Bibliothèque-Charpentier (p. 286-361).



VIII


J’ai donné ci-devant un aperçu de nos occupations et de notre travail, suivant les saisons, il est inutile de revenir là-dessus. Les événements sont rares en pleine campagne, du moins de ceux qui valent la peine d’être contés. Il y en a pourtant, auxquels les gens des villes ne font guère attention, et qui, pour nous autres paysans, sont une grosse affaire.

Un matin du mois d’avril 1855, je m’étais réveillé de bonne heure ; la lune rayait, et sentant un brin de froid sous les couvertures, je dis à ma femme : J’ai peur que nos vignes gèlent. Ça me tracassait ; aussi le jour venu je me levai. On voyait bien et on le sentait aussi qu’il faisait froid ; mais de savoir s’il avait gelé, il fallait attendre le soleil.

Après avoir déjeuné, à huit heures, nous montâmes à la vieille vigne, mon oncle et moi, et, suivant rang par rang, il nous fallut bien voir que tous les boutons étaient gelés. De là, nous allâmes aux autres vignes, dans les termes au-dessus de la Borderie et de la Combe : elles étaient gelées aussi, mais comme étant plus éloignées de la rivière que la vieille, il n’y avait pas tout à fait autant de mal, mais peu s’en fallait.

— Allons, dit mon oncle, nous aurons de quoi faire deux barriques de piquette.

Nous revînmes à la maison bien ennuyés, et ma femme, venant au-devant de nous avec sa drole sur le bras, nous demanda ce qu’il en était.

— Tout est perdu ou à peu près, lui dis-je.

Et nous rentrâmes tous les trois sans rien dire.

Les marchands se font du mauvais sang, pour une banqueroute qui leur fait perdre, les propriétaires, pour un fermier qui déguerpit sans les payer ; les gens qui sont dans les affaires, pour les événements qui arrêtent l’industrie, et les paysans pour la gelée, la grêle, la sécheresse, la brume et tout ce qui perd le revenu. Mais, tandis que dans les villes on agit, on se démène pour tâcher de se tirer d’affaire, nous autres, nous ne bougeons point et nous ne disons rien. C’est qu’après une gelée, une grêle, il n’y a rien à faire, ce qui est perdu ne peut plus être sauvé. Et puis, nous sommes de si longtemps habitués à ne compter sur le revenu, que lorsqu’il est serré, que le malheur nous touche bien, mais il ne nous surprend point.

Heureusement, nous n’avions pas vendu tout notre vin de l’année d’avant, et il nous fallut faire avec le reste, en buvant plus de piquette que de vin.

Quelque temps après, mon cousin Estève me manda de venir à la foire de Jumilhac qui tombe le 7 mai, parce qu’il était en marché pour acheter une maison, et qu’il avait plaisir d’avoir mon estimation. J’y fus donc et je le rencontrai sur la place devant le château, près du vieux arbre de la Liberté tout saccagé par les orages, comme la liberté par Bonaparte. Après que nous eûmes déjeuné, nous fûmes voir la maison, et, après l’avoir bien visitée, nous revenions dans la foire en causant du prix. Comme nous suivions la grande rue, je vis passer un individu en blouse, qui avait une belle paire de ciseaux pendus à son cou par un lien, et qui criait : Piaoux ! piaoux !

— Qu’est-ce qu’il chante avec ses : Cheveux ! cheveux ! que je dis à mon cousin.

— Tu vas voir ça tout à l’heure, qu’il me dit.

L’individu rentra sous la halle, et bientôt un autre qui venait de la place, criant aussi : Piaoux ! piaoux ! vint le retrouver. Ils avaient une espèce de banc monté dans un coin, avec des marchandises, cotonnades, indiennes, mouchoirs, fichus, et autres affaires comme ça. Et alors des filles vinrent là, parler à ces hommes, et ôtaient leurs mouchoirs de tête et détachaient leurs cheveux. Et eux les maniaient, les soupesaient, regardant de la finesse, de la longueur, de la couleur. Puis les filles voyaient les marchandises, cherchaient ce qui leur convenait le mieux, et paupignaient les étoffes, comme les individus faisaient de leurs cheveux. Et alors ils entraient en marché. Les filles dépréciaient les étoffes, et les marchands les cheveux, et ils disputaient sur la qualité, le prix et tout. Des fois ils ne s’entendaient pas ; les filles remettaient leur mouchoir et voulaient s’en aller. Mais voyant ça, ces individus mettaient quelque chose de plus, un mauvais fichu de rien, un bout de ruban et ils tombaient d’accord. Dans le marché, les filles se réservaient qu’on leur laisserait quelque peu de cheveux par devant, de manière qu’avec leur mouchoir de tête ça ne se connût pas. Quand tout était bien entendu, convenu, ces hommes prenaient leurs ciseaux, et derrière une toile, ils tondaient ces pauvres bestiasses de filles, comme qui tond une brebis. Et pour une saleté de fichu, un tablier, une méchante robe de six francs qu’ils estimaient vingt, ils avaient de beaux cheveux qu’ils revendaient bien chèrement. Des fois, tandis qu’une y passait, il y en avait d’autres là, qui attendaient leur tour ; d’autres qui ne savaient trop comment faire, qui voulaient bien une robe, mais que ça ennuyait de se laisser raser comme ça. Alors les marchands leur faisaient voir celles qui étaient tondues, quand elles avaient remis leur mouchoir de tête, les assurant que ça ne se connaissait point par le moyen des cheveux laissés dessus le front, et les faisaient entrer en marché.

— C’est un foutu vilain maquignonnage, que je dis à mon cousin, allons-nous en.

Le lendemain, je m’en retournai au Frau, emportant un couteau qu’Estève avait acheté pour notre aîné.

Au mois d’août de cette même année, ma femme eut un autre drole, qui fut enregistré sous le nom de Bernard, mais que nous appelions tant qu’il était petit, Berny. L’aîné s’en allait tout seul depuis longtemps, autour de la maison, et venait au moulin nous trouver. Quelquefois je le regardais, assis dans le sable au bord de l’eau, faisant de petits étangs et de petits ruisseaux, et sa manière de faire, ses petites inventions, réveillaient dans ma mémoire le souvenir de pareilles choses que j’avais faites. Il me semblait me voir moi-même à cet âge, me roulant dans le sable, et, couché à plat ventre, essayant d’attraper des petites gardèches. Et souventes fois lorsque la demoiselle Ponsie descendait de Puygolfier, et prenait mon aîné sur ses bras, ou l’emmenait par la main, je me revoyais petit enfant, et je me rappelais mes adorations pour la jeune demoiselle qu’elle était alors, si fraîche, si pleine de santé, si jolie, que ça réjouissait le cœur rien que de la voir.

Pendant l’hiver de 1857, les eaux devinrent fortes, et une nuit elles emportèrent un morceau de l’écluse, de manière qu’il nous fallut mander des ouvriers et travailler beaucoup pour la réparer. Le moulin chôma quelques jours, après quoi on put faire moudre. Mais, on n’avait rétabli que le plus gros, pour attendre le beau temps, en sorte que lorsque les eaux furent basses, l’été, il fallut refaire plus à fond et plus solidement une partie du travail. Cette affaire-là nous coûta près d’une centaine d’écus : il n’y a rien qui coûte d’entretenir comme un moulin.

Notre quatrième enfant vint au mois de mai 1858 ; c’était une petite nommée Rose, qui mourut à quatre mois. Certainement nous en eûmes du chagrin, surtout ma femme, mais nous avions trois autres enfants pour nous consoler. Le plus petit avait déjà trois ans et était encore pendu au cotillon de sa mère, ce qui fait qu’étant occupée de lui à chaque instant, elle en portait mieux sa peine. Et puis on a beau dire, nous n’avons qu’une somme d’amitié à dépenser pour nos enfants, et quand ils sont plusieurs à se la partager, elle se divise nécessairement. Il arrive bien des moments, dans une maladie, un petit accident, où on porte toute son affection, sur celui qui dans l’instant en a le plus besoin, mais c’est pour un temps ; la chose passée, les autres reprennent leurs droits. Une mère a beau faire, elle ne peut avoir autant de petits soins et de mignardises pour cinq ou six enfants que pour un seul, et je crois que ceux-là en valent mieux ; les enfants uniques sont des enfants gâtés souvent.

De nos jours, on voit beaucoup de bourgeois, des villes principalement, qui n’ont qu’un enfant, afin qu’il soit plus riche. Ils l’élèvent à faire toutes ses volontés, à voir tout lui céder, et en font des petits bonshommes pleins de vanité, de suffisance, capricieux comme des femmes qui le sont, dégoûtés de tout pour n’avoir eu rien à désirer, et pour tout dire, pas bons à grand chose. Ce résultat devrait les détourner du système, sans compter que, comme on dit, n’avoir qu’un enfant, c’est n’en avoir pas.

À la Saint-Jean de 1859, tandis que l’Empereur, soi-disant de la paix, après la guerre de Crimée, faisait tuer notre monde et manger nos millions, pour les Italiens, qui nous en sont bien reconnaissants, comme nous l’avons assez vu, le vieux Jardon attrapa du mal pendant les fauchaisons. Le médecin fut mandé, trop tard comme toujours, aussi il dit d’abord que c’était un homme perdu. Je montai au Taboury avec ma femme, et, en effet, on voyait de suite qu’il était bien fatigué. Il était là, étendu sur le lit garni de courtines de vieille serge jaune, respirant avec peine et ayant une grosse fièvre. Sous sa tête, on avait mis un joug à lier les bœufs, pour adoucir ses souffrances et lui donner la force de les supporter. Ça n’était pas à cause de ça, sans doute, mais sa figure, dure comme toujours, était tranquille et même résignée.

Il se mourait d’une pleurésie, qui est la maladie des paysans, comme la goutte est celle des riches. On avait rapporté au vieux la sentence du médecin, pour l’avertir qu’il fallait faire venir le curé, et il avait dit que bien, mais qu’il fallait aussi aller vitement quérir le sorcier de Prémilhac, qu’il n’y avait que lui qui pût le tirer de là. Le curé était venu avec Jeandillou, l’avait confessé, communié, olivé, et s’en était retourné. Il n’y avait guère qu’un petit quart d’heure que nous étions là, quand arriva le sorcier.

C’était un homme de moyenne taille, bien carré et charpenté, un paysan point du tout dégrossi, comme celui qui n’était pas tant seulement allé à Périgueux, et ne sortait de son village, que pour se rendre aux environs où on l’appelait. Avec ça, dur à soi et aux autres, ne faisant aucun cas des choses nouvelles, mais attaché avec entêtement aux anciens usages, et, comme de bien entendu, plein de toutes les superstitions d’autrefois. Il était habillé d’un pantalon à pont-levis en laine burelle, couleur de la bête, d’un vieux gilet à fleurs, boutonné carrément jusqu’au col, et garni de deux rangées de boutons de cuivre, polis et brillants, qui avaient usé bien des gilets et se transmettaient de père en fils dans sa famille. Avec ça, il avait un gipou de grosse étoffe bleue de Miremont, comme en ont les gens du Périgord noir qui touche au Quercy, et qu’on voit aux foires de Terrasson. Dans les pans écourtés de cet habit-veste, deux larges poches lui servaient à mettre des herbes et ses affaires de sorcier. Sa tête, garnie de longs cheveux blancs frisés, était couverte d’un bonnet de laine brune, tricoté à l’aiguille, sans pompon et ramené en avant, comme ceux de la République qu’on voit sur les anciens sous du temps.

