Bibliothèque-Charpentier (p. 362-388).



IX


À mesure qu’on prend de l’âge, on change de soucis. Ceux du père ne sont plus ceux du jeune homme ; c’est à ses enfants qu’ils se rapportent. Aussi, je me demandais ce qu’allait faire Bernard, car il finissait cette année-là d’étudier à Excideuil. Mais lui, ne fut pas bien embarrassé, car en revenant il se mit à travailler au moulin et dans les terres, comme son aîné. Nous fûmes un peu étonnés de ça ; mais il nous dit que ce qu’il en faisait c’était pour avoir l’habitude du travail et le connaître, mais que d’ailleurs il voulait faire autre chose à l’occasion. En effet, quelque temps après, il alla trouver M. Vigier, qui l’employa pour des arpentages, pour lever des plans, planter des bornes et faire des partages. Petit à petit il se fit connaître dans cette partie-là, sans nous quitter.

Les autres droles étaient encore jeunes, puisque celui qui venait après Bernard n’avait que treize ans, et il n’y avait pas encore lieu d’avoir des soucis pour eux. Mais la Nancette avait ses vingt ans, et ce n’est pas pour dire, mais c’était la plus fière drole du pays ; belle femme et jolie, comme était sa mère à son âge, et comme elle bonne et sage. Quelquefois en la regardant je me disais qu’il faudrait bientôt penser à la marier ; mais nous ne lui connaissions aucune idée pour personne, ni encore aucun garçon ne lui avait parlé, ni n’était venu chez nous, et comme on dit, pour se marier il faut être deux.

Nous étions pour lors en 1873, et c’est cette année-là, qu’on planta la statue de Daumesnil, à Périgueux.

Le jour fixé, c’était le 28 septembre, et nous fûmes tous trois, mon oncle, mon aîné et moi, pour voir ça. Quoique je ne sois pas curieux des fêtes et que je haïsse les foules, j’étais content de voir faire cet honneur à un vaillant soldat patriote, comme il nous en aurait fallu à Metz et ailleurs en 1870. Ça faisait du bien de penser au défenseur de Vincennes, depuis le temps que nous étions poignés par la trahison de l’autre.

Ce fut un des premiers jours du réveil du pays. Il semblait que le brave à la jambe de bois, du haut de son piédestal, soufflât sur sa ville natale de mâles pensées, et criât à ses citoyens : Debout ! et haut les cœurs !

Je ne dirai pas la fête, ni qui fit des discours, ni ce qu’on dit, ni ceux qui étaient sur l’estrade ; je n’y fis guère attention, et puis j’étais un peu loin. Mais de ce rassemblement d’hommes venus de toutes les parties du Périgord, paysans, ouvriers, artisans, messieurs, qui, sans se connaître, fraternisaient ensemble, se dégageait la pensée d’une France républicaine qui nous consolait et nous faisait espérer des jours meilleurs.

Quand nous revînmes chez nous, ceux des nôtres qui n’avaient pu venir à Périgueux, nous demandaient : Qu’avez-vous vu ? qu’a-t-on dit ? que s’est-il passé ? Et il fallait tout leur raconter, et l’espoir que nous avions rapporté, nous le leur faisions passer dans le cœur.

Les choses se suivent et ne se ressemblent pas. Quelque temps après, un jour du mois d’octobre, une huitaine après les vendanges, j’étais sous l’auvent pour regarder si Hélie, que nous attendions pour déjeuner, revenait du bourg où il avait été porter de la farine à des pratiques, quand tout d’un coup, dans le chemin qui passe contre chez nous, je vis le fils Lacaud avec sa chienne, son fusil sur l’épaule, qui avait l’air de s’en aller chasser du côté de Puygolfier. En passant, ce jeune homme, qui était de cinq ou six ans plus vieux que mon aîné, leva sa casquette et me salua. Tiens, que je me dis, ce garçon est mieux appris que son père ; mais quoique ça ne fut pas difficile, il faut dire que je fus surpris tout de même, étant comme nous étions avec les siens. Depuis, je le vis passer par là assez souvent, soit en allant, soit en revenant, et toujours il me disait bonjour et aussi à ceux de chez nous. Moi, ça me semblait bien un peu extraordinaire, et un jour je dis à ma femme :

— Pourquoi diable, ce garçon vient-il toujours chasser du côté de Puygolfier, plutôt que du côté de chez lui ?

Le lendemain du jour où je disais ça, comme j’étais sur la porte du moulin, je le vis venir vers moi, et quand il fut là, après avoir levé son chapeau, il me demanda la permission de traverser le moulin pour aller de l’autre côté de la rivière. Bien entendu, je lui dis que oui, et alors il me remercia comme si je venais de le tirer de l’eau. Dans ce temps-là, la demoiselle de Puygolfier était malade, et elle nous avait fait dire voir si Nancette pouvait y aller lui tenir un peu compagnie, tandis que la grande Mïette allait par les terres. La petite y montait donc les matins, et s’en revenait le soir avant la nuit, bien contente de faire ce plaisir à la demoiselle. Quelques jours après que le jeune Lacaud avait traversé le moulin, la Nancette nous dit qu’elle l’avait rencontré qui lui avait tiré son chapeau en la croisant : Ah ça, me dis-je, c’est-il à cause d’elle qu’il nous fait tant d’honnêtetés ? Mais je n’en parlai à personne. Depuis, la drole se trouva un matin sur le chemin avec lui, allant tous deux du côté de Puygolfier, et il lui demanda des nouvelles de la demoiselle, lui parla de choses et d’autres, honnêtement, en lui donnant à connaître qu’il se trouvait bien content de faire un bout de chemin avec elle.

Lorsque Nancette nous raconta ça le soir, mon oncle fit :

— Ah ça ! que nous veulent encore ces Bernou ?

Hélie, lui, tapa sur la table et dit qu’il allait descendre au bourg signifier à ce garçon de ne plus adresser la parole à sa sœur.

Entendant tout ça, elle cependant nous regardait avec ses yeux clairs et étonnés un brin, de manière que je vis bien qu’elle n’y était pour rien.

Alors, je dis à Hélie :

— Tu me feras le plaisir de rester tranquille ; s’il y a quelque chose à dire, c’est moi qui le dirai.

Mais depuis cette rencontre, Nancette n’alla plus à Puygolfier ni n’en revint seule : un de ses frères, le François, l’accompagnait. De temps en temps, ils rencontraient bien le jeune homme, mais lui se contentait de tirer son chapeau et passait sans rien dire.

