Librairie de France (p. 29-38).

III


Après des essais divers, on remarquait autour de moi combien M. Grillé rendait agréable la moindre des manifestations musicales. On devinait ses leçons profitables et toutes les séances qu’on lui demandait d’organiser, réussissaient. Des amis de ma famille s’informaient de ce professeur dont les soins donnaient des résultats si heureux ; et chacun se découvrit un talent de musicien qui ne cherchait que l’occasion de se produire et qu’un homme tel que M. Grillé saurait sans doute utiliser à la satisfaction de tous.

Ne pourrait-on créer avec tout cela des matinées ou des soirées ? M. Grillé accepterait-il de diriger quelques amateurs ? C’était ce que se disaient entre eux les plus emballés.

S’il accepterait ? Le cher homme ne demandait que cela, ne désirait rien tant qu’une semblable proposition.

Elle lui fut faite et la chose fut bientôt réalisée.

Chez mon père, tous les samedis soirs, pendant trois hivers, M. Grillé vint diriger un orchestre d’amateurs.

Nos réunions du samedi me firent détester les cartes, la politique et les potins. Elles ajoutèrent aux études classiques que me faisait goûter M. Grillé, des éléments de comparaison, récréations intelligentes qui excitaient le goût sans le gâter.

De même que la lecture des romans de Jules Verne, de Dumas et d’Erckmann-Chatrian ne diminuait en rien mon enthousiasme pour Racine ou pour Flaubert et développait au contraire en moi les facultés d’imagination qui aident à mieux saisir la partie vraiement artistique des œuvres, de même notre répertoire de musique populaire, parallèle aux classiques des leçons particulières, parfaisait ces études et me révélait grâce à des rythmes faciles, la joie d’interpréter et l’incomparable puissance de l’orchestre.

Enfin, je dois l’avouer, un plaisir d’un autre genre complétait pour moi ces séances. Les hommes que je voyais se livrer à ce passe-temps artistique m’étaient jusqu’alors apparus tous ou presque tous dans des fonctions graves. Et quoiqu’ils fussent venus là pour s’amuser, le jeu cependant nécessitait une petite somme de cette gravité qu’ils donnaient ailleurs et à des heures nombreuses au travail et aux affaires. Je leur en savais gré et les admirais même jusqu’à un certain point. Je les observais dans leurs passagères fonctions et ne me lassais pas d’examiner leurs poses, d’écouter les réflexions émues quand ça avait bien marché ou les manifestations d’inquiétude devant les passages trop chargés.

À huit heures et demie, arrivaient les musiciens de l’orchestre, une pianiste, deux violons et un alto. M. Grillé faisait la partie de violoncelle et moi une partie de troisième violon qui n’était pas le premier, mais qui n’était pas le second : « C’est celle, me disait M. Grillé, d’un violon sur la rive du premier violon, je l’ai arrangée selon votre force. »

Et quelle ne fut pas ma stupéfaction, en ouvrant, à la première séance, le cahier qui m’était destiné, de lire en tête : 1er VIOLON RIPIANE.

M. Grillé arrivait assez exactement. L’hiver, lorsqu’un froid un peu vif se faisait sentir, il mettait sur ses épaules une des couvertures de voyage qui recouvraient ordinairement son harmonium : « J’ai mis mon plaid », disait-il. Le plaid formait un amas énorme, gris rayé de rouge, d’où émergeait le chapeau haut-de-forme du professeur.

Après s’être défait de son plaid, M. Grillé entrait, se prosternait devant la maîtresse de la maison avec sa phrase habituelle : « Je vous présente, Madame, mes civilités ! »

L’attitude de M. Grillé, à ces soirées, était celle d’un artiste aimable et modeste. Il prenait part à la conversation avec simplicité, s’échauffait un peu s’il était question de musique, mais sans jamais imposer son avis, avec une volonté apparente de ne blesser personne. Dans les moments de repos, il restait derrière son pupitre, attendant qu’on l’engageât à quitter sa place.

Les pupitres doubles formaient une ligne perpendiculaire au piano, de manière à ce que les premiers violons fussent du même côté que la partie haute du piano.

Bergeat, premier violon solo, était le premier de cette ligne qui avait à sa droite la main droite de la pianiste. Je venais ensuite à la gauche de Bergeat. À ma gauche à moi, il y eut à certains jours, un flûtiste.