On le consultait assez le sorcier, dans le pays, parce qu’on croyait à son pouvoir et qu’on le craignait. Il y avait bien des gens qui l’invitaient aux noces, pour éviter les embarrements si désagréables pour les nôvis, et les chevillements qui font qu’on ne peut tirer de vin à une barrique, quoiqu’on ôte le douzil.

On l’appelait, pour les maladies des chrétiens et pour celles des bêtes ; il guérissait les gens, des fièvres, avec neuf brins d’herbes cueillies à reculons, avant le lever du soleil, le premier jour de la saison d’automne, et ceux qui avaient le cours de ventre, en les faisant passer par un écheveau de fil retors. Il guérissait aussi les chevaux et les bœufs malades, en les faisant tourner trois fois autour de la pierre-levée du Puy-de-Jou. Il enseignait à chercher la Mandragoro, et on disait même, que c’était lui qui l’avait fait trouver à ce Baspeyras, dont Gustou avait parlé le soir que nous énoisions ; il levait les sorts jetés par les gens mal jovents ; il donnait aux garçons, le moyen de se faire aimer d’une fille, au moyen de l’herbe de Moto-Goth, ramassée avec certaines cérémonies, et cachée adroitement sous le livre des évangiles, à seule fin que le curé dit la messe dessus ; il retrouvait les affaires adirées en faisant tourner le tamis avec des ciseaux ; enfin, il y avait des gens qui croyaient même, qu’il pouvait faire grêler en battant l’eau de la fontaine de la Fado, et mettre le trouble dans les ménages, en nouant l’aiguillette aux hommes, comme on disait autrefois, ce qui est, à ce qu’il paraît, un moyen sûr pour ça.

En entrant, le sorcier, afin d’éloigner le Diable, prit un peu de sel dans la salière accrochée à la cheminée, et le jeta dans le feu, où il pétilla ; puis il s’approcha du lit, et le vieux Jardon tourna ses yeux vers lui, comme celui qui en attendait le salut. Lui, releva la couverte, et mit à nu la poitrine du malade, maigre, hâlée, couleur de vieux cuir et couverte de poils gris hérissés. Alors il se pencha, écouta, se releva, leva les bras en l’air comme pour implorer quelqu’un et récita une sorcellerie qui commençait ainsi : Din lou vargier dé Josaphat uno dâmo sé troubet, saint Jean la rencountret… C’est-à-dire : Dans le jardin de Josaphat une dame se trouva, saint Jean la rencontra… Puis il se baissa de nouveau, souffla par trois fois sur l’endroit où était le mal, y fit avec le pouce, des signes mystérieux, en marmonnant tout bas des paroles qu’on n’entendait pas. Après ça il tira de sa poche son petit sac de cuir le déposa sur le creux de la poitrine de Jardon, lui remit la couverture dessus, et resta là sans bouger, remuant seulement les babines sans qu’on entendît aucun son.

Au bout d’un moment, il releva la couverte, écouta de nouveau, puis remit le sac de cuir dans sa poche, et recouvrit Jardon. Puis il alla à l’évier, demanda un bassin, des plats de terre, les remplit d’eau, et les plaça aux quatre coins de la chambre afin que l’âme du vieux Jardon s’y lavât avant de monter au ciel. Cette cérémonie dernière prouvait qu’il n’avait aucun espoir. Cela fait, il revint vers le lit, fit au-dessus de la tête du mourant, quelques conjurations pour adoucir son agonie. Malgré ses gestes et ses paroles, Jardon commença à râler fortement ; sa poitrine allait comme un soufflet de forge et soulevait les couvertes. Ma femme était au pied du lit, et, quoique le vieux n’eût jamais été bon pour elle, le voyant agonisant, elle penchait la tête tristement. Dans la ruelle, la mère Jardon était là, assistée d’une sœur de son mari et d’une de ses nièces, et tout ce monde épiait bien désolé, mais l’œil sec, qu’il eût fini de souffrir ! Belle manière de parler, qui fait bien connaître la résignation native du pauvre paysan, pour qui la cessation de la vie est la cessation de la souffrance. La peine de la vieille Jardon, de sa belle-sœur, et des autres, très vraie pourtant, ne se marquait pas par des pleurs et des lamentations ; elle restait muette. Ils plaignaient le vieux, bien sûr, mais ils savaient que son père était mort d’une fluxion de poitrine, et qu’une mort à peu près semblable les attendait : À quoi bon se roidir contre la destinée ? Le sorcier, voyant que le père Jardon tirait à ses fins, ôta son bonnet, le posa sur le lit, et la tête levée, les yeux en haut, se mit à réciter la Patenostre-Blanche, s’interrompant de temps en temps pour faire de la main gauche des signes de sorcellerie. Le râle dura encore un petit quart d’heure, puis il se ralentit et cessa tout à fait : le vieux homme ferma les yeux à demi, il avait fini de souffrir !

Alors, le sorcier acheva de lui clore les paupières, ramassa dans un seau l’eau qu’il avait mise dans les gages autour de la chambre, et alla la vider dans le verger afin qu’elle ne servît pas à d’autres usages, maintenant que l’âme de Jardon s’y était baignée. Quand il fut revenu, avant que le corps fût froid, il lui mit ses habillements des dimanches avec un parent qui lui aida, et, cela fait, s’en retourna.

Quand on eut fait les honneurs au vieux Jardon, et qu’il fut là-bas couché dans sa fosse derrière l’église, ma femme emmena sa mère nourrice au moulin, où elle resta deux jours, après quoi elle s’en alla, disant qu’elle s’arrangerait bien toute seule, et qu’il fallait que chacun fût chez soi ; mais elle venait souvent chez nous, principalement pour voir les enfants, qu’elle aimait beaucoup.

Je crois que cet enterrement fut le dernier que le curé Pinot fit dans la paroisse. Il fut forcé de s’en aller quelque temps après, rapport à sa nièce prétendue. Jamais mon oncle ni moi, nous n’avions parlé à personne de ce que m’avait dit son pays, Ragot le rétameur, là-bas sous l’orme de la place d’Hautefort. Mais comme ce Ragot venait tous les ans faire sa tournée, jusqu’à Cubjac, Excideuil et Tourtoirac, sans doute il en avait parlé à d’autres, car on commençait à en babiller dans le pays. Les uns soutenaient ferme que ce n’était pas sa nièce, pour l’avoir ouï-dire seulement, d’autres qui ne le savaient pas davantage, soutenaient aussi ferme, que c’était bien sa nièce et que tous ces bruits c’était des méchancetés : c’est comme ça, que les trois quarts du temps, les gens parlent plutôt selon leur idée, que selon la vérité. Les dames de la paroisse, et les gens comme il faut, disaient qu’il n’y avait que des impies, des malhonnêtes gens, qui pussent dire des choses pareilles. M. Lacaud, lui, parlait de verbaliser et de dénoncer au procureur de Périgueux, les canailles qui débitaient ces calomnies. Les gens qui n’avaient aucun parti pris, ni d’un côté ni de l’autre, ne savaient trop que croire de tout ça, lorsqu’une farce vint faire découvrir le pot aux roses.

Il y avait dans le pays, à une heure de chemin du bourg, un noble, vieux garçon, appelé M. de Cardenac, qui était un bon vivant, point méchant du tout, mais aimant bien à rire et à faire de ces grosses farces, comme on en faisait autrefois chez nous. Le curé et lui étaient grands amis, dînaient de temps en temps l’un chez l’autre, et faisaient ensemble la bête hombrée avec les curés des environs, en sorte qu’ils ne se gênaient point entre eux. Le jour de Notre-Dame-d’Août, M. de Cardenac vint à la maison curiale, comme le curé était en train de chanter les vêpres, avec sa nièce et d’autres chanteuses. La porte de la cure était ouverte, car dans nos pays, il n’y a guère de voleurs à aller dans les maisons, de manière que M. de Cardenac entra par le jardin, sans que personne le vît, tout le monde étant aux vêpres, excepté sept ou huit hommes qui buvaient chez Maréchou. Comme il n’était guère dévot, M. de Cardenac ne voulait pas aller à l’église, et pensait attendre en lisant le journal du curé, que les vêpres fussent finies. Malheureusement, il ne trouva pas le journal sur la cheminée de la salle, et, s’ennuyant de ne rien faire, il alla à la cuisine prendre les pinces à feu, et les mit dans le lit de la nièce du curé, bien arrangées, entre les deux draps, de façon qu’on ne s’en serait jamais douté. Puis après, il s’en fut faire un tour sur le chemin, et quand il vit de loin que les gens sortaient de l’église, il revint, et fit celui qui ne vient que d’arriver.

Lorsque la demoiselle Christine voulut appareiller le souper, et se servir des pinces pour arranger le feu, elle ne les trouva pas, et force lui fut de s’en passer. Le curé avait beau lui dire qu’elle les retrouverait, elle qui n’était pas trop de bonne humeur ce jour-là, répondait qu’en attendant, elle ne pouvait pas se servir de ses doigts pour manier le feu. M. de Cardenac qui restait à souper, faisait le bon apôtre et semblait chercher les pinces, en se gardant bien de les trouver. — Peut-être, qu’il dit, votre enfant de chœur sera venu chercher du feu avec l’encensoir ; qui sait où il les aura mises ? Le curé alla voir, mais il revint disant que le drole avait garni son encensoir chez Maréchou. Impatientée, la demoiselle Christine alla prendre celles qui étaient dans la chambre de son oncle prétendu.

Le lendemain, le surlendemain point de pinces : le curé et sa nièce commençaient à trouver ça étonnant. On avait eu beau chercher partout, impossible de savoir ce qu’elles étaient devenues. Quinze jours se passent ainsi, et, comme la nièce avait conté l’affaire aux voisines, on en parlait dans le bourg, et, il y en avait qui disaient que le Diable avait bien pu faire ce tour, pour induire la demoiselle Christine, et possible le curé lui-même, en péché d’impatience et de colère. Mais d’autres, comme Migot et le fils Roumy, disaient que le Diable n’avait nul besoin de leur faire commettre ce péché-là, pour raisons à lui connues, et que d’autre part, il n’avait pas besoin de ces pinces, en étant amplement fourni, ainsi que de fourches, de broches, de chaudières et autres instruments à faire rôtir et bouillir les damnés.

Pour qu’une farce soit bonne, il faut avoir quelqu’un avec qui on puisse en rire à son aise. Pendant quelques jours, M. de Cardenac garda la chose, mais enfin, n’y tenant plus, il la conta après souper à un de ses amis, avec recommandation, bien entendu, de n’en souffler mot. Cet ami trouvant la farce jolie, la raconta à un autre avec la même recommandation ; celui-ci en fit de même et ainsi de suite, en sorte que bientôt tout le monde le sut.

Il n’y avait que deux lits chez le curé, de manière qu’il fallait nécessairement conclure de cette histoire, que la nièce couchait avec son oncle. Là-dessus grand tapage dans le pays ; les nobles des environs se visitaient pour déplorer ce scandale ; et ce qu’il y avait de curieux, c’est que ceux qui avaient le plus soutenu que la demoiselle Christine était la nièce du curé, à cette heure soutenaient non moins fermement qu’elle ne l’était pas, afin de diminuer un peu la grosseur du péché. Les contradictions ne coûtent guère aux gens, lorsqu’un intérêt qui les touche est en cause.