À quelque temps de là, étant à Excideuil, je le trouvai sur la place contre la halle. Il avait l’air de m’attendre, car aussitôt qu’il me vit, il vint vers moi. Après le bonjour, il ajouta qu’il avait quelque chose à me dire, et que si je voulais, nous irions sur la promenade, où nous ne serions pas dérangés.

Nous y fûmes sans parler, et, arrivés là, quoiqu’il n’y eût personne, et que les cordiers qui y travaillent par côté d’habitude, n’y fussent pas, nous allâmes jusqu’au fond, d’où l’on domine les prés du château qui vont jusqu’à la Loue. Une fois là, le jeune Lacaud, me dit :

— Écoutez, voici un an que j’aime votre fille ; je ne lui ai parlé qu’une fois sur le chemin de Puygolfier, mais rien qu’en la voyant aussi jolie que sage, avec son air de bonté et de raison, j’ai compris que je n’aimerais jamais qu’elle, et je vous la demande en mariage.

Quoique sachant ce que je savais, je fus bien étonné de la demande, mais je n’en fis rien paraître, et je répondis tranquillement à ce garçon, que ma fille n’était pas riche assez pour lui ; mais là, il me coupa la parole pour dire :

— Ça, ce n’est rien.

— Mais ça n’est pas tout, lui dis-je : avez-vous parlé de ceci à votre père ?

— Non, j’ai voulu savoir auparavant ce que vous me diriez.

— Eh bien, si vous en aviez parlé à votre père, vous lui auriez peut-être fait avoir une attaque. Dans tous les cas, il vous aurait dit qu’une fille de chez les Nogaret n’était pas faite pour son fils, et il vous aurait dit encore qu’entre les deux familles il y avait des choses qui ne se pardonnent pas. Vous savez, bien sûr, en gros, que nous ne sommes pas amis, mais peut-être vous ne savez pas tout. Il faut donc que je vous dise que dans le temps, mon oncle Sicaire et votre tante Aglaé s’aimaient, comme vous me dites que vous aimez ma fille. Votre arrière-grand-père, qui était un ancien faure de village, était un grand ami du mien, et il trouvait qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de les marier. Mais lorsqu’il parla de ça à son fils, votre grand-père, qui lors était maître de forges au Sablou, celui-ce se mit en colère, et dit que sa fille n’était pas faite pour être meunière. Puis, à quelque temps de là, il la maria à un vieux noble ruiné de toutes les manières.

Mais s’il n’y avait que ça, ce ne serait rien. Il faut que vous sachiez encore que votre père nous en a toujours voulu depuis ; qu’il a cherché tous les moyens de nous nuire, de nous ruiner, de nous faire des avanies. C’est lui qui, il y a quelques mois, avait porté cet imbécile de régent à renvoyer mes droles d’en classe ; c’est lui qui dans le temps poussa Pasquetou de Cronarzen, à nous faire un procès qui nous aurait grandement gênés à cette époque, si nous l’avions perdu ; c’est lui qui a dénoncé mon oncle en 1851, et qui est cause qu’on l’a mené à Périgueux entre deux gendarmes, les mains attachées avec une chaîne, comme un Delcouderc. Et ça n’est pas sa faute s’il n’est pas allé mourir là-bas à Cayenne, comme tant d’autres : vous comprenez que c’est des choses qu’on ne peut oublier.

— Je ne savais pas tout ça, qu’il me répondit, et je comprends que vous me répondiez comme vous le faites. Mais dites-moi, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux éteindre ces haines de famille en pardonnant le passé ? Autant mon père vous a voulu de mal, autant moi je vous voudrais du bien : laissez-moi essayer près de mon père, et, de votre côté, ne m’ôtez pas tout espoir.

— Écoutez, lui répondis-je, vous me faites l’effet d’un brave garçon, et il m’en coûte de vous le dire, mais ces haines dont nous parlons ne peuvent s’éteindre qu’avec ceux qui les gardent envieillies au dedans d’eux, depuis trente et quarante ans. Il ne vous faut plus penser à ça : ni du côté de votre père, ni du nôtre, vous n’auriez jamais de consentement. Si votre idée n’est pas un caprice, — là, il secoua la tête, — vous en serez peut-être malheureux pendant quelque temps ; mais qu’y faire ? d’autres l’ont été qui ne l’avaient pas mérité plus que vous ; ainsi, il faut vous faire une raison. Allons, adieu, et si j’ai un conseil à vous donner, ne parlez pas de ça à votre père ; ce serait inutile d’abord, et ensuite ça pourrait vous mettre mal avec lui.

Le soir, je contai tout à mon oncle et à ma femme, et je leur dis que ce jeune homme avait l’air d’être un peu tête légère, mais pas méchant.

— Il est bâtard, alors, dit mon oncle, ça n’est pas un Lacaud.

Mais ma femme répondit qu’il tenait de sa mère, qui était une bonne femme.

— C’est vrai, répartit mon oncle, aussi a-t-elle été malheureuse avec cet homme-là, tant qu’elle a vécu.

Et nous fûmes quelque temps sans entendre parler du fils Lacaud.

Environ un mois après cette affaire, étant au moulin à picher une meule, j’entendis la voix d’Hélie qui s’exclamait dehors, et une autre voix qui lui répondait tranquillement. C’était un de nos voisins de bien, qui venait faire moudre un sac de blé. Je fus tout étonné en le voyant, car c’était un jeune homme qui demeurait à Paris, où il était avocat, et je ne comprenais pas comment il se trouvait là en gros souliers, venant faire moudre. Moi, je ne le connaissais guère, car, durant ses études, il n’était jamais au pays qu’aux vacances, et je ne l’avais vu que trois ou quatre fois, dont l’année dernière, il y avait un an, à l’enterrement de son père. Mais Hélie le connaissait bien, car ils étaient aux mobiles dans la même compagnie, et, ainsi qu’il est de coutume entre soldats, ils se tutoyaient. Il connut bien que nous étions surpris de le voir là, au moulin, et comme Hélie lui demandait si son domestique était malade, il répondit que non, mais que, demeurant dans son bien maintenant, et n’ayant pour l’heure rien à faire, il était venu faire moudre son domestique étant occupé ailleurs.

