Le Mouvement des études historiques dans le Nord/01



DU MOUVEMENT
DES
ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD.

i.

DANEMARK.


À M. de Salvandy, Ministre de l’instruction publique.

Il y a dans la vie des historiens de Danemark un fait remarquable, c’est la tendance uniforme, la tendance nationale qu’ils ont tous suivie dans leurs œuvres. Les hommes qui se sont le plus distingués par leur érudition, les hommes qui ont pénétré avec une patience infinie dans les dédales des vieilles traditions ; ceux qui ont les premiers ouvert le sillon de la science dans les temps passés, et ceux qui l’ont agrandi, Saxo, Hvitfeld, Worm, Gram, Langebek, Suhm, Holberg, tous ces hommes-là ont travaillé à l’histoire de Danemark. Les poètes aussi ont été entraînés par le même sentiment de nationalité ; Ewald a pris pour sujet de tragédie les récits de l’Edda et les récits des sagas ; Œhlenschlæger a parcouru dans ses drames tout un cycle historique et un cycle mythologique, et dans ses comédies, comme dans ses autres poèmes, Holberg n’a jamais cessé d’être essentiellement danois. Plusieurs de ces hommes, qui se sont ainsi dévoués exclusivement à la cause de leur pays, ont pourtant voyagé en pays étranger. Ils ont étudié les annales, la poésie, l’histoire des autres peuples ; mais ils sont revenus sur leur terre natale, et ils y sont restés. Peut-être ont-ils compris que les grands états du midi de l’Europe auraient toujours assez d’historiens, et que leur devoir à eux était de ne pas oublier l’humble contrée du Nord où ils avaient reçu le jour. Peut-être aussi qu’ils ont été entraînés dans leurs tentatives, soutenus dans leur travail par la difficulté même qu’ils y trouvaient, par la vague étendue des traditions qu’ils cherchaient à explorer et l’obscurité qui les enveloppe. Il y a un grand charme à s’en aller ainsi, à travers les temps anciens, chercher un fait qui doit servir de base à l’édifice des temps modernes, et plus l’obscurité est grande et le chemin pénible, plus aussi le but qu’on cherche dans le lointain offre d’attraits à celui qui croit l’avoir entrevu. L’antiquaire, dans ses explorations, ressemble au navigateur. Comme lui, il a pour mission de découvrir des parages parfois à peine indiqués, parfois totalement inconnus ; comme lui, il n’a souvent pour se guider dans ses longues nuits de voyageur qu’une lueur incertaine, un rayon fugitif ; comme lui, il est exposé à dévier de sa route, à se briser sur un écueil. Mais l’heure où le succès couronne sa persévérance, l’heure où il voit poindre l’aurore qui éclaire l’objet de ses découvertes, où il s’écrie : Terre ! terre ! est une heure de ravissement, au prix de laquelle il pourrait encore passer par les mêmes fatigues, s’exposer aux mêmes périls.

Quoi qu’il en soit des motifs qui ont porté les savans de Danemark à s’occuper presque exclusivement de leur pays, le fait est que peu de nations peuvent se vanter, comme celle-ci, d’avoir amassé autant de documens anciens, autant de traditions historiques, et cependant l’histoire primitive de Danemark n’a pas encore été faite, c’est-à-dire établie sur des bases certaines, et probablement elle ne le sera jamais. Le christianisme ne fut établi dans ce royaume que vers la fin du xe siècle[1]. Les cloîtres, ces premières archives de l’histoire, ces premiers refuges de la science, ne datent que du xie siècle. Pour décrire l’époque païenne, il ne reste que deux sortes de documens, les sagas islandaises et les monumens Scandinaves, c’est-à-dire les pierres servant aux assemblées du Thing, les autels de sacrifices, les pierres runiques, les tombeaux. Ces monumens sont moins nombreux ici qu’en Suède et en Norvége ; cependant il en existe encore une assez grande quantité, dispersés à travers la Seelande, la Jutlande, le Holstein, et les antiquaires les ont explorés avec zèle. Un archéologue en compte plus de quatre mille dans les diverses provinces de Danemark[2]. La terre de Leire, la demeure des vieux rois, est le sol classique de cette antiquité Scandinave. Ces monumens sont les derniers vestiges d’une époque barbare sur laquelle nous n’avons que de vagues traditions. Ce sont les témoins authentiques de ce qui se faisait dans les siècles passés. Ils peuvent dire, au savant qui les interroge, les mœurs, la religion, les coutumes des premiers habitans du Nord.

Ce qu’on appelle Thingsted est une enceinte de pierres grossièrement taillées. C’est là que le peuple s’assemblait pour délibérer sur ses intérêts. C’est là qu’on proclamait le cri de guerre ; c’est là qu’on jugeait les procès ; c’était là aussi le lieu réservé pour les duels sanglans. Dans le district d’Arrhuns, on voit encore une de ces enceintes formées par sept grandes pierres. La tradition populaire dit qu’il y avait là jadis sept hommes qui furent changés en pierres pour avoir prêté un faux serment.

Les autels servant aux sacrifices se composaient d’une large pierre aplatie à sa surface, élevée à quelques pieds du sol et posée sur sept autres pierres taillées en pointe. Il existe, près de Skalstrup, un autel qui a trente pieds de long. On dit que c’était la pierre d’holocauste des rois de Leire. Ils faisaient là un sacrifice tous les ans, tous les trois ans, tous les neuf ans. Celui-ci était le plus atroce et le plus solennel. On immolait alors neuf garçons, neuf filles, neuf chevaux, neuf chiens, neuf coqs.

Le Steenkammer (salle de pierre) est une espèce de grotte élevée à quelques pieds du sol, et formée par une quantité de pierres taillées régulièrement, serrées l’une contre l’autre, et recouvertes de pierres plus larges. Du côté de l’est, la grotte est ouverte, et une pierre enfoncée dans le sol sert de seuil. On pense que ces steenkammer étaient réservées aux cérémonies mystérieuses. Un prêtre danois, M. Freglesang, dit qu’elles ressemblent beaucoup aux sanctuaires d’idoles, aux sanctuaires grossiers, mais imposans, qu’il a vus dans l’Inde.

