Bibliothèque-Charpentier (p. 389-418).



X


Ma fille Nancette étant mariée, et déjà mère, je pensais en moi-même que mon aîné Hélie, marchant sur ses vingt-cinq ans, il s’en allait temps de l’établir. Mais c’était une affaire qui demandait réflexion. Pour que le drole pût garder comme aîné la propriété et le moulin, il fallait qu’il prît une femme ayant quelque chose, à seule fin de pouvoir payer à ses frères leur part, quand, moi n’y étant plus, ils viendraient à partager. Il devait, comme je l’avais dit à Fournier, leur revenir à chacun dans les trois mille francs, et comme ils étaient six cadets ça faisait dix-huit mille francs que l’aîné aurait à compter. Là-dessus il y avait le petit bien du Taboury qui valait tout près de deux mille écus, et qui pouvait se vendre facilement sans faire tort au reste du bien, car la mère Jardon était morte ; ça faisait donc qu’il resterait douze mille francs à payer aux cadets, et des filles qui apportent douze mille francs dans leur devantal, ça ne se trouve pas tous les jours dans le pas d’une mule, comme on dit.

D’ailleurs le drole n’avait, à notre connaissance, aucune idée pour une fille plutôt que pour une autre ; il allait bien comme ça dans les frairies danser et s’amuser, mais rien de sérieux.

— Laisse-le faire, va, disait mon oncle, un an ou deux à son âge, ça n’est pas une affaire, le drole n’est pas de ces fous qui ont besoin d’être tenus ; un jour ou l’autre il pensera au mariage, et d’ici là il pourra se trouver quelque bon parti pour lui.

Les choses allaient toujours leur petit train chez nous, comme le tic-tac du moulin ; ça ne changeait guère. Pour ça, mon oncle se faisant vieux ne se mêlait guère plus du commerce, et c’est moi qui allais dans les foires, et tous les jeudis à Excideuil, où nous avions affermé un endroit pour mettre le blé, la civade, ou le blé rouge qui nous restait d’un marché à l’autre. Les jours où je n’étais pas dehors, je travaillais au moulin avec Hélie, et à nous deux nous le faisions bien marcher. Si nous étions obligés d’aller en route tous les deux, mon oncle restait à regarder de la marche des meules, et il apprenait le métier à François qui avait ses quinze ans et n’allait plus en classe. Bernard aussi nous aidait quand il était là, mais il allait souvent dehors pour faire des arpentages avec un marchand de biens que M. Vigier lui avait fait connaître.

D’ailleurs, au commencement de l’année 1876, il tira au sort et amena le numéro quatorze.

— Te voilà bien planté, lui dit en riant mon oncle, lorsque nous fûmes revenus le soir ; il te va falloir partir, car tu n’as rien pour te faire exempter.

— Non, Dieu merci, qu’il fit, j’aime mieux faire mon temps et être bien sain de partout.

La mère ne disait rien, mais ça l’ennuyait bien un peu, la pauvre femme, qui n’était tranquille que lorsqu’elle avait tout son monde autour d’elle, pour être sûre qu’ils n’étaient pas malades ou en peine. Que veux-tu, lui dis-je, c’est comme ça ; les enfants, il faut bien s’y attendre, quittent la maison : les garçons cherchent une position, les filles se marient. Depuis que le monde est monde, ça marche comme ça : il ne faut pas te faire de la peine de ce qu’il va au régiment ; au jour d’aujourd’hui les soldats ne sont pas malheureux.

Trois ou quatre jours après le tirage, Bernard nous dit qu’il avait envie de devancer l’appel pour choisir son régiment. Puisqu’il était forcé qu’il partît, nous trouvions qu’il avait raison, et alors il alla dans le régiment qui était à Limoges, où il avait un de ses camarades du collège.

Quelques mois après son départ, je trouvai M. Vigier un jeudi à Excideuil, comme il sortait de porter des actes à l’enregistrement, et il m’engagea à prendre une demi-tasse. Tout en buvant le café, il me dit :

— Ah ça, qu’est-ce que vous faites de votre aîné, est-ce que vous ne pensez pas à le marier ?

— Si bien, que je lui réponds, mais pour se marier, il faut être deux, comme vous savez, et je crois qu’il n’a d’idée sur aucune fille.

— C’est tant mieux. Écoutez-moi, je sais une fille qui a bien, du côté de sa défunte mère, une dizaine de mille francs, et qui, du côté de son père, en aura bien trois ou quatre. Ils sont deux enfants dans la même maison ; la fille est la cadette. C’est une bonne drole, pas jolie si vous voulez, mais bien plaisante ; et puis élevée en bonne campagnarde : chez elle sont tout à fait de braves gens ; qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Je dis que pour la position, ça nous irait assez ; mais il faudrait aussi que la fille convint au drole, ou pour mieux dire qu’ils se convinssent tous deux.

— Écoutez, me dit M. Vigier, venez avec lui le jour de notre ballade, le premier dimanche d’août, la petite y sera et il la verra ; si elle lui convient, alors nous en parlerons plus amplement.

Le jour de la vôte donc, nous fûmes tous deux à Saint-Germain, emportant un beau plat de poisson pour M. Vigier. Hélie avait pêché la nuit pour le prendre, et il n’avait guère dormi, mais le matin, après être resté deux ou trois heures au lit, il avait été piquer sa tête au-dessus du moulin, et il n’y a rien comme l’eau fraîche pour vous réveiller.

M. Vigier était un notaire de l’ancien temps, qui ne faisait pas de fla-fla, mais qui arrangeait bien les affaires, et sûrement. Quand on lui portait de l’argent à placer, il le serrait dans son coffre, et lorsqu’il avait trouvé un homme voulant emprunter, il passait une obligation. S’il ne trouvait personne et que les gens voulussent reprendre leur argent, il leur rendait les mêmes écus, dans le même sac, lié avec la même ficelle. Aujourd’hui on fait autrement, et on plaisante ces anciens, mais avec ça on n’en voyait pas, comme aujourd’hui, passer aux assises.

Chez M. Vigier, les choses étaient à l’ancienne mode. Dans l’étude il y avait un coffre, de même forme que nos anciens coffres, mais tout en fer, avec un tas de mécaniques à secret qu’on voyait lorsque le couvercle était levé. Les actes étaient serrés dans un grand cabinet ; et, avec deux tables massives et cinq ou six chaises paillées, c’était tout le mobilier.

Toute la maison était dans le même genre de l’étude ; on n’y voyait point de ces meubles nouveaux, que l’on trouve maintenant chez tous les gens un peu cossus ou qui veulent le paraître ; meubles qui font de l’effet, mais qui ne durent pas. La maison était telle qu’il l’avait reçue de son père en prenant l’étude, il y avait quarante-cinq ans, et les meubles et tout ; c’était solide encore, et le notaire aussi, qui était un bon homme tout à fait, et pas fier avec les paysans.