Les curés du voisinage levaient les bras au ciel lorsqu’on leur parlait de ça, mais leurs gestes désolés et leurs paroles affligées, n’arrangeaient rien. Pour faire cesser ce scandale, dont riaient les impies et les libertins, l’un d’eux prévint l’évêché, et le pauvre curé Pinot, mandé par Monseigneur, fut tancé de la bonne façon, et puis envoyé dans le fond du Nontronnais, prêcher la continence à d’autres ouailles.

Quand M. de Cardenac vit la tournure que prenait cette affaire, il regretta bien assez de n’avoir pas tenu sa langue ; mais il était trop tard. Pour réparer autant qu’il était possible, le mal qu’il avait fait, comme c’était un bon homme, il prit la demoiselle Christine, sans place, comme gouvernante. Cet arrangement allait assez à la demoiselle grandement fatiguée du curé, lequel n’était guère aimable, mais il ne convenait pas à celui-ci, qui était un peu jaloux : pourtant il lui fallut bien en passer par là, ou par la porte, comme on dit, car il ne pouvait plus garder son ancienne nièce avec lui, et il lui était même interdit de la revoir.

Quand le nouveau curé fut arrivé, on ne tarda pas à connaître, que nous avions troqué notre cheval borgne pour un aveugle. Le curé Pinot était bien braillard, surtout en temps d’élections, et bien mauvais quelquefois, lorsqu’il s’agissait de ces canailles de rouges, comme il disait. Mais depuis que ceux-ci étaient réduits à rien, et que sous la surveillance des gendarmes, du commissaire du canton, et des maires, ils ne bougeaient plus, de crainte d’aller en prison, ou pire, il s’était radouci un peu. Pour le reste, la danse, la viande les vendredis et samedis, la messe, la confession de Pâques, il faisait son métier, mais n’était pas des plus terribles. Il aimait à être tranquille, et ne se faisait pas de mauvais sang pour toutes ces choses : pourvu que ça allât à peu près, en gros, c’était tout ce qu’il demandait.

Mais le curé Vignolle qui le remplaçait, c’était autre chose. Celui-là n’aimait ni les lièvres en royale, ni les beaux barbeaux, ni les chapons truffés, ni le bon vin, ni le café, ni le vieux cognac, ni la pipe, ni la bête hombrée, ni les femmes, ni rien. C’était le fils d’un pauvre paysan du côté de Lanouaille, appelé de son sobriquet : Crubillou, qui avec un bien de mille écus, avait six ou sept enfants qu’il ne pouvait nourrir. Le curé de l’endroit ayant remarqué le second de ces enfants, qui était assez éveillé, le prit chez lui, et, comme il apprenait bien, le poussa à se faire curé. Le garçon, qui préférait prêcher à ceux qui piochaient la terre, plutôt que de la piocher lui-même, et de s’exterminer à nourrir des enfants comme faisait son père, eut tout de suite la vocation, comme ils disent. On le mit au séminaire, pour apprendre le métier, et on disait que c’était les jésuites qui l’avaient élevé. Eux ou d’autres, ceux qui l’avaient dressé ne l’avaient pas manqué. Dès le séminaire, il avait une si grande idée de son état, que lorsqu’il allait voir ses parents, il ne se familiarisait point avec eux, ne les tutoyait pas, ni eux non plus, et n’embrassait pas tant seulement sa mère. Eux, les pauvres gens, tout fiers d’avoir un curé dans leur famille, le respectaient comme le bon Dieu, et s’il leur faisait la grâce de déjeuner, vite, on tuait un poulet et on faisait une omelette, et les sœurs servaient M. l’abbé, qui mangeait seul, pour ne pas compromettre la dignité de son caractère religieux.

Le premier dimanche après son arrivée, il prêcha sur la supériorité du prêtre, sur le grand respect qu’on lui devait, à cause de son caractère sacré. Les histoires de son devancier ne le gênaient guère, et il semblait à l’entendre, qu’on n’eût jamais connu dans la paroisse l’histoire des pinces à feu, ni ouï parler des fredaines des curés. Et pour faire comprendre à ses paroissiens, combien était puissant et vénérable le prêtre, il leur disait : — Le prêtre commande à Dieu tous les jours de descendre sur l’autel, et de s’offrir victime résignée, et Dieu lui obéit, et il ne peut faire autrement que de lui obéir : on peut donc dire, avec vérité, que le prêtre est en un sens plus puissant que Dieu.

On peut croire qu’un gaillard comme ça, le prenait de haut avec les brebis de son troupeau, et ne se familiarisait point avec elles, comme le bon curé de Peiro-Bufiero. Quand il fit sa tournée dans les maisons et les villages, pour connaître son monde, il refusait tout ce qu’on lui offrait, soit de se rafraîchir, soit de faire collation. Il semblait qu’il n’eût jamais ni faim, ni soif, et ne fût point sujet à toutes les misères des autres hommes. Mais s’il n’avait pas soif de vin, il avait soif d’être le maître, de dominer tout le monde et de gouverner les gens selon ses idées.

Avec les riches, les nobles, les gros bonnets connus à l’évêché pour être bons catholiques, et dévoués à la religion, il était plus doux, car il était ambitieux et ne voulait pas se faire d’ennemis capables de lui nuire. Et puis, il avait vu de suite, que si d’un côté, chez les nobles, on lui rendait une déférence due à son état, de l’autre, on le regardait comme un inférieur. Chez M. le comte de la Bardonnie, on lui avait fort bien fait sentir, en le recevant avec les égards de convention dus à un allié naturel, qu’on n’oubliait pas sa paysannerie, et tout ça le rendait prudent. Je raconte ça par ouï-dire, car on pense bien que je n’y étais pas. Mais avec les paysans, le commun du troupeau, il était roide et hautain. Cette conduite n’était pas tout à fait dans l’esprit de l’Évangile, mais il y a belle lurette que les prêtres l’ont perdu de vue, si tant est qu’ils s’en soient jamais inspirés.

Moi, je croyais que ce diable de curé ne serait pas venu à la maison, sachant que depuis longtemps nous ne fréquentions pas l’église, et que même nos enfants n’étaient pas baptisés. Mais il vint tout de même, ne voulant pas sans doute avoir l’air de reculer devant des impies, et peut-être aussi espérant de nous ramener. Mais il se trompait du tout au tout ; jamais nous n’aurions dit, ni rien fait qui pût faire de la peine aux personnes dévotes ; nous n’avions point de haine contre les curés et la religion ; et nous ne parlions pas mal du bon Dieu : nous n’étions donc pas des impies, comme le disaient les vieilles bigotes ; mais, par exemple, nous étions tout à fait indévots et incroyants.

Tous les ans nous faisions faire exactement le service promis à la pauvre défunte Mondine, mais quant à ce qui est de nous autres, notre dernier acte de religion, avait été mon mariage à l’église, pour les raisons que j’ai dites, et encore je m’en suis toujours repenti. Quant à nous signer devant les croix, ou à croire tout ce qu’on enseigne au catéchisme, à aller à la messe, à nous confesser et à faire nos Pâques, c’était chose impossible, tant nous étions peu portés à la religion. Quand on parlait devant nous des mystères, de miracles, qu’on racontait des légendes pieuses et autres choses semblables, il me semblait ouïr de ces contes qu’on fait pour divertir les petits droles ; et de fait, je crois que tout ça a été inventé, pour amuser les peuples encore dans leur enfance.

Il y en a qui vous certifient ces choses tout de go, comme s’ils les avaient vues : que voulez-vous que je vous dise, j’ai eu beau m’écarquiller les yeux, je n’ai pu rien voir. Tous les raisonnements que j’ai ouï faire sur ces questions de religion, pour persuader les mécréants comme moi, m’ont surtout prouvé qu’elles sont très obscures et incompréhensibles. Mais s’il y en a qui ont meilleure vue que moi et ne sont pas aussi infirmes d’esprit, ce qui est bien possible, tant mieux pour eux.

On me dit quelquefois : mon pauvre Nogaret, vous serez damné comme une serpe ! Mais c’est à savoir : qu’on me montre d’abord où est l’enfer !

Entre nous, je crois que si toutes ces affaires-là étaient aussi certaines et aussi nécessaires qu’on le dit, elles éclateraient à tous les yeux, bons ou mauvais, sans tant de discours. En finale, pour moi, j’avoue tout bonifacement que je ne suis pas assez habile pour affirmer, ni assez roide de col pour nier ; mais pour en croire quelqu’un sur parole je ne le peux. Dans tout ce qu’on dit là-dessus je trouve qu’on se paye de mots qui dépassent notre entendement.

Mais quand même je serais très sûr que le Dieu de nos curés existe ; que nous avons une âme qui ne meurt point avec nous, et sera récompensée ou punie, cela ne me ferait changer en rien de conduite, ni être catholique, ou protestant, ou juif, parce que je crois pas qu’un Dieu nous ait damnés pour une pomme, ni que ce Dieu ait besoin de prières et de cérémonies pour être honoré, pas plus que de prêtres pour nous faire connaître ses volontés.

Voilà comme nous étions dans la maison, et ça venait de famille, car ni mon grand-père, ni mon père n’avaient voulu se confesser à l’article de la mort, et mon grand-père répétait souvent un proverbe patois qui se peut traduire ainsi : Les prêtres et les pigeons gâtent les maisons. Ainsi, nous étions honnêtes avec eux, mais nous n’étions pas de ceux chez lesquels ils sont toujours fourrés. Dans la famille, si quelquefois les uns ou les autres s’étaient un peu relâchés en quelque chose, c’était sur quelque affaire de peu d’importance, et afin de ne pas contrister les femmes, qui n’avaient pas été élevées dans ces idées. Je conviens que c’est un tort, et qu’on doit être, ou bon catholique et pratiquer exactement, se confesser, faire ses Pâques, jeûner, etc., ou ne l’être pas, et s’abstenir en conséquence de tout acte et de toute cérémonie de religion : mais l’homme n’est pas parfait. En ce qui me regarde en particulier, je n’avais point à me plaindre de ce côté, car ma femme faisait comme nous, et avait laissé là, depuis notre mariage, toutes les pratiques auxquelles elle avait été habituée. Dans les commencements ça paraissait fort aux gens de chez nous. Qu’un homme ne fasse pas ses Pâques, encore ils le comprenaient à toute force ; mais une femme, jamais on n’avait vu ça. Dans les commencements ça faisait aller les langues ; mais quand on vit comment cette même femme gouvernait sagement sa maison, ses enfants et elle-même, et quand elle eut fait connaître dans plusieurs occasions, combien elle était bonne et pitoyable pour les malheureux, les langues se turent.

En voilà bien long, mais il me fallait expliquer dans quelles dispositions nous étions, lorsque vint le curé. Il avait un peu chaud en entrant, et ma femme lui présenta une chaise pour se tourner vers le feu ; mais il remercia, disant qu’il ne faisait point attention à ces choses, qui n’en valaient pas la peine.

Mon oncle lui répondit que la santé n’était pas peu de chose, et que nous autres, ne trouvions pas mauvais de prendre quelques précautions pour la conserver.