Nous n’en demandâmes pas plus long, bien entendu, et après avoir déchargé le sac et mis la jument à l’écurie, Hélie le convia de faire collation, ce qu’il voulut bien.

Quand nous fûmes là-haut, ma femme mit une touaille sur le bout de la table, tandis que Nancette allait quérir un fromage et des noix. Tout en cassant la croûte, il nous demanda des renseignements sur des ouvrages de terre, et comment il fallait faire telle ou telle chose, et le prix des ouvriers, et d’autres choses comme ça. Je lui dis tout ce qu’il me demanda sans le questionner ; mais comme Hélie était assez libre avec lui, eux ayant vu bien des misères ensemble, joint à ça que la jeunesse est curieuse, il lui demanda :

— Alors, tu fais valoir ton bien ?

— Oui, dit l’autre, me voici redevenu paysan comme mon père et mon grand-père.

Là-dessus, nous choquâmes les verres, et ensuite, au moulin.

Quand ce fut fini de moudre, et la farine sur sa jument, Fournier monta à la cuisine, donner le bonsoir à ma femme et à ma fille, et puis s’en fut chez lui.

Le soir à souper, nous causions de lui, et chacun dit son mot, cherchant à deviner le pourquoi de son retour au pays.

— Ma foi, dit Gustou, il n’a pas besoin de vendre ses paroles, son père lui a laissé assez d’écus pour vivre sans rien faire.

Peut-être un mois, six semaines après, voici revenir notre homme, encore avec un sac en travers sur sa jument.

— Alors ce n’était pas pour rire, dit Hélie, te voilà tout à fait campagnard ?

— Tout ce qu’il y a de plus campagnard.

— Tandis que nous faisions moudre, il se mit à pleuvoir assez dru, et comme c’était aux environs de midi, j’engageai Fournier à dîner, vu qu’il ne pouvait s’en aller avec ce mauvais temps.

— Mais, dit-il, si vous m’engagez toutes les fois que je viendrai faire moudre, vous ne gagnerez pas gros sur moi.

— Ha ! fit Hélie, n’aie de crainte : tu sais que les meuniers savent tricher sur la mouture.

Et nous nous mîmes à rire en montant à la maison.

On sait comment font nos femmes dans ces occasions où elles sont surprises. Vite la petite s’en fut dans le jardin ramasser de la vignette et des fines herbes pour faire une omelette ; ma femme descendit une toupine et mit deux quartiers de dinde dans la poêle et, avec la soupe, voilà pour dîner.

En mangeant de bon goût, nous causions, et Fournier nous racontait des choses qu’il avait vues à Paris et telle chose et telle autre, quelle grande ville c’était, les grands monuments et les beaux bâtiments qu’il y avait, et combien la vie y était agréable pour les riches.

— Et avec tout ça, dit Hélie, tu n’as pas voulu y rester.

— Mais moi, je ne suis pas riche pour rester à Paris sans rien faire ; ensuite de ça, je me suis dégoûté de l’état d’avocat, et c’est pourquoi je suis revenu planter mes choux.

— C’est pourtant un état qui mène loin que celui d’avocat, dis-je alors : il n’y a guère que des avocats dans ceux qui gouvernent ; celui qui est fort, bien ferré, qui a la langue bien pendue, est presque sûr d’arriver.

Il secoua la tête et dit :

— C’est vrai, vous avez raison, et c’est une des choses qui étonnent le plus, quand on y pense bien, que de voir des gens qui sont habitués par état à parler indifféremment pour la vérité ou l’erreur, à plaider tour à tour le faux et le vrai, être crus sur parole par la masse du peuple, et choisis pour gouverner, de préférence à ceux dont les actes parlent, eux dont le jugement est faussé par ces nécessités du métier. Sans doute, c’est un avantage que de faire partie d’une corporation qui a combattu et ruiné tous les privilèges, en conservant soigneusement les siens ; mais ce n’est pas tout, voyez-vous, il faut avoir exercé une profession pour en bien connaître les ennuis ; et puis, vous savez, il y a des choses qui vont à d’aucuns et ne conviennent pas à d’autres : ainsi, moi, je n’aurais jamais su plaider une cause injuste, ni bien défendre un coupable.

Fournier continua un moment sur ce sujet, et de temps en temps, lorsque ses paroles annonçaient l’honnêteté de ses sentiments, je voyais ma femme et ma fille lever lentement les yeux sur lui ; et on connaissait que ça les intéressait.

Pendant que nous dînions, la pluie avait cessé, et nous descendîmes pour charger la farine de notre voisin sur sa jument. Tandis que nous étions à l’écurie, il s’en va voir notre furet qui était dans une caisse, et lors nous dit : puisque vous avez un furet, il vous faut venir prendre des lapins chez nous, j’ai cinq ou six clapiers où ils ne manquent pas ; les métayers se plaignent qu’ils mangent tout.

— Nous pourrions bien y aller quelque jour, que je lui dis.

— Venez dimanche matin ?

— Hé bien, tout de même, s’il n’y a rien de nouveau, nous viendrons dimanche.

Et en effet, nous y fûmes Hélie et moi, et après que nous eûmes tué une douzaine de lapins il fallut déjeuner.

Fournier demeurait dans une jolie maison que son père avait fait bâtir sur un coteau où il y avait encore cinq ou six vieux fayards ou hêtres, qui avaient donné à l’endroit le nom de La Fayardie. L’ancienne maison, qui était plus bas, à deux portées de fusil, servait pour des métayers. Sa servante était une vieille qui n’était pas bien fine cuisinière, mais avec ça nous nous en tirâmes bien, ayant grand faim tous.

De cette affaire-là, nous voici en connaissance, et nous nous voyions assez souvent. Je le trouvais des fois à Excideuil ; d’autres fois il venait chez nous, chercher le furet pour faire tuer des lapins à des amis, ou pour pêcher, car il s’était fait apprendre par Hélie à tirer l’épervier, ou pour chose ou autre. Toujours quand il venait, il montait à la maison donner le bonjour à nos femmes, de manière que je vins à penser que peut-être il venait un peu pour Nancette.

Quelque temps après, je vis bien que je ne m’étais pas trompé, car il venait plus souvent à la maison, et il y restait plus longtemps à causer avec la petite. Où j’en fus sûr tout à fait, ce fut à Excideuil, où je le trouvai un jeudi : — Allons prendre le café qu’il me dit.

