Librairie de France (p. 19-28).

II


Les leçons de M. Grillé offraient des particularités. Elles duraient une heure et demie, quelquefois deux heures, alors qu’on avait convenu d’une heure seulement. L’inconvénient était, M. Grillé donnant ses leçons au domicile de l’élève, que le pauvre homme, sur quatre leçons, en escamotait involontairement deux. Et non seulement les deux élèves qui l’avaient attendu en vain ne le payaient pas, mais encore, profondément mécontents, il arrivait qu’ils signifiassent à M. Grillé son congé.

M. Grillé, pour ne pas faire de jaloux, interchangeait l’escamotage ; les élèves qu’il avait frustrés un jour bénéficiaient de deux heures de leçon le jour suivant. Mais alors les premiers servis se trouvaient à leur tour privés de sa présence. Consciencieux et ingénu, M. Grillé perdait de cette manière presque toute sa clientèle.

Ceux qui ne savaient pas apprécier la valeur de ses conseils, la simplicité de son enseignement et surtout son véritable talent de démonstrateur, étaient vite découragés par ses irrégularités.

Si on les lui reprochait, M. Grillé le prenait de haut. Sans réfléchir aux conséquences, il écrivait aussitôt au mécontent que sa conduite n’avait pas à être discutée, que mille causes de retard l’empêchaient de mieux faire. Il citait une de ces causes et ajoutait : ab uno disce omnes. Car M. Grillé était grand citateur de lieux communs et trouvait plus pédagogique de les servir en latin.

À la fin de la lettre, invariablement, il déclinait l’honneur de donner des leçons à M. X… ou à Mlle Z… Ceux qu’il gardait pourtant, ne regrettaient pas leur persévérance et on pouvait, en se pliant à certaines négligences et à quelques manies, apprendre avec lui beaucoup. Il faisait aimer la musique, communiquait son enthousiasme, vous faisait toucher du doigt les beautés, simplifiait, autant qu’il était possible, le mécanisme. Il donnait des leçons d’harmonie, de solfège, de piano, de violon et de chant. M. Grillé avait des inventions à propos desquelles des gens grognons s’empressaient de lui tourner le dos. Elles n’avaient de ridicule que la manière dont M. Grillé les présentait.

Un jour, je remarquai sur son piano une planche d’un bois grossier qui, appuyée sur deux supports placés aux extrémités du clavier, recouvrait entièrement les touches, tout en laissant entre elles et la planche un espace suffisant pour le jeu des mains.

— « Qu’est cela ? » lui dis-je.

— « C’est, me répondit-il, un instrument que j’ai inventé pour empêcher les élèves de regarder leurs mains en jouant du piano. On peut l’ôter et le mettre à volonté. Je l’ai appelé le célomane, de celo : je cache et manus : main. » En disant cela, M. Grillé n’avait nulle prétention, ne se glorifiait en rien de son invention et du nom dont il l’avait pourvue. Il avait un geste, au contraire, pour s’excuser du peu que cela était et une moue pour absoudre son interlocuteur du sourire irréprimable que provoquait la révélation.

L’été, M. Grillé nous donnait des leçons, à ma sœur et à moi, dans une petite propriété voisine de Turturelle qui appartenait à nos grands-parents.

Deux fois par semaine, une voiture de famille conduisait à La Roche-Coudre notre institutrice et M. Grillé.

Les leçons, séparées par le déjeuner et une récréation, duraient de dix heures du matin à quatre heures du soir. Pendant le repas, M. Grillé disait son bonheur de savourer du pain bis.

Après chaque bouchée, il frottait l’un contre l’autre, son pouce et son index couverts de farine, touchait à peine à sa serviette dépliée négligemment sur ses genoux ; car dans ses manières se montraient la distinction simple de son esprit et sa constante réserve. Il causait d’une voix posée et ne tarissait pas d’anecdotes sur la musique, racontait des livrets d’opéra, et citait des vers de nombreux poètes.

Il avait des étonnements naïfs, ne comprenant pas comment d’aussi grands poètes que Victor Hugo et Théophile Gautier avaient pu être en même temps d’aussi piteux musiciens. M. Grillé disait, en posant sa main sur ses yeux, comme pour aider sa mémoire, le sonnet fameux de Félix Arvers qu’il comparait aux plus belles choses françaises.