Lorsque nous entrâmes dans la cuisine, pavée de petits cailloux qui faisaient des dessins, la servante était en train d’arroser une dinde qui tournait devant le feu, par le moyen d’un tournebroche qui faisait grand bruit. Quand elle vit le poisson, elle dit : — Ha ! le Monsieur sera content. Donnez-le vitement que je l’appareille, et en attendant, tournez vous autres vers le feu.

Au bout d’un bon moment, M. Vigier, qui était dans l’étude parlant avec des gens, vint avec Girou :

— Ha ! Ha ! vous êtes de parole, Nogaret ; et comment que ça va ? fit-il en me secouant la main.

— Ça va assez, merci, monsieur Vigier, et vous aussi ?

— Ça ne va pas trop mal pour mes soixante-dix ans ; je n’ai pas à me plaindre pourvu que ça dure. Ha ! vous avez porté du poisson ; c’est une bonne idée : vous allez voir, dans une petite minute nous déjeunerons. Girou, va-t-en tirer à boire, et toi, Poulette, trempe la soupe.

Nous déjeunâmes tous quatre seulement, M. Vigier, Girou et nous deux. Mme Vigier était morte depuis une quinzaine d’années, et, de deux enfants qu’il avait, sa fille était mariée à Lanouaille, et le fils était à Paris, soi-disant pour se faire recevoir avocat ; mais il y mettait le temps, car il y avait dix ans qu’il y était, et on disait qu’il avait cassé déjà beaucoup de pièces de cent sous à son père, qui ne parlait guère de lui, tant ça lui faisait de peine.

Après déjeuner nous sortîmes sur la place, et M. Vigier, avisant trois filles qui se promenaient, les arrêta.

— Voyons, laquelle de vous autres qui veut se marier ?

— Mais toutes trois ! monsieur Vigier, répondit une grosse délurée, et elles se mirent à rire.

— Oui, c’est entendu ; mais il faut passer par rang d’ancienneté : voyons, quel âge avez-vous, vous autres ?

Quand elles eurent dit leur âge :

— Eh bien, Victoire, c’est à toi de donner le bon exemple ; te voilà majeure, il est temps d’y penser.

— Mais j’y pense, Monsieur Vigier !

— À la bonne heure ! Et fais-moi bientôt passer le contrat : je suis bien vieux, mais ce jour-là je ferai ma barbe de frais pour prendre mes droits.

— Oui, c’est ça, et elles s’en furent en riant.

— Tout en plaisantant, c’est un bon parti, cette drole, et puis elle n’est pas mal. Qu’en dis-tu, petit ?

— Elle est un peu brunette, dit Hélie, mais point déplaisante.

— C’est que, vois-tu, elle va dans les terres porter le manger à son monde et que le soleil l’a crâmée. Depuis la mort de sa mère, c’est elle qui tient la maison ; ce sera une bonne femme de ménage.

Au bout d’un moment, Hélie trouva des garçons de sa connaissance et ils allèrent danser. À ce qu’il paraît qu’il dansa avec Victoire et qu’ils se convinrent, car depuis, tous les dimanches, il s’en allait à Saint-Germain pour la voir.

La fin de tout ça, c’est que M. Vigier passa le contrat d’Hélie comme il avait passé le mien. C’est au carnaval de 1877, qu’ils se marièrent. Pour la noce de son frère, Bernard demanda une permission et vint, tout fier d’être caporal depuis quelques mois, quoiqu’il n’y eût guère qu’un an qu’il était parti.

Quand les nores viennent dans les maisons où il y a encore leur belle-mère, il advient souvent qu’elles ne marchent pas d’accord. Ça se comprend : les femmes qui ont depuis longtemps le gouvernement de la maison veulent rester maîtresses, et les jeunes qui arrivent, ont d’autres idées, et voudraient faire à leur mode. Heureusement Victoire avait bon caractère, et ma femme était si bonne, qu’elle cherchait toujours à faire plaisir à sa nore, de manière qu’elles s’entendirent bien.

L’année se passa comme ça, tranquillement, sans aucune chose qui vaille la peine d’être marquée. Mais quelque temps avant la Noël, Fournier vint nous trouver et nous dit que, les élections pour les conseillers municipaux devant avoir lieu au commencement du mois de janvier 1878, il avait idée de faire une liste contre celle de M. Lacaud, pour tâcher de le déplanter. D’après des choses qu’il avait ouï dire à quelques-uns, il pensait qu’on pourrait y arriver.

— Ça, je lui dis, ça serait une bonne chose et un grand bien pour la commune, car tant qu’il sera là nous resterons en arrière des autres, et il ne faut pas compter qu’il se retire de bonne volonté.

Là-dessus, nous nous mîmes tous à courir les villages avec Roumy, Maréchou, le fils Migot, et tant nous prêchâmes les gens qu’en fin de compte la liste de mon gendre passa toute, à une majorité de trente ou quarante voix, selon les conseillers, et quant à lui, il ne lui manqua que vingt-deux voix pour les avoir toutes.

Après que le résultat fut connu, tout le monde vint toucher de main à Fournier. Ceux qui avaient voté pour la liste de M. Lacaud, ne pouvant faire autrement, étaient tout de même contents de n’avoir plus affaire à lui ; et ceux-là même qui n’avaient pas voté seulement pour Fournier, voulaient lui faire croire que si, de crainte qu’il ne leur en voulût ; mais ils se trompaient sur son compte, il n’était pas un Lacaud.

Aussitôt qu’il fut maire, Fournier commença à s’occuper des affaires de la commune, et ça n’était pas sans besoin, car le régent que M. Lacaud avait mis pour secrétaire, tenait mal les papiers et les registres. Ce régent était toujours ce même qui avait renvoyé mes droles dans le temps, et il ne convenait pas à mon gendre ni guère à personne, parce qu’il n’apprenait rien aux enfants, était trop souvent à l’église et dans la sacristie, et pas assez à sa classe. Et encore, Ķquand il y était, il faisait faire plus de prières et chanter de cantiques qu’il ne donnait de leçons. Fournier, ne voulant pas le faire partir sans le prévenir, lui dit de demander son changement, ce qu’il fit, et on l’envoya dans le Sarladais, par là du côté de Nadaillac-le-Sec, où il y a plus de rapiettes que de lièvres.

Quand M. Malaroche sut ce qui se passait, il vint trouver Fournier pour revenir chez nous, ce qui eut lieu, parce que mon gendre le demanda expressément.