Mais, de tous ces monumens, les plus curieux à étudier sont les collines tumulaires et les grottes souterraines, qui servaient de tombeau quelquefois à toute une famille, quelquefois à une peuplade entière. Dans la Seelande, on voit encore une de ces collines, qui a plus de deux cents pieds de long. Ailleurs, on trouve assez souvent trois tertres de gazon réunis l’un à l’autre. Le premier servait peut-être de sépulture au guerrier ; autour de lui on ensevelissait sa famille et ses compagnons d’armes.

« Les païens nos ancêtres avaient, dit Thorlacius, trois espèces de tombeaux : Haugr, Kuml, Dys. Le premier est spacieux, élevé et construit avec soin : au dehors, il est recouvert de gazon ; au dedans, on trouve une caisse de pierre (steenkiste) de forme carrée, mais plus longue que large. C’est là qu’on déposait ou les os du mort, après qu’il avait été brûlé, ou l’urne dans laquelle on recueillait ses cendres. Quelquefois aussi on ne brûlait pas les morts ; on les enterrait là assis sur une pierre en forme de vaisseau ou en forme de chaise, comme s’ils devaient encore naviguer à travers l’Océan ou présider aux banquets. Ces tombeaux étaient réservés aux hommes riches et puissans, et des pierres élevées à leur sommité, parfois des inscriptions runiques, les signalaient à l’attention des passans.

« Le second, le Kuml, moins large, moins apparent, mais également couvert de gazon, était le tombeau des paysans.

« Le troisième était réservé aux esclaves, aux malfaiteurs, aux prisonniers de guerre. Ces hommes qui subissaient, après la mort, la proscription qui les avait frappés pendant leur vie, étaient jetés dans une fosse. On amassait quelques pierres sur leur cadavre, et tout était dit. »

On a trouvé, dans ces tombeaux, des squelettes, des urnes cinéraires, des ossemens d’animaux, des armes en pierre ou en bronze, et quelques bijoux en or. Tous remontent à un temps très reculé, et ceux où l’on n’a trouvé que des instrumens en pierre, datent sans doute d’une époque antérieure même à l’invasion des Goths, car les Goths connaissaient l’usage du fer.

En fouillant dans ces collines tumulaires, dans ces cercueils de roc, en recueillant les ossemens et les crânes qui s’y trouvent, la science anatomique parviendrait peut-être à jeter quelques rayons de lumière sur une question que ni les historiens ni les philologues n’ont encore éclaircie. Peut-être qu’en examinant le type de toutes ces têtes conservées dans les tombeaux, on pourrait déterminer à quelle race elles appartiennent. Peut-être pourrait-on savoir par là quelles étaient les premières tribus du Nord, quels étaient ces Jettes, ces Troldes, ces Alfes, dont parlent confusément les sagas, et si ce pays n’a été occupé avant la migration d’Asie que par une seule race, ou par plusieurs. Un professeur de Copenhague, M. Eschricht a publié dernièrement, sur ce sujet, une intéressante dissertation. Il a fait un examen attentif de deux crânes trouvés en Danemark. Le premier porte tous les traits caractéristiques de la race caucasienne ; le second est remarquable par sa grosseur, et semble avoir appartenu à un corps de géant.

Cette dissertation de M. Eschricht n’est en quelque sorte qu’une indication de travail. Avant de hasarder une hypothèse sur une question aussi difficile, il faudrait faire de longues études, de grandes recherches. Les savans du Nord sont assez hardis pour les entreprendre.

Les sagas islandaises présentent une source d’observations plus vaste et plus féconde. Les unes remontent par la tradition à une époque très éloignée ; les autres ont été faites en présence des hommes dont elles racontent la vie et des évènemens qu’elles dépeignent. Les Islandais étaient, comme les Arabes, d’intrépides aventuriers et d’infatigables conteurs. L’été ils partaient pour les côtes étrangères ; l’hiver, ils revenaient dans leur demeure, ou s’arrêtaient dans la maison des jarl. Là, ils racontaient leurs navigations lointaines, leurs guerres de pirates, leurs combats. Ils décrivaient les lieux où ils s’étaient arrêtés, et les héros qu’ils avaient vus. Toute l’histoire du Nord a été faite ainsi par ces coureurs d’aventures, qui avec leurs frêles bateaux s’en allaient aborder un jour à Leire et un autre jour à Drontheim. Les contes du pirate ont passé de bouche en bouche. Ils ont été répétés au foyer de famille, aux séances de l’Althing. Puis l’écrivain est venu, qui les a recueillis d’après la tradition vivante et les a transcrits. C’est donc là que les historiens de Danemark doivent puiser leurs premiers documens ; c’est là le miroir où se reflète l’époque païenne ; c’est le panthéon où chaque homme célèbre a sa statue, et chaque évènement son inscription. L’Islande a été pour le Nord comme une de ces bibliothèques que l’on bâtit à l’écart, pour les mettre à l’abri de tout contact étranger. Elle a gardé fidèlement le dépôt qu’elle avait reçu, et le rend aujourd’hui à ceux qui le lui ont confié.

Mais, dans cette riche collection de sagas, il n’y a ni ordre chronologique, ni succession de faits. Ce sont des tableaux dessinés avec énergie et revêtus de vives couleurs, mais des tableaux épars. Ce sont les scènes de la vie privée plutôt que les grands drames de la vie sociale. Ce sont des biographies d’individus, parfois admirablement faites, mais ces biographies ne constituent pas l’histoire d’une nation. Les Islandais, à qui nous devons tous ces récits, souvent si vrais et souvent si étranges, n’ont sans doute guère songé à ce que nous appelons aujourd’hui écrire l’histoire. Ils aiment à conter, à entendre conter, mais il n’y a dans leurs contes ni recherches ni efforts. Ils disent ce qu’ils ont vu ou appris, et ils ne vont pas au-delà. Si une fois il leur survient une bonne bataille, c’est le premier chant de leur épopée ; s’ils rencontrent un vrai pirate, c’est là leur héros. À travers toute une époque, ils ne distinguent qu’un fait, et dans tout un pays ils ne voient qu’un homme. Ainsi ils ont entassé évènemens sur évènemens, biographies sur biographies, sans se soucier jamais de rattacher à un même lien tous ces récits décousus, de les classer et de les coordonner. Outre ces sagas où le voyageur retrace fidèlement ses voyages, ses aventures, et qu’on peut appeler sagas historiques, il existe encore des sagas poétiques où l’histoire se mêle à la fable, et des sagas mythiques dans lesquelles un récit de guerre ou d’amour n’est autre chose qu’un symbole. La tâche de l’historien est de s’avancer au milieu de ce labyrinthe confus, de discerner la vérité de la fiction, le mythe religieux de l’évènement réel, de prendre tous ces contes sans suite, tous ces faits sans date, et d’en composer un tableau suivi, une histoire réglée d’après l’ordre chronologique. La tâche est immense, et quand on en comprend toutes les difficultés, on doit rendre hommage à la persévérance avec laquelle les savans du Nord ont poursuivi un tel travail, et aux résultats qu’ils en ont obtenus.

