Le Mystère de Valradour/Chapitre XV
CHAPITRE XV
EN PLEINE GERMANIE
Quand René s’éveilla, il aperçut près de lui son professeur équipé, prêt
à partir. Il eut le geste charmant d’un enfant et tendit les bras.
L’Allemand se pencha, embrassa le front pur du petit Français, son
visage exprimait la tristesse ; il dit :
— Mon cher petit, j’avais espéré pouvoir vous conduire à Mézières, nous sommes si peu libres !… et je dois retourner là-bas au chantier.
— Je me lève tout de suite, Monsieur. Comme je vous ai dérangé ! aussi comme je vous suis reconnaissant !
— N’en parlons pas, mon ami. Vos parents m’ont aidé à mes débuts, vous avez été mon premier élève. Si je mourais, René, pensez à mon fils, car la France redeviendra grande et prospère… Pour n’être pas molesté, il a pris le nom de sa mère au collège de Rennes où il est, et je n’ai jamais de leurs nouvelles !
— Aussitôt que je serai revenu, Monsieur, soyez sûr que je leur porterai des vôtres et leur conterai ce que vous avez fait pour moi.
— Non, gardons notre secret… il nous compromet tous les deux. Nous n’avons pu être ennemis, on ne nous le pardonnerait pas. Je vais vous demander votre parole, René, je sais pouvoir y compter.
— Je vous la donne, Monsieur. À quel sujet ?
— J’ai un devoir, n’est-ce pas, ne me le faites pas trahir. Ici n’observez rien, ne déduisez rien, ne répétez rien. Passez sans voir, sans entendre et, notre frontière franchie, oubliez. Ne croyez pas faillir à votre patrie, ce n’est que la rançon de votre passage en ce pays ennemi qui ne l’a pas été pour vous.
— Je vous le promets, Monsieur.
— Maintenant, voici un sauf-conduit, il est au nom de mon fils, dont vous avez l’âge. Mon frère gouverne la ville de Mézièrcs, mais, s’il vous est possible, passez plutôt sans le voir. Il a le cœur moins français que moi.
— Pourrais-je prendre un train bientôt ?
— Non. Ils sent tous réservés aux troupes, il n’y en aura un de voyageurs qu’à 10 heures ce soir.
— Attendre une journée ! Je ne puis perdre une journée. J’irai à pied, quelle est la distance ?
— Quarante-trois kilomètres.
— Un jeu !
Il sauta du lit, serra encore la main du brave Hartmann et fit sa toilette en un instant. Mousson, auquel il fallait encore moins de temps, s’étira paresseusement, ouvrit sa gueule rosée en une bruyante baillée et, assis sur sa queue, regarda son maître. Il semblait dire :
— Et aujourd’hui, qu’est-ce que nous allons faire ?
Le professeur était parti. L’enfant descendit dans la rue. Sauf le propriétaire de la maison, il ne rencontra personne dans l’hôtel, les officiers étaient à leur poste. Il chercha une église, ce n’était pas difficile à trouver, l’ennemi ne les ayant pas interdites, mais combien triste était l’aspect do la pauvre ville ! Boutiques fermées en grand nombre, et sur les autres des noms allemands ; sur l’école où entraient des enfants le mot Schull. Des traces de boulets, des ruines qu’on était en train de réparer, un marché et, enfin, le haut portail de l’église paroissiale. René poussa le battant, la nef était à peu près vide ; cependant, quelques femmes priaient devant l’autel où un ptrêtre célébrait la Messe. Un prêtre catholique allemand, sans doute. Qu’importe, le Saint Sacrifice est le même.
René s’agenouilla, mais, en ce moment, lui et tous les assistants furent troublés par des hurlements, des cris de détresse et de désespoir. Le petit se releva vite, redescendit la nef ; il avait compté sans Mousson laissé au dehors et qui, la pauvre bête, n’admettait plus un nouvel abandon.
— Que faire de toi ? lui dit René, est-ce que tu vas m’empêcher de faire ce que je veux ? Reste tranquille, couche-toi et m’attends.
Ce discours achevé, il rentra dans le sanctuaire, se plaça au bas près du bénitier, mais le chien se faufila à côté de lui, s’assit et ne bougea plus.
— Reste donc ; heureusement il n’y a pas de bedeau, conclut René.
Il pensait à saint François d’Assise qui appelait les oiseaux « ses frères », il se rappelait avoir entendu son père dire qu’en Espagne les chiens étaient admis dans les églises à la suite de leurs maîtres.