Moi, je n’y connais pas grand’chose, mais il me semblait que M. Malaroche était un bon maître. Lorsqu’il n’eut plus peur de perdre le pain de sa famille, comme du temps de Lacaud, il fut à son aise pour enseigner aux enfants la bonne morale civique : leurs devoirs envers le pays et envers leurs camarades ; pour leur apprendre l’histoire du peuple, et des paysans surtout, qui était totalement ignorée, vu que les historiens, presque tous jusqu’à nos jours, n’ont eu souci que des rois et des grands personnages. Pourtant, pour nous autres paysans, c’est plus attachant de connaître la condition de nos pères aux différentes époques, que de savoir ce qui se passait à la cour. Comme disait M. Malaroche, quand on voit ça de près, il se trouve que sous les apparences de prospérité dont parlent les flatteurs qui écrivaient jadis l’histoire des rois, la misère des peuples était grande. Les fêtes royales et les habits dorés des seigneurs faisaient trop oublier les guenilles et la vie misérable des paysans. Par exemple, disait-il, on n’a jamais rien vu de plus beau que la cour de Louis XIV, et rien de plus minable que le peuple de son temps, surtout vers la fin de son règne. Et c’est bien vrai ça, car dans les papiers venant de Puygolfier, Fournier avait trouvé des choses bien curieuses et bien tristes, qui faisaient toucher du doigt et voir à l’œil l’état malheureux où étaient réduits nos pauvres ancêtres en ces temps-là.

Et puis, ce qui me plaisait chez ce régent, c’est qu’il ne se croyait pas lié par les dires rabâchés depuis longtemps. Il faisait très bien voir que du temps de Henri IV, le paysan n’était pas plus heureux que sous Louis XIV. Ce roi finaud, qui souhaitait la poule au pot aux paysans, — la poulo, canard d’Henricou, comme dit Clédat, de Montignac, — les faisait bellement massacrer lorsque, mourant de faim, foulés par les nobles, pillés par les soldats, écrasés par la taille et les rentes, le désespoir leur faisait prendre leurs fourches. Et ce n’est pas au loin que ça se passait, c’est dans notre pays même ; mais qui connaît les pauvres Croquants du Périgord ? La plupart des historiens n’en parlent guère, que pour faire des brigands de ces malheureux soulevés par la désespérance.

Les histoires anciennes sont pleines de menteries, disait M. Malaroche. Les flagorneurs qui ont écrit que Henri IV était un roi populaire, n’ont pas consulté le peuple. Ce gascon, grand prometteur, mince teneur, qui faisait du bien à ses ennemis et oubliait ses amis des mauvais jours, n’a jamais été si aimé que ça chez nous. Et la cause en est dans le vieux souvenir plein de rancœur de la répression des Croquants ; dans celui de sa cruauté pour les pauvres braconniers qu’il faisait pendre sans merci, et enfin parce qu’il a fait couper la tête à Biron, dont toutes les veines avaient saigné à son service.

On n’a jamais ouï chanter en Périgord la chanson de Biron, sans abominer l’ingratitude monstrissime de Henri IV. C’est tellement vrai, qu’il était défendu de la chanter autrefois ; cinq bourgeois de Domme furent mis en prison, du temps de Louis XIV, pour l’avoir chantée dans une auberge, et encore elle fait quelque peu son effet.

Ah ! nous n’oublions pas aisément, nous autres gens du Périgord, et pendant longtemps on n’a pas fait la fête de saint Louis dans nos églises, parce qu’il nous avait donnés aux Anglais. Encore aujourd’hui on ne l’aime pas trop ; aussi, on ne voit guère d’enfants de paysans appelés Louis.

Pour en revenir à Henri IV, on a beau dire, de sa bonté, citer de ses traits de clémence et de ses mots aimables ; ce n’était en fin de compte qu’un rusé gascon, bon quand ça lui était utile, et méchant sans miséricorde quand il y trouvait son intérêt.

C’est ainsi que notre régent faisait connaître aux enfants des paysans, aux descendants de ces Croquants maltraités par Henri IV, les nobles et les historiens, la vérité sur leurs ancêtres et vengeait leur mémoire. Et il faisait de même pour toutes les époques ; pour les temps des comtes de Périgord et les seigneurs pillards qui rançonnaient sans pitié les paysans et leur faisaient subir des traitements barbares, et pour ceux des guerres de religion où le pauvre paysan était pillé, incendié, torturé, massacré, tour à tour par les papistes et les parpaillots.

Quand il parlait de l’amiral Coligny, M. Malaroche, les yeux lui flambaient : on nous a apitoyés dans les histoires sur sa mort, disait-il. C’est vrai que Guise l’a fait lâchement assassiner, mais en fin de compte, ce n’était qu’un brigand tué par d’autres brigands.

Nous autres Périgordins nous devons nous souvenir que, sous prétexte que les paysans du côté de Mensignac, de Tocane et de Saint-Aquilin, avaient aidé l’armée catholique à exterminer les bandes huguenotes provençales à Chante-Géline, près de Fayolle, en 1568 ; lorsqu’il traversa le Périgord venant du Limousin, il massacrait tout sur son passage ; on ne voyait que gens occis par les chemins. Rien qu’à Lachapelle-Faucher, dans une salle du château, il fit tuer de sang-froid deux cent soixante paysans, après les y avoir gardés tout un jour !

Qu’a fait de plus le féroce Montluc, le Boucher catholique ? Qu’on nous laisse donc tranquilles avec ce brigand hypocrite, sa barbe blanche et son cadavre jeté par la fenêtre. Gardons notre compassion pour ses malheureuses victimes, pour ces deux cent soixante compatriotes, parmi lesquels nous avions peut-être des ancêtres !

À propos de ces rois qui font si bonne figure dans certains livres, je me souviens qu’un dimanche sur la place, il nous fit bien rire. Voyez-vous, qu’il faisait, quand on regarde de près notre histoire, on est de l’avis de ce Dauphin qui disait à son précepteur : mais, père Corbin, dans tous ces rois de France, je n’en vois aucun de bon !

Quand la question du régent, ou plutôt de l’instituteur, car moi je parle à l’ancienne mode, fut réglée, Fournier s’occupa de l’école et des chemins. Il fallut emprunter pour ça, mais quand on vit de belles salles de classe où les enfants étaient à l’aise, et les chemins bien arrangés et réparés, les gens dirent : à la bonne heure ; nous voyons maintenant que notre argent est bien employé.

On pense bien qu’au Frau nous étions contents de voir les choses marcher comme ça, et d’autant plus que c’était notre gendre qui faisait tout. On ne pouvait pas dire que nous avions les préférences, puisque notre chemin avait été radoubé le dernier, et on ne pouvait pas dire non plus que nous cherchions à nous faufiler partout, puisque nous n’étions rien. Mon oncle avait depuis quelques années renoncé à être du Conseil, disant qu’il fallait faire place aux jeunes, et moi je ne pouvais pas en être, puisque mon gendre en était.

Je me trouvais donc heureux, car chez nous c’était comme dans la commune, tout marchait bien. Les droles venaient à souhait. François, qui était né en 1860, avait tout près de dix-neuf ans, et c’était un fier garçon qui nous aidait bien au moulin et partout. Celui qui venait après, Yrieix, avait trois ans de moins et commençait aussi à s’occuper : les deux derniers allaient encore en classe.

Mon oncle, lui, portait bravement ses soixante-treize ans passés, mais il ne faisait plus rien que quelque gigognerie pour s’amuser. Les droles lui disaient toujours : — Oncle, repose-toi, tu as assez travaillé, c’est à notre tour maintenant ! Et lui les écoutait, et s’asseyait par là au moulin sur un sac, et leur parlait de choses et d’autres, mais ayant soin que ce fût quelque affaire propre à les instruire ou à leur donner de bons sentiments. Des fois il causait avec les gens qui venaient faire moudre, et quelquefois aussi, il dévalait jusqu’au bourg pour voir les anciens.

