LE MYTHE DE VÉNUS
PAR
M.  H. HIGNARD


De toutes les divinités de l’Olympe antique, une surtout reste encore vivante parmi nous, en plein monde chrétien, par la poésie et par les arts ; c’est Vénus. Mère des Amours, déesse des plaisirs, type de la beauté féminine, à ces divers titres la poésie érotique lui a conservé, même parmi ceux auxquels l’antiquité est inconnue, une popularité parfois assez fâcheuse ; et quant aux sculpteurs et aux peintres, Vénus leur fournit un thème si propice pour représenter de belles formes nues, que l’art moderne rivalise avec celui des anciens pour nous la montrer sous toutes les attitudes. Il n’est pas une seule de nos expositions des beaux-arts où nous ne la voyions revenir avec quelque variante de pose ou d’accessoires.

Mais parmi ceux qui parlent de Vénus, qui la taillent dans le marbre ou la peignent sur la toile, bien peu la connaissent réellement. Sa beauté et le rôle qu’elle joue entre les deux sexes, tout est là pour le plus grand nombre. Ce qu’était à l’origine cette divinité si universellement invoquée, on ne se le demande guère. Il est du reste difficile de le bien démeler, car toutes les origines sont obscures et souvent impénétrables. Vénus a une histoire longue et compliquée, non seulement à Rome, sa dernière étape, non seulement en Grèce, où elle règne sous un autre nom, celui d’Aphrodite, mais encore en Orient, d’où elle est venue en Grèce. C’est même de l’Orient qu’elle a apporté ce nom d’Aphrodite, qui n’est pas grec, malgré une apparence trompeuse, mais appartient à une racine sémitique. C’est cette histoire que nous voudrions retracer dans les limites de nos connaissances, et en résumant quelques-unes des recherches qui sont l’honneur de notre siècle dans le domaine de la mythologie. L’origine orientale de Vénus a paru une excuse suffisante pour justifier l’insertion de ce travail dans une publication spécialement consacrée aux langues, aux idées et aux choses de l’Orient.

I

C’est par la littérature de Rome que Vénus a été d’abord connue des modernes, et cependant on ne l’y voit guère paraître qu’assez tard. Même dans le culte des Romains cette déesse semble n’occuper qu’une place très restreinte pendant les six premiers siècles de la République. Mais vers le temps de Sylla elle prend tout à coup une grande importance. Les poètes sont pleins de son nom, et les hommages du culte officiel lui donnent un rang à part entre toutes les autres divinités Sous le nom de Victorieuse (Venus Victrix) le peuple romain l’adopte pour sa protectrice ; il lui lait honneur de ses victoires. Pompée lui élève un temple au sommet du théâtre qui doit éterniser le souvenir de ses succès militaires. En même temps, consacrant une antique tradition qu’on trouve déjà dans Ennius, les Romains l’honorent sous le nom de Vénus Mère (Genitrix) comme la mère des descendants d’Énée avec lesquels ils se plaisent à se confondre. C’est dès lors l’Æneadum Genitrix que chante Lucrèce. Au temps de César cette fiction se développe et prend une importance poIitique. César rattache hardiment la généalogie de sa famille, la gens Julia, au légendaire Iulus, fondateur d’Albela -Longue, fils d’Énée et petit-fils de Vénus. Il voit non sans raison, dans cette origine divine, un ressort pour agir sur les imaginations et les pré parer à sa domination future. Auguste, en qualité de fils adoptif de César, prend à son profit cette généalogie céleste, et s’en fait un moyen de règne. Dès lors le branle est donné ; tous les poètes, à la suite de Virgile, chantent la divine mère du prince ; tous les empereurs, même après l’extinction de la famille d’Auguste, gardent le bénéfice de cette brillante fiction. Vénus devient la divinité nationale de Rome ; sa statue se dresse en divers lieux avec celle de Rome elle-même personnifiée et divinisée, comme dans le temple que leur élève l’empereur Hadrien près de l’arc de triomphe de Titus.

Mais, à coté de cette Vénus officielle et majestueuse de la politique, les poètes latins et les peintures de Pompéi nous en montrent une autre beaucoup moins imposante, qui parfois com[)r(imi’t nu peu la patruiine du peu[ili.’ ninuiin et l’aïeule de la dynastie ; c’est la Vénus dos auiouroux, iiroti’ctrice des plaisirs et des doux larcins, mèri ! des désirs. Mater sœva cupidinum, et patronne, hélas ! des courtisanes. On peut croire qui’ le culte (1(_^ cette dernière, bien que moins solennel, n’était pas moins répandu. C’est celle que les modernes connaissent le plus. Mais il importi’ de noter qui ni l’une ni l’autre di’ ces deux Vénus n’avaient un droit réel à porter ce nom ; ni l’une ni l’autre n’étaient la véritable Vénus ; l’une et l’autre étaient des Aphrodites et venaient de la Grèce.