Après ça, nous lui offrîmes de se rafraîchir, de prendre quelque chose, mais il refusa tout : vin, eau, pineau, eau-de-vie, eau de noix, disant qu’il ne prenait jamais rien.

— À votre volonté, lui dit mon oncle ; mais vous serez le premier homme qui sera entré ici, sans choquer de verre avec nous.

Je ne sais si, de l’appeler homme, ça lui déplut, ou l’idée de trinquer avec nous, mais il répliqua un peu hautement :

— Un prêtre n’est pas un homme comme un autre ; je suis venu pour autre chose que boire.

Et il commença à nous entreprendre sur le chapitre de la messe, de la confession, de tous les devoirs du chrétien ; nous dit combien nous étions coupables de les négliger ; s’efforça de nous faire peur de l’enfer, et enfin enfila toutes ses raisons pour nous persuader. Nous l’écoutâmes comme ça pendant dix minutes ; mais à la première pause, mon oncle lui dit :

— Écoutez, Monsieur le curé, vous perdez votre temps à essayer de nous convertir ; nous ne sommes plus des enfants ; moi j’ai deux fois votre âge, mon neveu est votre aîné, et pour vous parler franchement, nous n’aimons pas qu’on blâme notre manière de nous conduire. Si j’allais chez vous en faire autant, vous ne le prendriez pas bien sans doute, ainsi vous comprendrez qu’il vaut mieux ne plus parler de ces affaires-là.

— Comment ! fit le curé en tressautant, mais ce n’est pas la même chose ! J’ai mission de Notre-Seigneur Jésus-Christ de ramener les âmes à lui ; Monseigneur m’a donné les pouvoirs nécessaires, je suis votre pasteur, et à ce titre j’ai le droit de vous remontrer ce que je crois être pour votre bien.

— Eh bien ! Monsieur le curé, riposta mon oncle, vous êtes chez des gens qui ne croient pas à votre mission, comme vous dites, ni aux pouvoirs de l’évêque, ni à plus forte raison aux vôtres. Nous ne sommes pas de vos brebis, puisque pour vous les gens de la commune sont un troupeau, et vous n’êtes pas notre pasteur. Que ceux qui reconnaissent votre autorité reçoivent vos remontrances, c’est leur affaire ; mais ici vous n’avez point à nous en faire.

Il se leva les yeux méchants, jaune de bile remuée, et s’adressant à moi :

— Mais au moins, dit-il, que votre femme et vos enfants innocents ne soient pas les victimes de vos funestes principes ; laissez-les être chrétiens !

J’allais lui répondre, mais ma femme qui était là debout, son dernier enfant sur ses bras et les deux autres tenant son cotillon, fut plus prompte que moi et lui dit :

— Monsieur le curé, dans une maison et dans une famille, il ne doit y avoir qu’une croyance et une religion, celle du père : nous restons unis en ça comme en tout.

— Allons, fit-il en remettant son chapeau, je vois que je suis dans une maison où le démon est tout-puissant ; il ne me reste qu’à me retirer.

— Du moment que vous parlez ainsi, lui dis-je en remettant aussi mon chapeau, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

À la porte il se retourna, et étendant le bras il nous dit :

— Je prierai Notre-Seigneur de toucher vos cœurs impies, et de me faire la grâce d’être l’instrument de votre réconciliation avec Dieu. Je vous attends un jour au tribunal de la pénitence ! D’ici là, souvenez-vous qu’on ne peut être honnête homme sans religion !

Cet animal nous embêtait à la fin ; aussi, mon oncle lui dit en goguenardant, pour ne pas se fâcher :

— Allons ! allons ! Monsieur le curé, vous ne nous ferez jamais croire, que sans le fils de Crubillou, de Sarlande, nous ne puissions pas être honnêtes !

Et tandis qu’il s’en allait furieux, mon oncle ajouta :

— Le diable m’emporte, j’aime mieux les curés qui ont des nièces !

Et nous nous mîmes tous à rire.

Mais ce viadaze ne faisait pas rire tout le monde. Chez nous, les femmes, à cette époque, avaient le cou un peu découvert ; leur fichu, en croisant par-devant, laissait voir un tout petit peu le haut de la poitrine, tout juste la place pour la croix qu’elles portaient autour du cou. Voilà-t-il pas que le curé va s’imaginer que ça n’était pas honnête ! Il se mit à prêcher contre les nudités, comme il disait : Selon lui, c’était le diable qui avait appris cette mode aux femmes pour plaire à leurs galants. Eh bien, je me pensais, ayant souvenir du seul bal où je sois allé, avec les demoiselles Masfrangeas, si le curé voyait les dames de la ville, qui ne marquent pas la messe pourtant, valser avec des jeunes gens, ayant leurs tétons tout découverts, qu’est-ce qu’il dirait donc ?

Une autre chose qui ne lui allait pas, c’était la danse. Tous les dimanches il parlait là-dessus longuement, et disait sans se gêner qu’il n’y avait que les filles de mauvaise vie qui allaient au bal ; que c’était des coureuses d’hommes ; est-ce que je sais tout ce qu’il ne disait pas. Mais pour çà il n’y faisait rien. Aux vôtes des communes d’alentour, à la Sainte-Constance à Excideuil, les filles allaient danser tout de même ; et le jour de notre ballade, la petite place était pleine de jeunesse, qui se trémoussait sous les ormeaux. Du temps du curé Pinot, quand après déjeuner il s’en allait chanter vêpres, avec les curés du voisinage venus pour la fête, tous bien rouges et repus, il se contentait de dire en passant : — Allons ! allons ! maintenant il faut aller à vêpres ! Et garçons et filles entraient à l’église et reprenaient après. Mais son successeur voulait empêcher totalement de danser, et il aurait fallu que le maire le défendît. Mais M. Lacaud lui dit que ça n’était pas de faire ; que si on ne laissait pas les jeunes gens et les filles danser sur la place, ils iraient danser ailleurs, et que ça mettrait la commune en révolution. Voyant ça, il imagina de refuser l’absolution, ou de la faire attendre longtemps aux filles qui avaient dansé ; mais tout ce qu’il y gagna, c’est qu’il y en eut quelques-unes qui s’en passèrent, et aucune ne renonça à la danse.

Pendant le temps du carnaval on dansait chez Maréchou, et de temps en temps, lorsqu’on était en train, le chabretaïre, au milieu d’une danse, faisait avec sa musique : lirou ! lirou ! lirou ! C’était le signal pour les garçons d’embrasser leurs danseuses. C’est ce fameux lirou ! lirou ! qui faisait tant crier le curé. À l’entendre, toutes les filles qui étaient là, avec leurs mères pourtant, c’était des bringues, des dévergondées, et il protestait qu’elles ne feraient pas leurs Pâques. Mais il y en aurait eu trop ; sans compter que de leur côté les garçons s’étaient donné le mot pour ne pas aller se confesser. Il ennuyait tout le monde, ce curé, aussi un dimanche matin, comme il sortait de chez lui pour aller dire la messe, il vit pendre à l’ormeau proche de l’église, un crible tout percé.

Le sobriquet de chez lui : Crubillou, c’est autant à dire comme petit crible, aussi le curé comprit ce que ça voulait dire et devint tout pâle, mais il n’en dit mot.

Pourtant il avait une bonne commune, et tous les paroissiens, une dizaine s’en faut, ne demandaient pas mieux que d’aller à la messe le dimanche, avant d’aller boire quelques chopines chez Maréchou en mangeant des tortillons. Ils voulaient bien aller prendre les cendres, le lendemain du Mardi-Gras ; faire bénir une branche de laurier ou de buis, le jour des Rameaux ; donner de l’huile au curé pour entretenir la lampe de l’église ; lui laisser les serviettes qu’on mettait en croix sur le cercueil de leurs morts ; en un mot faire tout ce que leurs anciens avaient fait de tout temps ; mais il ne fallait pas non plus les empêcher de s’amuser : Que diable ! avant les Cendres il y a le Carnaval, et si le curé voulait l’abolir, les Cendres ne rimeraient plus à rien ! Ce Crubillou était bien terrible, pour tout ce qui touchait la religion ; pourtant, je crois qu’il était comme d’autres curés, que la jalousie le faisait agir, et qu’il voulait interdire à ses paroissiens les plaisirs qui ne lui étaient pas permis.

Il était tellement peu endurant pour toutes ces choses, qu’ayant ouï dire que chez Maréchou on ne faisait pas toujours bien attention au vendredi et au samedi, rapport aux gens qui venaient des fois à l’auberge, est-ce qu’il n’eut pas le toupet d’y aller un vendredi, lever le couvercle de la marmite pour voir s’il n’y avait pas de viande ? C’est vrai qu’il n’y retourna pas deux fois. Les femmes de la maison, pauvres bestiasses, l’avaient laissé faire, mais Maréchou qui survint là, le renvoya au diable sans se gêner. Ça n’était pas un mauvais homme, mais il n’aimait pas trop les curés, et il ne lui en fallait pas tant pour le mettre en colère.

Mais en voilà assez sur ce curé Crubillou ; j’aime mieux parler de choses plus aimables. Au mois de février 1860, juste le 24, ma femme accoucha d’un drole, et mon oncle dit :

— Celui-là sera bon enfant, car il est né le jour anniversaire de la République. On l’appela François.

Ça me faisait quatre enfants, mais nous ne nous inquiétions pas de ça, car vivant tout simplement, ne faisant point de dépenses inutiles, le blé ne manquait pas au grenier, ni le vin dans le cellier. Nous ne calculions pas, comme font les gens riches, qui n’ont qu’un enfant, parce qu’il faut tenir son rang et autres belles raisons comme ça. D’ailleurs ça aurait été dommage qu’ils ne vinssent pas, les pauvres petits, ils étaient tous bien fiers, et profitaient comme des arbres plantés en bon terrain. Hélie, l’aîné, marchait sur ses dix ans, et c’était un bon petit homme, hardi comme une ratepenade, qui montait sur la jument, grimpait sur les arbres, ne craignait ni froid ni chaud, et faisait déjà des commissions assez loin. Tous les jours il montait à Puygolfier avec sa petite sœur Nancette, et la demoiselle Ponsie leur apprenait à lire et écrire. Celui-là était quelque peu le préféré de l’oncle ; il le mettait quelquefois devant lui sur la jument, et l’emmenait à Excideuil ou ailleurs les jours de foire. Né dans un moulin, ce drole allait dans l’eau comme une loutre, et il piquait sa tête dans les endroits profonds de la rivière, que c’était un plaisir de le voir faire.

J’ai laissé tous mes enfants s’élever comme ça à ne rien craindre, ni la pluie, ni le soleil, ni le vent, et ça leur a bien réussi. Ces petits, aussitôt qu’ils pouvaient marcher, couraient à l’eau comme des canous sortis de l’œuf, nus comme des petits sauvages, et grenouillaient là toute la journée, sans crainte de s’enrhumer ou d’attraper des coups de soleil. Été comme hiver, ils étaient toujours dehors, les cheveux comme des broussailles, pleins de poussière ou de boue, suivant le temps, déchirés, dépenaillés, nu-pieds, se roulant partout dans les prés, courant dans les bois, dormant sur la palène, et ne venant à la maison que pour demander à manger. Par exemple, ça revenait assez souvent ; mais une fois que leur mère leur avait coupé un morceau de pain, les voilà repartis à galoper. Cette vie leur a fait un bon tempérament, et, sur huit enfants que nous avons eus, il ne nous en est mort qu’un, la petite Rose, mais c’est le mal de cou qui l’a tuée à quatre mois. Les autres n’ont jamais été malades, et ils sont tous forts, et bons enfants, comme de vrais Périgordins.