Sur la seconde ligne, il y avait en face du premier violon solo, M. Grillé et son violoncelle, puis l’alto, puis le second violon.

Je n’avais encore pénétré que rarement dans une salle de théâtre, mais assez pour que le brouhaha de l’orchestre qui s’accorde me fut connu. Quel ravissement que celui de me sentir, moi ripiane, tel qu’un des éléments de cette cacophonie. L’impression, le premier soir, fut générale et nous nous regardâmes tous en souriant de plaisir. Puis M. Grillé frappa deux légers coups de son archet sur le coin de son pupitre, donna quelques conseils, puis indiqua le mouvement : « Un, deux, trois… » L’orchestre attaqua la première mesure et l’effet fut immense sur mes nerfs et sur mon cœur.

Les morceaux à l’étude étaient d’abord le menuet célèbre de Bocherini et l’ouverture du Calife de Bagdad de Boïeldieu.

Choix excellent pour les débuts de l’orchestre.

Nous avions tous entendu plus ou moins le premier de ces deux morceaux, ce qui devait faciliter la mise en train. Quant au second il est charmant et m’a toujours donné l’envie de connaître l’opéra entier, lequel, d’après le dire de M. Grillé, avait des pages supérieures aux plus jolies trouvailles de La Dame blanche.

Lorsque l’orchestre se sépara, deux ans plus tard, son chef l’avait conduit progressivement au déchiffrage d’œuvres plus difficiles, telles que l’ouverture de l’Italienne à Alger de Rossini et la Marche funèbre de Beethoven.

Des valses formaient la partie récréative du répertoire, celle qui se déchiffrait vite, en observant du premier coup les nuances.

Mais pour l’autre, que de soins et combien de passages répétés mesure par mesure !

Alors qu’on se croyait sûr de soi et de tous, M. Grillé frappait son pupitre : « Reprenez à la lettre D… plus de netteté de la part des basses ; la dernière fois, messieurs, s’il vous plaît ! » Il fallait recommencer encore et encore… « Il y a là un petit trait, disait le chef d’orchestre, qui doit se faire piano, piano… encore une fois… et nous enchaînerons ! »

Tout à coup, M. Grillé vociférait : « Forte ! » Il me semblait qu’un orage éclatait et chacun râclait éperdûment.

Je risquais un œil sur mes voisins. M. Grillé, la bouche ouverte, prêt à crier une indication, les yeux écarquillés, scandait chaque mesure, donnait le mouvement avec toute sa personne. Bergeat, le dos voûté, usait dans les moments vifs, les crins de son archet dont quelques mèches, à moitié arrachées, faisaient à l’extrémité de la baguette, un petit panache. Plus timide, je le suivais, en ripiane ayant d’ailleurs un instrument ad hoc, une espèce de violon à moitié mort dont les sons sortaient étouffés, comme d’une boîte en carton. L’alto qui était presbyte se plaçait loin de son pupitre, ajustait les notes, les visait comme s’il eût voulu les démolir une à une, rectifiait au besoin son tir en reculant encore sa chaise.

Le second violon qui était myope, se penchait au contraire sur sa partie, les yeux près du papier, le violon de travers, tandis que son archet lancé à grandes volées, menaçait à chaque instant le lustre.

La pianiste, le dos tourné à tout le monde, était de beaucoup la meilleure virtuose de l’orchestre ; sa partie n’était pas arrangée par M. Grillé et elle la jouait d’une manière parfaite, moins inquiète de ce qu’elle avait à faire au piano, que troublée par les cinq ou six bonshommes qu’elle ne voyait pas, mais dont la présence était suffisamment manifeste pour elle.

Quelquefois, parmi les invités extraordinaires, il y eut une chanteuse à laquelle on ménagea une place importante dans le programme.

Ni son répertoire, ni son attitude ne déparaient l’ensemble du concert. Connaissez-vous le tableau de Stevens « Chant passionné » ? Il est de cette époque. La dame que j’entendais avait la figure de celle du tableau, la même toilette et certainement la même romance :

Emporte-moi, brise légère,
Là-bas où vont tous mes soupirs !…
.............


à moins que ce ne fût :

Ah ! si tu voulais m’entendre
Mon bien-aimé !…
C’est là… Ah !
Qu’il faut nous ren-en-en-en-endre !…

Mon contentement était sans bornes. Je me figurais posséder la clef d’une mystérieuse porte derrière laquelle apparaissait un monde exquis.

