mornes que des yeux de brutes repues accroupies. À leur pied, de monstrueuses grues d’acier, dont les longs cous balançaient des chaînes, suspendaient des crocs à l’aspect féroce au-dessus de ponts de navires inanimés. Un bruit de roues sur le pavé, le heurt sourd de corps pesants qui tombent, le cliquetis de treuils enfiévrés, le grincement de chaînes forcées flottait dans l’air. Entre les bâtisses hautes, la poussière de tous les continents planait en brefs essors tournoyants ; et une odeur pénétrante de parfums et d’ordure, d’épices et de peaux, de choses coûteuses et de choses immondes envahissait tout cet espace, lui créait une atmosphère précieuse et répugnante.

Le Narcisse entra doucement dans le bassin de son repos ; l’ombre des murs sans âme tomba sur lui, la poussière de tous les continents arriva dansante à l’assaut de ses ponts et un essaim d’hommes étrangers escaladant ses flancs en prirent possession au nom de la terre sordide. Il avait cessé de vivre.

Un faraud en paletot noir et chapeau de haute forme grimpa avec agilité, s’avança vers le lieutenant, lui donna la main et dit : « Hallo, Herbert. » C’était son frère. Une dame apparut soudain. Une vraie, en robe noire, avec une ombrelle. Elle sembla prodigieusement élégante au milieu de nous, et plus étrange que si elle était tombée du ciel. M. Baker toucha sa casquette en l’apercevant. C’était la femme du patron. Et bientôt le capitaine vêtu de neuf sur une chemise blanche, descendit à terre en sa compagnie. Nous ne le reconnûmes pas jusqu’à ce que, se retournant, il hélât du quai M. Baker.

— Rappelez-vous de remonter les chronomètres demain matin.

Une escouade sournoise de malingreux errait dans le gaillard d’avant en quête d’un coup de main à donner, disaient-ils.

— Plus probable qu’ils cherchent quelque chose à prendre, commenta Knowles avec bonne humeur. Pauvres diables. Qu’importait. N’était-on pas rendus !

Mais M. Baker empoigna l’un d’eux qui s’était comporté avec insolence et cela nous ravit. Tout nous ravissait.

— J’ai fini à l’arrière, sir, cria M. Creighton.

— Plus d’eau dans le puisard, annonça pour la dernière fois le charpentier sonde en main.

M. Baker jeta un coup d’œil le long des ponts aux groupes des hommes impatients, un autre en haut à la mâture :

— Aouh ! Ça fera le compte, les gars, grogna-t-il.

La traversée était finie. Des rouleaux de literie s’en allèrent volant par-dessus la lisse, des coffres ficelés glissèrent le long du passavant ; il n’y avait guère des uns ni des autres.

— Le reste se balade au large du Cap, expliqua Knowles énigmatiquement à un traîneur de quais, ami de fraîche date.

Les matelots couraient, s’appelant l’un l’autre, sommant des inconnus de leur prêter main-forte, puis, avec un décorum, soudain, s’approchaient du second pour prendre congé avant de débarquer. « Adieu, sir, » répétaient-ils en intonations variées.

M. Baker étreignait les dures paumes, un grognement amical pour chacun, une étincelle joviale dans le regard.

— Prends garde à ton argent, Knowles. Si tu fais attention, tu ne tarderas pas à te trouver une gentille petite femme.

Le boiteux rayonna.

— Adieu, sir, dit Belfast avec émotion en broyant la main du second et levant sur lui des yeux noyés. Je croyais bien l’emmener à terre avec moi, continua-t-il plaintivement.

M. Baker, sans comprendre, dit avec bonté :

— Bonne chance, Craik.

Et, désemparé, Belfast franchit la lisse, courbé sous la solitude et le deuil.