Ma femme, elle, était toujours la même. Je crois bien qu’elle avait quelque peu vieilli, mais moi je n’y connaissais rien. Elle était toujours vaillante, active, avisant au bien-être de chacun et de tous, aimant sa nore autant que sa fille, et ne sortant jamais de chez nous. Quelquefois les gens lui disaient : — Vous n’êtes jamais allée à Périgueux ? ou bien : vous n’allez point à Excideuil ? ou ici, ou là ? et elle leur répondait :

— Que voulez-vous que j’y aille faire ? j’ai tout mon monde autour de moi.

Mais le contentement ne peut pas durer toujours ; les hommes étant toujours heureux, se trouveraient malheureux, faute de comparaison ; il faut donc qu’il y ait de temps en temps quelque méchante affaire qui s’en mêle.

Un jour je revenais de porter de la farine et j’étais tranquillement sur ma mule, jambe de ça, jambe de là, regardant devant moi notre maison, dont la cheminée fumait, les termes au-dessus avec leurs bois châtaigniers, et la gorge boisée de la rivière, lorsque étant à un tout petit quart de lieue de chez nous, je portai mes yeux sur nos vignes de la Côte, et là, au milieu, je te m’en vais voir une place ronde, grande comme un sol à battre cinquante gerbes, où les feuilles étaient jaunâtres, au prix des autres d’autour qui étaient franchement vertes. Ça me donna un coup dans l’estomac : c’est la maladie de la vigne ! que je me dis : Nous avions bien ouï dire que dans le Midi elle avait fait crever toutes les vignes ; nous savions que du côté de Bergerac elle ravageait tout, mais je ne sais pas pourquoi, moi, comme bien d’autres, nous ne pouvions pas nous mettre dans l’idée qu’elle viendrait jusque chez nous.

Et pourtant c’était bien elle, c’était bien la maladie, marquée par cette tache ronde qui d’année en année allait s’élargir comme l’huile sur une touaille, et tuer toutes nos vignes ! Je finis d’arriver chez nous tout ennuyé, ne pensant plus à faire péter mon fouet, comme de coutume, pour m’annoncer. Après avoir mis la mule à l’écurie, je montai à la maison, et après m’être lavé les mains, je m’assis à table pour dîner avec les autres. Moi, je déteste tellement de tromper, que sans que je m’en doute, sur ma figure on connaît quand j’ai quelque chose. Ma femme vit bien que j’étais tracassé, mais elle ne me dit rien devant chez nous. Quand j’eus mangé un morceau lentement, pensant en moi-même à ce gueux de phylloxera, Hélie me versa à boire un plein gobelet de vin.

— Doucement, petit, que je lui dis, il faut le ménager, car bientôt nous n’en aurons plus ; la maladie est dans nos vignes.

— Comment ! que dis-tu ? firent-ils tous.

— Oui, malheureusement, je l’ai vu tout à l’heure. Dans nos vignes de la Côte il y a une tache jaune, d’ici deux ou trois ans tout sera mort.

— Nous voilà bien plantés, dit mon oncle ; au lieu de vendre quelques barriques de vin, il nous faudra en acheter.

— Mais peut-être, reprit ma femme, que d’ici là, on aura trouvé un moyen de guérir cette maladie.

— Il ne faut pas compter là-dessus, répondit l’oncle, il y a quinze ans que les savants cherchent le moyen de tuer le phylloxera, et ils ne l’ont pas trouvé.

— Je me demande de quoi ils servent, alors, dit notre aîné.

Ça se passa bien comme je l’avais dit : l’année d’après nous ne fîmes pas le quart de vin comme d’habitude et encore pas bon, parce que les vignes malades ne pouvaient plus faire mûrir le raisin ; et puis l’année qui suivit, rien. Je parle des vignes de la Côte, car la vieille vigne dans le terme, au-dessus de la maison, résista un peu plus, mais au bout de trois ans elle était comme l’autre : en tirant sur les pieds, ils suivaient comme qui arrache une rave.

Voyant ce qui nous attendait, je ne vendis pas de vin, me disant que celui que nous avions, il fallait le garder pour le temps où il n’y en aurait plus du tout : et puis, afin de le ménager, on fonça de la vendange dans des barriques pour faire de la piquette toute l’année. Nous avions aussi une demi-barrique de vin de la vieille vigne qui avait quatre ans, et d’autre de deux ou trois ans. Mon oncle me dit qu’il fallait tirer cette demi-barrique en bouteilles afin de le garder pour quelque grande occasion ou en cas de maladie. Quand ce fut fait, on mit les bouteilles dans des caisses avec de la paille.

La jeunesse qui a le temps devant elle, ne se tracasse point comme nous faisons pour beaucoup de choses, nous autres gens âgés. Peut-être si nous étions sages, devrions-nous faire comme elle, et porter les traverses qui surviennent sans nous en troubler. Ce qu’il y aurait de mieux, ça serait de regarder tranquillement les accidents et de tâcher d’en tirer le meilleur parti qui se puisse. Mais voilà, celui qui a la charge de la maison, porte le poids des inconvénients pour lui et pour les siens. Les jeunes gens libres de ce souci ont encore dans les yeux l’espérance, qui trompe souvent, comme les feux-follets qui dansent dans les prés, mais qui, en attendant, les fait marcher joyeux.

Les droles donc, chez nous, ne se faisaient pas beaucoup de mauvais sang de cette affaire, au moins en ce qui les touchait. Ils buvaient de la piquette au lieu de vin, et n’y faisaient pas attention. Nous buvions bien quelque peu de vin, le dimanche, pour faire chabrol, et puis s’il venait quelqu’un chez nous ; mais autrement de la piquette. Il n’y avait que mon oncle qui ne bût que du vin, parce que l’ayant de coutume depuis si longtemps, ça aurait pu le fatiguer, joint à ça que l’on dit que le vin est le lait des vieux.

Au carnaval de l’année 1881, Bernard demanda une permission et vint nous voir sans nous avoir écrit. Il descendit du chemin de fer à Thiviers et vint de son pied pour nous surprendre. Il venait d’être nommé sergent-major, mais nous n’en savions rien. Le dimanche gras au soir donc, nous étions à souper, quand nous entendons japper la Finette, puis quelqu’un montant l’escalier et ouvrant la porte : Bernard ! Tout le monde fut bientôt debout. Lui, courut à sa mère et l’embrassait comme du bon pain, tandis qu’elle, fière de son drole et heureuse de le revoir, avait les yeux mouillés. Après la mère ce fut le tour de la belle-sœur Victoire et puis nous autres. Quand il eut fait ses amitiés à tous, la grande Mïette lui mit une assiette à côté de sa mère et il s’assit à table. Tout en mangeant, on lui fit fête à cause de ses galons ; lui, cependant, nous expliqua qu’il allait se préparer pour une école où vont les sous-officiers, afin de passer officier. C’est maintenant, dit-il, que je vais me servir de ce que j’ai appris à Excideuil, et je tâcherai que vous ne plaigniez pas l’argent que je vous y ai mangé.