D’après les documens écrits, on sait qu’à partir de l’époque où naquit Jésus-Christ, le peuple danois a occupé la contrée qu’il habite aujourd’hui et une partie de la Suède, la Scanie et le Bleking. Mais il n’y a point de date certaine à établir sur l’histoire de cette époque ; il n’y a que des hypothèses.

La plus ancienne relation que l’on ait sur le Nord, est celle de Pythéas de Marseille, qui vivait trois cents ans avant Jésus-Christ. Il raconte qu’il y a une terre qu’on appelle Thulé qui est située au nord, à six jours de distance de l’Angleterre, et où l’on a six mois de nuit et six mois de jour continuel. L’air de cette contrée est si froid, que l’on n’y trouve point de fruits, et que peu d’animaux peuvent y vivre. Les habitans se nourrissent de gibier, et quelques-uns d’entre eux font une boisson avec du grain et du miel.

Pythéas raconte encore qu’une race d’hommes nommée Gutons (peut-être les Goths qu’on appelait en Norvége et en Suède Juter) habite une terre submergée parfois par l’Océan et une île éloignée de cette terre à une distance d’un jour de navigation. La mer y jette, au printemps, une quantité d’ambre que les habitans vendent à leurs voisins les Teutons.

Quelles sont ces contrées dont parle le voyageur ? C’est une question que les savans du Nord ont déjà beaucoup discutée sans pouvoir définitivement la résoudre. Il est probable cependant que cette Thulé mentionnée par Pythéas est la Norvége, et la contrée habitée par les Gutons doit être une des côtes de la mer Baltique.

Les écrivains romains ne donnent que très peu de renseignemens sur le Nord. Rome, qui subjugua tant de peuples, ne put subjuguer la partie septentrionale de l’Allemagne, et l’armée qui avait franchi le Rubicon ne traversa pas l’Elbe. Pendant leurs longues guerres avec les tribus germaniques, les Romains apprirent pourtant à connaître non-seulement ces peuples intrépides et barbares, dont Tacite a décrit les mœurs, mais ils recueillirent encore quelques notions sur les contrées situées au-delà de l’Elbe et sur leurs habitans. Soixante et dix ans après la naissance de Jésus-Christ, Pline l’ancien nomme l’île de Scandinavie. Dans le siècle suivant, Ptolémée le géographe, qui avait à sa disposition les trésors de la bibliothèque d’Alexandrie, parle de la Scandia. À cette époque, les Romains se représentaient la Norvége, la Suède et une partie du Danemark, comme une grande île. Ptolémée dit qu’il y a là six races de peuples. Le nom des quatre premiers n’a pas encore été expliqué, mais les deux autres, les Gutes et les Damiones, sont vraisemblablement les Goths et les Danois. Jornandès, au vie siècle, donna, dans ses Rebus gothicis, plusieurs notions intéressantes sur l’histoire ancienne du Nord. Au xie siècle, Adam de Brême, dans son histoire de l’église[3], écrivit sur le Danemark quelques pages qui méritent d’être étudiées, et, en remontant deux siècles plus haut, on trouve encore des documens assez intéressans dans la vie de saint Ansgar, missionnaire, racontée par Remberth, archevêque de Hambourg.

Mais le premier qui entreprit d’écrire l’histoire de Danemark est Saxo Grammaticus, secrétaire de l’évêque Absalon. Il connaissait, par la tradition, les chants des scaldes, les sagas islandaises. Il comprit très bien la nécessité de donner à son livre le caractère d’ordre et d’unité qui manquait aux sagas. Il essaya de remonter jusqu’au premier souverain de Danemark, et d’indiquer, l’un après l’autre, tous ses successeurs. Mais il était d’une nature trop poétique pour ne pas se laisser aller aux charmantes fictions répandues, à cette époque, dans le Nord. Il adopta sans difficulté toutes les fables merveilleuses qui lui furent contées, et il y mêla les chants des scaldes qu’il avait appris. Les onze premiers livres de son histoire ne sont que des sagas disposées avec art, écrites avec talent, mais dénuées de critique. À partir du règne de Gorm, c’est-à-dire du ixe siècle, il écrit d’après des renseignemens plus positifs, et les sept derniers livres de son ouvrage peuvent être regardés comme authentiques. Malgré ses inexactitudes, il restera à tout jamais illustre dans les annales de Danemark. Il a conservé à sa nation des documens précieux, des chants de scaldes qui, sans lui, seraient peut-être perdus. Une moitié de son livre est une épopée très animée et très dramatique de l’époque païenne ; l’autre sert de base à l’histoire moderne. Le style de cet ouvrage lui donne encore un charme de plus : c’est un latin pur et élégant qui fait un singulier contraste avec le latin barbare qu’on employait dans ce temps-là. On s’aperçoit, en le lisant, que Saxo connaissait les modèles de l’antiquité. Cependant il est à regretter qu’il n’ait pas écrit son livre en danois ; ce serait aujourd’hui un monument philologique d’un grand prix. Les fragmens de poèmes islandais qu’il a mêlés à son récit, n’auraient pas été altérés par la version danoise, comme ils l’ont été par la version latine. Enfin cet ouvrage eût acquis, en Danemark, une rapide popularité, et peu s’en est fallu qu’il ne tombât dans un éternel oubli. Le peuple ne fit aucune attention à ce livre, écrit dans une langue qu’il ne comprenait pas. Les savans seuls le lurent et en firent des copies, mais des copies peu nombreuses. On sait qu’au XVIe siècle, il n’existait plus, en Danemark, qu’un seul exemplaire de Saxo. L’archevêque de Lund le donna à Ch. Petersen, qui l’emporta dans son voyage en France et le fit imprimer, en 1514, à Paris[4]. Au XVe siècle, Thomas Gheymers en faisait des extraits, comme il eût pu faire d’un classique grec ou romain. Mais en 1575 il fut traduit en danois par Vedel ; il l’a été depuis par Grundtrig, et les paysans de la Seelande peuvent lire aujourd’hui ces annales nationales.