À l’issue de l’office, il quitta le sanctuaire et se mit à suivre la longue rue Gambetta. C’était un va-et-vient continuel, il défilait des troupes sans arrêt, mais quelles troupes !
Ah ! ce n’était plus le pas de parade. Des hommes se traînaient, épuisés, en lambeaux, toussant, courbés, si visiblement éreintés que la population les prenait en pitié, leur donnait quelque réconfort au passage.
René pensa :
— Voilà nos adversaires ! si c’est ceux-là qu’on envoie devant les nôtres !
Ces malheureux tombaient de sommeil. Ils allèrent camper dans la cour ; de la gare où ils s’étendirent sur la terre gelée, anéantis.
— Oh ! la guerre ! soupira le petit Français.
Son chien grognait, plusieurs fois il dut le contenir.
Il savait son chemin grâce à sa carte d’état-major et à sa boussole. Au faubourg, il acheta un pain — le pain noir allemand — et du jambon. À sa grande surprise, il trouva des marks dans sa poche… et comprit. Une envolée de reconnaissance ramena sa pensée vers son cher professeur.
La route de la Meuse était déserte, le défilé des soldats et des pièces d’artillerie venait de Sedan. Il se lança d’un bon pas ; c’était d’autant plus facile, que le temps, mis au sec, était superbe ; une forte gelée avait rendu le chemin résistant, un beau soleil brillait sur la campagne d’aspect étrange avec ses maisons bâties de matériaux pris au hasard, les toits couverts avec de vieilles boîtes de conserves, comme on en trouvait partout de vides. Ils avaient l’air d’argent. À un coude de la voie, il y avait un épais massif de genévriers.
René y vit un abri et s’installa dessous pour déjeuner. Il apercevait en contre-bas la Meuse. La Meuse qui, l’an dernier, avait coulé rouge !
En haut de la côte, une automobile venait, elle avait une singulière allure en zigzags, frôlant les arbres, et soudain elle s’arrêta juste devant le garçon. Mousson se mit à aboyer. Un officier avait jailli brusquement par la portière, blême de colère et lançant des bordées d’injures au mécanicien qui le regardait bêtement avec un sourire.
Celui-là, exaspéré, finit par prendre le bras du conducteur et, le tirant avec violence, le jeta sur la route, l’autre y resta allongé :
— Ivrogne, misérable ! Et rester là, en panne ! pressé comme je le suis !
Il gesticulait, cognait sur le chauffeur inerte, endormi.
Il se retourna vers ce chien qui le harcelait et aperçut le jeune garçon.
— Rappelle donc ton chien, imbécile, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je vous attendais, gouailla le petit Parisien amusé.
L’Allemand lança un coup de pied à Mousson qui l’esquiva et revenant furieux sur René qui mangeait très calme :
— Va me chercher un auto à Retliel.
— Allez-y plutôt ; moi, je n’ai pas le temps.
— Tu te moques de moi. Hein, tu vas voir…
René sauta sur le talus, Mousson montra ses dents splendides et inquiétantes.
— Je te payerai, petite canaille. Je dois être à Mézières dans une heure, et je reste là collé…
Ces mots : à Mézièrcs ! furent un trait de lumière. René revint sur la route, apaisa son chien et très sérieux dit :
— Vous voulez aller à Mézièrcs, Mein Herr, montez dans votre auto, je vous conduirai.
L’Allemand regarda le garçon avec surprise, mais l’air résolu de René, son aspect de force et d’intelligence, lui firent comprendre que la proposition n’était pas une plaisanterie.
— Tu sais conduire ?
— Très bien. Je l’ai fait pendant toutes mes vacances.
— Je ne peux pas rester là. Essayons, accepta l’officier acculé à la nécessité.
René avait, en effet, dirigé l’automobile de sa grand’mère pendant ses séjours en Anjou ; il était sûr de lui, de son sang-froid, et il voyait dans cet incident une telle bonne fortune !
Il tourna la manivelle, s’installa devant la direction, mit le pied sur l’accélérateur et fixant l’Allemand ;
— Nous démarrons.
L’autre fît signe que oui. Il était seul dans sa limousine, une serviette bourrée de papiers auprès de lui.
Bien entendu, sans en être prié, Mousson avait bondi près de son maître.
L’auto glissa d’abord doucement, puis régla son allure sur quarante kilomètres à l’heure. On allait droit, sans secousses ; avec une habileté acquise par l’habitude, le jeune conducteur évitait les ornières, cornait à propos et éprouvait en lui-même un si grand contentement ! Comme il savait se servir des Boches !