Officier ! avec une épaulette d’or ! cette idée faisait grande joie aux petits, et à nous autres, ça nous faisait quelque chose aussi. Le fils d’un paysan, d’un meunier, officier et en passe de monter haut ; que voulez-vous que je vous dise, on est des hommes.

— Qui sait, dit mon oncle, vous autres le verrez peut-être commandant ou colonel ; sous la grande République, il ne manquait pas de fils de paysans montés jusque-là et plus haut. Pour moi, tout ce que je demande, c’est de le voir simple officier avant de m’en aller.

— Oh ! oncle, dit ma femme, vous êtes fier et bien en santé, vous le verrez mieux que ça.

— Oui, ma fille, je suis fier, mais j’ai soixante-quinze ans, et je ne suis plus qu’une vieille lure.

— Voyons, dit François, on a mis en bouteilles, il y a deux ans, une demi-barrique de vin vieux pour quand on serait malade. Personne ne l’a été, Dieu merci, et il faut espérer que personne ne le sera de longtemps. Mais comme ça on n’en boirait jamais et il se gâterait. D’ailleurs, il vaut mieux boire le bon vin quand on est fier que quand on est malade, on le trouve meilleur. Si le père le veut, je vais en aller chercher deux ou trois bouteilles pour arroser les galons de Bernard.

— Vas-y mon drole, tu as une bonne idée.

Et quand il fut remonté, on trinqua et on but à la santé du sergent-major.

Le lendemain je fus avec Bernard à la Fayardie, et le mardi Fournier vint faire carnaval chez nous avec Nancette et le petit. Nous étions treize de la famille en le comptant, ça faisait une jolie tablée. La grande Mïette au fond faisait quatorze. Ce soir-là, nous bûmes de bons coups, comme si jamais de la vie on n’eût ouï parler de phylloxera. L’ennui des premiers temps était un peu amorti, et après avoir attendu inutilement la guérison des vignes, nous nous prenions maintenant à espérer qu’on pourrait les refaire, comme de fait ça arrive.

Quelques années se passèrent comme ça, sans rien d’extraordinaire au Frau. Depuis assez longtemps, nous n’avions plus de métayers, et mes garçons et moi nous travaillions seuls tout notre bien. D’ailleurs, c’était toujours notre même train de vie d’autrefois ; aussi je ne rapporterai pas des choses journalières pareilles à d’autres dont j’ai parlé déjà, ne voulant pas, si je puis, rabâcher encore. C’est bien assez que j’aie raconté des affaires qui, probable, n’intéresseront personne que les miens. Et puis, il faut que je le dise aussi, je me rappelle bien tout ce qui s’est passé dans le temps chez nous ; je me souviens très bien de toutes nos anciennes affaires ; mais pour celles d’hier, de l’année passée, d’il y a deux ans, même dix ans, je les ai quasi presque oubliées, et quelquefois je suis obligé de les demander à ma femme : je mentionnerai donc seulement les choses marquantes pour nous.

En 1882, il me naquit deux petits-enfants : une drole de ma nore Victoire, et un drole de Nancette. Elle qui avait déjà un garçon aurait tant aimé une fille, et Hélie, pour son premier enfant, aurait voulu un mâle ; mais ces affaires-là ne s’arrangent pas comme on veut.

À la fin de 1883, Bernard fut nommé officier dans un régiment qui était à Brive. Ça fut une grande affaire chez nous, et bien des gens m’en firent compliment ; mais je ne fais pas grand état de toutes ces félicitations, parce que je sais que parmi les complimenteurs, il y a d’ordinaire beaucoup de flacassiers.

Lorsqu’il vint en permission, il y eut grande fête à la maison et à la Fayardie, comme bien on pense, et nous étions tous glorieux du cadet. Lui était plus raisonnable que ses frères, et le lendemain de son arrivée il prit ses anciens habillements de civil, et se mit à chasser pour se reposer d’avoir beaucoup travaillé à l’école. Qui l’aurait rencontré dans les bois sans le connaître, avec une groule de veste et un méchant chapeau, n’aurait jamais dit que ça fut un jeune officier de l’armée. Il n’alla pas tant seulement se montrer à Excideuil, comme ça aurait été pardonnable de le faire, preuve que la gloriole ne lui tournait pas la tête.

L’année d’après, François se maria avec la fille d’un meunier de sur la Cole, et s’en fut demeurer chez son beau-père, que j’avais connu dans le temps, à la noce de mon cousin de Brantôme. François entrait chez de braves gens, et le moulin était bien en pratiques. Ils n’étaient pas riches si on veut, mais avec ça la fille n’était pas un mauvais parti, parce qu’elle était pour lors seule de famille, son frère étant mort l’année d’auparavant.

En 1885 ça fut une bonne année pour les naissances. Il nous naquit un drôle de Victoire. Nancette eut une fille, et mon autre nore, qui s’appelait Clara, en eut une aussi.

Mais l’année d’après ne fut pas aussi bonne. Un jean-foutre de boulanger avec qui je faisais du commerce, fit banqueroute et me fit perdre près de quarante pistoles. J’eus comme les autres, onze pour cent, deux ans et demi après : le reste se mangea en frais, comme c’est de coutume.

Dans ce même temps, notre Yrieix, qui avait pour lors ses vingt-trois ans, s’amouracha d’une fille du bourg qui était bien une drole tout à fait comme il faut, et jolie de figure, mais qui n’avait pas un sol vaillant. Comme tous les soirs presque, il descendait la voir et revenait des fois assez tard, je m’en aperçus vite et je lui en parlai. À la première parole il me confessa la vérité : cette fille lui convenait, et avec notre permission il voulait la prendre pour femme. Moi je lui dis qu’il fallait bien y penser avant de faire cette affaire ; que de prendre une fille n’ayant rien, lui qui n’aurait pas grand’chose plus tard, c’était se mettre dans la misère, les enfants venant ; que dans la vie on ne pouvait pas toujours suivre ses goûts ; qu’il fallait penser à l’avenir et consulter la raison, attendu que le mariage avait ses charges et qu’il était bon de se mettre en mesure de les supporter.

Je sais bien, continuai-je, que tu pourrais me dire que je n’ai pas tant calculé que ça pour prendre ta mère quoiqu’elle n’eût rien. Ça, c’est vrai ; mais moi j’étais dans une autre position que toi, mon pauvre drole, ayant quelque dizaine de mille francs de ma mère, et assuré de plus de l’avoir de mon oncle.

Là-dessus il me répondit que j’avais bien raison en ce que je disais, mais que pourtant, si on ne se mariait jamais qu’ayant l’avenir assuré, il y aurait les trois quarts des gens qui ne se marieraient pas. Quant à lui, il se sentait force et courage pour nourrir une femme et des enfants ; il affermerait un moulin et se tirerait d’affaire ; il ne me demandait seulement que de lui aider un peu.