Nous nous étions assis dans un coin, où il n’y avait personne ; c’était dans le moment que les gens étaient au foirail ou au minage, et, quand la fille eut servi le café, Fournier me dit rondement son affaire : Voilà ; il aimait Nancette et il me la demandait en mariage.

Moi, je voyais à ça pas mal d’affaires. Il y a un proverbe patois de chez nous qui veut dire : Mariage, troc, trompe qui peut ; mais ça n’est pas mon genre, et je lui dis tout du commencement que ma drole n’était pas un parti pour lui ; que notre bien valait dans les vingt-cinq ou vingt-huit mille francs ; que pour conserver la maison, nous donnerions le quart à l’aîné, et que par ainsi il reviendrait aux autres dans les trois mille francs au plus. Après ça, je lui dis qu’il était jeune encore, et qu’il pouvait se repentir du parti qu’il avait pris de quitter son état, et le reprendre, et qu’alors ma fille, qui serait pour sûr une bonne ménagère, était trop simplement élevée pour être sa femme à la ville, et qu’il pourrait regretter de l’avoir prise.

Mais il me répondit très bien, que s’il était quasiment pauvre à Paris, il était riche assez au pays, et que cela étant, il ne regardait point à la fortune ; que de reprendre son état d’avocat, il était sûr et certain qu’il l’avait pour toujours délaissé, la vie de propriétaire allant mieux à ses goûts et à son caractère ; que quant à se marier avec une demoiselle qui aurait trente ou quarante mille francs, il ne le ferait jamais, attendu que les filles de cette fortune sont élevées de telle façon, qu’elles ne veulent habiter qu’à la ville et qu’elles ont des goûts de luxe qui leur font dépenser bien au delà des revenus de leur dot, sans parler d’autres raisons ; que Nancette d’ailleurs savait tout ce qu’il est utile qu’une femme sache, et qu’elle avait avec ça de la raison, du bon sens, et était loin d’être sotte ; que lui, au surplus, la trouvait très bien comme cela, et se chargeait d’en faire une femme pas ordinaire, et de la rendre heureuse.

Pour lors, je lui dis que si son idée était comme ça bien arrêtée, je n’avais rien à dire, et qu’au contraire, il était pour ma fille un parti comme nous n’aurions jamais osé l’espérer, du côté de la fortune et du côté de la personne.

Après ça, nous sortîmes du café, et lui ayant donné une poignée de main, je revins au Frau. Le soir, je dis tout à ma femme, qui fut bien contente, et me dit de suite qu’elle avait bonne opinion de Fournier, à cause des motifs qui lui avaient fait quitter son état. Mon oncle qui était là aussi, pour lors, appela la petite, qui fut tout étonnée de nous voir tous trois seuls dans la grande chambre.

— Hé bien, ma drole, lui dit-il, il paraît que tu penses à quelqu’un ?

La pauvrette devint toute rouge et ne répondit pas. Mais lorsque je lui eus dit que quelqu’un l’avait demandée, elle me regarda, ne sachant que croire, et fut tout inquiète. Mais sa mère la confessa sans peine, et elle nous avoua bonnement qu’elle avait pensé à notre voisin de la Fayardie, depuis le jour où elle lui avait ouï raconter pourquoi il avait quitté son état d’avocat.

Et alors, je vins à me rappeler comme ce jour-là elle levait les yeux sur lui, en même temps que sa mère, lorsqu’il disait quelque chose qui annonçait la droiture de sa conscience, et je pensai en moi-même : telle mère, telle fille ; il pouvait plus mal choisir.

— Hé bien, ma drole, lui dis-je au bout d’un instant, alors ça tombe bien : c’est lui qui t’a demandée, et il viendra un de ces soirs savoir la réponse ; qu’est-ce qu’il faudra lui dire ?

— Que oui, dit-elle bravement, et là-dessus, elle fut embrasser sa mère.

Le lendemain Fournier vint, et fut bien content de savoir qu’il était accepté. Pour dire le vrai, je pense qu’il devait bien s’en douter, car un jeune homme qui a un peu d’habitude de la vie, connaît facilement si une fille l’aime, et il avait bien dû le voir. Je n’étais pas au Frau dans le moment, ni Hélie ; il n’y avait que mon oncle et nos femmes, de manière que Fournier resta souper, pour me voir à ce qu’il disait, mais je pense plutôt, pour être avec sa promise.

Quand je revins sur les trois heures, il me le dit, mais je me mis à rire et je lui répondis :

— À cette heure, je vois que vous avez bien fait de laisser l’avocasserie ; vous avez beau dire, je connais que c’est pour être avec Nancette que vous êtes resté.

Il se mit à rire aussi et dit :

— Ma foi, c’est vrai ; je ne sais pas cacher la vérité.

— Allons, venez, lui dis-je, puisque vous restez, nous allons essayer de tirer quelques coups d’épervier pour vous faire manger du poisson.

Le soir après souper, comme nous trinquions avec de l’eau de noix, en causant gaiement, tout d’un coup, mon oncle dit :

— Hé bien, Gustou, que penses-tu de cet accord ?

— La Nancette fait bien, dit Gustou, mais le monsieur fait mieux !

Tout le monde se mit à rire, et le plus content fut notre futur gendre, de voir ainsi priser haut sa prétendue.

Nous étions pour lors approchant du carnaval, et de cette affaire, Fournier le fit au Frau. Nous avions pris des lapins à la Fayardie ; mais Hélie et Bernard s’étaient mis dans la tête qu’il fallait un lièvre aussi, et deux matins de suite ils allèrent le chercher avec la Finette. Le premier jour Bernard manqua le poste, mais le second jour Hélie cueillit le lièvre. Cette Finette, bien entendu, n’était pas la même qu’il y avait trente ans, mais c’était toujours une qui venait de sa race, et c’était toujours une Finette ; nous ne sommes pas changeants dans notre famille.

