Le Mystère de Valradour/Chapitre XIII
CHAPITRE XIII
LA RENCONTRE
René ne s’endormit pas vite, il était d’ailleurs à peine 5 heures du soir,
bien que la nuit fut complète ; il pensait à son père qui avait peut-être suivi
cette même route, puisque son chien y errait encore ; il croyait à l’inspiration
paternelle qui lui facilitait toutes choses dans cet invraisemblable
voyage semé de pièges et de chausse-trapes. La decouverte de ce four était
une trouvaille, il emporterait une bonne provision. Comme il avançait peu !
En deux jours, avait-il accompli plus de douze kilomètres… ? La nuit l’entravait, pourquoi ne marcherai t-il pas la nuit ? S’il pouvait découvrir une route tracée…
Au milieu de ces réflexions il entendit un coup de sifflet assez lointain suivi d’un sourd roulement.
— Un train, se dit-il, voiià ce qu’il me faudrait, seulement ce doit être un train allemand… On ne m’y laissera pas entrer… à moins que je ne me dise Alsacien.
Il s’endormit au milieu de ces projets, la tête sur sa « musette » et ne fit qu’un somme jusqu’au matin.
Quand il s’éveilla, une éclatante blancheur s’étendait devant l’entrée du four, la neige voilait les tristes débris, tout était blanc et pur, l’air ne charriait plus les infectes odeurs… Il ne faisait pas encore jour, mais la montre de l’enfant, cadeau de l’oncle Pierre, avait un cadran lumineux, il put donc y lire : 6 heures.
— Marchons, se dit-il ; avant, déjeunons.
Ce n’était pas difficile, le couvert était mis, il n’avait qu’à avancer la main. Il commença par emplir d’une bonne provision de pain le sac de toile imperméable qu’il portait en bandoulière et qui lui avait servi d’oreiller. Puis il avala une bonne ration arrosée de neige. Le chien l’imitait.
Comme il était heureux d’avoir cette bête, il la caressait et pourtant il ne savait pas, nul ne saurait jamais le rôle entier de Mousson ! Lui seul eut pu le dire ! Mais il pensait que la main chérie de son père avait complaisamment erré sur le front du bon chien, et il l’embrassait.
Le seul reflet de la neige éclairait le fugitif. Comment trouverait-il sa route à travers l’uniforme tapis ? Heureusement le halo blanc qu’il avait aperçu la veille demeurait visible et il marquait un point de repère. La couche de neige était inégale, le vent en avait jeté des amas par endroits, l’aurore naissait sur la plaine ondulée à perte de vue.
Et au milieu de l’éclatante blancheur, les deux pauvres êtres falots, faisant tache, s’activaient pour avancer dans ce sol mou. Une rangée d’arbres semblait indiquer une route, le petit alla de ce côté, sa boussole l’empêchait de prendre sa direction à rebours. Malgré le froid, il avait très chaud tant sa marche était fatigante, et pourtant René avait un encouragement depuis qu’il possédait un compagnon. Celui-ci tournait souvent vers lui ses beaux yeux orangés, si tendres et si doux. Des fois, il flairait avec inquiétude ce sol qu’une bosse de neige marquait. Vers midi, après une épuisante étape, une chance encore s’offrît aux fugitifs sous la forme d’une automobile abandonnée, brisée sans doute. Ils y entrèrent tous les deux pour déjeuner. C’était une belle limousine, vêtue de somptueux drap gris à l’intérieur. Un porte-bouquet y était encore accroché, une glace dans une gaine de cuir, une pendulette cassée, et, chose fort appréciable, dont René s’empara, un fort couteau à manche de corne gisait entre les coussins. Les deux amis trouvèrent leur pain sec — si sec ! — excellent ; ils étaient à l’abri du vent glacé, et tout est tellement relatif, que le garçon se trouvait privilégié. Ce repos lui rendit sa vigueur, et il repartit sur le coup de 2 heures, estimant avoir accompli une dizaine de kilomètres au moins dans sa matinée. Un peu de soleil faisait briller la neige, une des craintes de l’enfant était de tomber dans quelque trou invisible, aussi suivait-il avec précaution la route jalonnée par les arbres.
Souvent il entendait le sifflet du chemin de fer, un roulement de wagon et des coups de marteau sur du fer. Point de bruit de bataille. Il devait avoir dépassé la zone de combat, être en plein pays envahi par l’ennemi. Il traversa un pont. Qu’était cette rivière ?
— L'Aisne ?... la Meuse ? Au delà du pont la solitude cessait. Une quantité d’hommes travaillaient, et René eut l’explication des coups de sifflets et des roulements. Les Allemands construisaient une ligne de chemin de fer.
René, hésitant, s’arrêta. Se montrer ? Etait-ce prudent ? Mais la question, fut résolue sans sa volonté. Une balle siffla à ses oreilles.