M. Baker, dans la paix soudaine qui enveloppait le navire, rôdait seul et grognant, éprouvant des boutons de porte, plongeant dans des recoins obscurs, jamais content, — second modèle ! Personne ne l’attendait à terre. Mère morte ; le père et les deux frères, pêcheurs de Yarmouth, perdus ensemble sur la Dogger-Bank ; une sœur, mariée, pas bien pour lui. Une vraie dame. Mariée au tailleur principal et politicien influent d’une petite ville, lequel ne jugeait pas son beau-frère marin tout à fait assez « respectable » pour lui. Une vraie dame, là, une vraie, songeait-il en se reposant un moment sur un panneau. Il serait toujours temps de descendre à terre, de manger un morceau et de chercher un lit quelque part. Il n’aimait pas se séparer d’un bateau. À quoi penser ensuite ? L’obscurité d’un soir de brume tombait, humide et froide, sur le pont désert ; et M. Baker, toujours fumant, pensait à tous les navires successifs auxquels, pendant maintes longues années, il avait prodigué le meilleur de ses soins et de son expérience de marin. Et jamais un commandement en chef. Pas une fois ! « Parait que je n’ai pas la coupe d’un capitaine », médita-t-il placidement, tandis que le gardien (qui avait pris possession de la cuisine), vieillard ratatiné, aux yeux larmoyants, le maudissait à voix basse de s’attarder si longtemps. Creighton, lui, — il poursuivait sa pensée exempte d’envie, — un vrai gentleman… des protections… arrivera. Un garçon très chic, avec un peu plus d’expérience peut-être… »

Il se leva, secouant tout cela :

— Je serai de retour à la première heure, demain matin, pour les panneaux. Ne laissez personne toucher à rien avant que j’arrive, gardien, héla-t-il.

Puis, enfin, lui aussi descendit à terre.

Les hommes, séparés par l’action dissolvante de la terre, se retrouvèrent, une fois de plus, au bureau de la marine.

— Le Narcisse désarme, clamait, devant une porte vitrée, un vieux drille boutonné de cuivre, avec une couronne et les initiales B. T. sur sa casquette. Un bon nombre entra de suite, mais beaucoup furent en retard. La pièce était grande, nue, blanchie à la chaux ; un comptoir, surmonté d’un grillage en fil de fer, limitait le tiers à peu près de son étendue poussiéreuse ; et, derrière le grillage, un scribe à figure molle, une raie au milieu des cheveux, avait les yeux mobiles et brillants, les mouvements saccadés et vifs d’un oiseau en cage. Le pauvre capitaine Allistoun, là-dedans, lui aussi, siégeant devant une petite table où s’empilaient des billets et de l’or, semblait impressionné par sa captivité. Un autre oiseau du Board of trade perchait sur un tabouret haut près de la porte, vieil oiseau rassis que mille facéties de matelots en goguette ne parvenaient à effaroucher. L’équipage du Narcisse, épars en petits groupes, se pressait dans les coins. Ils portaient des vêtements de terre neufs, vestes élégantes qu’on eût dites taillées à coups de hache, pantalons brillants comme des tôles, chemises de flanelle sans cols, souliers neufs éblouissants. Ils se frappaient sur l’épaule, se prenaient l’un l’autre par un bouton de gilet, chuchotaient gaiement, s’esclaffaient de rires contenus.

Un à un ils avancèrent pour toucher le salaire de leur glorieux et obscur effort. Ils raflaient avec soin l’argent dans des paumes larges, le bourraient, confiants, dans des poches de pantalons, ou tournant le dos à la table, comptaient avec difficulté au creux de leurs mains gourdes.

— Le compte y est. Signez le reçu. Là… Là, répétait le scribe impatient. Ces marins sont stupides, pensait-il.

Singleton se présenta vénérable et incertain s’il faisait jour ou non ; ses mains qui n’hésitaient jamais dans la grande lumière du large pouvaient à peine trouver le petit tas d’or dans la profonde obscurité terrestre.

— Peut pas écrire ? dit le clerc choqué. Faites une croix alors.

Singleton, péniblement, ébaucha deux lourds jambages croisés, tachant la page.

— Quelle vieille brute, murmura le clerc.

Quelqu’un ouvrit la porte au-devant du vieil homme et le patriarche des mers sortit en trébuchant sans même un regard pour personne de nous.

Archie avait un portefeuille. On le railla. Belfast qui semblait allumé comme s’il avait déjà passé par ud cabaret ou deux, donna des signes d’émotion et voulut parier au capitaine en particulier. Le patron surpris consentit. Us parlèrent à travers le grillage et on entendit le capitaine dire :

— Je l’ai remis au Board of Trade.

— J’aurais voulu un souvenir de lui, marmottait Belfast.

— Mais il n’y a pas moyen, mon garçon. C’est remis, tout fermé, tout scellé au bureau de la marine, remontra le patron.