Un contemporain de Saxo, Svend Aggesen, plus connu sous le nom de Sveno Aggonis, écrivit aussi une histoire de Danemark. Il était ou secrétaire d’Absalon, ou chanoine à Lund, et il suivit, comme Saxo, l’impulsion que lui donna son évêque. Mais il ne nous a laissé qu’un compendium fort court et fort sec[5], et il s’est lui-même incliné humblement devant l’œuvre de son rival.

En parlant de ces premiers historiens du Nord, je devrais parler aussi d’Are Frode, le savant prêtre islandais, et de Snorre Sturleson, l’auteur de cet admirable ouvrage qu’on appelle Heimskringla. Mais l’ouvrage d’Are, le Laudnamabok, n’est qu’une histoire d’Islande, et celui de Snorre est spécialement consacré à la Norvége.

Il y a un abîme entre le livre de Saxo et ceux de ses successeurs. Pendant l’espace de quatre siècles, la muse de l’histoire s’assoupit en Danemark ; pendant quatre siècles, on ne vit apparaître que des légendes de couvent, des chroniques de moines. Ces hommes, qui employaient un latin corrompu, avaient un profond dédain pour leur langue maternelle. Ils l’abandonnaient au peuple comme un idiome indigne d’eux, et le peuple n’était pas en état de la développer. Ainsi elle resta dans les langes de l’enfance, oubliée des savans, mais chérie de la foule ; elle murmura sous le portail de l’église de village, sous le toit du laboureur, les naïfs accens du Kœmpeviser ; mais les poètes du grand monde ne lui confièrent point leurs inspirations, et la science ne la prit pas pour interprète.

Au xviie siècle, Chrétien IV nomma tour à tour huit historiographes royaux, et pas un d’eux, dit un critique moderne, n’était en état d’écrire un livre d’histoire en danois. Pontanus et Meursius[6] écrivirent donc en latin. Hvitfeld, qui n’avait pas l’honneur d’appartenir au noble corps des historiographes privilégiés, rendit plus de services qu’eux tous par ses Annales[7]. C’était un homme très instruit et très modeste. Il écrivit, comme il le dit lui-même, simplici calamo, entraîné par un sentiment d’amour pour sa patrie, par le désir de la faire connaître et de la faire apprécier, plutôt que par l’espoir de s’acquérir un nom illustre. Son livre, dont Gram a fait ressortir le mérite, tout en indiquant quelques-unes des principales erreurs dans lesquelles l’auteur était tombé, peut être compté au nombre des ouvrages historiques les plus importans qui existent en Danemark. Comme chancelier du royaume, Hvitfeld avait sa libre entrée aux archives. Il a rassemblé, avec beaucoup de soin, des actes officiels, des pièces authentiques, et les a imprimés textuellement.

Tous les historiens danois du moyen-âge prirent Saxo pour guide et le suivirent dans ses théories. Il ne pouvait en être autrement tant qu’on n’essayait pas de remonter à la source à laquelle Saxo avait puisé, tant qu’on n’étudiait ni la langue, ni la littérature islandaise. Cette étude date du xviie siècle. Alors Clausen traduit en danois l’œuvre de Snorre ; alors Arngrim Johnson travaille à recueillir les documens historiques de l’Islande. Ole Worm étudie les anciens monumens danois, et pose les bases de l’archéologie du Nord. Bartholin écrit son livre sur les antiquités[8], et Torfesen soumet à une critique sévère les sagas ; il les compare l’une à l’autre, il en extrait le fait réel, le fait historique, et les classe d’après l’ordre chronologique. Plusieurs des faits qu’il établit comme certains ne sont que des hypothèses, mais des hypothèses soutenues par le raisonnement et basées sur des probabilités. Son histoire de Norvége et sa série des rois de Danemark[9] ont été déjà, sur plusieurs points, vivement combattues par les savans. Mais il est le premier qui ait porté le flambeau de la critique dans les récits souvent fictifs, souvent confus des sagas. Il a dépassé, par l’étendue de ses recherches, les travaux de ses devanciers, et il a montré le chemin à ses successeurs.

Tout ce mouvement du xviie siècle est très beau. Le peuple se retourne vers son histoire lointaine, comme l’homme arrivé à l’âge mûr se retourne vers les souvenirs de son enfance. On lui raconte la vie de ses pères, et il la suit avec intérêt dans toutes ses phases de gloire et dans toutes ses heures d’orage. Les sagas, long-temps oubliées, revivent tout à coup, et enchantent, comme autrefois, l’auditoire curieux qui les écoute. Les chants des scaldes retentissent aux oreilles de la foule, et les monumens racontent à l’antiquaire patient qui les étudie, le culte des dieux, la migration des races, la mort des héros. La science soulève le voile du passé, la chaîne des temps se noue, et l’histoire moderne s’élève sur les piliers d’airain de l’histoire ancienne.

Les rois de Danemark secondèrent eux-mêmes ce mouvement de leur nation. Torfesen traduisait les documens islandais sous les yeux de Frédéric III, qui allait souvent examiner son travail ; les évêques de Skalholt et de Hoolum avaient ordre d’envoyer à Copenhague tous les manuscrits qu’ils pourraient recueillir ; et Chrétien V élut un antiquaire royal, et lui confia la mission de compulser les principaux manuscrits, de les traduire, et de rédiger une histoire de l’Islande.

Au xviiie siècle, Arne Magnussen compléta l’œuvre de ses prédécesseurs. Il avait d’abord aidé Bartholin dans ses recherches ; il fut, plus tard, envoyé par le gouvernement en Islande, et il y passa dix ans. Il voyageait, pendant l’été, de montagne en montagne, de maison en maison. Il revenait l’hiver à Skalholt, et mettait en ordre les matériaux qu’il avait amassés. Il recueillit toutes les chartes, tous les documens historiques, tous les manuscrits dispersés à travers l’île entière, enfouis dans la demeure du prêtre ou dans la cabane du pêcheur. Quand il partit, il chargea toute une frégate de ses collections ; et cette fois, la pauvre Islande se trouva complètement dépouillée de tout ce qu’elle avait si bien gardé pendant des siècles. Il ne lui resta que les souvenirs implantés par la tradition dans le cœur de ses enfans, et les livres nouveaux qu’on lui donna en échange de ses anciens livres.