Une heure et demie plus tard on apercevait la vieille ville forte, la Meuse, le beau pont suspendu qui relie Mézièrcs à Charlcville.
René ralentissait, puis se tournait vers l’intérieur de la voiture pour s’enquérir de l’endroit où il fallait stopper.
— Hôtel du Palais-Royal, indiqua l’Allemand.
Ce n’était pas difficile à trouver. Ce nom rappelait le mariage de Charles IX, accompli en cette ville au XVIe siècle.
René s’arrêta devant l'entrée. L’officier, enchanté, vint à lui :
— Merci, vous m’avez conduit comme un chauffeur consommé. Voici dix marks. Si vous voulez rester à mon service, je vous prends tout de suite.
— Je ne suis pas libre, répondit René gravement, avec la tentation de repousser l’argent.
Mais il songea :
— C’est autant de pris sur l’ennemi.
Et saluant légèrement, il reprit son chemin.
Décidément, pensait-il, je ne manquerai pas de situation... Garçon épicier, chauffeur ; comme tout cela serait amusant si c’était moins triste !
Au fond de son cœur, le petit Français était radieux et fier. Que de chemin accompli !
Le voilà presque au port.
Charleville est là devant lui de l’autre côté de la Meuse et après c’est la Semois, son but !
Ah ! si seulement il pouvait parvenir à faire passer une lettre à sa chère maman, la rassurer... Quel moyen employer ?
Il avait bien un ami en Hollande. De quelle manière s’y prendre pour rédiger une page qui ne compromettrait personne. Ensuite, comment mettre l’adresse ?
Le Hollandais comprendra bien qu’il doit réexpédier le paquet en France. Mais les ennemis devineront aussi et la lettre ne parviendra jamais. Pourtant, ce lui était une telle souffrance de savoir le souci de sa mère, qu’il se décida à risquer une carte postale ainsi conçue :
Mon cher Ami,
Vous seriez bien bon de faire savoir à ma mère que j’ai fait excellent voyage et suis arrivé sans encombre.
II n’osa pas tracer son nom de famille à consonances si française. Il écrivit au bureau de poste. Ensuite il marcha très vite dans la direction de Charleville. Il voulait y arriver avant la nuit, de manière à y coucher et à en repartir au point du jour.
Il avait juste cinq cents mètres à faire, il s’engagea sur le beau pont suspendu qui sépare — ou plutôt unit — Mézières et Charleville.
Il savait l’origine de la ville fondée en 1606 par Charles Gonzague de Mantoue et de Nevers, il se plaisait à imaginer ces héros d’un autre âge, ces guerriers armés de rapières, aux feutres empanachés, et il les comparait aux soldats gris à calotte ronde si déguenillés.
II marchait d’un pas élastique, conquérant, sur ce pont au-dessous duquel coulait l’eau calme et claire à présent.
Au milieu du pont il s’arrêta, regardant chacune à leur tour les deux villes à égale distance, il jouissait du paysage ; son âme très poétique, ses goûts d’artiste lui faisaient aimer passionnément les beaux site et il s’oubliait, un peu trop rêveur.
Il passait sur la chaussée des trains d’artillerie que la résistance du pont autorisait bien qu’il vibrât d’une rive à l’autre. L’enfant, intéressé, regardait, les lèvres entr’ouvertes, respirant à pleins poumons l’air pur et frais, saturé des rayons solaires dont l’action était vivifiante et tonique. Une surprise désagréable troubla sa songerie, une main s’était posée sur son épaule et une voix qu’il avait espéré ne plus jamais entendre disait :
— Hé ! le jeune chauffeur, je vous réquisitionne à nouveau.
René se retourna vivement, rouge de colère. Ce mouvement le mit en face de l’officier allemand qu’il venait de véhiculer.
Celui-ci était en compagnie d’un autre officier, et si le garçon eût été moins absorbé par sa contemplation, il aurait vu depuis longtemps ces deux hommes causer avec animation, gesticuler en montrant l’Est, et finalement il eût entendu son voyageur s’écrier :
— Mais, parbleu ! j’ai ce qu’il me faut, Forster. Vous voyez ce gamin occupé à se mirer dans l’eau en compagnie d’un horrible chien jaune les pattes dressées contre le parapet, c’est un conducteur de premier ordre, il nous mènera à Sedan avec maestria. Vous venez avec moi ?
L’autre s’était hâté d’accepter, et tous les deux, traversant le pont, avaient joint le jeune Français.
— Mein Herr, je ne suis pas libre, riposta l’enfant en serrant malgré lui ses deux poings.