Il leva les deux bras montrant qu’il n'avait pas d’armes, mais son cœur battait bien fort. Il lui revenait à l’esprit des histoires de mains coupées.
Une voix dit en allemand :
— Ne tirez pas, c’est un enfant, vous voyez bien, amenez-le-moi.
Un soldat accourut, mit une lourde patte sur l’épaule de René et le poussa jusqu’à l’officier qui debout surveillait les travaux.
L’homme toisa le petit et le petit regarda l'homme, puis leurs yeux à tous les deux s’adoucirent.
— Monsieur Hartmann ! s’écria René.
— Retourne au travail, ordonna l’officier au soldat.
Et s’adressant ensuite au jeune voyageur :
— Vous ici ! mon pauvre enfant ! par quel hasard ?
— Oh ! toute une histoire trop longue à dire ; mais que je suis heureux de vous rencontrer, mon cher professeur, vous allez au moins me dire où je suis, et comment faire pour gagner Mézières, Charleville et la Semois.
— C’est bien loin, mon ami. Et que de risques d’ici là ! Le camp de concentration où mon devoir m’obligerait à vous envoyer, si...
— Si depuis dix ans vous ne m’aviez pas appris l’allemand et le violon, si vous n’aviez pas été notre ami, bref, si en changeant de costume vous aviez changé de cœur.
— Oui, justement, René, je n’ai pas pu changer de cœur. Vivant à Paris, marié à une Française, j’ai aimé la France, et aujourd’hui, forcé d’obéir à la loi de mon pays, je souffre.
— Ah ! ce que je vous comprends ! Et mon ami Charles, où vit-il ?
— Mon fils est avec ea mère, chez mes beaux-parents, à Rennes. Mon cher René, que de tristesses pour nous tous !
— Monsieur Hartmann, ne pourriez-vous me faire monter dans un train jusqu’à Mézières. Si vous saviez quelle hâte j’ai d’arriver ; surtout, soyez sans crainte, mon but n’a rien de politique, il s’agit de choses absolument privées, aidez-moi...
René, câlin, doux, gentil comme il l’était à Paris quand il allait trois fois par semaine chez le professeur d’allemand et de musique, avait gardé en lui une absolue confiance. Cet homme, venu à Paris pour y gagner sa vie, était Bavarois, bon catholique ; il passait ses dimanches, la plupart du temps, au patronage de l’abbé Pierre qu’il aidait, en tenant l’orgue de la chapelle, et en apprenant le chant grégorien aux jeunes gens. Iohan Hartmann, marié à une Bretonne, n’avait pas l’âme féroce, la kulture avait glissé sur lui, et il avait été grandement surpris et désolé au mois de juillet 1914, quand un ordre de mobilisation l’avait atteint en pleine quiétude. Mais il avait dû obéir, ayant encore à Munich son vieux père qui eût été fort maltraité si son fils avait été condamné comme déserteur.
Il réfléchissait à la pénible situation où le plaçait l’arrivée imprévue de son élève. En ce moment, il était maître sur cette voie dont on l’avait chargé. Après... il avait bien son frère Ulric qui commandait la place de Rethel, mais celui-ci, élevé à Ratisbonne, très Allemand, que ferait-il ?
René, anxieux, attendait. Hartmann reprit :
— Ecoutez, je vais toujours vous emmener ce soir à Rethel, nous avons un train de ballast, je vous prendrai avec moi. Surtout, ne parlez qu’allemand, vous serez mon neveu.,., allant rejoindre son père.
— Merci, fit simplement René ; si je pouvais un, jour rendre service à Charles, je le voudrais. Quand partons-nous ?
— Pas avant la chute du jour. En attendant, vous voyez là-bas cette petite tente. C’est une cantine pour les ouvriers, il y a un petit fourneau et quelques subsides.
— Ah ! tant mieux ! j’ai tellement soif !
— Allez-y, mon enfant ; avez-vous de l’argent ?
— Oui, merci, j’ai tout ce qu’il me faut.
— Est-ce sûr ? Vous ne pouvez offrir de l’argent français sans vous compromettre, vous êtes ici en Allemagne.
— Ici, c’est la Champagne !
— Certainement… mais allemande. Voici un mark.
— Oh ! non.
— René, vous me feriez de la peine. J’ai si souvent dîné chez vous, à Paris. Et votre oncle Pierre ?
— Soldat !
— Mon Dieu ! J’ai réussi à ne nas avoir encore tiré un coup de fusil… Je suis dans ce que vous appelez les tringlots, mais allez vous restaurer ; avant deux heures, il fera nuit et nous partirons.
L’enfant s’éloigna radieux. Une fois de plus sa devise sortit de ses lèvres.
— « J’arriverai ! Dieu le veut ! » Tout de même, cela me blesse un peu de passer pour un Boche… Bah ! c’est comme si je jouais la comédie au patronage de mon oncle.