La Vénus véritable, celle à laquelle ce nom appartenait en propre, était une ancienne divinité des peuples latins qui paraît avoir été surtout une déesse des jardins. C’étaient les jardiniers qui célébraient ses fêtes. Elle est restée telle jusqu’au jour où les Romains, par leurs relations avec la Grande-Grèce et la Sicile, se sont trouvés en présence de l’Aphrodite adorée par la race hellénique, et de la déesse à laquelle les Phéniciens avaient élevé, sur le mont Eryx, un sanctuaire célèbre. Comment la divinité grecque et phénicienne (nous verrons plus loin que c’est la même) s’est -elle confondue avec la Vénus lutine, lui donnant ses traits caractéristiques et sa légende, mais lui prenant son nom, c’est un des faits les plus curieux que nous présente l’histoire des religions antiques ; fait qui, du reste, n’est pas isolé, car c’est ainsi que l’Athéné grecque a pris le nom de la Minerve latine en lui donnant tous ses attributs, l’t que l’Héphtestos grec s’est substitué, sauf le nom, au Vulcain latin. En ce qui concerne Vénus, ce fait serait inintelligible si l’on ne connaissait d’abord à un degré suffisant l’Aphrodite grecque et phénicienne. Nous en reuiettuns l’explication au moment où, redescendant le cours des âges, nous reviendrons de Grèce en Italie. Alors seulement nous pourrons montrer avec quelque vraisemblance comment la divinité orientale et grecque s’est identifiée peu à peu avec l’antique protectrice des jardins du Latium ; comment, sauf quelques modifications exigées par le caractère et la politique des Romains, Aphrodite est devenue Vénus.


II

De même qu’il y a deux Vénus à Rome, eu Grèce il y a deux Aphrodites. Leur différence se montre dans les plus anciens monuments de la tradition et de la poésie, dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode.

Dans les uns comme dans les autres, il est vrai, les trois noms de la déesse, Aphrodite, Cypris, Cythérée, sont les mêmes (les deux derniers sont des surnoms dont nous verrons bientôt l’explication). Pour Homère comme pour Hésiode, elle est la déesse des amours. C’est elle qui a donné Hélène à Paris, et qui les réconcilie conjugalement quand ils se querellent, comme à la fin du chaut III de l’Iliade. Elle prête à Héra sa ceinture toute-puissante quand celle-ci veut séduire son époux Zeus. S Odyssée mms la uioutre même pratiquant Fainour libre et très libre dans ce récit de Démodocus qui est un vrai fabliau.

Pour les deux poètes, Aphrodite est la représentation de la beauté, c’est la grande séductrice « qui charme le cœur des hommes et des dieux. »

Mais Aphrodite n’a point chez le poète de l’Iliade la même origine que chez celui de la Théogonie. C’est là une différence capitale, caractéristique, qui trahit deux mythes tout à fait distincts, bien qu’ils soient déjà mêlés en partie dès les temps homériques.

Dans l’Iliade Aphrodite est fille de Zeus et de Dioné, la grande déesse de Dodone ; dans la Théogonie elle est née de l’écume des flots à la suite de la mutilation d’Ouranos par Kronos. On peut en induire que nous voyons dans Homère le vrai mythe grec, le mythe indigène, et dans Hésiode nue importation étrangère dont il n’est pas difficile de démêler la source.

Etudions d’abord l’Aphrodite grecque, la fille de Dioné. Cette Dioné, comme divinité distincte d’Aphrodite, a été plus tard mise eu oubli, par suite de la prédominance qu’avait prise le mythe hésiodique. La déesse née de l’écume des rints ne pouvait plus avoir de mère. Dès lors le nom de la mère devint un des surnoms de la fille. Aphrodite est déjà nommée Dioné chez les Alexandrins, chez Théocrite notamment. Virgile, Ovide, Stace, lui donnent aussi ce nom. Mais à l’origine, pour la Grèce primitive, l’une est la mère, l’autre la fille.

Dioné a été longtemps la divinité principale d’une grande partie de la Grèce, particulièrement de l’Épire. Si nous examinons philologiquement son nom, il nous est aisé d’y reconnaître une forme féminine de Bios ou Zeus, le Dieu suprême, identique au Deits des Latins. Dioné était adorée à Dodone conjointement avec Zeus son époux, formant avec lui le couple sacré qu’on trouve dans toutes les religions primitives. Il est permis de l’identifier avec la Junon latine ; c’est la même fonction mythique et le même nom, qui veut dire simplement « la déesse. »

Ainsi dans ces premiers temps de la Grèce, Dioné était une Junon locale, et probablement celle des populations pélasgiques répandues sur les deux rives de l’Adriatique. Plus tard l’Héra d’Argos prévalut, peut-être parce que la race argienne avait prévalu sur ses voisines. Héra veut dire « maîtresse ». Au fond l’une et l’autre étaient des Reines du ciel, comme plusieurs divinités orientales dont nous aurons à parler bientôt.

À l’origine toutes ces divinités étaient identiques, mais appartenaient à des lieux différents. Plus tard, quand les populations se mêlèrent, on les accepta simultanément comme distinctes. Trompé par la différence des noms, on les prenait pour des divinités différentes. Ainsi se peuplait l’Olympe. Chacun de ces dieux nouveaux apportait avec son nom tout le cortège de légendes qui s’étaient formées autour de lui, et les attributs dont l’avait enrichi la fantaisie de ses premiers adorateurs. Suivant la fortune diverse de chaque peuple, certaines divinités montaient en grade, d’autres tombaient à des rangs inférieurs. Ainsi Dioné, identique d’abord à Junon et à Héra, n’est plus dans Hésiode qu’une nymphe marine. Dans l’hymne homérique d’Apollon, elle devient une de ces divinités secondaires qui accompagnent à Délos l’accoucheuse des déesses, Ilithye, pour assister à la délivrance de Latone. Nous avons ailleurs, en racontant l’histoire de la nymphe Io [1], montré et expliqué que une révolution toute semblable dans la société divine imaginée par les Grecs.