La porte ouverte, on pouvait fuir les platitudes et les méchancetés que j’avais toujours trouvées jusque-là, à la base de tous les commerces.

Les livres m’avaient antérieurement révélé l’existence de ce monde enchanteur, mais je ne pouvais concevoir son fonctionnement et ses palpitations.

Grâce à M. Grillé, la machine se démontait pour moi ; je voyais une partie de ses rouages ; l’utopie cessait.

Aux soirées du samedi, les auditeurs n’étaient pas les moins étonnants à observer, car ils ne savaient les uns et les autres comment manifester extérieurement l’effet produit sur eux. Devaient-ils admirer ou se moquer ?

Ils éprouvaient une gêne qui venait de leur inaptitude à se joindre à nous. Quelques-uns voulaient se rattraper en critiquant, entre autres le père Turquey, un professeur d’allemand auquel Bergeat, dans un but purement pratique, avait demandé des leçons ; bonhomme de cinquante à soixante ans qui, tous les ans, aux grandes vacances, voyageait en Allemagne, d’où il revenait farci de théories plus ou moins nouvelles sur l’éducation et l’instruction secondaire.

Turquey avait une façon souriante de dire « les arts d’agrément » qui m’exaspérait.

Il y avait aussi le père Linfant, un marchand de pétrole qu’irritait, sans qu’il s’en doutât, la profusion des bougies et l’éclat que leur lumière donnait aux corniches dorées du salon jaune ; car il vivait habituellement dans la quasi-obscurité d’une salle basse et humide où je me suis ennuyé assez souvent de dix à vingt ans. Linfant avait un sourire en coin, une voix de ricaneur et une collection de lieux-communs restreinte qui l’obligeait à se répéter et à rabâcher. Il se croyait mordant, spirituel et infaillible sur toutes sortes de matières, mais particulièrement quant aux questions de polyphonie : « Car, disait-il, je ne suis pas musicien, mais… j’ai une oreille ! »

Cette oreille de Linfant continuellement ravie de la voix de Linfant et toujours ouverte à l’audition admirative des jugements de Linfant, symbolisait l’insensibilité et la prétention ridicule.

Linfant n’était ni un méchant ni un idiot, il était seulement médiocre, c’est-à-dire froid ; il brisait, comme il pouvait, les enthousiasmes et chérissait les conventions les plus abjectes. Il était en un mot tout l’opposé de M. Grillé.

La première fois que Linfant vint assister à l’une de nos soirées musicales, on joua l’ouverture du Calife qui commençait d’être assez bien sue. Il applaudit du bout des doigts et ne voulant pas déclamer trop ouvertement contre l’ensemble, m’avait choisi pour me dire tout à fait à part quel était son avis : « Tu sais, fit-il, l’orchestre ça ne vaut pas un solo de violoncelle… Moi ! j’ai entendu Servais… rappelle-toi ça… »

Je protestai doucement en faveur de l’orchestre et Linfant ajouta : « Des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter. » Je gardai mes réflexions pour moi, sachant le danger qu’il y a pour un garçon de quinze ans à manifester son enthousiasme, mais lorsque plus tard et malgré mes précautions, cet enthousiasme se révéla à mon entourage, ce furent encore Linfant et Turquey qui m’apprirent que j’étais romantique.

Lorsque Linfant m’accusait de romantisme, j’étais loin de me douter de ce que cela voulait dire. Linfant ne le savait pas très bien non plus. Peut-être avait-il pensé « romanesque » ? Il n’y avait pas longtemps que les deux mots avaient cessé d’être synonymes.

Ce que je voyais positivement, c’était l’abîme qui séparait Linfant et Turquey d’avec M. Grillé.

Quand Linfant me disait romantique, d’un air inquiet, comme s’il m’avait découvert une maladie, je ne répondais rien et l’on me trouvait froid parce que j’avais honte d’exposer devant un Linfant mon amour violent de l’Art et de la Littérature.

Quant à Turquey, je ne devais pas tarder à connaître sa vraie pensée.

Je causais librement avec M. Grillé, d’abord parce qu’il m’apprenait beaucoup de choses ; aussi parce que je devinais en lui une espèce de supériorité morale que je ne m’expliquai que beaucoup plus tard. Je sentais vaguement qu’il souffrait.