— Oh ! oh ! mon petit, service de la patrie. Cela prime tout engagement, allons, ouste ! et à l’auto !
René se retourna simplement vers Charleville et sans répondre continua son chemin.
L’Allemand, stupéfait qu’on osât lui résister, attrapa l’enfant par le bras et le força à marcher à côté de lui.
— Ah ! tu rouspètes, comme disent les Français, nous trouverons bien quelques moyens de te forcer à obéir.
L’autre officier examinait René avec persistance :
— Dites donc, Werner, il est aussi peu Allemand que possible, ce garçon, qui est-il donc ?
René, en entendant ces paroles, fut saisi d’une peur atroce. Allait-on le deviner ? Il essaya de se dominer. En somme, il était en avance ; il avait sur les quinze jours de répit accordés par son oncle dépensé seulement cinq jours.
— Combien ce voyage me prendra-t-il de temps ? interrogea-t-il.
— Je n’ai pas à te répondre, je te réquisitionne ; comprends-tu, espèce d’insolent ?
— Comment t’appelles-tu ? fit son compagnon.
Il en coûtait au jeune Français de se renier lui-même. Il sortit son sauf-conduit de sa poche et le présenta.
— Karl Hartmann ! Tu es le fils du gouverneur de Mézières ?
— Son neveu, dit l’enfant d’une voix assurée, mais avec un fort tremblement intérieur.
Von Forster se radoucit immédiatement :
— Un tel nom vous impose un devoir, mon enfant ; nous devons gagner Sedan pour les nécessités du service, nous n’avons sous la main aucun mécanicien. Vous êtes adroit, conduisez-nous, c’est pour la patrie !
Que faire ? Le pauvre René dut céder, la nage dans le cœur… C’est pour la patrie, lui disait-on, et ces mots le torturaient.
La patrie ? contre la sienne, alors !
Mais il n’était pas le plus fort, il fallait céder, dissimuler, arriver à remplir sa mission… Quelle fatalité, cette rencontre si près du port ! Il se répétait intérieurement sa devise, sûr de n’être pas abandonné.
Il marcha près des ennemis, toujours, suivi du fidèle Mousson. Il trem blait qu’on ne le conduisît à son oncle, mais l’insurmontable foi restait en lui. On ne lui parlait pas ; en revanche, il entendait les paroles des deux Allemands.
— Il n’a pas le type allemand, ce petit Hartmann, remarqua Von Forster entre ses dents, il faut le surveiller.
— Il conduit très bien une auto et nous n’avons pas le choix. Je dois, d’après cette dépêche que vous m’avez transmise, voir le gouverneur de Sedan et sans doute me rendre de là au grand quartier général en Belgique. Notre vénéré souverain y sera quarante-huit heures au château des Amerois.
— Je pense que nous pourrions passer à la Kommandatur, le colonel Hartmann catéchiserait son neveu.
René frémit.
— Non, il vient de partir pour Reims.
René respira.
L’auto était restée sous la garde du factionnaire. Les Allemands y montèrent après avoir été prendre au bureau de volumineuses serviettes bourrées de papiers. Docile, le petit Français se mit au volant ; sa décision était prise :
— Allez, dit Werner, je vous indiquerai la direction par l’acoustique. Bon train, n’est-ce pas ?
Sedan ! ce nom n’était pas un souvenir de gloire pour René. Il réfléchissait tout en suivant la route excellente où la machine de première marque filait sans accrocs.
René se disait :
— Je conduis deux ennemis ; ils ont là, en leur possession, des documents d’une grande importance ; si je les avais ! Il ne serait pas très difficile de les prendre. Je ferais une belle embardée, je mettrais mes deux Boches dans le fossé ; avant qu’ils aient pu en sortir, j’aurais pris le revolver que Werner porte en bandoulière et je les enverrais proprement dans l’autre monde. Seulement est-il loyal de tuer deux êtres sans défiance, même ennemis ?… Est-il loyal de manquer à mon serment de ne rien voir ni entendre, comme rançon de mon passage en pays conquis ? Oh ! mon oncle Pierre, comme . j’aurais besoin de vos conseils ! Je sais qu’un officier prisonnier sur parole doit la tenir. D’autre part, les ennemis ont violé les traités les plus sacrés. Est-on engagé vis-à-vis de traîtres ?… Oui, car leur conscience ne peut influencer la nôtre. En tuant ces hommes, peut-être empêcherais-je beaucoup de sang de couler… Il n’y a personne sur cette route ; là-bas je vois un bois et un ravin. Je sais sauter en vitesse, que de fois j’ai pratiqué ce sport avec papa qui m’avait appris à me laisser tomber à la renverse de manière à être remis debout par le mouvement en avant du véhicule. Mon Dieu, donnez-moi un signe qui me tire de cette hésitation ; que je sache où est mon devoir !