De retour à Copenhague, Arne Magnussen passa des années de bonheur à compter toutes ses richesses, à dérouler ses manuscrits, et à les étiqueter. C’était un homme d’un grand savoir, qui s’oublia dans la contemplation de la science, et ne trouva guère le temps d’écrire. Il avait pourtant préparé une œuvre étendue, dans laquelle il cherchait à expliquer par la philologie l’origine et la parenté des peuples du Nord. C’était le fruit de ses nombreuses investigations, de ses longues études, et il y travaillait avec ardeur, quand tout à coup un évènement fatal vint le frapper dans ce qu’il avait de plus cher. L’incendie de 1728, qui fit d’horribles ravages dans Copenhague, consuma tous les travaux de Magnussen et la moitié de sa bibliothèque. Le malheureux courba la tête sous le poids de cette catastrophe, et dit adieu à ses rêves de savant. « J’ai perdu toute ma joie en ce monde, s’écria-t-il avec douleur ; aucun homme ne me la rendra. » Il survécut peu de temps à son infortune, et ses derniers momens furent consacrés à la propagation de l’idée scientifique qu’il avait gardée toute sa vie dans le cœur. Il lui restait encore dix-huit cents manuscrits, il les légua à l’Université ; il lui légua aussi sa fortune, afin de donner chaque année un stipende à deux jeunes Islandais qui se dévoueraient à l’étude des antiquités du Nord, et de publier successivement ses manuscrits les plus importans.

Nous voici arrivés à la plus belle, à la plus féconde époque scientifique du Danemark. Alors Gram publie ses observations critiques sur l’histoire du Nord ; Schœnning écrit l’histoire ancienne de Norvége ; Schlegel raconte l’avènement au trône de la maison d’Oldenbourg. Holberg, ce voyageur insoucieux qui s’en alla faire le tour de l’Europe avec son sac d’étudiant sur l’épaule, ce poète charmant, pour qui les muses semblaient avoir assez fait en lui donnant une imagination si riche et une verve si comique, Holberg écrit avec un vrai savoir, avec un tact exquis, toute l’histoire de Danemark. Les commencemens de cette histoire laissent beaucoup à désirer sous le rapport de la critique ; mais une fois qu’on a passé l’époque primitive, l’époque confuse sur laquelle les savans se débattent encore, tous les faits sont parfaitement établis et fort bien narrés. Holberg possède un grand talent d’exposition. Il est à son aise sur le grand théâtre du monde, comme sur le théâtre dramatique où il a fait mouvoir ses personnages d’invention. On ne sent dans son travail ni effort ni embarras : son récit est clair, simple, parsemé de documens textuels, sobre de réflexions, et cependant l’auteur de Pierre Paars se trahit de temps à autre par une épigramme comique ou par une saillie. Avec ces défauts, qu’un travail plus sérieux et une critique plus sévère eussent pu faire disparaître, cette histoire de Holberg est encore la meilleure que possède le Danemark, sans en excepter celle de Mallet. Elle a été populaire dès son apparition, et tout ce qu’on a écrit depuis ne lui a rien fait perdre de sa première popularité.

Dans ce même siècle qui donna à la littérature du Nord un grand poète et un grand écrivain, on vit apparaître deux hommes qui ont plus fait dans le cours de leur vie pour l’histoire de Danemark que tous leurs prédécesseurs dans des siècles entiers ; c’est Langebek et Suhm : Langebek, cet homme d’une simplicité antique, d’une modestie sublime, d’une patience à toute épreuve, et Suhm, qui fut, en Danemark, le roi de la science, comme Goëthe a été en Allemagne, dans les derniers temps, le roi de la poésie.

Langebek était un pauvre théologien à qui Gram fit obtenir une place de 1,200 francs à la bibliothèque royale. Son amour pour l’étude l’empêcha de suivre la carrière à laquelle le vœu de ses parens l’appelait. Il devait être prêtre, il fut écrivain. Il commença dès l’âge de vingt ans ses recherches historiques, et il les poursuivit toute sa vie. En 1737, il publia un recueil périodique consacré spécialement à l’histoire, et ce recueil obtint le suffrage de tous les hommes instruits. Il continuait en même temps à rassembler les documens historiques du moyen-âge, et les matériaux nécessaires pour composer un dictionnaire complet de la langue danoise. Il avait conçu cet ouvrage sur un large plan. Il a laissé seize volumes in-folio, qui n’en forment que la moitié. Langebek s’était déjà rendu célèbre par son érudition, et il n’avait toujours que sa modeste place d’employé secondaire à la bibliothèque. Il travaillait à enrichir son pays de toutes les ressources de sa science, et il restait pauvre. Les savans sont, comme les poètes, ignorans des calculs matériels, insoucieux de l’avenir ; ils s’abandonnent au charme de leurs études comme les poètes au charme de leurs rêves ; ils oublient le monde, et le monde les oublie. Plus d’une fois, en voyant son jeune protégé poursuivre avec tant de courage des travaux pénibles, et vivre d’une vie si obscure, Gram regretta de ne pas l’avoir laissé suivre sa carrière de prêtre, de ne pas lui avoir fait accorder un paisible presbytère de village, au lieu de le jeter dans les routes épineuses de la science.