À l’idée que l’inconnue d’Arvers avait véritablement existé, M. Grillé redoublait d’admiration, car il était de ces artistes qui, après avoir bu souvent à la coupe des désillusions, voudraient, à chaque émotion nouvelle, vérifier ses origines, examiner si ce qui l’a causée fait partie des réalités de ce monde.

Plusieurs années après ces événements, j’avais fait un voyage à Constantinople. M. Grillé, en apprenant mon retour, était accouru chez moi pour me poser cette question : « L’Orient, monsieur, est-il bien l’Orient ? Le ciel y est-il plus bleu qu’ici ? Les minarets sont-ils blancs et ajourés, les coupoles sont-elles dorées, la brise, selon la belle expression de Victor Hugo,

Mais surtout quand la brise
Me touche en voltigeant…

. . . . . . . . . . . . . . .

est-elle aussi légère que la fait l’auteur des Orientales ?

« Et Smyrne ! Comment, Monsieur, vous avez vu Smyrne ?

Smyrne est une princesse
L’heureux printemps sans cesse
Répond à son appel.

« Est-ce vrai tout cela ? L’Orient que vous avez vu est-il bien l’Orient des poètes ? »

Et comme je lui affirmais que les poètes n’avaient pas menti : « Ah ! monsieur, fit-il, ce que vous me dites là me comble de joie ! »

Moi, sans m’en apercevoir, je devenais tout doucement le plus passionné des romantiques. L’enthousiasme, ce dieu dans le cœur, a dit Léon Bloy, me tourmentait de sa main puissante et me plaçait, curieux et décidé, au seuil tentateur du palais magique de l’Art éternel.

Et quand, après le repas, à l’heure de la récréation, la redingote de M. Grillé, telle qu’une grosse tache noire, sous la charmille de tilleuls, m’apparaissait, disparate autant que solennelle, sans deviner encore le rôle d’initiateur qu’à coup sûr cet excellent homme ne soupçonnait guère lui non plus, je sentais une reconnaissance infinie qui me poussait vers lui et comprimait l’envie de rire que ses saugrenuités occasionnaient si souvent. Qu’eût-il pensé si on lui avait dit que dix ans plus tard, mes admirations me conduiraient à celle de Wagner et que, vingt ans après, les combinaisons dramatiques de cet Allemand seraient à leur tour dédaignées pour des œuvres de musiciens français qui ont su merveilleusement utiliser ses recettes.

Qu’aurait-il dit, M. Grillé, si j’avais pu un jour lui avouer que la musique même n’était plus pour moi l’art par excellence et que Gauguin ou Van Gogh pourraient, un instant, captiver mon attention.

Je ne sais. Seulement, à l’époque dont je parle je ne connaissais que lui et les livres.

Les livres m’apprenaient qu’il y avait de par le monde des êtres d’exception, des individus en dehors du commun, et quand je cherchais un exemple autour de moi, je ne rencontrais que M. Grillé. Involontairement je songeais aussi à l’abbé Renard, curé des Guitières, une toute petite paroisse voisine de la Roche-Coudre, qui était assez bon musicien et nous visitait souvent. La maison était pleine de ses méthodes de solfège, de ses polkas et d’œuvres plus importantes dont un oratorio et trois messes.

L’abbé Renard se donnait vaniteusement pour un compositeur, mais je soupçonnais en lui un ignorant. Il n’avait pour me séduire que son enthousiasme ; ses réalisations étaient pauvres. Et puis, je l’avoue, la gravité ecclésiastique me causait de l’ennui.

Les allées et venues entre Turturelle et la Roche-Coudre furent l’occasion de la rencontre de M. Grillé et de l’abbé.

Celui-ci était un grand bonhomme, assez distingué, de tenue parfaite. À part le grain de vanité qui le faisait se croire un musicien de premier ordre, il n’avait pas de défauts apparents.

Un visage ingrat, aux traits effacés, avec deux yeux ronds et ternes, des cheveux ridiculement frisés et une voix blanche augmentaient l’allure innocente que lui donnaient d’avance sa démarche d’échassier et sa soutane.

Susceptible, il s’emportait quelquefois, mais sans grossièreté, sans compromettre jamais sa dignité ni se départir du ton d’un homme bien élevé.

Prêtre pieux, on lui avait confié une cure où un paysan finaud eût mieux convenu que lui. Il s’y considéra longtemps comme une victime et comme un exilé, mais s’y acclimata à la longue, grâce à sa patience et au bon sens de ses paroissiens qui, lorsqu’il les quitta, l’ont sincèrement regretté.