Ces derniers traits de l’histoire de Dioné ne sont point sans importance. Si pour quelques-uns elle est devenue une divinité marine, si pour d’autres elle a fini par présider à la grossesse et à l’enfantement, son identification avec Aphrodite était toute préparée.

Mais pour le chantre de l’Iliade, auquel nous devons revenir, Dioné et Zeus sont le père et la mère d’Aphrodite. Celle-ci est issue directement du couple divin qui occupe le plus haut rang dans la hiérarchie céleste. Ce qui revient à dire que la beauté, comme la sagesse (Athéné), comme les biens de la terre (Déméter), comme le soleil (Phœbus-Apollon), comme tout ce qui est bon, utile, charmant dans le monde, vient en droite ligne de la divinité. Mythe vraiment grec, où l’on surprend le symbolisme si gracieux et en même temps si élevé qui succéda en Grèce au fétichisme des premiers âges ; mythe digne d’une race d’artistes et de penseurs qui devait produire Phidias et Platon.

Rien dans Homère n’annonce même de loin l’autre mythe impur et grossier par lequel Hésiode explique la naissance de la déesse. Cette grossièreté, que la poésie s’efforce vainement à épurer et à rendre acceptable, suffirait à elle seule pour trahir une origine étrangère et barbare.


III

Voici cet étrange récit. Kronos a mutilé son père ; d’un fer tranchant il lui a enlevé les organes de la virilité [2]. Il jette dans la mer cette chair sanglante ; autour s’amasse l’écume et une jeune fille en sort.

« Kronos jeta le lambeau sanglant dans la vaste mer. Il flotta longtemps à la surface des eaux. Une écume blanche se formait autour delà chair immortelle, et de cette écume blanche une jeune fille naquit. Elle aborda d’abord à la divine Cythère, et de là elle arriva à File de Cypre. Alors la belle déesse sortit des eaux. L’herbe naissait sous ses pieds délicats. Les hommes et les dieux rappellent Aphrodite parce qu’elle est née de l’écume. Ils l’appellent aussi Cythérée, parce qu’elle a abordé à Cythère, et Cypris parce qu’elle s’est arrêtée à Cypre [3]. »

Nous voici en plein monde oriental, non seulement par le nom d’Aphrodite, non seulement par les stations où le poète nous la montre, car Cypre est une île phénicienne, mais encore par l’obscénité de cette fiction, ce qui est un des caractères les plus constants de la mythologie des peuples asiatiques, notamment en Assyrie et en Phénicie.

Aphrodite est ainsi nommée, nous dit Hésiode, parce qu’elle est née de l’écume. En effet, l’écume se dit en grec aphros. Mais le nom do la déesse devrait en ce cas être Aphrogène. Le suffixe qui termine le nom d’Aphrodite n’a pi mit de sens en grec. S’il venait, connue on l’a dit quelquefois, du verbe δύομαι (duomai) s’enfoncer, il s’écrirait autrement et aurait une autre signification. Aussi quoique cette étymologie ait été généralement admise en Grèce, et qu’elle puisse s’appuyer sur l’autorité de Platon, elle est inacceptable pour la critique moderne. On sait du reste combien les Grecs, et Platon en particulier, étaient peu exigeants en fait d’étymologies. Le dialogue intitulé Cratyle en donne de fantastiques.

Il y a donc là évidemment un mot étranger, et c’est dans les langues sémitiques qu’on a été amené à le chercher. Ici notre incompétence personnelle nous réduit à présenter les hypothèses que de plus savants ont proposées. Il y en a plusieurs, mais une seule présente tous les caractères d’une vraisemblance qui touche à la certitude. Le mot phrit ou phrut, en chaldéen et en phénicien, est le nom de la colombe [4]. Or on sait quel rôle capital joue la colombe dans le culte d’Astarté en Asie et d’Aphrodite en Grèce. Les plus anciennes monnaies de Cypre et celles de Sicyone portent à la face la figure d’Aphrodite et au revers une colombe ; enfin d’antiques statues de ces deux déesses, ou plutôt de cette déesse unique, ont une colombe dans la main droite appuyée sur le sein. Si l’on fait précéder ce mol phral do l’article phénicien, on a aphrad, qui, selon toute probabilité, a signifié pour les Grecs la déesse à la colombe.

Ce qui est bien digne de remarque, c’est que les Latins ont su, sans en connaître le sens, que le mot phrut était le nom primitif de leur Vénus-Aphrodite. Ils l’appellent quelquefois Frutis, notamment dans ses rapports avec le sanctuaire phénicien du mont Éryx. Au dire de Solin, qui cite l’historien Cassius Hémina, Enée avait apporté de Sicile une statue qu’il consacra à Vénus Frutis (Veneri Matri, quæ Frutis dicitur). Servius parle de cette statue qu’il appelle Erycina. Enfin il y avait à Rome un temple nommé Fructinal, consacré à Vénus Frutis.