Il y a des parents qui ont comme ça des préférences pour quelqu’un de leurs enfants ; moi non. Je mignardais bien davantage, le dernier, le plus petit, mais je les aimais tous pareillement.

Avec ça, ma petite Nancette était si jolie drolette, si aimante pour moi, que l’on aurait pu croire que je la préférais, parce que je l’embrassais plus souvent que ses frères. Elle ressemblait à sa mère cette petite, comme deux gouttes d’eau ; c’était la même figure tranquille et bonne, les mêmes traits fins, les mêmes yeux clairs et aimants, et le même caractère : tout ça faisait que j’étais plus porté à l’embrasser que ses frères, qui étaient toujours bouchards, qui est à dire barbouillés, et souventes fois tapageurs et polissons. Mais avec ça, je me disais quelquefois : voyons, si on venait te dire : Il faut qu’il y en ait un qui meure ; lequel préfères-tu voir porter au cimetière ? Et je sentais que ça m’aurait été totalement impossible de le dire, ce qui me prouvait que je n’avais pas de préférence injuste.

Mon oncle les aimait bien aussi, les petits, surtout l’aîné ; mais leur grand ami, celui auquel ils s’adressaient pour avoir quelque chose, s’ils craignaient un refus de nous autres, c’était Gustou. Il leur faisait des virebriquets avec une noix et de la ficelle, des pétards et des clifoires avec du sureau, des pirouettes, des quilles, des sifflets, des petits paniers, des trappelles pour tendre aux oiseaux, des pièges pour attraper les merles dans les haies, des lignes pour pêcher, des petits fouets qu’ils faisaient péter que c’en était fatigant ; il n’y avait chose dont il ne s’imaginât pour les contenter, et le soir, il leur disait des contes.

C’était l’hiver principalement, quand nous étions tous autour du foyer ; Gustou n’avait pas plutôt commencé à peler, qu’ils criaient tous :

— Gustou, dis un conte !

Et lui qui en savait à force, disait tantôt celui du voleur d’enfants ; tantôt celui de la fade ou fée Papillette ; tantôt encore celui du sorcier Grillon ; ou celui de l’âne qui faisait des crottes d’or.

Le conte fini, c’était des questions de toute manière que les enfants faisaient à Gustou, pour avoir des éclaircissements. Quelquefois les questions étaient un peu embarrassantes, mais il trouvait moyen de s’en tirer à peu près. Et puis ensuite, c’était des devinettes à n’en plus finir, connues de tout temps dans nos pays, mais ça amuse toujours les jeunes droles.

Notre chambrière la Suzette aimait bien les petits aussi, mais elle aimait encore mieux un garçon du côté de Corgnac, qui venait la voir souvent le dimanche, et avec lequel elle se maria au carnaval de cette année 1860. Notre parent du moulin du Coucu ayant su ça, nous fit dire si nous voulions prendre sa drole l’aînée pour la remplacer, à seule fin de s’eysiner un peu, car il avait tant d’enfants qu’il avait peine à leur entretenir le pain. Lorsqu’il nous l’amena, il nous raconta qu’il avait trouvé un bon moulin du côté de Génis, mais qu’en vendant le sien, il lui manquerait bien encore quelque millier d’écus pour payer, et que ça empêchait le marché. Voyant qu’il avait bonne envie de travailler et de se tirer d’affaire, mon oncle se rendit caution pour lui, et il acheta ce moulin qui était sur l’Haut-Vézère et ne chômait jamais.

C’est cette même année, que je fus à Domme pour acheter une paire de meules dont nous avions besoin. Le premier jour, je m’en allai coucher chez le cousin Nogaret, au moulin du Bleufond, à toucher Montignac ; c’était une bonne étape, mais la jument ne craignait pas la fatigue. Le moulin est grand, c’est une ancienne papeterie où il y aurait pour faire une jolie minoterie. L’eau n’y manque jamais, elle naît au-dessus du moulin ; c’est un abîme comme celui du Toulon, près de Périgueux ; on n’a jamais pu trouver le fond.

Il y en a qui croient que cette eau vient de la Dordogne, par des conduits souterrains : moi je le croirais assez, car l’eau qui sort de là est bleue comme le dit le nom de l’abîme, et claire et pareille à celle de la Dordogne ; tellement que lorsqu’elle tombe à cent pas plus loin dans la Vézère, les eaux ne se mêlent pas de suite, et l’on voit cette belle eau bleue le long de l’autre, qui est souvent trouble à cause des ruisseaux du Limousin qui tombent dedans.

Le cousin fut bien content de me voir, et tout le monde chez lui. Le soir en soupant, il me fallut leur conter tout ce qui s’était passé depuis mon mariage, et combien nous avions d’enfants, et comment ils étaient, et tout ceci, et tout ça, de manière qu’il était neuf heures quand nous nous levâmes de table.

En sortant, mon cousin me mena au Café du Commerce, où nous trouvâmes beaucoup de gens de sa connaissance, des ouvriers, des artisans, des marchands, avec lesquels il fallut trinquer.

Il y avait plaisir à être avec eux ; ils étaient intelligents, bons enfants, et en grande partie républicains : mais il n’y a bonne compagnie qu’on ne quitte ; nous fûmes nous coucher vers les onze heures.

Le matin de bonne heure, je partis pour Sarlat, en passant par Lachapelle, Saint-Quentin et Temniac. Le pays n’est pas beau, c’est des bois et des bois, des petites combes avec des mauvais prés dans les fonds, et des rosières qui ne sont bonnes qu’à faire la paillade. Il y a des bois châtaigniers et des taillis, et aussi des jarrissades où on coupe les chênes pour faire le tan. Ce pays n’est pas à comparer avec chez nous. C’est sauvage et noir, et je me figure que dans le temps il ne faisait pas trop bon voyager seul par là, avec de l’argent dans sa poche. Il y a un endroit qu’on appelle à : Prends-toi-Garde, sans doute parce qu’autrefois on y arrêtait les gens. Il y a aussi un autre endroit, dans les taillis, où on attaqua la voiture qui portait l’argent de la taille, de Sarlat à Périgueux. Mais ceux qui firent ce coup n’étaient pas des brigands ordinaires, à ce qu’on dit, mais des nobles qui faisaient la guerre au premier Bonaparte, en lui coupant les vivres. Ça n’était tout de même pas une manière bien honnête de faire la guerre ; mais tout ça est loin maintenant, et s’il en existe, ce que je ne sais pas, les arrière-petits-fils des cavaliers masqués qui attaquèrent la voiture, tuèrent le postillon, un gendarme et volèrent les fonds, sont, sans doute, d’honnêtes gens qui ne feraient rien de pareil.

Tout ce pays, en plein Périgord noir, semble fait exprès pour les vols de grand chemin, et les assassinats de nuit. On marche, quelquefois une demi-heure, une heure, sans trouver une maison, et quand on est au fond de ces combes, entre les bois, on pourrait crier au secours, que personne ne vous entendrait.

Mais après que l’on a passé Sarlat, à mesure qu’on approche de la Dordogne, le pays s’arrange, et quand on arrive à Vitrac et qu’on voit cette large plaine, avec sa rivière bleue, et les hautes collines et les rochers qui la bordent, on ne peut s’empêcher de dire que c’est plus beau que chez nous. Les fonds ne valent peut-être pas mieux que dans la rivière de l’Isle, mais c’est plus grand et ça impose plus. Je pensais aller passer le pont à Domme-Vieille, et monter ensuite jusqu’à Domme ; mais à Vitrac, je fus attrapé par un homme qui me dit qu’il allait à Domme aussi, et que c’était plus court de passer l’eau au bac de Vitrac, sans compter que ça ne coûtait pas aussi cher que le péage du pont. C’était un courtier qui allait pour acheter des vins, et qui avait ce voyage d’habitude. Nous entrâmes en ville par la porte des Tours, et il me mena à son auberge, qui était tout contre la porte Del-Bosc, par où on arrive de Domme-Vieille ; il était déjà nuit quand nous y fûmes. Comme j’étais assez fatigué, ayant soupé, je m’en fus au lit après avoir soigné ma jument.

Le lendemain, je me levai de bonne heure, et je montai dans le haut de la ville, sur la promenade qu’ils appellent : la Barre. Le soleil rayait déjà, aussi je fus bien étonné en arrivant là-haut, de voir toute la plaine de la Dordogne, couverte de brume qui venait s’arrêter aux rochers taillés à pic au niveau de la promenade, tout à mes pieds. C’était tout à fait beau, et quoique nous autres paysans, nous aimions mieux ordinairement voir un joli champ de blé, que des choses comme celle-ci, ça me fit plaisir. Tout au loin, la brume entrait dans les ouvertures des petits vallons, s’arrondissait autour des hauts mamelons et suivait tous les contours des coteaux, de manière qu’on aurait dit un grandissime lac de plusieurs lieues de traversée, bien tranquille, tandis qu’au-dessus le soleil éclairait ses bords, faisait briller les maisons blanches à mi-côte des puys couronnés de chênes verts, et roussissait les vieilles ruines campées sur les hauts rochers.

Cette ville est curieuse ; les rues sont coupées à droit, larges et bien alignées. Autour, du côté de la Dordogne, elle est gardée par les rochers à pic, que le fameux capitaine Vivant escalada, lorsqu’il la surprit le 25 octobre 1588. La Crozo Tencho, où il se mit en embuscade avec ses soudards huguenots, se trouve dans ces rochers, à droit de la gendarmerie. Des autres côtés, Domme était défendue par de fortes murailles percées de quatre portes. Mais à présent, depuis des années, ceux qui veulent bâtir, vont chercher des quartiers aux vieux murs comme à une carrière, et puisque ces murailles ne peuvent plus être utiles à rien, il vaut tant qu’elles servent à faire des maisons, que de s’en aller morceau par morceau, par la pluie et la gelée.

Le jour que j’y étais, c’était un dimanche, et je vis des meuliers de Domme-Vieille. Il fallut aller au café, bien entendu, et se promener en causant de nos affaires. Le patois du pays est plus nerveux, plus vif et mieux signifiant que le nôtre du Périgord blanc qui est lourd, traînant et mou. Les gens de Domme me convenaient assez aussi ; ils sont bons enfants, disent ce qu’ils pensent et ne sont pas flaugnards. On dirait qu’ils se souviennent que leur ville était libre anciennement.

Dans cet endroit, ils ont des coutumes originales. Ainsi, ils aiment le lard rance, et pour être sûrs de n’en pas manquer, ils en ont dans les maisons pour un an d’avance, grandement. Je pense que cet usage date du temps où la ville, lors frontière de France contre les Anglais, était souvent assiégée et où il fallait se munir de provisions en conséquence.