Le voyant décidé, je lui dis alors que dans tous les cas rien ne pressait ; qu’il fallait attendre quelque temps, afin de ne pas prendre un caprice passager pour une amitié solide.

Il me répliqua qu’il attendrait donc, bien résolu qu’il était de ne rien faire sans mon consentement.

— Écoute, lui dis-je, puisque c’est comme ça, et que tu es bon drole, voici ce qu’il faut faire. Ça n’est pas en trimant dans un petit moulin de par là, que tu te tireras d’affaire. Il te faut voir un peu la minoterie et travailler dans les grandes usines ; tu apprendras là quelque chose qui pourra te servir à entreprendre les affaires pour ton compte. Je te chercherai une place, soit à Barnabé ou à Sainte-Claire, ou bien à Saint-Astier ; je connais les messieurs et je pense y arriver.

— J’aurais mieux aimé attendre ici, qu’il dit, mais je vois que tu as raison, je partirai quand il le faudra.

Je ne trouvai pas à le placer dans les minoteries d’autour de Périgueux, et il lui fallut aller du côté de Ribérac.

C’était un garçon sage, Yrieix, attentionné à son travail et sachant se faire aimer. Aussi, d’abord qu’il fut là-bas, son bourgeois prit confiance en lui, si bien que l’année d’après, il lui augmenta ses gages.

Et puis il se maria avec sa bonne amie. Sa mère était veuve, et elles étaient si pauvres que ma femme en avait compassion ; et, voyant cette fille rester sage pendant un an que notre drole fut là-bas, sans parler à personne, elle l’affectionna, et en cachette, pour ne pas la mortifier, elle lui donna des nippes et tout le linge pour monter son petit ménage. La noce se fit au Frau, bien entendu, et puis après Yrieix emmena sa femme.

Voilà comment ça va dans les familles ; il y en a qui montent et d’autres qui descendent. La Nancette avait pris un homme riche, Bernard était officier, et le pauvre Yrieix, lui, était garçon dans une minoterie. Fournier élevait ses enfants bien simplement, à la mode campagnarde ; mais avec ça, il les faisait instruire en pension et leur donnait des idées sur des choses dont la femme d’Yrieix n’avait jamais ouï parler ; de manière que plus tard, les cousins germains, fils de Nancette et fils d’Yrieix, venant à se rencontrer, il y aurait eu tant de différence entre eux qu’ils ne se seraient jamais pris pour parents. J’imagine que beaucoup de gens pauvres, qui portent le même nom que des familles riches, proviennent de la même souche et de frères qui n’ont pas réussi ou se sont ruinés, tandis que les autres faisaient fortune.

Cependant, mon oncle avait ses quatre-vingt-deux ans passés, et il était toujours en bonne santé. Sa barbe et ses cheveux étaient blancs comme neige ; mais au demeurant il n’avait point de grandes infirmités, entendant bien, lisant sans lunettes et marchant encore avec son bâton, quoiqu’il eût quelquefois des douleurs. Son ami Masfrangeas était mort il y avait un an, et il disait quelquefois que ça serait bientôt à son tour.

— Bah ! faisait Hélie, toi, oncle, il faudra te tuer à coups de bonnet de coton !

Et ça le faisait rire, car rien ne plaît plus aux vieux que de leur dire qu’ils sont bien fiers. C’était la pure vérité pour mon oncle, mais, à cet âge, il ne faut pas grand’chose pour les déranger.

Dans le commencement de l’année 1889, il sentit quelque peine à remuer son bras gauche : encore tant mieux, dit-il, que ça ne soit pas le droit. Il ne sortit pas de tout l’hiver, ayant peine à se réchauffer, de manière qu’il fallait lui mettre le moine dans le lit. Nous avions fait arranger à Périgueux un de ces grands fauteuils qu’il y avait dans le grenier de Puygolfier, et il passait ses journées devant le feu, tisonnant avec son bâton, et quelquefois lisant quelques pages dans ses vieux livres, qui étaient marqués aux endroits qu’il prisait le plus. Dans la journée, ma femme ou Victoire, ou la grande Mïette, étaient toujours là, et ça le gardait d’ennuyer. Le soir nous autres lui lisions le journal, et comme, dans l’Avenir, il était souvent question du Centenaire de la Révolution, il disait quelquefois :

— Je voudrais bien tout de même aller jusqu’au quatorze juillet !

Ça le réjouissait de savoir qu’on fêtait la République, et les souvenirs de la Révolution qu’il tenait de son père et de son grand-père, lui revenaient à la mémoire, et il nous les disait, s’arrêtant parfois de fatigue, et continuant à les suivre dans sa pensée.

Il vit ce quatorze juillet qu’il voulait tant voir. Ce jour-là, c’était fête chez nous, et les droles avaient débarrassé l’auvent des seilles et de la grande oulle, et l’avaient arrangé avec des branches de chêne. Sur la cime d’un piboul ou peuplier, qui était en face de la maison, au coin du pré, touchant le chemin, ils avaient monté un drapeau. Ce piboul était un mai qu’on avait planté en quarante-huit à mon oncle, lorsqu’il fut conseiller. Comme on l’avait planté avec ses racines, il avait pris, et avait profité beaucoup, de manière que maintenant il était très gros. Dans le temps nous l’avions entouré d’une petite muraille pour le garder d’accident, et depuis, nous l’appelions l’arbre de la Liberté.

Après dîner, sur les une heure, l’oncle nous dit :

— Menez-moi sous l’auvent que je voie ça.

Et tous deux, l’aîné, le tenant sous les bras, nous le menâmes sous l’auvent, où Victoire avait déjà porté son fauteuil. Une fois assis, il regarda un moment le drapeau qui flottait au vent et puis nous parla ainsi :

— Ça n’est pourtant que trois morceaux d’étoffe cousus ensemble, mais ces trois couleurs ont fait reculer les Autrichiens et les Prussiens ! Il faisait bon vivre et être Français, quand nos volontaires, sans souliers, les abordaient à la baïonnette, les drapeaux au milieu des bataillons, tambours battant, et quarante mille voix chantant la Marseillaise !… Quel temps !… Un de mes oncles fut tué à Jemmapes, et quand la nouvelle en vint à la maison mon grand-père dit : C’est une belle mort ! Vive la République !

Il resta un moment sans rien dire, perdu dans ses souvenirs, puis, voyant le feuillage dont les garçons avaient guirlandé les piliers de l’auvent, il reprit :

— Du chêne, à la bonne heure !… Le chêne est fort comme le peuple… Point de laurier, c’est l’arbre des empereurs, des tyrans… La branche de chêne, c’est la marque du citoyen ! Vous m’en mettrez sur ma caisse, quand je serai mort !

Il faisait bon là, à l’ombre. Dans la plaine, les blés mûrs se balançaient doucement, les cigales chantaient après le tronc des arbres, les eaux de l’écluse bruissaient, et on entendait au bourg péter le petit canon que Fournier avait acheté exprès.