Ce mot Frutis, qui a embarrassé les latinistes, Scaliger supposait qu’on pouvait le tirer du nom d’Aphrodite. C’est le contraire qu’il faut faire. Il reproduit exactement la racine sémitique d’où le nom d’Aphrodite est tiré. Les Romains l’ont pris à sa source même, dans les traditions phéniciennes du sanctuaire d’où leur est venue la déesse qu’ils ont identifiée avec leur Vénus.

Du reste Cicéron connaissait parfaitement l’identité de Vénus et d’Astarté. Dans le curieux passage de son livre Sur la nature des dieux, où il distingue quatre Vénus différentes, il mentionne expressément l’épouse d’Adonis, c’est-à-dire, nous le verrons, l’Astarté phénicienne.

Les images de cette déesse à la colombe sont assez répandues ; on en peut voir une série au musée Campana. Le musée de Lyon en possède une en marbre qui a été trouvée à Marseille. Elle a sur la tête un boisseau, ou calathos, comme les statues d’Isis. C’est sans doute, ainsi que la colombe, un symbole de fécondité. M. le duc de Luynes, qui le premier l’a étudiée en érudit, y voyait une œuvre cypriote. M. François Lenormand est d’un avis différent. Dans un intéressant article qu’il lui a consacré (Gazette Archéologique, 1870. p. 138) il conclut de divers indices qu’elle est de travail grec, mais « de ces anciennes époques où l’influence des types de l’Asie était encore profonde sur la plastique des Hellènes. » Cette question est sans importance pour nous, puisque, dans l’une comme dans l’autre hypothèse, c’est en Orient qu’il faut chercher l’original de ces figures.

Elles représentent, nous l’avons dit, l’Astarté des Phéniciens, celle que la Syrie adorait sous le nom d’Aschéra, et que la Bible appelle Achthoreth, ou Astaroth, l’épouse de Baal ; elle formait avec lui un couple sacré. L’Ecriture sainte en fait, non sans raison, le démon de l’impureté.

En effet les mythographes modernes constatent son identité avec la Bilit, ou Mylitta de Babylone (Muallidat, la génératrice) dont Hérodote, qui l’appelle Aphrodite, nous raconte les rites impurs, si étranges pour notre délicatesse moderne. Déesse de la fécondité et des instincts qui assurent la transmission de la vie, il semblait naturel de l’adorer par l’impudicité. À Cypre notamment, comme à Babylone, la prostitution faisait partie de son culte. Sous des noms divers elle paraît avoir régné en souveraine sur tous ces peuples sensuels de l’Asie occidentale : car on trouve chez la Cybèle des Phrygiens un grand nombre de traits qui permettent de les confondre. On la retrouve aussi à Karkémish sous le nom d’Atargath, à Ninive sous celui d’Istar, en Babylonie sous celui de Zarpanit (la productrice des êtres) ; à Carthage elle s’appelle Baalthis ou Baaleth, c’est-à-dire dame, maîtresse, forme féminine du mot Baal. On croit que les Arabes la nommaient Alilat, et on l’a rapprochée de l’Athor égyptienne, la dame des eaux d’en haut, c’est-à-dire du ciel.

Nous ne nous aventurerons pas à rechercher, avec quelques mythologues, quelles idées astronomiques ou même métaphysiques pouvait voiler à l’origine, et pour les prêtres ou les savants de la Phénicie, cette notion de leur grande déesse. M. Lajard a cru pouvoir la faire rentrer dans le vaste ensemble d’un système cosmogonique qui formait, selon lui, la théologie primitive des peuples chananéens. Qu’Astarté ait été d’abord une personnification des ténèbres primordiales d’où toutes choses sont sorties, il est permis de le croire, car les Grecs eux-mêmes semblent avoir eu cette idée de leur Aphrodite. Cela résulte d’un hymne du Pseudo-Orphée déjà signalé par Larcher. « Ô Nuit, mère des dieux et des hommes. Nuit principe de tout, et que nous appelons Aphrodite. » Mais à coup sûr ces allégories mystiques ne descendaient point dans la foule. Pour elle Astarté était la déesse de l’union des sexes, de la volupté sensuelle, et par suite trop souvent du libertinage^^1.

S’il faut en croire les témoignages anciens, c’est d’Ascalon en Syrie, où on la nommait Derkéto, et où on la représentait sous la forme d’un poisson avec le buste d’une femme, que le culte d’Astarté fut importé à Tyr et à

1 c’est ici l’occasion de rendre justice au Mémoire sur la déesse Vénus, publié par Larcher en 1775. Si la méthode en est quelquefois douteuse, l’étendue des connaissances en fait un travail capital, bien souvent utilisé par des érudits étrangers qui ne l’ont pas cité.

Sidon. De là il rayonna sur tous les rivages de la Méditerranée. Resserrés entre le Liban et la nier, sur une langue de terre incapable de les nourrir, les Phéniciens étaient destinés par la nature même à devenir un peuple de navigateurs. N’ayant d’autre issue à leur activité que la mer, ils en firent leur domaine. Leur puissance maritime a couvert la Méditerranée et s’est même répandue au delà. Par les colonnes d’Hercule (leur Hercule, Moloch, c’est-à-dire le roi), ils allaient chercher l’ambre jaune jusque sur les rivages de la Baltique, et l’étain jusqu’aux îles Cassitérides, qui n’étaient pas les Sorlingues, comme on l’a cru longtemps, mais les Açores.