On ne travaille pas chez nous dans les jours de carnaval ; on ne pense qu’à se réjouir à table, à deviser, et à se promener entre les repas. C’est des jours sacrés, personne ne vient vous ennuyer d’affaires, chacun est chez soi en famille, et tout le monde chôme. Il y en a qui nous prennent, nous autres Périgordins, pour des gourmands parce que nous festoyons largement en temps de carnaval, mais ce sont des coyons qui ne comprennent rien à nos usages. Le carnaval, c’est la fête de la famille ; c’est le moment où les enfants dispersés çà et là, par les nécessités de la vie, reviennent à la maison paternelle ; ceux qui sont mariés, viennent avec leur femme et leurs petits droles, et les vieux sont tout contents et tout ragaillardis de voir cette jeunesse qui leur rappelle la leur. Il n’y a qu’à voir les voitures publiques dans ces jours-là ; elles sont bondées de gens qui reviennent au pays, et il y en a jusqu’en haut sur les malles. Dans les petits chemins, on trouve des jardinières, des petites charrettes, attelées d’une jument, ou d’une mule, ou même d’une quite bourrique, pleine de gens qui se rendent à la maison d’où ils sont sortis, pour voir leurs vieux et manger avec eux. Et tout ce monde qui se rencontre et se croise, se crie : bon carnaval ! bon carnaval !

Et le soir, quand la porte est close, tandis qu’il fait froid dehors, autour de la table couverte d’une touaille bien blanche, et encombrée de plats et de bouteilles, toute la famille s’asseoit, et la vieille grand’mère tient sur ses genoux le dernier né de ses petits-enfants. Tout le monde oublie, ce jour-là, ses soucis, ses misères, et se rappelle les choses d’autrefois, le temps où on ne s’inquiétait de rien, comme font maintenant les enfants qui ne pensent qu’à se bourrer, surtout ceux qui ne mangent de viande que ce jour de l’année, les pauvres. C’est qu’on a fait de la dépense pour ce jour-là : le père est allé la veille acheter de la chair ; du bœuf, de la velle, du porc, et il en a porté un plein bissac. La mère, de son côté, a tué des poulets, quelque canard, ou un piot si on est aisé, et on fête toutes ces victuailles en buvant de bons coups et en se réjouissant de manger ensemble de si bonnes choses. Mais ce n’est pas tout : pour la desserte, elle a pétri de ses mains, de ces bonnes grosses pâtisseries campagnardes, où il y a, sous un grillage de bandes de pâte, des pommes, des prunes ; qu’on coupe en coin et qu’on mange en trinquant joyeusement.

Et puis quand on a soupé, il y a quelques bouteilles de riquiqui, d’eau-de-noix, de goutte, et on trinque encore. C’est alors que les enfants vont se masquer et se déguiser, et s’amusent entre eux, et viennent se faire voir avec la figure toute charbonnée ou un mouchoir dessus. Et c’est alors aussi que l’on chante quelque ancienne chanson patoise, ou une vieille chanson française joyeuse, qui célèbre le vin ; ce vin qui rajeunit les vieux et les fait chanter comme les jeunes.

Le carnaval, c’est la fête de la famille rassemblée autour de l’aïeul, de la mère ; c’est la communion de tous, à la même table, dans un même esprit de paix et d’amitié familiales ; et c’est pourquoi, ceux qui se sont privés des joies de la famille, ont eu beau chercher à le faire perdre, sous prétexte que c’est une fête païenne, ils n’y ont rien fait, et ils ont beau crier encore, ils n’y feront rien : le carnaval c’est la fête de la famille.

Quelquefois à cette table, il y a un étranger ; mais cet étranger c’est un ami, sans femme, sans enfants, sans famille, qui serait réduit à faire le carnaval tristement tout seul, et alors on l’invite comme nous faisions tous les ans du pauvre défunt Lajarthe, et la présence de cet étranger à cette table achève de la sanctifier mieux que toutes les bénédictions, parce qu’il y est assis en vertu de la fraternité des hommes.

C’est bien vrai que maintenant le carnaval n’est plus ce qu’il était autrefois ; on n’est plus si content, on rit et on chante moins : les vieux sont plus sérieux et les jeunes sont moins fous. C’est qu’il y a deux choses qui nous poignent : les départements du Rhin et celui de la Moselle aux mains des Prussiens, et nos pauvres vignes mortes.

Cette année de 1874, vu la présence de Fournier, le carnaval fut assez gai ; les amoureux ça met de la joie dans une maison, et si on ne rit pas aux éclats follement, on rit tout de même un peu : que voulez-vous, l’homme a besoin de ça quelquefois.

Mais ce qui fut ennuyeux, c’est que, lorsque le fils Lacaud sut ce mariage, il devint jaloux de Fournier, et pas un peu. Partout, il ne décessait de mal parler de lui, disant que c’était un mauvais avocat sans pratiques, qui n’avait pas réussi à cause de sa bêtise ; qu’il s’était amusé beaucoup à Paris et y avait mangé une grande partie de sa fortune avec les filles ; qu’il était joueur autant que débauché, et un tas d’affaires comme ça. Fournier était un garçon bien droit, bien franc, mais il n’était pas des plus patients. Lorsque ces histoires lui revinrent, il se mit très fort en colère, et dit qu’il frotterait les oreilles de Lacaud. Ils se connaissaient bien, ayant été au collège ensemble, mais ils n’avaient jamais été bons amis, de manière que je craignais que de cette jalousie il n’en vînt de méchantes affaires : quand on ne s’aime pas déjà, il n’en faut pas tant pour que ça tourne mal. Et en effet, tout ça finit par un bon coup d’épée que mon gendre futur ajusta à l’autre.

Heureusement la blessure saigna assez, et avec les soins du médecin, Lacaud en fut quitte pour rester un mois sur l’échine. Mais de cette affaire, aussitôt qu’il fut guéri, son père l’envoya à Périgueux, où il s’amouracha d’une grande bringue de fille, et nous en fûmes débarrassés…

Le lendemain, Fournier vint à la maison comme si de rien n’était, et Nancette ne sut cette bataille qu’après son mariage. Mais nous autres, qui étions en bas lors de sa venue, nous lui serrâmes la main plus fort que de coutume, et mon oncle lui dit : — Vous aviez affaire à une méchante bête, mais vous vous en êtes crânement tiré. Et là-dessus, il fit comme les vieux, il se mit à raconter un duel au sabre qu’il avait eu étant aux chasseurs d’Afrique. Fournier, à qui il tardait de monter à la maison, l’écoutait pourtant par honnêteté, mais ça lui coûtait et pour aller plus vite, il aidait mon oncle à conter son affaire.