En 1742, Gram avait formé le projet d’établir une société d’antiquaires ; il espérait y faire admettre Langebek comme secrétaire, et améliorer par là sa position. Mais le projet qu’il avait soumis au gouvernement fut rejeté. En 1743, le roi fonda l’Académie des sciences, et Langebek n’y fut pas admis. Malgré toute sa modestie, il savait pourtant apprécier ses travaux, et il sentit vivement l’affront qu’on lui faisait en l’excluant de l’Académie. Peu de temps après, il établit lui-même une société scientifique. C’était une humble société, composée de trois membres, dont Langebek était le président. Chacun mit en commun ses livres, ses manuscrits, ses médailles, et promit de concourir à la rédaction d’un nouveau recueil historique, qui parut sous le titre de Magasin danois. Mais peu à peu cette société grandit, des hommes puissans la prirent sous leur patronage, des hommes distingués demandèrent à y être admis, et le Magasin danois devint entre les mains de Langebek un journal historique d’un haut intérêt, et quelquefois une arme redoutable. Mais l’égalité n’existait pas en Danemark dans la république des lettres, et mal en prit au pauvre Langebek de vouloir s’attaquer à plus fort que lui. Un jour, il avait censuré, avec tous les ménagemens d’une extrême politesse, mais avec l’autorité de la science, les Annales ecclésiastiques de Pontoppidan[10]. L’auteur comprit qu’il perdrait sa cause devant le tribunal des savans, et il trouva un singulier moyen de réhabiliter son livre : il s’adressa au roi. Il était prédicateur de la cour ; il avait de l’influence sur Chrétien VI, et il obtint de lui un arrêt qui ordonnait aux professeurs de l’Université de faire comparaître devant eux le téméraire rédacteur du Magasin danois, et de lui dicter, en présence de Pontoppidan, une formule d’amende honorable, et une rétractation bien nette de toutes les critiques injustes qu’il avait osé écrire contre les Annales ecclésiastiques. Les professeurs obéirent à regret à cet ordre du souverain, et Langebek n’en fut sans doute pas très réjoui. Mais que faire ? Dans ce temps-là, le pouvoir du roi était grand ; il fallut obéir. Le conseil s’assembla. Le malheureux critique signa l’acte de rétractation qui lui était prescrit, et le prêtre superbe savoura tout à son aise le plaisir de la vengeance. Mais tout n’était pas fini. Il y avait alors à Copenhague un homme d’esprit et de savoir, Schlegel, qui raconta dans son journal[11], sous le voile de l’allégorie, cette comédie courtisanesque. Toute la ville en rit ; et comme Schlegel était étranger, et par-là même indépendant, le prédicateur de la cour n’obtint de lui ni amende honorable, ni rétractation.

Pendant que ces débats littéraires occupaient les professeurs de Copenhague, Langebek poursuivait ses travaux. Chaque jour était pour lui un jour de moisson. Il recueillait avec une patience merveilleuse, avec un zèle infatigable, tous les documens qui pouvaient servir à l’histoire de son pays. J’ai vu à Copenhague son prodigieux assemblage de matériaux. Je ne crois pas que jamais homme en ait fait un semblable. Son œuvre principale, celle à laquelle il revenait sans cesse, celle qu’il poursuivait avec amour et dévouement, c’est sa collection des écrivains danois du moyen-âge[12]. C’est un monument complet, un monument admirable qu’on ne saurait comparer qu’à la collection des historiens de France de dom Bouquet, et Langebek a fait cette grande œuvre à lui seul. Il a lui-même corrigé les épreuves des premiers volumes ; il a laissé en mourant les matériaux qui composent les autres. Cette collection renferme toutes les chartes, tous les diplômes ayant rapport à l’histoire de Danemark, toutes les annales de couvens, tous les fragmens de chroniques écrits au moyen-âge. Les plus anciens documens remontent au xie siècle. Il y en a plusieurs du xiie et un assez grand nombre du xiiie. En 1770, le premier volume des Scriptores était complètement rédigé, mais Langebek n’avait pas le moyen de le faire paraître. Suhm, qui ne reculait devant aucun sacrifice lorsqu’il s’agissait d’aider aux progrès de la science, voulait publier cet ouvrage à ses frais et en maintenir la propriété à l’auteur. Sur ces entrefaites, Langebek se maria. Par hasard, il épousa une femme riche, et put subvenir lui-même aux frais d’impression de son livre. Il publia les trois premiers volumes de 1772 à 1774. Le quatrième était presque achevé lorsqu’il mourut. Suhm le publia en 1776. Il publia le cinquième en 1783, le sixième en 1786, le septième en 1792. Le huitième, confié aux soins de MM. Werlauff et Engelstoff, a paru en 1834, et le neuvième, qui sera le dernier, doit paraître en 1839.

Suhm était riche, et il consacra sa fortune et sa vie à la science. Dès sa jeunesse, il avait manifesté une passion ardente pour l’étude. Il lisait tout ce qui lui tombait sous la main : histoire et romans, voyages et poésies. Plus tard, il s’appliqua spécialement à l’histoire de Danemark, mais sans pouvoir renoncer à ces lectures capricieuses qui avaient fait le charme de sa jeunesse. De là vient qu’il ne put se borner à être seulement historien ; il écrivit aussi des nouvelles et des romans. Après avoir passé plusieurs années à Drontheim, il revint à Copenhague, et sa maison fut ouverte à tous les hommes qui s’occupaient d’études. Il était grand et généreux. Il secourait avec joie ceux qui avaient besoin de lui, et il aidait de tout son crédit, de tout son pouvoir, les entreprises littéraires qui lui semblaient utiles. Il avait une magnifique bibliothèque qu’il abandonna au public. Son bibliothécaire était mieux payé que ceux du roi, et il le choisissait parmi les hommes les plus instruits. Thorkelin, Sandvig, Nyerup, ont tour à tour rempli ces fonctions. Il entretenait au dehors de vastes correspondances. Les savans aimaient à lui faire hommage de leurs œuvres, et il était le premier à qui les libraires vinssent offrir un livre rare, un manuscrit précieux. Il publia à ses frais les annales d’Abulfeda et plusieurs sagas. La mort de son fils unique lui donna plus de liberté encore dans ses dépenses. Quand il se vit sans héritier, il ne craignit pas d’altérer sa fortune, et il augmenta chaque jour sa collection de livres. Vers la fin de sa vie, cette collection s’élevait à cent mille volumes, et il la céda à la bibliothèque royale. Il menait ainsi une vie splendide, une vie de savant et une vie de prince, entouré chaque jour des écrivains les plus renommés, des étrangers les plus illustres, et travaillant sans cesse.