Dans ces courses lointaines il leur fallait des points de repos, des comptoirs, des ports où ils pussent ravitailler leurs navires. Partout ils fondèrent des temples de leur grande déesse ; et leurs besoins de débauche, si communs parmi les navigateurs de tous les temps, trouvaient dans ce culte même une satisfaction, un encouragement, une sorte de consécration, car tous ces temples étaient desservis par des colléges de courtisanes.


IV

Il est facile de noter les principales de ces stations. Cypre d’abord, qui est une île presque entièrement phénicienne ; puis Cythère, plus près de la Grèce, non loin du Péloponnèse ; puis Corinthe, Eryx et Panorme (Païenne) en Sicile. Marseille et Port-Vendres (Portus Veneris) en France ; Carthage sur la côte sud de la Méditerranée ; peut-être Carthagène en Espagne, à moins que celle-ci ne fût proprement une colonie carthaginoise. C’est en résumé l’itinéraire d’Aphrodite. Hérodote nous la montre allant de Cythère à Cypre ; c’est le contraire qu’il devait dire. Les interversions de ce genre sont fréquentes dans la mythologie grecque. Les Grecs croyaient que tout venait d’eux, et ils faisaient retourner leurs dieux aux lieux d’où ils les avaient reçus.

Cypre tout entière était vouée au culte de sa déesse. Les sanctuaires de Paphos et d’Amathonte ont eu en Grèce une grande célébrité. Mais pour comprendre combien la divinité qu’on y adorait était loin d’être la véritable Aphrodite, il suffit de savoir sous quelle étrange figure elle y était représentée. Macrobe nous apprend (Saturnales, iii, 8) que c’était un hermaphrodite, portant le phallus et le menton barbu. Quelle origine pour la divine figure que nous a léguée le ciseau des artistes grecs ! À Paphos, ce qui est plus étrange encore, l’image de la déesse n’était qu’une pierre conique^^1.

Il est probable qu’à Cythère, île hellénique, l’ancienne divinité chananéenne était déjà bien changée. À Corinthe évidemment, on ne pouvait adorer qu’une Aphrodite grecque. Mais elle y avait conservé des traits qui rappellent son origine asiatique. Là, plus que partout ailleurs, c’est la déesse de la prostitution, la patronne des courtisanes. Que ce soit une suite de l’influence étrangère, il est impossible d’en douter. Dans les poèmes homériques (constatons-le à la gloire de cette vénérable antiquité) on ne trouve rien de semblable. Aphrodite en certains endroits s’y montre fort légère ; mais il semble que la prostitution proprement dite n’ait point de place dans cette société héroïque. Nous y trouvons de beaux types d’épouse, aucun de courtisane.

À Corinthe les courtisanes étaient reines. Protégées par leur consécration au culte d’Aphrodite, dont elles étaient les prêtresses, nous les voyons entourées de considération et d’honneurs, à ce point que Pindare, un si grand poète, composait un hymne pour elles. Leur nombre était considérable, et elles avaient dans la cité une sorte de rôle officiel. Au rapport de Chamæléon d’Héraclée, que cite Athénée, c’était un antique usage de réunir toutes les courtisanes de la ville pour qu’elles allassent offrir à la déesse les vœux des citoyens. D’autres historiens, Théopompe et Timée, racontaient que ce furent les courtisanes de Corinthe qui allèrent présenter dans le temple d’Aphrodite les prières des Grecs pour le salut commun, lorsque Xerxès envahit la Grèce avec son armée. Après la victoire de Salamine, les Corinthiens offrirent à la déesse un tableau où toutes ces courtisanes étaient représentées, et sur lequel on a une épigramme de Simonide.

Enfin, et ce fait monstrueux semble ne pouvoir être contesté, les particuliers qui demandaient une grâce à la déesse promettaient de lui vouer un certain nombre de courtisanes, et quand ils avaient été exaucés, ils payaient leur dette. Nous en avons un exemple de Xénophon de Gorinthe partant pour les jeux Olympiques.

1 Jusqu’au temps de Vespasien. (Tacite, Histoires, II, 3.)

Il faut dire, pour être juste, qu’Aphrodite était loin d’avoir toujours en Grèce ce caractère déshonnête. Dans un certain nombre de lieux, à Sicyone, à Égine, en Achaïe, à Athènes, elle était adorée sous le nom d’Aphrodite-Uranie, c’est à-dire céleste, comme une divinité pure et chaste, présidant au mariage légitime. Sans doute on peut voir là une protestation de cette honnêteté relative qui est l’honneur de la race grecque et qui tranche si sensiblement avec la brutalité sensuelle des races asiatiques ; mais cette conception élevée de la déesse pouvait aussi, par certains côtés, se rattacher au mythe oriental. Hérodote (i, 105) nous apprend que les Phéniciens donnaient déjà à leur Astarté le nom d’Uranie ; à Paphos on l’appelait Aerias, ce qui sans doute a le même sens^^1. Si elle présidait aux phénomènes de la génération, de la reproduction des êtres animés, ils voyaient pourtant en elle quelque chose de plus. C’était la Reine du ciel, et voilà pourquoi ils l’identifiaient parfois à la lune. En réalité elle était pour la Syrie et la Phénicie une grande déesse, comme Cybèle pour la Phrygie, Bilit et Istar pour l’Assyrie. Pendant que le vulgaire connaissait surtout l’Astarté et l’Aphrodite des courtisanes, on comprend que les âmes plus élevées se soient attachées de préférence à cette autre conception. La déesse se confondait alors avec la nature, avec la puissance créatrice et ordonnatrice du monde. Les philosophes grecs, notamment, s’emparèrent de cette idée. Ils tirent d’Aphrodite la beauté divine. Les Orphiques l’appelèrent l’Âme de Zeus ; ils virent en elle le principe même de l’attraction qui relie toutes les parties de l’univers. Le poète philosophe Parménide, dans de beaux vers que nous avons encore, la représente comme l’âme du monde, régnant sur l’univers entier, et Lucrèce, qui lui emprunte cette grande image, traduit mot à mot ses propres paroles dans ce vers si connu qu’il adresse à Vénus :

Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas.

Mais des idées si sublimes ne pouvaient être embrassées, même en Grèce, que par un petit nombre d’esprits d’élite. Entre les deux extrêmes opposés, l’Aphrodite de la débauche (ils l’appelaient Pandémos, ou populaire) et celle des philosophes, la généralité des Grecs parait avoir surtout adoré dans

1 Tacite a cru qu’Aérias était le nom du fondateur du temple. (Hist., II, 3). Aphrodite un idéal de la beauté, sentiment bien naturel chez un peuple si artiste. C’est ce qui explique le nombre infini d’images de la déesse que la sculpture antique nous a léguées. Chose bien honorable pour l’art grec, même lorsque ces statuaires prenaient pour modèles des courtisanes (le fait est attesté par plusieurs d’entre eux), ils ont presque tous donné à leurs œuvres quelque chose de délicat et de pudique, quelquefois même de tout à fait chaste, qui rejette bien loin l’idée des désordres auxquels donnait lieu, nous l’avons vu, le culte d’Aphrodite. Dans ces corps si beaux semblent respirer des âmes non moins belles. On voit combien la déesse avait changé en traversant la mer Égée.

Nous n’avons pas besoin que la fable d’Adonis nous démontre une fois de plus l’identité d’Astarté et d’Aphrodite ; mais rien ne saurait mieux nous faire sentir la transformation qu’a subie le mythe chananéen dans l’imagination grecque. Tout le monde connaît le joli récit d’Ovide (Métam., x, 207). Il présente ailleurs quelques variantes. Le voici dans ses traits les plus généralement admis. Promenant ses caprices à travers le monde, la déesse des amours s’est éprise d’un beau chasseur. Un jour, jour fatal, son amant blessé à la cuisse par la dent d’un sanglier expire entre ses bras. La déesse désolée implore son père Jupiter, et celui-ci, pour la consoler, décide qu’Adonis, par un partage analogue à celui de Proserpine, restera six mois par an dans le royaume des morts, et reviendra passer le reste de l’année auprès de sa divine maîtresse. Du sang répandu sur le gazon Aphrodite fait naître des roses et des anémones, symbole de la courte destinée de son amant et de sa résurrection annuelle.

Cette fable gracieuse parait bien grecque au premier abord ; en réalité elle est phénicienne, mais combien différente !

L’Adonis grec, en Syrie et en Phénicie, est Adon, ou Adonaï, c’est-à-dire le Seigneur. C’est un des noms de Baal, le dieu suprême. Nous avons déjà dit que Baal est l’époux d’Astarté, fermant avec elle le couple divin qui préside à toutes choses. On comprend dès lors pourquoi la Grèce a fait de lui l’amant d’Aphrodite.

Adon-Baal était aussi le soleil, et en divers lieux de la Phénicie, à Byblos notamment, on célébrait en son honneur des mystères et des fêtes annuelles qui duraient sept jours. C’était à l’automne, au moment où le soleil pâlit et où l’hiver s’annonce. On pleurait la mort du dieu, on prenait son deuil, et des scènes funèbres entremêlées d’orgies satisfaisaient le double instinct, à la fois mystique et sensuel, propre à ces populations. Voilà le thème sur lequel a brodé l’imagination grecque, et que la poésie hellénistique a transmis à Ovide. D’un mythe grandiose et sombre elle a fait un conte galant.

V

C’est cette Aphrodite aimable, gracieuse, riante, que la Grèce fit connaître aux Romains lorsqu’elle conquit, comme dit Horace, son rude conquérant. Déjà sans doute le commerce phénicien avait introduit sur les côtes italiennes la connaissance et le culte de la déesse a la colombe, car on a trouvé de ses images dans les hypogées étrusques.

Quelquefois, au lieu d’une colombe, la déesse presse sur sa poitrine un œuf, ou une pomme ou une fleur. Ce sont autant de symboles de la fécondité et du plaisir. Cette pomme et cette fleur indiquent peut-être comment on en vint à la confondre avec l’antique déesse des jardiniers latins.

Cette déesse des jardins, fort honorée des populations du Latium, n’y avait pas un type ni un nom uniques. Flora, Pomona, Féronia, Férentina, comme l’Herentatis des Osques, présidaient, elles aussi, à la végétation, et par suite au printemps et aux plaisirs que le printemps ramène. Ces noms s’expliquent d’eux-mêmes ; ils viennent des fleurs, des fruits, de la fertilité. Le nom de Vénus est d’une origine plus obscure. Venustus et venustas en ont été tirés postérieurement, lorsque Vénus fut plus particulièrement la déesse de la beauté. On l’a rapproché non sans apparence de raison du sanscrit van, désirer, dunt les dérivés vanad et cauana niit dans le Rig-Véda le sens bien établi de désir^^1.