Ma femme prit une chaise et vint se mettre près de l’oncle, pour lui faire compagnie, et Victoire en fit autant, ayant son drole sur les genoux. Nous autres, nous étions assis sur le petit mur ou appuyés contre, et nous regardions l’oncle, tranquille et content, avec sa bonne figure, tandis qu’un petit vent doux agitait un brin sa barbe et ses cheveux blancs.

De temps en temps, il nous disait quelques paroles :

— Cette fois, mes droles, la République a gagné pour toujours… Ils auront beau faire, les nobles, les curés et les autres, ils n’y pourront rien… Je suis content d’avoir vu ça… Mais il y a quelque chose que j’aurais voulu voir aussi… Là-bas, vous savez, les sales Prussiens !… J’aurais voulu les voir partir ! Mais je suis trop vieux… Vous autres, vous verrez ça. Quelle belle fête, ce jour-là !

Il resta comme ça, l’après-dînée, se remémorant les choses d’autrefois, et de temps en temps nous faisant part de ce qu’il pensait.

Depuis, il continua de décliner peu à peu, tout doucement. D’un jour à l’autre on ne s’en apercevait pas, mais si bien de mois en mois, lorsqu’on voyait qu’il ne pouvait plus mettre ses souliers tout seul, ou ne se levait de son fauteuil qu’avec le secours de quelqu’un de nous. Lorsque Bernard vint en permission au mois d’octobre, il ne se levait plus que les jours où il faisait beau soleil, et seulement vers midi. Quand je dis qu’il se levait, il faut dire qu’on le levait, car il ne pouvait guère s’aider, surtout d’un bras. Il ne mangeait pour ainsi dire plus, de manière qu’il allait s’affaiblissant toujours davantage. Il le connaissait bien, car sa tête était toujours bonne, et il disait qu’il n’irait pas loin.

Il avait demandé qu’on le mît dans la grande chambre, parce que c’était la plus plaisante, et que de son lit il voyait la plaine des bords de la rivière et le moulin. Lorsqu’il ne put plus se lever du tout, il y avait toujours quelqu’un avec lui, ma femme principalement, ou Victoire, et leur compagnie lui faisait plaisir. Dans les derniers temps, il dormait beaucoup dans la journée, et ça nous annonçait sa fin, vu le proverbe : Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, sont près de la mort.

Un matin, avant jour, il dit à ma femme qui l’avait veillé la nuit avec la grande Mïette, chacune la moitié : — Ma pauvre Nancy, je crois que je ne passerai pas la journée… Avant de m’en aller, je voudrais vous voir tous à table… là, près de moi. Envoie quérir Nancette, qu’elle vienne avec ses droles… et puis François aussi.

On fit comme il l’avait dit. À une heure, François étant arrivé, on se mit à table pour dîner. Le petit bout était contre son lit avec son assiette et son verre ; lui était accoté sur des coussins. Fournier était venu avec sa femme et les petits, et quand il s’approcha du lit, mon oncle lui dit en plaisantant, mais bien bas : — Salut, Monsieur le maire ! je vais vous donner de la besogne. Et comme il vit que ma femme et Nancette s’essuyaient les yeux, il leur dit : — Mes enfants, ne vous faites pas de peine… j’ai fait mon temps… je m’en vais dans ma quatre-vingt-quatrième année… vous laissant heureux… je ne suis pas à plaindre.

Il ne voulut pas qu’il fût dit qu’il n’eût pas mangé avec nous autres une dernière fois. Bernard avait tué des cailles, et on lui en avait fait rôtir une. Après avoir pris un peu de bouillon de poule, il mangea la moitié d’une aile de cette caille ; ça fut tout ce qu’il put faire. Quand ce fut sur la fin du dîner, il me dit : Va quérir du plus vieux vin… que nous trinquions ensemble.

Quand le vin fut versé dans les verres, on lui donna le sien, et tous, petits et grands, nous vînmes choquer avec lui. Après avoir bu une gorgée, il rendit son gobelet et se laissa aller sur les coussins.

— Mes enfants, je suis content de vous avoir vus tous, autour de moi… manque Yrieix… Mais le pauvre drole, je ne l’oublie pas. Écoute, Hélie, dans mon tiroir, il y a des valeurs, tu sais, qui me sont dues… pour une douzaine de cents francs approchant : c’est pour Yrieix qui a pris une femme pauvre… pour lui aider à s’établir plus tard… fais-je bien ?

— Oui, oui, oncle, dîmes-nous tous.

— Donc, alors, tout va bien, mes enfants… moi je pars la conscience tranquille… et je vais aller dormir à côté de nos anciens… Je ne regrette qu’une chose… vous savez quoi !

— Hélie, mon fils, le jour où on aura chassé de France, de là-bas, d’Alsace… les derniers Prussiens, tu viendras sur ma fosse, et te penchant vers moi, tu me diras :

— Oncle ! ils sont partis !

Il avait parlé fort, et ça l’avait fatigué. Un moment après, il nous dit :

— Ouvrez les fenêtres, que je voie encore le soleil.

C’était un de ces beaux jours de l’été de la Saint-Martin, qui sont communs en Périgord. Le soleil rayait fort, séchant le long de la rivière les regains dont l’odeur montait jusqu’à nous. Le moulin était arrêté, et on n’entendait que le bruit des eaux tombant de l’écluse. En face de la fenêtre, le vent faisait bruire les feuilles de notre arbre de la Liberté qui commençaient à jaunir. Tout à la cime de l’arbre, le drapeau que les droles y avaient monté le quatorze Juillet flottait toujours au vent. L’oncle regarda tout ça un moment sans rien dire, puis il appela bien bas bien bas le pauvre, l’aîné de Fournier, qui avait ses quatorze ans :

— Viens là, mon Robertou.

Quand le drole fut là, penché sur le lit, l’oncle lui dit tout doucement, comme un souffle :

— Chante la Marseillaise.

Et le drole émotionné, les yeux brillants, debout auprès du lit, commença de sa voix claire et tremblante un petit :

Allons, enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé !

Tandis qu’il chantait, l’oncle, les yeux perdus au ciel du lit, une main sur la tête du drole, écoutait en extase.

Lorsque le petit fut à la fin :

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus !…

l’oncle se rit un peu et ferma doucement les yeux. En nous approchant, nous voyions bien qu’il n’était pas mort, mais il ne parla plus. De temps en temps il ouvrait les paupières, et, nous voyant tous autour de son lit, et ma femme dans la ruelle lui tenant la main, il les refermait, tranquille. Au bout d’une heure son souffle devint à rien, et, puis s’arrêta tout doucement : il était mort.

Nous avions mandé la triste nouvelle à Yrieix par le télégraphe, de manière que le lendemain toute la famille était réunie. Sur les quatre heures du soir, l’oncle fut porté en terre par nous autres, mes six garçons et moi, aidés de nos cousins de Tourtoirac et de Génis : aucun d’étranger n’y toucha.