Ce même jour, tandis que Fournier était chez nous, se promenant dans le jardin avec Nancette, la pauvre demoiselle Ponsie dévala de Puygolfier, toute malheureuse. Voilà-t-il pas que vingt-quatre ans après la mort de son père M. Silain, on venait lui réclamer encore une de ses dettes ! Un des anciens camarades de chasse, un ami du défunt, peu avant sa mort, lui avait prêté cent pistoles sur son billet. Cet ami n’avait jamais rien demandé à la demoiselle, ni capital, ni intérêts, sachant bien que la pauvre n’avait plus que juste de quoi vivre bien petitement. Tant qu’il avait vécu, il n’en avait pas parlé, se pensant en lui-même que c’était autant de perdu. Mais à sa mort, son gendre qui n’était déjà pas trop content, vu que l’héritage n’était pas aussi fort qu’il croyait, trouva le billet dans les papiers de son beau-père et le fit présenter à la demoiselle Ponsie. Elle venait donc chez nous pour se consulter à Fournier. Lui, dit d’abord que le billet était bien bon et valable, et que les intérêts étaient dus de vingt-cinq ans, mais qu’on ne pouvait lui en faire payer plus de cinq années. À cela elle répondit que, quand elle devrait aller à l’hospice, elle voulait tout payer, quitte à vendre le peu qui lui restait.

Mais ça n’était rien de bien facile que de vendre ce peu. Du côté du moulin nous la confrontions partout, mais nous n’étions pas en fonds pour acheter, surtout quelque chose qui ne nous faisait pas besoin. De l’autre côté, c’était une ancienne métairie du château, que le père de Fournier avait achetée il y avait trente-cinq ans de ça. Du côté d’en haut, c’était des bois qui appartenaient à des propriétaires assez éloignés. Fournier était donc le seul qui pût acheter, mais ça ne lui était pas bien utile. Ce qui restait, valait peut-être bien dans les cinq ou six mille francs ; je parle des fonds, car pour les bâtiments du château, ils n’avaient pas de valeur pour si peu de bien ; c’était une charge au contraire, à cause des impôts et de l’entretien.

La pauvre demoiselle se lamentait tant d’être dans cette position, que Fournier lui dit de ne pas se tourmenter, et qu’il verrait à arranger ça. Mais comme il était plus occupé de venir voir sa future femme, que de chercher des acquéreurs, le seul arrangement qu’il trouva, fut d’acheter lui-même à la demoiselle. Le marché fut fait pour cinq mille francs, dont deux mille deux cent cinquante qu’il devait payer d’abord au créancier ; deux mille cinq cents francs à la grande Mïette à la mort de la demoiselle ; deux cents francs pour les pauvres aussi à sa mort ; et encore cinquante francs pour la faire enterrer : C’est elle qui arrangea l’affaire ainsi. Et avec ça Fournier lui laissait la jouissance du tout, sa vie durant. Il ne faisait pas un bon marché, mon gendre futur, mais il était content en ce moment, et il voulait faire plaisir à Nancette qui aimait tant la demoiselle, que ça lui aurait fait quelque chose de se marier, la sachant dans l’embarras. Il réussit bien à ça, car lorsque tout fut arrangé, et qu’elle fut sûre que la pauvre demoiselle ne serait pas obligée de s’en aller, on voyait que la petite l’aimait encore davantage.

À la fin de mai, nous fîmes la noce : il fallut débarrasser le cuvier comme nous avions fait lors de mon mariage, et aussi inviter nos parents et amis. Mais il y en avait qui n’y étaient plus, et aussi il en avait de nouveaux : c’est ainsi que les familles, comme le monde, se renouvellent petit à petit, un à un, les uns s’en allant, les autres arrivant.

Mon oncle et ma tante Gaucher, d’Hautefort, étaient morts, mais mon cousin le maréchal vint avec sa femme et une drole de quinze ans. En passant, je dois dire que sa femme n’était pas cette jeune fille dont il m’avait parlé à Excideuil ; il avait eu encore deux ou trois bonnes amies avant de se marier. Martial Nogaret d’au-dessus de Brantôme était mort aussi tout jeune, mais sa veuve nous envoya son aîné qui était un fier drole. Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, n’était pas mort, lui, mais il était vieux et ce fut son fils et sa nore qui vinrent à sa place. Le cousin Nogaret du Bleufond et sa femme étaient morts aussi, les garçons avaient quitté le moulin pour s’en aller à Paris, nous ne savions où ; il ne restait dans le pays qu’une fille mariée à Montignac, qui ne put pas venir. Ceux qui avaient eu le plus de misère, les Nogaret qui étaient venus s’établir sur l’Haut-Vézère, du côté de Génis, avaient tenu bon ; le vieux et la vieille étaient toujours là, mais ça n’était plus le temps pour eux d’aller à la noce si loin ; ils vinrent deux de la famille, tous deux mariés. Mon oncle Chasteignier, de Sorges, était veuf depuis longtemps et bien vieux, mais il vint tout de même, ou plutôt Bernard alla le quérir avec la mule. Le cousin Estève vint aussi, mais son frère était mort de la picote pendant la guerre.

Dans les nouveaux, il y avait nos six autres enfants, qui étaient là, à la noce de leur sœur ; les plus petits bien contents d’être habillés de neuf et de voir tous ces parents qu’ils ne connaissaient pas, et des messieurs ; car, outre une tante de Fournier, nous eûmes aussi deux de ses amis dont l’un était médecin proche de Thiviers, et l’autre notaire du côté de Saint-Yrieix. Mais c’était de bons garçons, de vrais Périgordins, qui parlaient patois quand il fallait, et n’étaient pas à l’étiquette, ayant dans leur jeune temps vu leurs vieux grands-pères qui n’étaient que de bons paysans.

Et M. Masfrangeas était là aussi, toujours solide ; ses cheveux étaient devenus tout blancs, mais il ne lui en manquait pas un, et ils étaient toujours embroussaillés comme autrefois. Lui et mon oncle, ça faisait une belle paire de vieux, étant dans leurs soixante-huit à soixante-neuf ans, mais ayant bonne tête, bonnes jambes et bon estomac aussi, car ils étaient les premiers à trinquer et à faire boire. Mon oncle était plus sec que M. Masfrangeas, et ses cheveux n’étaient pas aussi blancs, ni sa barbe, qui était grise seulement. Il était plus leste aussi, car M. Masfrangeas, qui était un peu pesant, se tenait encore mieux assis, surtout à table, que dehors à courir.