En considérant que la déesse présidait surtout aux produits de la terre et des troupeaux, à ce que les Latins ont exprimé plus tard par le composé pro-

1 Van donnerait Vénus comme le sanscrit jan a donné le latin genus. Note communiquée par M. Regnaud. ventus, on avait tenté de le rapprocher du verbe venire ; mais cette étymologie soulève de graves objections philologiques.

Quoiqu’il ensuit, la végétation, le printemps, l’union des sexes, la reproduction des êtres, toutes ces idées sont si naturellement liées qu’il est facile de comprendre comment Aphrodite et Astarté se confondirent, dans l’esprit des populations italiennes, avec leur conception de Vénus. À un rang un peu inférieur, et qui le devint de plus en plus à mesure que Vénus prit un caractère politique et national, Flora continua à partager avec elle les hommages des Romains. Elle resta, en même temps que Vénus, la patronne des courtisanes ; et ses fêtes, plus encore que celles de Vénus, rappelèrent le côté sensuel du culte d’Aphrodite et d’Astarté.

À la fin de la première guerre Punique, les Romains «‘emparant de la Sicile occidentale, devinrent maîtres du mont Erjx et du célèbre temple que les Phéniciens y avaient élevé. C’était, nous l’avons vu, une des stations maritimes de ces hardis navigateurs, et l’un de leurs principaux sanctuaires. Là, comme en tant d’autres lieux, un collége de courtisanes sacrées attendait les voyageurs. On y entretenait de nombreuses colombes, ce qui explique comment le mot phénicien phrut est devenu pour les Romains, qui ne le comprenaient pas, un surnom de la déesse. Venus Frutis. Les hiérodules, les colombes, le nom même de Frutis, ne leur permirent pas d’hésiter à reconnaître Aphrodite dans Astarté, et en même temps l’identité de ces deux divinités avec cette déesse à la colombe dont les images étaient répandues en Étrurie. De tout cela se forma le personnage complexe de Vénus, qui depuis lors fut souvent invoquée, comme plusieurs inscriptions le constatent, sous le nom de Venus Erycina.

Un autre nom qu’on lui donnait quelquefois, Venus Purpurissa, semble rappeler aussi l’origine phénicienne, Sidon, Tyr et l’île de Cypre étant les lieux d’où les Romains tiraient la pourpre.

Ce sont là les seules traces de l’Astarté orientale que l’on puisse reconnaître avec quelque certitude dans la Vénus latine. Grâce au voisinage des populations de la grande Grèce, et aussi à la poésie, elle s’est bien plus rapprochée de l’Aphrodite hellénique, d’un côté comme déesse des amours élégantes, de l’autre connue mère d’Énée par Anchise.

Mais ce qui prouve bien que les deux déesses de la Grèce et de l’Assyrie se sont greffées sur une divinité indigène très connue et très honorée, c’est la persistance du nom do Vénus. Ce nom ne se trouve, il est vrai, ni dans les chants saliens ni dans les premiers monuments qui nous sont connus du culte public, mais c’est sans doute un pur hasard. On voit par l’exemple d’Apollon et d’Esculape que les dieux grecs importés en Italie y ont conservé leur nom toutes les fois qu’ils n’ont pas trouvé la place prise par une divinité analogue, jouant dans le monde divin et humain un rôle à peu près semblable au leur. Au contraire, le Dyonisos grec est resté Liber à Rome, bien que la poésie ait adopté de bonne heure son surnom grec de Bacchus. De même Athéné, Déméter, Hermès, Poséidon, Arès, grâce à des traits communs facilement reconnaissables, se sont transformés sans peine en Minerve, Cérès, Mercure, Neptune, Mars, comme Aphrodite en Vénus. Dans ces divers cas le culte public et le langage populaire ont été plus forts que la poésie.

Les Romains ont quelquefois donné à Vénus l’épithète de Libentina, ce qui a conduit à l’identifier avec Libitina, déesse de la mort et des funérailles, dont le bois sacré, à condition de mettre une pièce d’argent dans le tronc de sa chapelle, fournissait le bois des civières funéraires. Il est assez étrange, en effet, qu’on ait donné à une divinité d’un caractère si lugubre un nom qui exprime plutôt le désir, le caprice (libido), et qu’un célébrât sa fête à l’époque des vendanges, le 19 août. Toutefois les textes ne paraissent pas assez concluants pour que l’identité de ces deux déesses soit certaine. On allègue, il est vrai, qu’en Grèce Aphrodite semble en certains lieux confondue avec Perséphoné (Proserpine) la reine des enfers. Mais il (>st difficile de voir dons ce fait autre chose qu’une légende locale. Nous avons di la négliger connue tant d’autres surnoms d’Aphrodite, tant d’autres variétés de son culte et de ses images. Dans aucun domaine l’imagination et la fantaisie individuelle ne se sont donné aussi pleine carrière que dans la mythologie grecque.