Ce fut après avoir travaillé avec tant d’ardeur et pendant tant d’années qu’il écrivit son Histoire de Danemark en quatorze volumes in-4o. Mais il y a, dans ce vaste ouvrage, plus de savoir que de critique. Il a entassé l’un sur l’autre tous les faits qu’il avait recueillis, toutes les traditions qu’il avait étudiées, sans oser prendre parti pour l’une ou pour l’autre, sans en rejeter, et par conséquent sans en adopter aucune. Il avait un respect profond pour l’œuvre du passé, pour le fait traditionnel, pour la fable populaire, pour le chant du poète. Il a rassemblé avec un soin religieux tous ces débris d’antiquité, toutes ces feuilles sibylliques dispersées à travers les siècles ; mais quand le moment est venu de faire un choix, il n’en a pas eu la force, et il a tout gardé. Son livre n’est donc pas, à proprement parler, une histoire, mais c’est un riche assemblage de matériaux historiques, une source abondante, où les historiens futurs pourront aller puiser. Tout cet ouvrage respire d’ailleurs une douce et aimable philosophie, un amour profond de l’humanité, et une bonté, une sincérité de cœur, qui font aimer celui qui l’a écrit.

Le mouvement historique du xviiie siècle, mouvement d’érudition et de critique, a été continué par le xixe. Plus que jamais on s’attache à la recherche des faits, à la publication textuelle des documens. Une seule tentative a été faite dans les dernières années pour écrire une nouvelle histoire de Danemark, mais elle a complètement échoué. Maintenant M. Petersen entreprend la même œuvre. C’est un homme doué d’un savoir étendu et d’un véritable esprit de critique. Il a fait une longue étude des antiquités septentrionales, et il est en état de donner à ses compatriotes une histoire de l’époque païenne plus exacte que celles qu’ils ont eues jusqu’à présent. Un autre écrivain, qui s’est fait une réputation comme bibliographe et comme critique, M. Molbech, a publié, sous le titre de Tableaux de l’histoire de Danemark[13], un ouvrage qui a eu du succès. C’est un résumé très habilement fait de tout ce qui a été dit sur l’ancien état du Danemark, sur les peuples qui l’ont occupé avant la migration des races asiatiques, sur les mythes du Nord, sur les héros chantés par les scaldes, sur toute l’époque païenne et sur l’époque récente. Ce livre n’est pas une histoire, c’est un voyage à travers l’histoire ; c’est une exposition nette et précise des principales phases du temps passé, une appréciation des faits, prise d’un point de vue élevé.

Du reste, la plupart des savans de Danemark, au lieu d’écrire, travaillent à recueillir des documens. L’académie, fondée en 1743, publie régulièrement le résultat de ses recherches ; la société historique, dont Langebek fut le président, continue la publication du Magasin danois ; la commission d’Arne Magnussen a déjà fait paraître plusieurs belles éditions d’ouvrages islandais et en prépare de nouvelles. Un comité spécial poursuit la rédaction du dictionnaire national, commencé par l’illustre éditeur des Scriptores, et un homme qui a fait beaucoup pour le progrès des études, pour le développement de la science dans ce pays, M. Rosenvinge, membre de la direction des écoles, publie les anciennes lois de Danemark.

En 1824, il s’est formé à Copenhague une nouvelle société qui a déjà rendu de grands services ; c’est la société royale des antiquaires du Nord. Elle se soutient par elle-même, par la cotisation de ses membres et par le produit des ouvrages qu’elle édite. Son but est de propager de plus en plus la connaissance de l’ancienne langue, de l’ancienne littérature du Nord, de rassembler les documens inédits et de les livrer au public sous une forme populaire. Elle publie chaque année un volume de texte islandais, avec la traduction latine et danoise à part. Elle publie un recueil périodique exclusivement consacré aux antiquités septentrionales[14]. Elle embrasse dans son vaste cadre la presqu’île Scandinave, l’Islande, les îles Ferœ, le Groenland ; elle s’est avancée jusqu’à l’Amérique du nord, que l’on prétend avoir été découverte par les Scandinaves long-temps avant l’arrivée de Christophe Colomb, et elle publiera prochainement, dans un recueil spécial[15] et dans deux recueils périodiques, le résultat de ses recherches sur tout ce qui a rapport à cette importante question. Cette société est le lien central auquel se rattachent les hommes de toutes les nations qui s’occupent des antiquités du Nord. Elle a étendu au loin ses ramifications littéraires, et poursuit avec un zèle et une intelligence dignes des plus grands éloges la route qu’elle s’est tracée. Les antiquaires les plus distingués des contrées étrangères s’honorent de correspondre avec elle, et des hommes d’un savoir éminent ont pris part à ses travaux. Bask, le plus grand esprit philologique qui ait peut-être jamais existé, était un de ses membres, ainsi que Müller, qui a fait une analyse si judicieuse des sagas, et Schlegel, qui a publié l’ancien recueil des lois islandaises. Aujourd’hui, son président est M. Werlauff, qui a écrit d’excellentes dissertations sur plusieurs points scientifiques très importans et très peu connus ; son vice-président est M. Finn Magnussen, l’auteur du dictionnaire mythologique qui accompagne l’Edda[16], et d’un système général de mythologie du Nord, qui est une œuvre d’une grande érudition. Son secrétaire est M. Rafn, à qui l’on doit la plupart de ces belles et correctes éditions de sagas, qui sont devenues populaires dans le Nord, et que l’on trouve chez tous les pasteurs islandais.