Une chose bien curieuse, c’est l’antique farce qui se fait le Mercredi des Cendres. Ce jour-là, au rappel des cornes qui brâment comme des taureaux en folie, tous ceux qui se sont mariés dans l’année carnavalesque finie un an auparavant, à pareil jour, se rassemblent, déguisés et masqués, sur la vieille place de la Rode. Le dernier marié de ceux là porte une fourche à foin ainsi accoutrée : Dans les deux dents sont plantées deux cornes de bœuf, les plus grandes qu’on a pu trouver. Des branches de lierre et de laurier attachées avec des rubans jaunes, masquent la naissance des dents de la fourche et enguirlandent le manche. On dirait, par ma foi un trophée, ou quelque simulacre antique, dédié au grand Pan, seigneur des troupeaux, ou à quelque autre divinité rustique.

Quand tout le monde est assemblé, la troupe de masques, vielle et chabrette en tête, se rend en procession, chez le premier marié de l’année carnavalesque qui finit ce jour. Devant la porte on se range en demi-cercle ; la musique donne l’aubade, puis se tait. Alors, le plus ancien marié de la troupe s’avance, et comme un héraut sommant une place, appelle trois fois l’homme par son saffre ou surnom : Cadenet ! Cadenet ! Cadenet ! ou Pichil ! ou Mourel ! n’importe. Lui, ne renâcle pas, il sait que tout le monde y passe et qu’on le monterait quérir plutôt. Il arrive donc, et lorsqu’il est sur le pas de la porte, la musique éclate avec rage. Puis, le silence se fait, et l’homme s’avance assez embêté, conduit par le maître des masques. On lui fait d’abord saluer bien bas la fourche tenue au centre du cercle. Après ça, toujours devant la fourche, on le fait mettre à genoux sur une grosse pierre bien ruffe, et on lui fait des questions farcesques, en forme de catéchisme à l’usage des maris. Lorsqu’il a répondu, on lui fait réciter, en la lui dictant mot à mot, une profession de foi à crever de rire, par laquelle il promet, entre autres choses, d’être sourd et aveugle. Enfin, on lui fait jurer, sur les sacrées cornes, de ne jamais croire qu’il l’est, quand même il le verrait !

Lorsqu’il a fait ce serment, ces grandes diablesses de cornes s’abaissent vers lui et couronnent un moment sa tête, et puis on les lui fait embrasser, le pauvre ! Après ça, le chef de la troupe prononce une formule burlesque de réception dans l’illustre confrérie, fait relever l’homme et lui donne l’accolade, tandis que la musique reprend à grand bruit.

Pendant ce temps, la femme épie derrière les carreaux, et rit ou rougit, ça dépend.

La farce étant finie pour lui, le nouveau reçu prend la fourche, et toute la troupe s’en va vers la maison du second marié où on la recommence. Quand elle est finie, ce dernier prend les cornes à son tour, et on va chez le troisième, et ainsi de suite, jusqu’au dernier marié, qui porte l’engin cornu jusqu’à l’auberge où la troupe s’en va souper en grande joyeuseté.

J’ai dit, et c’est bien vrai, que suivant eux, tout le monde est égal devant l’emblème terrible ; mais avec ça, c’est ici comme partout, la sacro-sainte majesté des écus ne pouvait être méconnue ; aussi, les riches esquivent la réception, moyennant quelque pièce de cent sous qui se mange entre tous.

J’aurais été curieux de voir cette antique farce, qu’ils appellent : Les Cornes, mais comme il faut se trouver là le Mercredi des Cendres tout juste, je me suis contenté de la vue de la fameuse fourche, avec ses cornes et tout son harnachement de feuillage flétri, qu’on me montra à l’auberge où ils l’avaient laissée la dernière fois.

Il se fait encore le même jour, une autre cérémonie pour les maris. On prend le pauvre emplastrum qui s’est laissé battre par sa femme ; on l’habille avec une robe, un fichu, une coiffe, on le monte sur un âne, une quenouille au côté, la tête tournée vers la queue, et on le promène par toute la ville, de la porte des Tours au sol de la Dîme, de la Barre à la porte de la Combe, de la place de la Halle à la porte Del-Bosc, toujours escorté d’une grande troupe de masques qui se moquent de lui, le brocardent, et s’en vont chantant la vieille chanson :

Adiou paouré Carnabal,
Tu t’en bas et yo demori,
Per mintza lo soup’o l’oli !

Ah, on ne s’embête pas à Domme, le Mercredi des Cendres !

Le soir, après avoir soupé avec le courtier, qui avait ses affaires de son côté, nous fûmes dans un café où il y avait un bal. On dansait là des contredanses, des bourrées, des sautières à peu près comme chez nous ; mais on y dansait aussi une danse que je ne connaissais pas, et qu’on appelle : le congo, danse très plaisante, ma foi.

Ils sont plusieurs couples de danseurs qui tournent autour d’une grande salle. Le jeune homme se présente devant une danseuse, et là, fait des pas, des entrechats, des pirouettes, arrondit ses bras au-dessus de sa tête, fait claquer ses doigts en l’air, tape du pied, enfin fait le beau, le galant, et celui qui cherche à plaire, tout comme un pigeon qui tourne autour de sa pigeonne. La fille, elle, se défend, recule, fait la coquette, prend des airs, tandis que le garçon s’efforce de se faire agréer. Lorsque celui-ci a fini son manège, il passe à une autre danseuse, et est remplacé près de celle qu’il quitte par un autre garçon, et toujours comme ça, de manière que cette danse ne s’arrête pas. De temps en temps, un garçon, une fille, entrent en danse, tirent doucement en arrière un danseur, une danseuse, et prennent sa place ; quand ils sont fatigués, ils sont remplacés à leur tour de la même façon. Il y avait là, une grande fille brune, bien faite, qui dansait le congo dans la perfection. Elle avait une manière de se contourner, et de mettre tout son corps en mouvement, qui faisait plaisir à voir. Tantôt elle avait l’air hardi en s’avançant à la rencontre de son danseur, puis paraissait se laisser toucher par les efforts qu’il faisait pour lui plaire, et tantôt après s’en retournait en pirouettant, comme se moquant de lui.

Ça n’est pas pour dire, mais le congo est autre chose que la bourrée d’Auvergne, quoique celle-ci ne soit pas laide, quand elle est bien dansée.

Après ça, nous passâmes dans une petite salle, boire du vin chaud avec les meuliers, et il se trouva là un jeune monsieur, dont je ne me rappelle point le nom, qui nous récita Lous dous Douzils, un conte gaillard, en patois sarladais vif et nerveux. Et comme il le disait bien !

Mais il n’y a pas moyen de le traduire ici, tant nous sommes devenus coyons au prix du bon compagnon qui a fait ce badimage. Si encore nous en valions mieux ! mais nos mines chattemites sont pures simagrées.

Le lendemain matin, je descendis à Domme-Vieille et je m’arrangeai pour une paire de meules. Sur les deux heures, ayant fait mon affaire et déjeuné, je repartis pour aller coucher à Montignac, et le surlendemain j’étais le soir à la maison.

Quoique le pays fût plus beau là-bas, et qu’on y dansât le congo, ma foi je fus bien content de me trouver chez nous. C’est l’effet que ça m’a toujours fait en y rentrant, preuve que nous étions tous bien d’accord. Les droles furent de suite après moi, pour savoir ce que je leur avais porté, parce que c’est une affaire entendue, que toutes et quantes fois, on va quelque part en voyage, il faut leur porter quelque chose. J’avais acheté un couteau pour les deux aînés garçons, un dé pour la Nancette, et tout le monde fut content. Pour le plus petit, il n’avait encore besoin de rien que du tétin de sa mère, et quelquefois d’une petite croûte de pain qu’il s’amusait à mâchotter.

Le temps marchait tout de même, quoiqu’il ne me durât pas, et il y avait plus de dix ans que j’étais marié, qu’il me semblait que c’était d’hier. Si ça n’avait pas été les enfants qui étaient là, comme bonne preuve, je n’aurais jamais pu me le figurer. Ma femme n’était point fatiguée de ses couches, ni de nourrir ses enfants. Elle était devenue plus forte ; sa taille s’était épaissie et sa poitrine s’était renforcée, mais elle était toujours fraîche et jolie, du moins pour moi. Elle n’avait pas de ces airs de mijaurée, comme les femmes des villes qui font un enfant ou deux, ne les nourrissent tant seulement pas, et trouvent que c’est trop pénible pour y revenir. Quelquefois regardant ma femme, gaie et contente de son métier de mère et de nourrice, je venais à penser à Mlle  Lydia, qui m’avait dans le temps rendu amoureux à ce que je croyais ; je me demandais, comment j’avais pu seulement regarder cette poupée bien habillée, serrée dans son corset, minaudière et pleine d’idées extravagantes. À cette heure, je comprenais qu’une femme pour être belle, doit être ce que la nature l’a faite, forte et féconde, et non pas une créature faible, bonne pour les plaisirs stériles, mais incapable de supporter les travaux de la maternité. La première des conditions pour une femme, c’est de pouvoir faire des enfants robustes et sains, et de les nourrir sans en pâtir. Autrefois, on estimait une femme par ses enfants ; en avoir beaucoup était regardé comme une bénédiction, tandis que la stérilité passait pour une punition d’en haut. Ce qu’on a fait de tout temps chez nous, pour les femmes mules, montre bien comme autrefois on regardait ça. Quand une femme n’avait pas d’enfants, elle allait en pèlerinage à Saint-Léonard, auprès de Saint-Jean-de-Côle, ou à Brantôme, et après la messe et les dévotions, elle se rendait à la porte de l’église et faisait aller le verrou. Après cette cérémonie assez claire, son mari la ramenait chez elle par la main. Mais ces mœurs saines se perdent ; on ne craint plus la stérilité ; il y en a qui la désirent, et qui s’en vantent, comme si ce n’était pas un malheur ou un crime.

Vers ce temps-là, revenant un jour, mon oncle et moi, de la foire des Rois à Périgueux, nous fîmes halte un moment à Coulaures, et le vieux Puyadou nous dit que Jeantain irait un de ces soirs au Frau, pour trouiller, qui vaut autant à dire comme presser l’huile, mais qu’il nous fallait envoyer quérir les nougaillous par Gustou, parce que leur jument était boiteuse. Gustou y fut le surlendemain, et le soir Jeantain vint portant des boudins et des côtelettes de veau. C’est la coutume qu’on trouille aussi de nuit, et alors il faut réveillonner. Ordinairement, mon oncle et moi puis Gustou, nous passions la nuit, chacun notre tour avec les presseurs, qui étaient du bourg, et restaient au moulin dans le temps des trouillaisons. Mais ce diable de Jeantain nous y fit rester tous les deux avec mon oncle, et quand Gustou vit ça, il resta aussi. Ça n’est pas un travail bien propre de faire l’huile ; et de passer la nuit à remuer dans la chaudière les nougaillous déjà écrasés par les meules, ça n’est pas bien amusant non plus, ni de voir faire des serrées. Heureusement, Jeantain était un homme avec qui on ne s’ennuyait pas, et qui tournait tout en risée. Sur la minuit, il fit cuire des pommes de terre dans l’huile bouillante, et il faut convenir que c’était bon : elles avaient un goût de noisette. Avec les boudins et les côtelettes, nous fîmes le réveillon en buvant de bons coups de notre vin du Frau.

