Librairie de France (p. 39-45).

IV


Bergeat savait scruter les idées de la même manière qu’il savait scruter les gens. Son activité était constante et ses opinions exposées avec clarté.

Très gai avec souvent un peu d’ironie, il était plutôt bienveillant qu’agressif. Comme il savait porter son application sur n’importe quelle étude, il s’adaptait vite à des hommes dont les pensées étaient différentes et aussi contradictoires.

Placé sur un terrain neutre, il pouvait, comme pas un, réunir des adversaires, les faire se comprendre et même s’entendre.

Son esprit se plaisait à ces rencontres où il puisait une instruction qu’il n’avait jamais cessé de développer sur des matières des plus diverses.

Il avait beaucoup d’aplomb, narrait avec aisance, amplifiait au besoin un récit jusqu’à l’invraisemblance, mais sans que le désir d’étonner fût en lui très réel. Il convenait facilement du peu de véracité de son dire lorsque la galerie protestait.

S’il eût été épris d’idéal, son imagination féconde lui eût fourni des vues et des moyens multiples, comme sa persévérance au travail des réalisations agréables et fortes.

Un matérialisme voulu entravait ses envolées. Je l’appelais quelquefois Esaü et j’entendais par là qu’il était vraiment un aîné quant au savoir et à l’intelligence, mais un aîné qui avait perdu tous ses droits pour qu’un plat fade lui fût immédiatement servi.

L’influence de M. Grillé sur moi ne lui avait pas échappé ; toute cette histoire de romantisme l’amusait. Il développa d’abord de son mieux ma fantaisie : « Le romantisme, me disait-il, c’est tout ce qui est beau ! » Il me prêtait des livres.

Un soir, il me lut Le Manchon de Francine. De ce que la nouvelle de Murger lui était tombée sous la main l’instant d’avant, il en grossissait l’importance et ce fut d’une voix grave, le sourcil froncé, le bras droit tendu et l’index levé qu’il commença : « Parmi les vrais bohémiens de la vraie Bohême, j’ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D… »

Et Bergeat s’interrompit pour me dire : « C’est chic, hein, ce début ?… un garçon nommé Jacques D… »

Béatement, je répondais : « … Oui ! »

Souvent ainsi, j’en conviens, il m’obligea à m’extasier devant des œuvres romantiques d’un mérite assez court dont il percevait, jusqu’à un certain point, les faiblesses. Et son humeur changeante, augmentée de ses facultés d’adaptation, fit que Bergeat chercha bientôt des arguments contre l’école romantique et ses dérivés.

Il en résulta une confrontation qui devait rendre plus stable encore ma manière de voir.

M. Grillé et M. Turquey n’avaient jusqu’alors échangé que des saluts aux réunions du samedi. L’idée de les faire se rencontrer à sa table hanta quelque temps Bergeat, sûr de lui dès qu’il s’agissait d’amortir un choc et de faire rentrer des griffes hostiles.

Bergeat mit son projet à exécution et jamais je ne pourrai oublier à quel point M. Turquey m’apparut sinistre et M. Grillé délicieux.

Avec les deux professeurs et moi il n’y avait qu’un convive à la maison, un parent éloigné de Bergeat, de passage à Turturelle.

J’étais, à table, à côté de M. Grillé, je voyais son singulier profil, ses yeux proéminents, sa lèvre inférieure très rentrée par rapport à l’ensemble de son visage ; j’écoutais l’harmonie solennelle de sa voix.

En face de moi il y avait M. Turquey dont le lorgnon couvrait des yeux ternes. Sa peau était jaune ; elle semblait faite d’une substance huileuse qui serait descendue de ses cheveux épais et gras. Sa voix déjà très basse se faisait aussi profonde que possible, devenait à certains moments presque sourde. M. Turquey suppléait à cet inconvénient en articulant le plus nettement qu’il pouvait ; alors, sa bouche s’ouvrait par en bas ; son menton osseux se projetait sur sa cravate, découvrait la gencive et des dents qui étaient de la même couleur que la peau du visage.

Tant que Turquey ne parla que d’exportation et de laboratoire, on écouta sinon avec plaisir, du moins attentivement, sa voix caverneuse. Il révélait d’incontestables qualités chez les Allemands, citait de curieux chiffres, mettait bout à bout des arguments et, de temps en temps, lançait devant lui ses mains ouvertes, faisait le geste d’appuyer sur des bornes placées là pour bien délimiter ses admirations.