La noce fut bien jolie ; avec çà je ne sais pas si c’est parce que je m’y trouvais pour mon compte, mais il me semblait que la mienne avait été plus joyeuse. C’est bien vrai que depuis cette époque, il nous est tombé de grands malheurs sur la tête, et on a beau être dans les fêtes, il n’est pas possible de les oublier, et ça n’est pas désirable non plus.

Pourtant Gustou chanta sa chanson, la chanson de la Mie, bien ancienne, je crois, vu qu’il y est question de la grande tour d’Auberoche, qui est écrasée il y a belle lune, depuis les grandes guerres des Anglais.

Le pauvre Gustou, ce fut la dernière fois qu’il chanta, car il mourut vers Pâques fleuries, après avoir traîné quelque temps dans le coin du feu. Il y avait déjà plusieurs années, qu’il ne faisait plus rien qu’amuser nos plus jeunes droles. Il avait toujours dit qu’il était de l’âge de mon oncle, je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’il le croyait, mais ce qui est sûr, c’est qu’il avait sept ans de plus.

Au mois d’avril suivant, ma fille Nancette eut un beau drole, et je me trouvai tout étonné d’être grand-père, car je n’avais lors que quarante-sept ans, et je n’avais pas un cheveu blanc. Je dis que ça m’étonnait, parce que je me trouvais jeune encore, et parce que j’avais vu mon grand-père déjà chenu, et que je m’étais accoutumé à penser, comme je crois tous les enfants, que les grands-pères ont de toute force les cheveux blancs et l’échine courbée.

Ma femme resta huit jours à la Fayardie pour les couches de sa fille, et nous la trouvâmes tous à dire ; d’abord, parce qu’il y avait au moins dix ans qu’elle n’était sortie de la maison, et aussi parce que la chambrière que nous avions prise depuis le mariage de Nancette, ne nous convenait pas, tant elle était fainéante, sale, et avec ça glorieuse comme un pou.

Nous lui avions dit de chercher une place à la fin de son année, mais ça n’empêchait pas qu’en attendant, nous en pâtissions. Quand ma femme était là, il n’y avait pas à dire, il fallait qu’elle fît son travail, et qu’elle tînt la maison propre ; mais elle n’y étant pas, nous n’en pouvions rien faire : les hommes ne s’entendent pas à faire aller les maisons, et ça se voit là où il n’y a pas de femme.

Dans le temps que ma femme était chez notre gendre, la demoiselle Ponsie tomba malade, d’une petite fièvre lente qui la fatiguait beaucoup. J’y montai aussitôt que je le sus, et je la trouvai dans le grand fauteuil où était mort son père. La pauvre était toute pâle avec un peu de rouge sur la pointe des joues, et les yeux brillants comme des chandelles. Avec ça, elle avait toute sa tête et me dit que cette fois c’était pour tout de bon ; qu’elle s’en allait au cimetière, et que c’était bien arrangé ainsi, que la famille de Puygolfier finissait avec la terre.

La grande Mïette qui était là, lui dit :

— Oui bien si vous faites comme aujourd’hui, demoiselle, vous iriez ; mais demain, je ne vous lèverai pas, vous direz ce que vous voudrez.

— Que je sois couchée ou levée, vois-tu, ma pauvre Mïette, ce sera toujours la même chose.

En revenant à la maison, j’envoyai de suite Bernard avec la jument pour dire au médecin de Savignac de venir. Il vint le lendemain, et il ordonna force remèdes, que Bernard fut chercher à Excideuil. Ma femme étant revenue dans ce temps-là, monta à Puygolfier, heureusement, car la pauvre Mïette avait bien bonne volonté, mais elle n’était pas des plus rusées, et il lui fallait quelqu’un pour la commander, autrement elle ne savait plus où elle en était.

Mais ni le médecin, ni les fioles, ni les soins, rien n’y fit, la pauvre demoiselle mourut trois semaines après. Ce que c’est que de nous ! quand je la vis sur son lit, devenue à rien, la figure comme de la cire, la peau collée sur ses mâchoires, tous les os paraissant, je me pris à penser à la belle fille qu’elle était, quand elle venait au moulin, du temps que j’étais tout petit, et même lorsque j’avais été avec elle, voir à Prémilhac la femme de son ancien métayer nouvellement accouchée. Ses yeux bleus autrefois si beaux et si aimables, maintenant ternes et éteints, étaient cachés pour toujours sous leurs paupières amincies. Ses lèvres, jadis rouges et un peu épaisses, étaient violettes et comme desséchées ; ses joues fraîches où on voyait transparaître le sang, étaient réduites à une peau jaunâtre ; et à la place de ces touffes de beaux cheveux dorés qui lui tombaient en grappes épaisses jusque sur la poitrine, il n’y avait plus qu’un pauvre petit maigre rouleau de cheveux gris plaqué contre ses tempes ! On dira ce qu’on voudra, les larmes m’en vinrent aux yeux.

Le juge de paix, averti par Fournier, vint poser les scellés, en cas qu’il y eut des héritiers, mais il n’y en avait plus. Le dernier de sa famille à ce qu’elle nous avait dit, était un cousin qui s’était perdu en mer, avec le bateau qui le portait aux Amériques. Le bien appartenait d’ailleurs à Fournier, et la demoiselle n’en avait plus que la jouissance. C’est bien vrai que le mobilier n’était pas compris dans la vente, mais c’est qu’il n’en valait guère la peine. Au reste, à la levée des scellés, le juge trouva un papier en manière de testament, où elle donnait à Nancette le meuble qui était dans sa chambre, et à nous autres tout le reste, à l’exception d’un lit garni, de six chaises, d’une table, d’un cabinet et d’une petite lingère pour la Mïette, avec des affaires de cuisine, de la vaisselle et du linge. Elle nous priait, la pauvre, encore que tous ses meubles fussent bien vieux et sans valeur, de les garder après elle, afin qu’ils ne fussent pas vendus à un encan, où les étrangers se moqueraient de ses misères…

En revenant de l’enterrement, la grande Mïette me toucha le bras :

— Écoutez, Nogaret, il faut que je vous dise quelque chose. Me voilà toute seule à cette heure, ne sachant où aller. J’ai bien à toucher de votre gendre les deux mille cinq cents francs que m’a donnés la pauvre demoiselle, et je pourrais affermer une chambre et vivre en filant ma quenouille ; mais moi, voyez-vous, il me faut quelqu’un à qui je puisse m’attacher, des gens que je puisse affectionner, je ne peux pas vivre sans ça, et j’ai pensé à vous autres. Puisque vous ne gardez pas cette chambrière que vous avez, prenez-moi, vous me rendrez service ; voyez, je suis à cette heure comme un pauvre chien qui a perdu son maître !