Et tout en réveillonnant, Jeantain nous conta des histoires et nous fit rire tous. Comme il était toujours dehors de chez lui et qu’il connaissait tout le monde, il savait tout ce qui se passait dans le pays : les marchés faits, ceux en train, les mariages et toutes les affaires des galants, car il était bien un peu mauvaise langue. Mais ce qu’il en disait, c’était histoire de faire rire et de bavarder, et non pour porter tort à personne.

Cet animal-là nous fit crever de rire avec ses Vêpres sauvages, sorte d’enfilade de calembredaines en patois qui se chantaient sur l’air d’In exitu Israël. Il était si plaisant en les chantant du nez pour contrefaire Jeandillou notre marguillier, que les trouilleurs s’en esclaffaient et ne pouvaient faire leurs pressées.

Je ne suivrai pas année par année, ce qui se passait chez nous, parce qu’il me faudrait trop souvent répéter la même chose. Il me faut pourtant parler un peu des métayers qui étaient à la Borderie. C’était de braves gens qui travaillaient dur, et étaient à leur aise pour des métayers, c’est-à-dire qu’ils avaient quelques petites avances, et n’étaient pas toujours à tirer le diable par la queue, comme on dit de ceux qui sont dans la gêne. On sait que c’est la coutume dans nos pays de faire la Gerbe-baude, ou fête de la moisson, chez les métayers et les bordiers ; mais du temps de Jardon, qui était avare comme un chien, nous n’y avions jamais bu seulement un verre de piquette. Nous allions partager quand il fallait, le froment, le blé rouge, les haricots, les pommes de terre et les autres revenus, mais c’était tout.

Au contraire, ces métayers étaient de braves gens avec qui nous étions tout à fait bien. Dès la première année, ils nous vinrent convier à faire la Gerbe-baude. Nous fîmes porter chez eux du vin, de l’eau-de-vie, d’autres affaires et nous y fûmes mon oncle et moi, et deux de nos droles.

C’est un dur travail que la moisson. Être toujours plié en deux, la tête en bas, sous un soleil qui brûle, à respirer la chaleur que la terre renvoie, et ça toute une journée et des semaines, on se demande comment des femmes y peuvent tenir. Les pauvres, pourtant, elles le font, les jeunes et les vieilles, et il y en a qui sont nourrices de ce temps, et qui couchent leur petit à l’ombre d’un pilo de gerbes, et vont le faire téter de temps en temps quand il s’éveille. C’est un malheur et une honte, que de voir les femmes dans nos pays, travailler la terre comme des hommes : c’est un malheur, parce que ce travail trop fort les crève et nuit à la race, et c’est une honte, quand on voit tant d’hommes qui ne font rien et qui se plaignent ! On comprendrait pour les femmes, des petits travaux point trop fatigants quand ça presse, comme de faner, de vendanger, de ramasser les haricots ; mais de les voir moissonner, travailler la terre avec de grosses pioches, battre le blé, ou même fouir la vigne avec des hoyaux de cinq ou six livres, c’est une chose à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer et qui me met toujours dans des colères noires.

Il ne faut pas s’étonner après ça, si on voit tant, par chez nous, de ces pauvres vieilles cassées en deux par les reins : à force de s’être courbées vers la terre, elles ne peuvent plus se relever. Et comme la grossesse ne les arrête pas, les enfants qui en sont venus de ces pauvres femmes, se ressentent de toutes ces fatigues trop fortes et de la nourriture mauvaise, et c’est pour ça qu’on voit aux conseils de révision, tant de conscrits chétifs et qui n’ont pas la taille. Le travail des femmes anticipe par là sur les populations à venir ; c’est comme si nous mangions notre blé en herbe. Je le dis comme je le pense, rien que le travail des femmes, ça justifie toutes les jacqueries !

Mais je me suis laissé aller à dire ce que j’ai sur le cœur, comme ça m’arrive souvent, et ça m’a un peu détourné de mon chemin. Ce que j’ai dit du pénible travail de la moisson, est pour faire comprendre combien les gens sont contents quand on finit de moissonner. Le dernier jour on chante plus clair, et hommes et femmes se renvoient plus vivement les chants de la moisson, La Parpaillolo, Lou bouyer de l’aurado, et autres sans lesquels on ne pourrait soutenir ce travail écrasant.

Le jour de la Gerbe-baude on est content, et l’on mange de bonne soupe grasse, et des poulets en fricassée, et de la daube, sans laquelle il n’y a pas de bonne Gerbe-baude ; et aussi on boit de bons coups de vin, pour dédommagement de toute l’eau qu’on a bue en coupant le blé.

Cette première année donc, nous étions allés faire la Gerbe-baude à la Borderie comme j’ai dit, et nous avions déjà fini de dîner, quand notre chambrière, la Fantille, entra portant un panier et des tasses dedans, avec une pinte et du café. Ma femme avait pensé que nos métayers n’en buvaient pas souvent, et elle en envoyait. Tout le monde fut bien content de ça, et on commença bientôt à chanter, chacun à son tour, des chansons patoises. Durant ce temps on buvait, et puis après on versa le café et on fit des brûlots qui faisaient crier d’aise les enfants, contents de voir cette jolie flamme bleue.

Et tous les ans, nous faisions donc comme ça la Gerbe-baude.

Mais il y eut une année où nous ne la fîmes pas : c’était en 1867. J’étais allé au bourg, le dimanche d’après la Saint-Jean, pour régler un compte avec un menuisier qui nous avait fait du travail ; et comme c’est la coutume chez nous, qu’on ne règle qu’à table, nous devions déjeuner ensemble chez Maréchou. Le temps était vilain ; il faisait une mauvaise chaleur, et sur la place, au sortir de la messe, les gens regardaient en haut, et disaient : pourvu qu’il ne nous fasse pas de coquineries ce temps, ça ira bien. Du côté d’en bas, c’était tout noir, et on entendait le tonnerre au loin, de manière que beaucoup s’en allèrent chez eux, de crainte de l’orage. Mais d’autres entrèrent à l’auberge pour boire une chopine avec des tortillons tout chauds. Lajarthe se trouva là, comme nous entrions, et je le conviai à déjeuner.

Nous nous assîmes à table tranquillement, après avoir regardé le temps, qui avait l’air de s’arranger un peu. Après déjeuner on porta le café ; nous fîmes nos comptes, je payai le menuisier en lui disant : — Nous voilà quittes et bons amis ! à quoi il répondit ; — Oui, et à une autre fois.

À ce moment Lajarthe qui était sorti, rentra et nous dit : — Mes amis, nous sommes foutus ! il y a un grand nuage blanchignard qui vient du côté de Coulaures, en suivant la rivière, et il va nous crever dessus. Il n’avait pas dit ça, que nous sortîmes sur le pas de la porte. On entendait venir l’orage ; les arbres se pliaient et restaient dans cette position, ne pouvant se relever contre le vent ; de tous côtés, les passereaux arrivaient pour se mettre à l’abri dans le clocher, quoique la cloche sonnât à toute volée, brandie par trois ou quatre garçons, pour détourner l’orage, comme c’est de coutume dans nos campagnes. De temps en temps un coup de tonnerre éclatait sec, comme des noix tombant sur le plancher. Il tombait quelques gouttes d’eau, lourdes comme du plomb. À chaque éclair les gens se signaient. La vieille Maréchoune alluma un bout de cierge bénit, puis elle alla chercher à la tête de son lit un brin de buis des Rameaux, le trempa dans son bénitier de faïence et aspergea autour de la cuisine. Ni les signes de croix, ni le cierge, ni l’eau bénite, rien n’y fit. Les nuages, poussés par un vent d’enfer, arrivaient se suivant les uns les autres, se pressant, se poussant comme un troupeau de moutons épeurés, et quand ils furent sur nous, voici la grêle qui tombait à grand bruit…

— Pauvres gens ! nous sommes perdus ! s’écrièrent les femmes ; et elles se mirent à pleurer et à se lamenter. La nore de Maréchou, à genoux près du lit, se cachait la figure dans ses mains. Maintenant l’orage était en plein sur le bourg ; la grêle tombait grosse comme des œufs de pigeon, et même plus encore, car on en ramassa qui semblait des œufs de poule. Avec ça drue et serrée, comme qui décharge un tombereau de cailloux. Les tuiles des maisons volaient en morceaux ; les feuilles des arbres tombaient en masse, et disparaissaient emportées par le vent ; en cinq minutes, le grand ormeau de la place fut comme à la Noël, sans parler des branches cassées. Puis la pluie commença à tomber comme qui la vide à seaux. La pièce de blé de Maréchou qu’on voyait par la fenêtre, touchant son jardin, était foulée comme si on y avait fait manœuvrer des escadrons de chevaux. Et la grêle tombait toujours, et dans la terre détrempée maintenant, les grêlons finissaient d’enfoncer les morceaux de paille hachée qu’on voyait encore.

Ça dura un quart d’heure comme ça ; les tuiles cassées laissaient pisser l’eau dans le grenier, qui, par le plancher mal joint, tombait dans la cuisine ; il pleuvait sur les tables, sur les lits, partout, mais on n’y faisait pas attention. Chacun pensait à son blé, à tout son revenu perdu. Les hommes ne disaient rien ; ils regardaient tomber la grêle comme écrasés, ayant perdu la parole ; d’aucuns marronnaient entre leurs dents, on ne sait quoi, des prières ou des jurements :

— Tonnerre ! s’écria Lajarthe, et on dit qu’il y a un bon Dieu !

— Taisez-vous ! malheureux ! crièrent les femmes de chez Maréchou ; mais les hommes ne dirent rien, et je crois qu’il y en avait qui pensaient tout au moins que le bon Dieu n’était pas trop bon en ce moment.

Quand ce fut fini, qu’il ne tombait plus qu’un peu de pluie, nous sortîmes, et les gens du bourg en faisaient autant : chacun semblait pressé de voir son malheur, comme s’il pouvait en douter.

Autour du bourg, c’était partout la même chose ; dans les prés envasés, l’herbe était sous la boue, les terres à blé étaient foulées comme un sol à battre. Les chènevières semblaient de cette pâtée d’orties qu’on donne aux dindons ; les vignes et les arbres étaient hachés, les jardins saccagés ; tout ce qui était sorti de terre était perdu. Et de tous côtés on entendait les cris des femmes, leurs exclamations : Sainte Vierge ! nous sommes ruinés ! quel malheur ! nous pouvons bien prendre le bissac !

— C’était bien la peine, criait la vieille de chez Fantou, c’était bien la peine, que je porte sur la pierre de la croix, le jour des Rogations, un gâteau de fine fleur de farine ! de quoi ça nous a-t-il servi ?

Le pauvre Jandillou, le sacristain, était comme les autres, il avait tout perdu, et encore on lui disait des sottises. Comme il passait pour aller voir à sa terre, il y en eut qui lui dirent : — C’est foutu que tes processions et les litanies de ton curé ne valent guère !

Lui s’en allait baissant la tête, ne sachant que dire à ces gens, qui avaient suivi les Rogations et fait des offrandes, pour protéger leurs récoltes, et qui, les voyant détruites, étaient furieux. La plupart ne s’en prenaient pas au bon Dieu, mais l’idée leur vint que le curé Crubillou n’était pas jovent, et ça se répandit tellement que bientôt tout le monde en fut persuadé ; d’autant mieux qu’on remarquait que du temps du curé Pinot il n’avait jamais grêlé.