C’était beau de voir le cercueil de cet ancien, couvert de branches de chêne, comme il l’avait demandé, porté par les siens, les uns en veste blanche de meuniers, les autres en sans-culotte brun ou noir, et, parmi ces habits paysans, un uniforme d’officier à deux galons d’or.

Il n’y avait point de curé. Fournier marchait devant, ceinturé avec son écharpe, et toute la commune suivait nos femmes derrière le cercueil. Après qu’aidé de mes garçons, j’eus descendu tout doucement le pauvre oncle dans la fosse, Fournier, monté sur la terre déblayée, lui fit l’adieu dernier et voici ce qu’il dit, tel que je l’ai ouï, tel qu’il me l’a répété pour le coucher par écrit :

« Ce n’est pas la coutume, mes chers citoyens, de faire de discours sur la tombe d’un homme du peuple, d’un travailleur, d’un paysan. Jusqu’à présent, cet honneur était réservé aux rois, aux grands, aux puissants de la terre, gens inutiles ou nuisibles. Il est temps, maintenant que la République luit pour tout le monde, comme le soleil, de prendre d’autres mœurs, d’autres usages et de rendre à nos morts, à ceux qui ont vécu, souffert, travaillé avec nous, l’hommage qui leur est dû.

« Si quelqu’un a mérité ce dernier souvenir, mes chers amis, c’est celui qui est là couché dans ce cercueil que la terre va recouvrir tout à l’heure. Nogaret naquit en 1806, à une époque qu’on appelle glorieuse, parce qu’alors un homme insensé, traînant à sa suite des centaines de mille soldats, en faisait tuer beaucoup, et tuait encore plus d’ennemis, pour rien. Mais son père était un volontaire de 1792 ; mais un de ses oncles était mort à Jemmapes pour la France ; mais son grand-père était un patriote ; et dans cette humble maison du Frau on conservait le culte de la République étranglée par Bonaparte. Il fut donc élevé dans la pratique des vertus civiques, et dans des idées de liberté, de fière indépendance et de dévouement à la Patrie, qu’il a gardées jusqu’à sa dernière heure.

« Je ne vous retracerai pas la vie de Nogaret, vous la connaissez tous ; j’en rappellerai seulement un épisode dont certains de vous ont été témoins, mais que tous savent par ouï-dire. Un jour de décembre, il y a de cela trente-huit ans, cet honnête homme, ce bon citoyen, fut arraché à sa famille, à sa maison, et mené en prison, les mains enchaînées comme un malfaiteur.

« Quel était son crime ? C’était un ferme républicain, un homme libre, un bon Français, et c’en était assez en ces temps maudits.

« Mais la justice a son heure. Tandis que le criminel de décembre 1851 et de juillet 1870 est en horreur à tout citoyen, à tout patriote ; tandis que sa mémoire est exécrée des mères dont il a fait tuer les fils, et des Français que son crime a arrachés à leur patrie, autour du cercueil d’une de ses obscures victimes se presse une commune entière.

« Il y a là, mes chers citoyens, une leçon pour nous tous. Il est bon de constater que si l’expiation du crime arrive infailliblement, la glorification de ceux qui ont toujours suivi le devoir austère, arrive aussi, au seul moment où elle est légitime et enviable, à l’heure de la mort !

« Et il ne faut pas nous laisser imposer par les fausses grandeurs du pouvoir. La tombe égalitaire n’admet point de privilèges, et les cadavres qu’on descend dans la fosse ne doivent être jugés que sur leurs actes. Si donc nous qui sommes vivants à cette heure, nous avions le choix entre la renommée sinistre du dernier Bonaparte et celle du pauvre paysan, qui est là dans ce cercueil, nous n’hésiterions pas ; nous voudrions que notre mémoire fût bénie et honorée comme celle de Nogaret.

« Peut-être, citoyens, notre hommage suprême s’adresse-t-il moins au prisonnier de Décembre, au bon citoyen, qu’à l’honnête homme, au voisin obligeant ; cela se peut. Notre éducation civique a été mal faite ; la noble indépendance de nos pères de la Révolution a été ridiculisée ; leur désintéressement oublié ; leur héroïsme bafoué ; leur simplicité égalitaire taxée de grossièreté ; enfin le souvenir des grandes actions de la génération révolutionnaire tant calomniée, s’est perdu, obscurci et étouffé par les gouvernements qui se sont succédé et les prêtres, leurs complices ; aux tyrans, il faut des sujets et non des citoyens.

« Mais il faut nous relever, mes chers amis. Que la vie de Nogaret nous enseigne. Il ne s’est pas contenté d’être un homme probe et juste, il a encore été un citoyen courageux. Il n’a jamais oublié dans le cours de sa longue vie, qu’à côté des devoirs de l’homme envers ses proches, envers ses voisins, devoirs d’humanité et de fraternité, il y a d’autres devoirs essentiels à remplir, qui sont ceux du patriote et du bon citoyen. Il s’est toujours souvenu que l’intérêt privé disparaît devant l’intérêt général : avant lui, sa famille, avant sa famille, la Patrie ! Cette grandeur de sentiments s’est affirmée il y a quelques années d’une façon éclatante : on lui proposait de lui faire donner une pension comme victime du Deux-Décembre ; il répondit : — Je suis content d’avoir souffert gratis pour la République !

« Tel Nogaret s’est montré dans cette circonstance, tel il a vécu, tel il a été jusqu’à la fin. C’est aux accents de la Marseillaise qu’il s’est endormi du dernier sommeil.

« Citoyens ! que cette vie nous soit en exemple ; que la foi républicaine dans laquelle Nogaret a vécu, et dans laquelle il est mort, nous soutienne jusqu’à notre dernière heure ; et puissions-nous mourir comme lui dans la communion de la Famille et de la Patrie ! »

Ainsi parla Fournier. Tandis qu’il était là, debout, les yeux enflambés de lueurs, les gens le regardaient fixement, tout saisis. Ses paroles simples et mâles leur répondaient dans le creux de l’estomac. Pour beaucoup il disait des choses nouvelles et dures peut-être, car on ne déracine pas en un jour l’égoïsme et l’esprit de sujétion dans lesquels les anciens gouvernements ont entretenu le peuple pour le dominer. On voyait bien cependant que les plus arriérés, les plus durs, étaient attrapés par la beauté sévère de ce prêche civique. Le fond du paysan est bon, et s’il est encore en retard sur des choses, ça n’est pas sa faute, c’est son malheur ; mais patience, avant peu, il sera la véritable force du pays, en tout et pour tout.

Lorsque Fournier eut fini de parler, il prit une poignée de terre et la jeta sur la caisse en disant : — Adieu Nogaret ! tu as bien vécu, repose en paix ! Et nous autres après, nous fîmes comme lui : — Adieu, oncle, adieu ! Puis tous les hommes qui étaient là vinrent aussi jeter un peu de terre sur le cercueil, tandis que les femmes à genoux parmi les tombes, dans les hautes herbes, faisaient une prière, ou disaient un chapelet pour le vieux Nogaret.