Le Mystère de Valradour/Chapitre XIV

Maison de la Bonne presse (p. 38-41).

XIV

LE PROFESSEUR D’ALLEMAND


Une épaisse Badoise tenait la cantine, elle avait deux tresses blondes tombant dans son dos, un corselet noir à grosses manches courtes qui laissaient voir ses bras rouges. Elle se tenait près d’un fourneau et tricotait activement.

II faisait chaud sous la tente, la cafetière chantait sur le feu, dans une poêle grésillaient des saucisses et une marmite de pommes de terre montrait l’espoir d’un bon souper. La cantinière sourit au jeune arrivant :

Vas wollen sie ?

L’enfant et le chien s’étaient approchés du fourneau et René répondit en allemand, pris par le bien-être :

— D’abord une carafe d’eau, puis deux saucisses et des pommes de terre.

Une planche sur des tréteaux servait de table, une autre planche plus basse sur des tréteaux servait de banc. La femme l’observa :

— J’ai de la bière.

— J’aime mieux de l’eau.

Alors, à la grande surprise de la cantinière, le garçon avala à la file quatre verres d’eau, ensuite il en offrit autant à son chien qui les lappa d’un coup de langue. Puis il redemanda une autre carafe.

L’Allemande rit :

— Je vais vous apporter la cruche, jeune caneton.

— C’est cela, apportez la cruche.

Quand le maître et l’animal eurent bu, ils attaquèrent les saucisses et les pommes de terre. L’un allait plus vite que l’autre, et mangeait quatre fois autant. Ils achevèrent le repas par une tasse de café dont Mousson lécha longuement le fond plus sucré.

— Combien ? demanda René un peu inquiet.

— Douze pfennigs.

Il respira. La vie chère ne se faisait pas sentir jusqu’ici. Il est vrai que la composition des saucisses était inconnue et celle du café aussi.

Mais tout cela était chaud et les hôtes peu difficiles. Des ouvriers venaient boire et manger ; ils essayaient de causer avec le petit voyageur, mais lui avait mis sa tête sur son bras replié à même la table et feignait de dormir. Quant à Mousson, il dormait consciencieusement.

Chose curieuse, ces gens avaient une conversation d'enfants, ils s’entretenaient de babioles et jouaient entre eux avec des petites pierres comme avec des osselets. Ces puérilités étonnaient René ; ces mêmes êtres étaient capables de tuer avec la même inconscience qu’ils jouaient.

Avant 4 heures le soleil disparut, les ouvriers groupèrent leurs outils, accrochèrent la petite locomotive aux wagonnets, la cantinière ferma sa tente, mit les restes de ses provisions dans un panier et chacun monta à sa place. Renc et sa bête attendaient le capitaine de l’équipe. 11 vint en dernier, après avoir marqué l’échelon pour le lendemain.

On lui avait réservé le wagonnet de tête dans lequel se trouvait un tapis et, chose bizarre, un canapé !

— Veuillez entrer, dit-il à son élève avec un sourire tandis qu’il enjambait le rebord de la caisse, dénuée de portière, bien entendu.

D’un bond, le chien avait passé le premier et s’était aplati sous Le siège confortable, sur le magnifique tapis d’Orient.

Hartmann expliqua :

— Mes hommes ont pris ces belles choses dans une villa abandonnée. Tenez, nous allons partager ma couverture, il fait un froid de loup ce soir. Et votre cher papa ? J’ose à peine vous en parler... nous sommes dans une situation si étrange et si pénible !

— Père est au ciel. Mon oncle Pierre dit qu’il a eu la meilleure part.

— C’est bien sûr. Il ne souffrira plus. Je pense que ceux qui tuent et ceux qui sont tués reçoivent là-haut le même accueil et souvent font la route ensemble. Quel fléau que la guerre !

— Elle a toujours existé. Votre de Moltke disait : « La guerre est sainte, elle est nécessaire... » Ne pensez-vous pas que la paix est proche ?

— Si. Et nul ne se doute quand et comment elle viendra. Mais la fin est arrangée par la Destinée qui l’a écrite bien avant que les hommes ne s’en doutassent. On a tort de s’en vouloir entre peuples, René, parce que ni les uns ni les autres ne sont coupables.

— Qui, alors ? les gouvernants ?

— Pas même. L’inéluctable fatalité. Est-ce que vous croyez possible que des millions d’hommes se fassent tuer pour le plaisir d’un seul, si une force plus grande que celle d’un empereur ou d’un roi ne les menait. Non, mon enfant, les cataclysmes, qu’ils soient dus aux événements ou aux humains, viennent à l’heure marquée, nul ne peut les éviter. Alors, à quoi bon s’en Vouloir entre nous, infortunés « terriens » soumis aux mêmes douleurs !

René ne répondit pas, la philosophie de son professeur le touchait moins que le vent du Nord qui lui soufflait dans les oreilles par la vitesse de cette course à découvert. Là-haut, un ciel étoilé présageait une dure gelée. Ils entrèrent dans une forêt, le roulement fut plus sourd, mais les wagonnets ferraillaient, point suspendus, avec des cahots qu’atténuaient les ressorts du canapé. Des wagons suivants où, certes, on ne philosophait pas, les rires do la cantinière et des soldats venaient.

