Le Mystère de Valradour/Chapitre XVI

Maison de la Bonne presse (p. 48-50).

CHAPITRE XVI

AU PORT


Certes, l’Allemand Werner ne se doutait pas, lorsque René s’empressa d’obéir à son appel, à quel motif il devait l’air satisfait, joint à l’activité de son mécanicien. Il l’attribua avec fatuité à sa belle phrase sur la patrie.

On prit la grande route qui va droit à la frontière comme 15 heures sonnaient au beffroy. L’officier allemand, ravi d’aller voir son empereur, fredonnait l’air du Deutschland uber alles. René s’offrit le plaisir, tout en manœuvrant et bien sûr de n’être pas entendu, de siffler, lui aussi, mais ce fut l’air entraînant de Sambre-et-Meuse.

Wemer était seul à l’intérieur avec ses inévitables papiers. Sur le siège de devant se tenaient René et Mousson.

Il faisait un froid terrible, une espèce de grésil tapait contre les vitres, et il fallait toute l’attention du jeune conducteur pour éviter les rencontres.

À 3 h. 52, le soleil disparut, le crépuscule fut très court. René arrêta la voiture pour allumer les phares et la lanterne d’arrière. Wemer ouvrit la portière :

— Vous n’avez pas de couverture ? demanda-t-il.

— Je ne pouvais pas m’imaginer devenir chauffeur, riposta l’enfant.

— Prenez celle-ci, j’ai une longue pelisse.

Surpris d’un tel égard, le petit Français accepta avec empressement, il allait remercier, lorsque l’officier ajouta :

— Je craindrais que vous ne puissiez plus conduire.

— T’es bête, espèce de Boche ; j’allais être ta dupe, songea l’enfant qui s’enveloppa avec joie dans la bonne peau de bique et en laissa pendre un bout sur son chien.

Il reprit tout haut :

— Je vois juste autant que la projection des phares, j’ignore la route ; averticsez-moi s’il y a des ponts, des tournants brusques, des avis de ralentir.

— Je vous le dirai par le tuyau de caoutchouc. Allez seulement à quarante kilomètres la nuit.

— À quelle heure arrivera-t-on ?

— Vers 6 heures si la route est fraîche réparée, ce que j’espère.

René sauta en place et démarra dans le demi-jour.

On croisait peu de gens, quelques autos, un groupe de uhlans à cheval ; puis, au lever de la lune, le temps s’éclaircit, quelques étoiles parurent. Devant soi des monts, à droite des bois, à gauche un haut talus. René sifflait maintenant un cantique qu’on chantait au patronage de son oncle ; « Sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré Cœur ! »

De temps à autre, Mousson, pris de tendresse, rappelait sa présence en allongeant sa patte sur les genoux de son maître.

Dans l’intérieur de la voiture, Werner lisait à la lueur de sa lampe électrique. De nouveau René causait avec lui-même.

— J’ai promis à mon professeur d’allemand de ne rien voir ni rien dire tant que je serais en pays français annexé ; mais, une fois en Belgique, est-ce que je ne redeviens pas libre ?… Je vais au grand état-major allemand installé dans le beau palais des Amerois, ancienne résidence du comte de Flandre et que j’ai si souvent entendu décrite par la vieille amie de grand’mère, la comtesse du Miniel. Son père, le comte de Lannoy, avait vendu cette propriété au père du roi Albert de Belgique. Je me souviens même que Mme du Miniel nous racontait être venue toute jeune femme passer sa lune de miel d’autant plus pittoresque que les loups hurlaient jusque dans le parc et que les hibous et chouettes lui donnaient des sérénades nocturnes. Quand le comte de Flandre acheta le château, il fit dessiner le parc, éloigna les bois, et les carnassiers s’enfuirent chercher un autre repaire. Mme du Miniel nous montrait aussi la célèbre table haricot apportée par elle du château des Amerois et sur laquelle son ancêtre, le comte de Lannoy, vice-roi de Naples, avait déposé l’épée de François Ier lorsqu’il la lui rendit à Pavie. Cette table avait été conservée par le Français respectueux qui avait reçu à genoux l’arme du roi de France, glorieusement vaincu. René se souvenait d’avoir bien souvent pris son thé sur la table haricot, nommée ainsi à cause de sa forme.