Et Belfast fit un pas en arrière, les coins de la bouche tombant et l’œil navré. Pendant une pause nous entendîmes le patron et le clerc causer. Nous discernâmes : « James Wait… décédé… pas de papiers, rien trouvé… pas trace de parents… le bureau garde sa solde. »

Donkin entra. Il semblait essoufflé, sa mine était grave, affairée. Il alla droit au comptoir, parla d’un ton animé au scribe qui le trouva intelligent. Ils discutèrent le compte, laissant tomber leurs h à l’envi, comme par gageure. Le capitaine Allistoun paya :

— Je mets une mauvaise note à votre livret, dit-il tranquillement. Donkin éleva la voix :

— Je me moque de mon livret. J’ai une place à terre.

Il se tourna vers nous :

— La mer et moi, fini, nous deux, dit-il, tout haut.

Il portait beau, plus à l’aise que nous dans ses habits neufs ; il nous dévisageait avec assurance, jouissant de l’effet de sa déclaration.

— Ouais. On a des amis à hauteur. Vous voudriez bien aussi ? Mais je suis un frère. Je paye un verre.

Personne ne bougea. Un silence tomba, un silence de figures inertes et de regards figés. Il attendit un moment, sourit avec amertume et gagna la porte. Là, il fit demi-tour à nouveau pour nous injurier. Puis il sortit, tapant la porte avec tant de violence que le vieil oiseau du Board of Trade faillit tomber de son perchoir.

Le capitaine Allistoun souriait paisible, devant la table nette.

Dehors, au coin de la rue, je fis halte pour regarder une dernière fois l’équipage du Narcisse. Il oscillait irrésolu et bavard sur les larges dalles qui forment le parvis de la Monnaie. Ils avaient mis le cap sur le Cheval-Noir où des hommes en bras de chemise et en bonnets fourrés sur des faces brutales, dispensent, puisées aux flancs de barils bien vernis, les illusions de la force, de la joie, de la félicité ; l’illusion de la splendeur et de la poésie de vivre aux équipages congédiés des navires du Sud. De loin, je les voyais discourir, regards joviaux, gestes balourds, tandis que le flot de la vie ambiante emplissait leurs oreilles d’un tonnerre incessant et qu’ils n’entendaient point. Et là, sur ces pierres blanches que foulaient leurs pieds indécis, parmi la hâte et la clameur des humains, ils paraissaient des êtres d’une autre espèce, perdue, solitaire, oublieuse et condamnée ; ils semblaient des naufragés, insouciants et joyeux, des naufragés fous, festoyant dans l’orage sur la saillie peu sûre d’une roche traîtresse. Le grondement de la ville ressemblait à celui des lames qui brisent, puissant et sans merci dans la majesté de sa voix et la cruauté de son dessein ; mais au ciel, les nuages s’ouvrirent, un flot de soleil inonda les murailles des maisons noires. Le groupe sombre de marins s’en alla, dérivant dans le soleil. À leur gauche frémissaient les arbres du Jardin de la Tour, les pierres de la Tour luisaient, semblaient bouger dans les jeux de la lumière comme au souvenir soudain des grandes joies et douleurs du passé distribuées naguère aux prototypes guerriers de ceux-ci : recrutements forcés, cris de révolte, pleurs de femmes au bord du fleuve et clameurs d’hommes saluant des retours victorieux. Le rayonnement du ciel tombait comme une grâce accordée sur la faDge du sol, sur les pierres pleines de souvenir et de silence, sur l’égoïsme, la convoitise ; sur les traits inquiets des hommes oublieux. À la droite du groupe sombre, la façade souillée de la Monnaie, lavée par le flot de clarté, ressortit un instant éblouissante et blanche comme un palais de marbre en un conte de fées. L’équipage du Narcisse s’effaça de mes yeux.

Je ne les ai jamais revus. La mer en a pris quelques-uns, les steamers en ont pris d’autres, les cimetières de la terre savent le compte du reste.

Singleton a sans doute emporté avec lui son long record de labeur et de fidélité aux profondeurs pacifiques de la mer hospitalière. Et Donkin, qui ne s’acquitta jamais proprement d’un jour de besogne, gagne sans doute son pain à pérorer, fort d’ignoble éloquence, sur les droits du travailleur. Ainsi soit ! À la terre et à la mer chacune les leurs.


◄   IV V.   ►