Sa préoccupation visible était de ne point paraître emballé. Il était de ceux qui ne souffrent guère la contradiction et se croient très modérés. Bergeat qui voulait que M. Grillé prît part à la conversation y parvint facilement avec une allusion à la musique allemande qu’il fit en se tournant vers M. Grillé. Et tout de suite celui-ci usa de bonhomie, fut souriant autant que M. Turquey avait été funèbre. Il essaya de dire la nécessité d’une noblesse de sentiments pour la recherche de la beauté et l’impossibilité qu’a un peuple de se passer d’une culture de la beauté pour exprimer l’élévation de sa pensée. Et se penchant vers le père Turquey : « Je n’ai pas voyagé autant que vous, monsieur, fit-il, j’ai fait seulement quelques courts séjours en Allemagne et je suis certain que la musique allemande n’y est pas aussi bien comprise qu’elle l’est en France. Quant à la littérature, je crois qu’elle est encore moins sue que la musique, chez nos voisins. Partagez-vous, monsieur, mon avis sur ce point ? »

Ce fut alors que le ton de M. Turquey devint cassant. La naïveté douce de M. Grillé fit s’écrouler la modération du professeur d’allemand qui répondit : « Monsieur, il ne peut plus être question d’art et de littérature ; ces choses-là ont fait leur temps.

« Ah ! si le romantisme français n’avait pas considérablement retardé l’avènement de ce progrès formidable qui devra tout égaliser, tout niveler, on ne verrait déjà plus de poètes et l’inutilité de l’artiste ne ferait plus de doute.

« Mais cela viendra, il n’y aura bientôt plus de naïfs, Monsieur, ceci est fatal ! »

M. Turquey avait une manière de prononcer « fatal » qui faisait froid dans le dos. Il continua :

« Quant à moi, mon cours de littérature allemande ne consiste pas à faire goûter une page de Gœthe ou de Schiller, mais à donner sur l’Allemagne et ses efforts industriels un aperçu exact grâce à la connaissance que j’ai de la langue et à mes voyages nombreux. Un cours de littérature ne sera bientôt plus, il faut le souhaiter, qu’un cours d’économie politique ! »

Après ces paroles, Bergeat usa de son tact pour approuver Turquey et faire en même temps comprendre à M. Grillé que de longues années nous séparaient encore de la disparition totale et définitive de la poésie.

Et je ne saurais dire de quoi il fut question dans la suite de ce repas chez Bergeat.

Je n’avais point l’éclectisme de ce dernier. Mon parti était pris ; j’étais romantique et n’attendais plus que le lendemain de ce jour décisif pour courir chez M. Grillé, lui faire part de mes impressions et recueillir les siennes.

M. Grillé répondit d’abord avec beaucoup de calme à mes questions et me dit : « Le romantisme, monsieur, c’est l’art au XIXe siècle, et ceux qui le répudient renient tout simplement leurs maîtres, ceux qui les ont faits ce qu’ils sont.

« Oui, le romantisme contenait en lui les germes de théories plus ou moins absurdes et il se rencontra de grands artistes pour le combattre. Mais ces grands artistes n’ont pas manqué d’être eux-mêmes les plus fougueux et les plus originaux des romantiques, vous verrez cela, monsieur ! » Et ici le père Grillé bredouilla deux noms que je n’entendis pas.

— « Ce que je crois sentir, fis-je à mon tour, c’est que les ennemis de l’Art sont tous des détracteurs du romantisme. Ainsi… ce M. Turquey !… »

M. Grillé m’interrompit, se prit à deux mains le front : « Écoutez, Monsieur, vous me connaissez, vous savez que je n’aime point parler de ce que je n’ai pas étudié ou approfondi ; … je ne me sers jamais d’expressions violentes… Et pourtant, je ne puis m’empêcher… comment dirai-je ?… Enfin, ceci est entre nous… — Et je vous en prie… excusez-moi, monsieur, mais… ce M. Turquey… »

M. Grillé se tourna, fit quelques pas, se retourna encore, marcha vers la fenêtre du salon, tenant toujours son front dans ses mains.

Puis, il se redressa, revint vers moi, écarta violemment les bras, se mit à rire et ajouta tout à coup : « C’est un imbécile ! »