Les deux côtés de la route éclairée subitement par les phares retombaient dans l’ombre derrière la voiture, des oiseaux dérangés volaient, quelques troupeaux attardés passaient, conduits par un paysan, et c’étaient des arrêts suscités par les vaches qui ne se dérangeaient pas. Une fois, René dut descendre pour remettre en marche. Il était seulement 17 heures et la nuit opaque formait un cercle noir hors le rayon des phares, le froid était moins cruel qu’à la tombée du jour. Werner, cigarette aux lèvres, continuait sa lecture, chaudement protégé dans sa boîte roulante.

On reprit l’allure en première vitesse. Une rude et longue côte dont la fin se perdait dans l’obscurité fatiguait le moteur. Soudain, René entendit un sifflement inquiétant sur sa droite.

Au même moment, Werner baissait la vitre.

— Un pneu crevé ! Vous avez une roue de secours. Saurez-vous la mettre ?

— Oui, fit René, impatienté ; descendez, il faut un peu soulever la voiture.

Ennuyé de ce dérangement, l’officier, au lieu d’aider le garçon de quatorze ans qui travaillait pour lui — du moins il le croyait — se mit à se promener sur le chemin en fumant.

Une tentation folle vint au coeur du petit Français encore une fois :

— Si je le laissais là... Je puis sauter vivement sur ma direction et me lancer à du soixante, j’aurais la serviette aux papiers, et quand je serais au bord de la Semois qui doit être peu éloignée, je sauterais de la voiture que je lancerais en pleine rivière.

Mais comme s’il eût deviné la pensée de son jeune compagnon l’Allemand se plaça à côté de lui, Je regardant fixer sa roue le long de l’autre, la gonfler à l’aide de la bouteille d’air comprimé, rassembler les outils dans le coffre, donner un tour de manivelle et finalement remonter à sa place sans dire un mot. L’officier avait à peine eu le temps de s’installer que déjà l’auto reprenait sa course. Il grommelait :

— Si je te gardais à mon service, tu ferais connaissance avec la schlague, jeune malappris.

René ne s’occupait guère de l’opinion de son voyageur. Il courait vers la Belgique, hérissé de froid, soufflant de la buée, les pieds et les mains insensibles. .. Mais qu’importait ! Il était au but.

— Ah ! oncle Pierre, vous avez voulu vous priver de votre argent pour moi, songeait-il fièrement. Non seulement il est intact dans ma poche, mais j’en ai gagné ! A présent, je vais aller contempler le tragique vautour dans son aire, je verrai l’homme néfaste qui a déchaîné sur terre la plus grande guerre du monde. Quelle étrange destinée est la mienne, les événements courent sur moi, vertigineux, comme cet auto sur le chemin ! Quand je songe qu’il n’y a pas seulement une semaine, je dînais tranquillement à cette heure rue Daubigny, près de maman et de l’oncle Pierre. J’arrangeais mon temps pour le congé de dimanche. Ce dimanche, demain, où donc irais-je à la Messe ?

— Attention, cria Werner par l’acoustique, voici le pont de la Semois, ralentissez, ensuite l’avenue du château ; la grille sera ouverte, éclairée de globes électriques, vous verrez de loin l’entrée, stoppez devant le poste de garde.

— J’arriverai, Dieu le veut ! clama le cœur vibrant du petit Français. Ah ! comme la destinée se sert des hommes sans leur assentiment. Mon Boche, dans le fond de la voiture, ne se doute pas du service qu’il me rend !

René voyait des lumières à travers les arbres. Deux énormes globes blancs jetaient de vives lueurs sur l’arrivée. Deux factionnaires montaient la garde, un faisceau de drapeaux ornait le fronton de la grille aux piques dorées, où se voyait encore le lion de Belgique, dressé, lampassé et griffé de gueule. L’officier du poste vint ouvrir la portière :

— Service du front ! dit Werner.

— Passez.

— Au port ! je suis au port ! se dit l’enfant radieux. En vérité, nulle aventure ne saurait être égale à la mienne. Me voilà, en toute liberté, moi Français, dans le calais de l’hydre allemand !