L’abbé Renard organisait à son église des messes en musique.

Lorsqu’un autre prêtre le pouvait remplacer à l’autel, il conduisait l’orchestre improvisé par lui pour l’exécution de ses compositions. Ces jours-là, il revêtait de singuliers ornements, car il était chanoine d’une église d’Italie au costume brillant et tapageur.

Avec sa soutane violette à boutons rouges, sa mozette d’hermine sur laquelle se rabattait un capuchon cerise et des glands d’or tombant sur les reins, M. Renard eût ressemblé à un évêque de cour intrigant et fortuné qu’une disgrâce injuste aurait jeté momentanément dans un trou de campagne, si cet aspect n’eût été démenti promptement par son air godiche et la tournure maladroite que prenait sur lui le trop somptueux vêtement.

Quelquefois il n’était en rien suppléé dans ses fonctions sacerdotales. Alors il ne conduisait pas et il fallait voir et entendre l’orchestre qui partait à contretemps et s’embourbait au bout de dix mesures.

Il y a six kilomètres des Guitières à Turturelle. L’abbé Renard les faisait à pied plusieurs fois par semaine. Les personnes qui allaient en voiture dans la même direction, lui offraient, autant que possible, une place. Et c’est ainsi qu’il s’assit un jour d’été entre M. Grillé et l’institutrice qu’un break de famille reconduisait à Turturelle.

La vue d’une boîte à violon à côté de M. Grillé causa à l’abbé une commotion et ce ne fut pas long !…

— « Monsieur, je vois, est musicien sans doute ? »

M. Grillé se présenta. Deux minutes après, l’institutrice reléguée dans un coin du break, contemplait, non sans terreur, les deux hommes transformés en énergumènes, et gesticulant à qui mieux mieux.

Il faisait grand vent. M. Grillé avait ôté son chapeau et l’avait calé au fond de la voiture ; M. Renard gardait le sien dans ses mains. Les cheveux de M. Grillé se tenaient tout droits sur son large crâne, ceux de l’abbé étaient tout défrisés, s’envolaient à droite et à gauche, faisant à sa tête ronde des ailes de condor.

Les deux exaltés parlaient à la fois, presque à l’unisson. Le cheval trottinait doucement, comme s’il avait compris que ces deux heureux ne demandaient qu’à prolonger leur bonheur :

— « Voici la première phrase de mon Kyrie », disait M. Renard et il chantait : « … mi bémol si ut ré ut… i… son… »

Et l’abbé, à la fin du trajet, avouait au professeur qu’il s’était un soir risqué dans une loge à l’Opéra de Paris pour y entendre Faust et qu’il était revenu enchanté de Gounod.

Quand la voiture s’arrêta sur la place Balzac, pour que descendit l’abbé Renard, ce furent des salutations et des poignées de main, des élans et des sourires de la part de M. Grillé, des compliments plus contraints du côté de l’abbé.

Dans la suite, M. Grillé fit assez souvent partie de l’orchestre des grands jours aux Guitières et violona sous la direction du chanoine enrubanné.

Une fois, ce fut, sur les instances de quelques élèves dont j’étais, M. Grillé qui conduisit. Les répétitions mirent en lumière ses qualités de chef d’orchestre et l’exécution fut parfaite, quoiqu’un incident ait failli en compromettre le succès. Bergeat devait jouer un solo avec sourdine. Au dernier moment, il s’aperçut qu’il avait oublié sa sourdine. Gros ennui, l’effet sans sourdine serait manqué.

M. Grillé, toujours ingénieux autant que savant, dit alors que le principe de physique permet d’autres moyens que la sourdine ; on peut la remplacer par une pièce de cinquante centimes placée tout contre le chevalet. « Seulement, ajouta-t-il, prenez garde, monsieur Bergeat, que la pièce ne glisse pas et ne tombe pas dans votre violon, en passant par les ouïes ! »

Bergeat joua un bon tiers de son morceau avec sa pièce de dix sous sur son violon et un effet de sourdine très réussi. Puis, brusquement, la pièce s’éloigna du chevalet ; Bergeat l’empêcha de glisser dans l’ouïe, mais au mouvement qu’il fit, elle sauta, roula à terre et on entendit résonner sur les dalles le son métallique qui se confondit avec celui du violon devenu subitement éclatant comme une trompette.