On a fondé aussi à Copenhague un musée d’antiquités nationales. C’est le plus riche et le plus complet qui existe dans le Nord. Il y a, pour celui qui s’intéresse à la vieille Scandinavie, un grand charme à s’en aller poursuivre ses études dans ce musée. C’est un tableau sorti des ruines du passé ; c’est un livre d’histoire qui, sur chacune de ses pages, porte encore la rouille du temps, l’empreinte des siècles. Tous les objets y sont classés par séries, divisés par époques, et chaque objet peut être regardé comme la manifestation d’un fait ou d’une idée. Le premier âge de ce cycle historique, dont on peut suivre tous les développemens, c’est l’âge de pierre. Les premiers habitans du Nord ne connaissaient pas l’usage des métaux. La pierre devait pourvoir à leurs besoins. Ils choisissaient un silex dur, tranchant, et ils en fabriquaient des haches, des scies, des marteaux, des pointes de flèches et des glaives pour les sacrifices. On a retrouvé tous les objets qu’ils façonnaient, depuis l’œuvre à peine ébauchée jusqu’à l’œuvre complètement finie. On a retrouvé les morceaux de silex qu’ils coupaient par lames régulières pour se faire des pointes de flèches, et ceux qui leur servaient à tailler les dents de la scie, et ceux qu’ils employaient pour polir leurs instrumens. Quelques-uns de ces instrumens sont travaillés avec un art et une perfection qui feraient honneur aux ouvriers de nos jours, et quand on pense que ces hommes n’avaient, pour s’aider dans leurs travaux, que des ustensiles en pierre, on doit admirer l’instinct qui leur servait de maître, et la patience avec laquelle ils surmontaient les difficultés. Plus tard, les habitans du Nord connurent le bronze, et ils l’employèrent à fabriquer des armes et des bijoux. C’était pour eux une matière précieuse. Les parures de femmes de cette époque sont en bronze, les diadèmes en bronze ; la forme en est élégante, mais le métal y est employé avec une excessive parcimonie. Le jour où les vieilles tribus nomades découvrirent l’emploi du fer dut être pour elles un jour à jamais mémorable, et si leur histoire était écrite, le nom de l’homme qui fit cette découverte y apparaîtrait peut-être en caractères plus glorieux que celui de Newton ou de Guttenberg. Hélas ! combien d’expériences pénibles il a fallu pour faire l’instruction de l’homme ! Par combien de phases l’humanité a-t-elle passé avant d’en venir, de son état de barbarie primitive, à son état actuel de civilisation ! Il y a des siècles de distance entre l’époque où les enfans du Nord ne portaient à leur ceinture qu’un couteau de pierre et celle où ils commencent à creuser les mines de fer. Alors le fer était encore pour eux un métal d’une si grande valeur, qu’ils le ménageaient comme aujourd’hui on ménage l’or. Ils reconnaissaient bien la nécessité de l’employer dans la fabrication de leurs armes, mais le tranchant de la hache seul était en fer, le reste en bronze. Cependant, à partir de ce temps-là, une nouvelle ère s’ouvre dans l’histoire de la société Scandinave. La tribu peut se mettre en campagne, car le métal du soldat est sorti des entrailles de la terre ; et l’architecte peut dresser ses plans, car l’ouvrier a trouvé son instrument. Bientôt l’armure de fer brillera sur la poitrine du guerrier ; bientôt le temple des dieux s’élèvera aux regards de la foule avec ses murailles couvertes de lames dorées ; bientôt la saga célébrera Veland le magicien, Veland le forgeron.

Une autre partie curieuse de ce musée de Copenhague est celle qui renferme les débris des tombeaux. Les Scandinaves ensevelissaient avec leurs morts chevaux, armes, bijoux, tout ce que le guerrier avait aimé, tout ce que la jeune femme avait porté. La vie à venir était pour eux une image de celle-ci. Ils devaient combattre dans le Valhalla, et Odin avait dit qu’ils jouiraient là aussi des trésors enfouis dans leur tombe. Mais souvent on remplaçait les armures splendides, les bijoux massifs par des objets de moindre valeur, et quelquefois on les volait. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on trompe la mémoire des morts, et qu’on se rit, avec leur héritage, des sermens qu’on leur a faits, des larmes hypocrites qu’on leur a données.

La plupart des bijoux de cette époque sont en or, travaillés avec goût, ciselés avec art. Ce sont des bracelets, des anneaux, des colliers, qui presque tous ont la forme symbolique du serpent, et cette forme se retrouve dans les ciselures dont ils sont ornés. Les monnaies étaient en argent. On n’avait pas encore songé à les tailler comme les nôtres et à leur donner une empreinte. C’étaient tout simplement des lames d’argent massif que l’on coupait par petits morceaux, selon le besoin.

À cette riche collection des temps anciens on en a joint une autre qui renferme les monumens du moyen-âge. On y trouve des armures, des tapisseries, et plusieurs ouvrages de sculpture en bois fort remarquables.

Le directeur du musée Scandinave, M. Thomsen, a disposé ces objets d’antiquité avec un ordre admirable. Il est tout-à-fait dévoué à cette œuvre scientifique, et il l’agrandit chaque jour. Chaque jour les paysans danois fouillent dans leur Herculanum et y découvrent de nouveaux débris qu’ils portent chez le prêtre. Le prêtre les envoie à Copenhague. Il serait à souhaiter que notre gouvernement voulût faire des échanges avec ce musée. Ceux qui le dirigent y sont tout disposés, et, si l’échange peut avoir lieu, nous ajouterons par là une belle page historique à celles que nous avons déjà recueillies.


X. Marmier
Copenhague, 1er octobre 1837.
  1. Le premier roi de Danemark qui fut baptisé est Harald Blaatand (972-973). Il se passa encore plus d’un siècle avant que le christianisme devînt la religion générale du pays.
  2. Thorlacius, Bemœrkninger over de i Danemark endnu tilvœrende Hedenoldshœie.
  3. Historia ecclesia septentrionis.
  4. Danorum regum heroumque Historia, stilo eleganti a Saxo Grammatico, natione Sielandico, necnon roskildensis ecclesiæ preposito, abhinc supra trecentos annos conscripta. Ascensius, 1514, 199 f. in-fo.
  5. Compendiosa Historia regum Daniœ a Skioldo ad Canutum VI. Publié pour la première fois à Sorœ, 1642.
  6. Meursius était un étranger, un professeur de Leyde doué d’une grande érudition. Chrétien IV l’attira en Danemark, et le nomma professeur à Sorœ. Son livre parut en 1636. Historiœ danicœ libri quinque. Amsterdam, in-fo.
  7. Damnarkis Rigis krœnicke. La première édition parut à Copenhague de 1593 à 1604 en 10 vol. in-4o ; la seconde en 1652, 2 vol. in-fo.
  8. Thomæ Bartholini Antiquitates danicœ, 1 vol. in-4o, 1690.
  9. Historia rerum norvegicarum, Copenhague, 1711, 4 vol. in-fo, — Series dynasiarum et regum Daniœ, Copenhague, in-4o, 1702.
  10. Annales ecclesiæ danicæ diplomatici.
  11. Der Fremde.
  12. Scriptores rerum danicarum medii ævi.
  13. Fortallinger og Skildringer af den Damke Historie, 2 vol.
  14. Nordisk Tidskrift for Oldkyndighed.
  15. Antiquitates americanæ.
  16. Eddalœre, 4 vol. in-8o, Copenhague, 1826.