Les Latins traitaient leurs dieux plus sérieusement. C’est à la politique seule qu’il fut donné de modifier profondément le type de Vénus lorsque l’orgueil romain fat intéressé à voir en elle l’amante d’Anchise et la mère d’Enée. Rien de plus connu par les poètes et déjà par Homère que les amours de la déesse et du berger troyen ; on peut en lire l’histoire racontée avec infiniment d’esprit et de charme dans le troisième des Hymnes homériques. Les légendes postérieures nous montrent Enée fuyant loin des ruines de sa patrie avec le reste des Troyens, et portant le culte de sa divine mère sur divers rivages de la Grèce, de la Sicile et de l’Italie. Là Aphrodite était honorée comme mère d’Enée. Comment les Romains s’emparèrent-ils à leur profit de ces traditions ? Les trouvèrent-ils dans l’héritage d’Albe-la-Longue ? les recueillirent-ils dans les souvenirs de l’ancienne ligue latine ? la question est encore obscure, quelque science qu’Ottfried Müller et M. Preller aient dépensée pour l’éclaircir. Du reste, elle ne touche qu’indirectement à notre sujet. Il suffit de constater que nous voyons de très bonne heure le peuple romain rattacher sou origine auxTroyens d’Enée. Plusieurs familles romaines prétendaient descendre de tel ou tel compagnon du lu’’ ros, la^c ;/s Serriade Sergeste, les Memmii de Mnesthéi.’, prétention (|uo ^’irgill’ n’a eu garde de négliger. En même temps Bjjme se mettait en commerce régulier de politesses avec la petite ville d’ilium novuin, bâtie près des ruines de l’ancienne Troie, comme avec une parente trop longtemps ignorée. Dès lors Vénus et Mars son époux (car Vulcain est définitivement mis de côté) sont les protecteurs du peuple romain, et du haut du Capitole donnent la victoire à ses armées.

C’est Jules César, nous l’avons vu, et surtout Auguste, qui recueillirent le bénéfice de ces fictions. L’admirable poème de Virgile les a consacrées à jamais dans la mémoire de la postérité. Toutefois cett( ? Vénus majestueuse connue Rome elle-même n’a point l’ait oublier la déesse des amours, et surtout des amours légères. Celle-ci continua à régner sur les imaginations et sur les mœurs, en compagnie de son fils Cupidon, c’est-à-dire fe rf^sr’/’, bien différent de l’antique Eros grec. Si nous ne voyons pas à Rome, comme à Corinthe, les courtisanes investies auprès de la déesse d’un sacerdoce ofSciel, elle n’ en est pas moins leur patronne, et elles célèbrent leur fête dans son temple près de la Porte-Colline, temple consacré particulièrement à Vénus Erycine. La décadence romaine nous présente des spectacles que notre délicatesse moderne a jibis de peine encore à com})rendre ; par exemple la fête dea pueroï-um lenotiiorinn qui, d’après les Fastes de Préneste, se célébrait le 25 avril, deux jours après la fête des couilisanes ; et ce culte de la Venus militaris dont parle Arnobe*. On nous dispensera d’indiquer ses fonctions.

1 Corpus inscript, latin., 1. p. 317. — Arnobe, Adc. Geiit., iv, ‘ Ann. g. — I

Il n’est point besoin d’autre preuve pour reconnaître le germe de corruption que contenait ce culte de la déesse de la beauté, quels que fussent les efforts de l’art, de la poésie et de la philosophie pour l’idéaliser. La noblesse innée du génie grec et sa pureté relative, de même que le sérieux du caractère romain, ont pu modifier dans une certaine mesure le type chananéen de l’épouse de Baal ; mais tous les hommes, à quelque race qu’ils appartiennent, sont chananéens par quelque endroit, et de l’Aphrodite-Uranie à la Venus volgivaga dont parle Lucrèce, la pente est glissante, surtout lorsque les œuvres des sculpteurs et des peintres, les récits des mythographes et des poètes étalaient devant tous les yeux et présentaient à tous les esprits, d’un côté les charmes les plus séduisants, de l’autre les histoires les moins édifiantes. L’art en pareil cas devient le complice de la faiblesse humaine. À trop considérer la beauté, ne fût-elle que de marbre, l’esprit risque de s’égarer, comme il advint, dit-on, devant la statue de Praxitèle, au jeune Cnidien dont Lucien, Valère Maxime et Athénée nous racontent l’histoire. Pompéi était particulièrement consacrée à Vénus, Venus fisica comme l’écrivent les inscriptions. Trop physique, hélas ! car parmi les très nombreuses images de la déesse qu’on y a déjà retrouvées, plusieurs doivent être déléguées au musée secret ; et à mesure que les ouvriers de M. Fiorelli mettent au jour de nouvelles parties de cette ville infortunée, on constate de plus en plus qu’elle a été un vaste lieu de plaisir ou même de débauche, ce qui involontairement fait penser à Sodome. Aussi serait-il regrettable de voir les arts et la littérature trop s’attarder sur ce vieux type mythologique. Il est des sujets plus dignes du ciseau de nos statuaires, du pinceau de nos peintres et du génie de nos poètes.


  1. Le mythe d’Io, Lyon, Vingtrinier, 1872, et Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions, 1868, p. 255.
  2. Nous avons ailleurs expliqué ce mythe. Quelques idées sur la Théogonie d’Hésiode. (Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, Sciences et Arts de Lyon, 1879).
  3. Hésiode, Théogonie, 188.
  4. Röth, cité par Prelier.