— Où pensez-vous coucher ce soir, René ? demanda Hartmann en paroles hachées, car l’air lui coupait le souffle maintenant qu’on traversait un pont sur l’Aisne.

— Dans un hôtel quelconque. Je ne connais pas la ville. Est-elle habitable en ce moment ?

— Très bien ; si les Français ne s’étaient pas sauvés à notre approche, ils n’auraient eu aucun mal. Je vais vous offrir de partager ma chambre, j’ai deux lits, parce que longtemps j’ai gardé un ami blessé, il est parti depuis une semaine ; de la sorte, mon enfant, il ne vous arrivera rien de fâcheux.

— Comme vous êtes bon, Monsieur. Quel dommage que vous soyez Allemand ! "

— Est-ce bien l’heure de vous en plaindre ? riposta le professeur avec un sourire. Ce soir, si vous voulez, j’ai mon violon, nous jouerons la symphonia pastorale. Je ferai la partie de piano. Chaque soir, à l’hôtel, nous faisons un peu de musique avec des camarades.

— Allemands ?

— Sans doute.

— Oh ! alors, Monsieur, vous m’excuserez, je suis en deuîl !

Le professeur n’insista pas… René pensait à la singulière mentalité de cette race, dont il aimait la musique et les poètes, et qui, à présent, se révélait si odieusement brutale et cruelle.

Attentif, paternel, le professeur enveloppait l’enfant dans la couverture, une superbe peau de loup de même provenance que les meubles.

Ils roulaient dans la nuit glacée à une allure vertigineuse, sur cette voie neuve, encore incertaine, que les audacieux nommaient Aix-Ia-Chapelle-Calais. Le train ralentit à la rampe rude qui mène à Rethel perchée si haut sur la rive droite de l’Aisne, ils évitèrent la gare des voyageurs, la rame de ballast s’arrêta à sa jonction avec l’embranchement de Reims. Les ouvriers descendirent en hâte pour gagner au plus vite leur cantonnement sous la conduite du feldwebel, tandis que le capitaine, accompagné de René, se dirigeait vers l’hôtel du Cœur d’Or.

Bien qu’il fût tard, les officiers logés dans la maison veillaient encore. Ils jouaient, fumaient, buvaient d’immenses chopes qu’ils tournaient sur un rond de feutre et précipitaient dans leur gosier pendant le mouvement giratoire du liquide de pius en plus accéléré. C’est un petit tour de force très goûté des Allemands. Quelques-uns jouaient au piano des valses sentimentales. À cause de son compagnon, Hartmann n’entra pas au salon, il monta tout de suite chez lui, offrant à René de lui faire apporter à souper. Mais le jeune voyageur, éreinté, supplia qu’on le laissât dormir, n’ayant d’autre désir.

Hartmann le comprit, laissa son invité s’installer à son aise et retourna souper. Quant à Mousson, il s’était déjà coulé sous l’édredon.

Jamais comme ce jour-là René n’avait apprécié des draps frais, un lit, une chambre chaude, un cabinet de toilette pour faire ses ablutions.

Il s’endormit immédiatement.

Après son repas, Hartmann s’approcha d’un officier qui lisait, pipe aux dents :

— Dis donc, Karl, comptes-tu toujours aller demain à Mézières ?.

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que si tu voulais me remplacer sur la ligne, je serais content d’aller voir mon frère qu’on va déplacer incessamment.

— Je voudrais bien, mais il y a demain de grands bouleversements de troupes. Il en vient du front russe qu’on va jeter en France, Je n’obtiendrai pas une permission. Tu as vu les journaux ?

— Non, j’arrive.

— Eh bien, nous avons enfoncé les Serbes. Ils ont le sort des Belges, mon cher ! Rien ne nous résiste.

— À quel prix, Karl ! J’aurais mieux aimé que tu me dises : C’est la paix !

Il remonta sur ces mots que l’autre ne releva pas, las lui aussi, sans oser le dire.

Le professeur entra avec précaution pour ne pas éveiller l’enfant dont il avait assumé la garde, l’enfant qu’il aimait, l’ayant vu grandir. Il le regarda, si confiant, et il se livra dans le silence à un examen des poches de l’enfant. Il les visita une à une, il voulait s’assurer que rien de compromettant n’existait en dehors de ce qu’il savait. Sa conscience à lui et la propre sécurité du petit exigeaient cette précaution. Il ouvrit le portefeuille de René : il contenait une carte des rives de la Semois avec des points de repère marqués, une photographie de son père et de sa mère, et cent cinquante francs en billets. Hartmann prit cinquante francs et les changea en marks qu’il mit à la place. Ceci accompli, il eut l’esprit tranquille et finit par se coucher, lui aussi, en songeant encore :

— Pourquoi les peuples se détestent-ils… puisque Dieu n’a créé que des frères, ses enfants, et que nous disons tous le même Pater ?