Je la regardai : c’était bien une laide créature, ayant dans les cinquante ans déjà, grande et forte comme un homme, et taillée à coups de hache, figure et tout. Mais dans ses yeux bruns qui priaient comme ses paroles, on voyait qu’elle avait du cœur.

— Je le veux bien, ma pauvre Mïette, lui dis-je ; la Margotille s’en va à la fin du mois, son année finie ; tu n’as qu’à venir à ce moment : Jusque-là, tu garderas là-haut. Quant à ce qui est de tes loyers, tu t’entendras avec ma femme, ces affaires ne me regardent pas.

— Pour ça nous nous entendrons toujours, n’ayez crainte : merci bien, Nogaret.

Et à la fin du mois elle vint comme il était convenu et mon gendre entra en possession de Puygolfier.

Pour dire la vérité, je n’avais pas vu avec beaucoup de plaisir Fournier acheter le château et le morceau de bien qui était autour. D’un côté, j’étais content qu’il eût tiré la demoiselle de peine, mais de l’autre, je craignais qu’elle morte, il ne fit comme tant d’autres fils de paysans enrichis, et qu’il ne voulût faire le Monsieur de Puygolfier. Ça m’aurait mortifié beaucoup, d’avoir des petits-enfants, qui, naissant au château, se seraient peut-être figurés qu’ils sortaient de la cuisse de messieurs, et auraient, possible, méprisé mes autres petits-enfants du moulin. Supposé que ça aurait été trop nouveau pour mes petits enfants, ça aurait été peut-être mes arrière-petits-enfants. Ces choses se voient tous les jours ; il ne manque pas de petits-fils de meuniers, établis dans le château où leur grand-père portait la farine. Si encore ayant fait fortune, ils ne faisaient pas des embarras, passe ; mais c’est comme une maladie, tout de suite ils cherchent à se faufiler dans la noblesse, et ils y réussissent. Et ce n’est pas seulement les meuniers qui font ainsi, mais tous ceux qui s’enrichissent dans le commerce, ou dans les forges, comme M. Lacaud, soit-disant du Sablou, ou ailleurs.

Quand je vois de ces :

parvenus entés sur les nobles,

faire leurs messieurs de la haute, et le diable sait s’il y en a ! j’ai toujours envie de leur crier :

Touche ton âne mon Coulou !

Pour en revenir, j’avais bien raison en général, mais j’avais tort en ce qui était de mon gendre. Mon oncle à qui j’en parlais un jour, me dit qu’il n’y avait pas à craindre cette affaire ; que celui qui avait quitté son état pour le motif que nous savions, et qui avait épousé une fille sans fortune par rapport à lui, n’était pas homme à agir par gloriole.

Et en effet, Fournier ne quitta pas sa maison, qui, de vrai, n’était pas dans une aussi belle position que Puygollier, mais qui était grande, propre, bien arrangée, et au milieu de son bien. Tout ce qu’il fit, c’est qu’il ramassa toutes les vieilleries qui lui semblèrent curieuses : un lit à colonnes, des vieux cabinets piqués des vers, des boiseries, des tableaux, mais tout ça ne lui coûta pas bon marché à mettre en état de servir. Le mobilier de la chambre de la demoiselle qu’elle avait donné à Nancette, je n’en parle pas, parce qu’on l’avait emporté de Puygolfier peu après sa mort, celui-là était le mieux en état ; les fauteuils et les chaises avaient des pieds contournés, étaient peints en blanc, et l’étoffe était de vieille soie jaune. Il y avait aussi un lit dans le même genre, une commode ventrue à cuivres dorés, et quelques portraits que Fournier trouvait jolis. Mon gendre emporta aussi tous les vieux papiers, dont il y avait un grand plein coffre dans le grenier, et il nous donna des livres pour les droles.

Le reste ne valait pas le diable, et il y avait belle lurette que les cuillers et les fourchettes d’argent avaient été vendues.

Fournier aimait assez à farfouiller dans les vieux papiers, et il s’entendait bien à lire tous ces vieux actes auxquels nous ne comprenions pas un mot. En triant ces paperasses, il trouva des choses qui regardaient le pays ; par exemple, que notre moulin avait appartenu, il y avait près de deux cent cinquante ans, aux seigneurs de Puygolfer, et que c’était un moulin banal où toute la paroisse devait faire moudre. Il trouva aussi l’acte de fondation de la chapelle de Saint-Silain, dans l’église de la paroisse, faite par une dame de Puygolfier ; des papiers qui marquaient les redevances et les rentes qui étaient dues aux seigneurs de Puygolfier avant la Révolution, et beaucoup d’autres choses de ce genre. Mais ce qu’il trouva de plus curieux, c’est un acte de vente de la terre de Puygolfier en l’année 1625. Si le défunt M. Silain avait vécu, lui qui était si fier de sa noblesse, il aurait été bien estomaqué en le lisant.

Par cet acte, le seigneur François de Puygolfier, mousquetaire du roi, vendait à Guillaume Pons, notaire et procureur fiscal du marquisat d’Excideuil, les château, terre et seigneurie de Puygolfier, moyennant la somme de quarante-huit mille livres, dont vingt-deux payées comptant, et quinze en cinq années. Pour le reste, c’est-à-dire onze mille livres, Guillaume Pons donnait quittance de plusieurs obligations, consenties par le vendeur, à feu Jeannet Pons, en son vivant hôtelier en la ville d’Excideuil, et père dudit Guillaume.

On voit que les amis de M. Silain, quand ils riaient de sa prétendue descendance d’une grande famille de Pons, n’avaient pas tort. Mais, au surplus, aucun d’eux ne soupçonnait cette origine populaire. Plus de deux cents ans avaient passé là-dessus, et il y avait longtemps que les nouveaux seigneurs de Puygolfier, greffés sur les anciens, étaient nobles de fait et regardés comme tels partout dans le pays.

Le château resta donc abandonné, et c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Les toitures ne valaient plus rien, il pleuvait partout ; rien que pour les réparer, ça aurait coûté plus de mille écus. Le dedans était tout aboli ; ça aurait été une ruine pour qui aurait voulu remettre tout en état.