À la lisière du bois, un gros chêne montait au-dessus des autres arbres, il étendait sur la route une épaisse ramure. René pensa que si, d’ici là, aucun obstacle ne le dérangeait, il jetterait l’auto dans le fossé en face de l’énorme tronc brun. Il accélérait, le cadran marquait 45… 50… 55… Lorsqu’il entendit ces mots par l’acoustique :
— Après le bois, tournez à gauche.
Il fallait ralentir, et René s’aperçut que des gens étaient assis au bord du fossé, des fusils en faisceaux s’alignaient derrière eux, les hommes au repos mangeaient la soupe.
— Coup manqué, je ne dois pas les tuer, se dit-il, avec un grand soulagement de conscience.
Il vira selon l’ordre, la ville était devant lui. Sedan, dont chaque pierre évoque la guerre de 1870, Napoléon épuisé, mourant, vaincu ! Des larmes montaient aux yeux du petit mécanicien.
— A la Kommandatur, le drapeau vous l’indiquera, dit Werner par l’acoustique.
Ce n’était pas loin. Le drapeau allemand se balançait au soleil, en face le drapeau blanc frappé de la croix rouge d’une ambulance, où justement entrait une voiture emplie de blessés. René freina brusquement, s’arrêta net. Les deux Allemands descendirent, leurs papiers sous le bras, et Werner dit à René avec une certaine déférence :
— C’est très bien, attendez-moi.
René mordit durement ses lèvres pour ne pas riposter par une insolence.
Il était 2 heures après-midi, les vingt kilomètres qui séparent Mézières de Sedan avaient été franchis en une demi-heure.
— Si je filais avec leur auto, pensait le jeune Français, blême de rage, de froid, de faim... je serais repris bien vite et jeté en prison, ce qui ne m’avancerait guère. Où vont-ils me mener à présent s’ils font une inspection des villes ?
Il n’attendit pas longtemps. Werner ressortit en coup de vent et lui cria :
— Allez déjeuner vite, faites votre plein d’essence ; vous me conduirez ensuite au château des Amerois, dans les Ardennes.
Ah ! quelle clarté joyeuse inonda le cœur de René au moment où il s’enfonçait dans le découragement.. Non, vraiment, il ne devait jamais douter de la protection divine, son ange conducteur le menait par la main. Voilà maintenant cet Allemand qui le conduisait juste à son but, à quelques kilomètres de Valradour !
Il rendit le contact, fit quelques tours de roues et stoppa devant Gasthousetopf. C’était un nom bien allemand, mais il n’avait pas le temps de choisir. Il s’installa devant une table de bois, juste contre la devanture vitrée, afin de surveiller son auto, car il y tenait à son auto, à présent ! Un garçon maigre, pâle, boiteux, comme à l’heure actuelle on en trouve (faute des plus robustes, tous partis), s’approcha :
— Que désire Monsieur ?
René sourit et répondit en français, tant l’autre avait mal prononcé les mots germaniques :
— Une tranche quelconque de rôti, des pommes de terre, de l’eau et une soupe pour mon chien.
La figure du servant s’illumina, il reprit en français de Montmartre :
— Chic, alors ! ici on parle français. Ce que je vas vous soigner ça !
En effet, René fut servi avec sollicitude et Mousson eut une pâtée abondante. Le garçon, serviette sous le bras, restait le plus possible près de son client. A cette heure tardive, les déjeuners étaient finis.
Evidemment, il mourait d’envie de causer, René le comprit :
— Vous êtes Parisien ?
— Oui, j’ai été surpris ici au moment de la guerre. Vous n’êtes pas Boche, ÿous non plus, ça se voit.
— Taisez-vous, méfiez-vous, les oreilles ennemies vous entendent !
— Je sais, mais par pitié, dites-moi (il baissa le ton), ils ne sont pas à Paris, nous les battrons.
— Pour sûr, fit René en allongeant un bon pourboire qu’il dissimula dans une cordiale poignée de main.
Mais le valet rendit le mark.
— Ah ! non, pas cela. Vous m’avez fait tant de bien !
L’émotion de son brave compatriote gagnait René ; il lui serra une seconde fois la main et sortit pour courir arranger l’auto, prendre des bidons pleins, du carbure, car la nuit serait tombée dans une heure et il ne voulait plus de pannes maintenant.