Moi je m’en fus chez nous, et à mesure que j’approchais, je voyais que c’était là comme autour du Bourg : tout était perdu, le blé, les noix, le chanvre, les vignes ; il ne restait rien, et par-dessus le marché, quatre noyers étaient par terre. Pour la vigne, ce n’était pas seulement la vendange de l’année, perdue, mais le bois était tellement écrasé qu’on eut du mal à tailler l’année d’après, et que beaucoup de pieds crevèrent. Joint à ça, la ravine qui avait entraîné toutes les terres dans les fonds. Pour ce qui est des bâtiments, il fallut faire resuivre toutes les tuilées, car il pleuvait partout comme dehors.

Nos métayers de la Borderie vinrent, les pauvres gens, tout désespérés, ne sachant plus où ils en étaient. Ils parlaient d’aller se louer chacun de son côté, de manière qu’il nous fallut les rassurer un peu et leur dire que nous leur aiderions à se tirer de ce mauvais pas : et en effet, il nous fallut leur fournir le blé toute une année.

Mais, ce n’était pas eux seulement qui avaient recours vers nous. Il se trouvait que, comme les apparences de la récolte étaient très bonnes, le prix du blé était descendu beaucoup, ce pourquoi mon oncle en avait acheté dans les environs de deux cent cinquante sacs. Aussi les gens venaient au moulin emprunter une quarte, deux quartes, un sac de blé, et nous le prêtions, sans autre condition que de le rendre l’année d’après.

Tout le monde ne fit pas comme ça, entre autres M. Lacaud. Il disait qu’il était aussi en peine que ses métayers, ayant perdu sa part de récolte comme eux. Mais il ne parlait pas de ses rentes qui n’avaient pas grêle, ni de ses maisons à Périgueux, et c’était une vraie dérision d’entendre ce gros, je ne veux pas dire le mot, se mettre sur la même ligne que ses métayers et ses pauvres voisins, qui avaient perdu leur pain, tandis que lui n’avait perdu qu’une partie de son revenu, ce qui ne lui ferait pas manger une bouchée ni boire un coup de moins. Mais il faisait ça pour ne rien donner aux autres, ni même prêter.

Cette grêle, avec la naissance de mes autres enfants, c’est à peu près tout ce qui soit à dire pendant plusieurs années. Depuis François, j’avais eu encore Yrieix, qui était né au mois de septembre 1863, Michel au mois de mai 1866, et le dernier, Bertrand, vint au mois de juillet 1868.

C’est cette même année-là que mourut le pauvre Lajarthe. Il tomba subitement un jour dans une maison où il travaillait, et ne s’en releva pas. Cet homme était tracassé par les affaires du pays, d’une manière extraordinaire pour quelqu’un qui n’avait ni instruction ni bien. J’ai toujours pensé que s’il avait appris, avec son esprit de nature et son caractère, ça aurait été un homme pas commun.

Nous avions eu huit enfants, il nous en restait sept, six garçons et une fille : c’était assez joli ; aussi, quand le dernier vint, mon oncle dit comme ça en riant : — À cette heure, je n’ai plus peur que la race des Nogaret se perde ! Mais tous nos enfants étaient si bons petits, si sains, qu’il disait aussi : Ma foi, ça aurait été dommage qu’ils ne fussent pas venus.

J’ai oublié de dire que nous avions un régent dans notre commune depuis quelques années. M. Lacaud ne le voulait pas trop ; il disait que ça n’était pas utile pour les enfants des paysans, d’apprendre à lire et à écrire, parce que ça les détournait de travailler la terre, et que, lorsqu’ils seraient tous instruits, on ne trouverait plus de métayers. Mais un jour, comme il disait cette raison dans le conseil, le vieux Roumy, qui en était toujours, lui répondit :

— Ça ne sera pas un malheur, au contraire, parce qu’alors les travailleurs de terre seront tous propriétaires, et ne travailleront plus pour les autres.

Mais, malgré sa mauvaise volonté, il lui fallut faire comme dans les autres communes : on acheta une grande baraque de maison dans le bourg, et on y mit le régent après qu’on l’eut un peu radoubée.

Ça fait que nos garçons allaient en classe tous les jours, ceux qui étaient en âge. Mais pour Nancette, c’était toujours la demoiselle Ponsie qui lui montrait. Les droles apprenaient assez, mais pour être de ceux qui sont toujours devant les autres, ils n’en étaient point, ayant toujours en tête leurs amusements : pécher, attraper des oiseaux, monter sur la jument, grimper sur les arbres, courir dans les bois, se baigner l’été : ils étaient fous de liberté et ne restaient pas facilement assis.

Je ne me faisais pas de mauvais sang de les voir à peu près dans le milieu, au rang de ceux dont on ne dit rien. Les enfants extraordinaires pour travailler et apprendre, ça fait plaisir aux parents, à ce qu’on dit, mais pour moi, ils me font l’effet de quelque chose de pas naturel, comme qui dirait un octogénaire amoureux, et je me demande quand est-ce qu’ils seront enfants : si ça doit être plus tard, il vaut mieux qu’il le soient en bas âge. Et ce qui m’a maintenu dans cette manière de voir, c’est que celui qui était toujours le premier, dans le temps que j’allais en classe, et qui avait tous les prix, et qui aimait tant le travail qu’il en oubliait de s’amuser, s’est bien rattrapé depuis. Il est devenu le plus fameux bambocheur qu’il y ait à Périgueux, et, au bout du compte, une fois entré dans la vie, pas plus fort qu’un autre.

Mais si mes enfants n’étaient pas des plus habiles pour l’instruction, je pense qu’il n’y en avait pas, dans toute la classe, qui fussent au-dessus d’eux pour les bons sentiments ; aussi étaient-ils prêchés comme pas beaucoup d’enfants le sont. C’était d’abord leur mère, qui, dès qu’ils commençaient à comprendre, leur enseignait à être honnêtes avec tout le monde, surtout avec les vieux, et bons pour les malheureux. Jamais elle n’aurait souffert ce qu’on voit dans des maisons, où, pour amuser un petit drole, on lui donne un pauvre oiseau, qu’il plume et fait souffrir jusqu’à la mort.

Ces amusements, c’est de la mauvaise graine de méchanceté, ou de dureté au moins, qu’on sème en eux. Si nos enfants voulaient, comme tous les droles, attraper un petit poulet, leur mère le prenait elle-même, le leur faisait un peu manier, caresser, puis embrasser, et leur apprenait à le lâcher d’eux-mêmes, pour aller retrouver la mère clouque. Quand il venait des pauvres à la maison, c’est toujours un des enfants qui allait lui porter un croustet de pain, et en tout elle leur enseignait à être bons et secourables aux misérables.

Et puis, elle leur apprenait comme c’était mal de mentir, et honteux : le menteur est pire que le voleur ! leur répétait-elle toujours. Et elle leur faisait comprendre aussi, qu’il ne faut pas même être trop adroit, parce qu’alors on en arrive à tromper les autres, et qu’il faut aller tout droit son chemin où l’on veut aller, et non pas marcher comme les serpents.

Mon oncle et moi aussi, de notre côté, nous tâchions de les affermir contre les contrariétés, de les endurcir contre le mal, afin de les préparer à savoir souffrir plus tard. Nous nous efforcions de leur donner de bons sentiments, de leur inspirer des idées de dévouement au pays et à toutes les grandes choses. S’il n’y avait eu que nous, nous n’aurions pas été capables de dire ce qu’il fallait pour ça, mais nous nous aidions des livres dont j’ai déjà parlé. L’hiver, mon oncle en montait un de sa chambre du moulin, et, tandis que nous étions tous rangés autour du feu, chacun ayant son occupation, Gustou pelant, Fantille filant, ma femme tenant son plus petit sur ses genoux, mon oncle fumant sa pipe ; moi, je lisais, quelqu’une de ces anciennes histoires, où l’on voit ce que c’était en ces temps que des hommes. C’était pour les enfants, ce que j’en faisais, mais tout le monde en profitait, parce que ces livres sont pleins de choses très belles.

J’ai dit déjà que ces livres s’étaient trouvés avec un tas de choses achetées à l’encan par mon grand-père. Il est arrivé de ça, que ce qui était prisé moins qu’une vieille serrure, qui semblait bon seulement à faire des cornets pour le tabac, a été pour nous d’un prix inestimable, car on ne peut pas estimer la valeur qu’on se donne à soi-même en devenant meilleur. C’est comme ça, que chez nous, au fond d’une campagne du Périgord, on avait appris à connaître les Grecs et les Romains, dont les paysans, d’ordinaire, n’ont seulement point ouï parler, bien loin de se douter quelles gens c’était.

Il y en a qui, oyant conter ces histoires, disent : tout ça c’est très beau, mais nous ne sommes pas à Rome ou à Athènes, et nous ne sommes pas consuls, ou capitaines d’armée, ou magistrats grecs ou romains, et ces vertus que nous admirons, ne sont pas à notre portée.

Mais ils se trompent. On peut être juste comme Aristide, au fond d’un petit village périgordin. Un conseiller municipal, voyant une cabale montée dans l’intérêt de quelques-uns, peut se mettre en travers pour le bien de la commune, et ne se jamais décourager, et combattre les intrigants avec la constance et la fermeté de Caton au Sénat romain. Et qui empêche que dans la pauvreté, la médiocrité, nous ne nous trouvions heureux comme Tubéro, le gendre du consul Enilius ? rien : il suffit que nous n’égarions pas nos fantaisies sur une foule de choses inutiles, nuisibles même, mais devenues nécessaires aux riches. On peut être courageux, désintéressé, dévoué à son pays, dans le cours de la vie obscure que nous menons à la campagne, et dans des occasions ordinaires, comme ces grands hommes l’étaient sur un grand théâtre, et dans des circonstances où il s’agissait des intérêts de tout un peuple. L’objet est infiniment plus petit, sans doute, mais la vertu peut être grande, sans égaler pourtant celle de quelques-uns, comme Caton ou Phocion, qui est non pareille.

Quand je parle des hommes de l’antiquité, ça n’est pas que je renie nos Français. Il y en a assez qui pourraient servir d’exemple ; malheureusement, ils n’ont pas trouvé un bon historien comme ceux-là. Pourtant ça serait utile et profitable, de connaître la vie de Bayard, de Michel de l’Hospital, de la Boétie, de Sarlat, du maréchal Catinat que les soldats appelaient le père la Pensée, de la Tour d’Auvergne le premier grenadier de France, du général Beaupuy, de Mussidan ; grands hommes comparables à ceux d’autrefois, et d’autres encore.

Pour en revenir, nos enfants en âge allaient donc à l’école de la commune, manque Hélie, l’aîné, qui maintenant travaillait au moulin avec nous. Nancette était une belle fille de quinze ans qui aidait beaucoup à sa mère, de sorte que, la Fantille s’étant mariée, nous ne prîmes pas d’autre servante. Les classes n’étaient pas aussi savantes, et on n’y enseignait pas tant de choses que maintenant. J’ai dit que mes enfants n’apprenaient pas très facilement, mais en revanche, ce qu’ils avaient une fois appris, ils le savaient peut-être mieux que les autres ; joint à ça, que, pour en raisonner et l’appliquer, ils ne craignaient guère personne de leurs camarades. Aujourd’hui les enfants ont tant et tant de choses à apprendre, qu’il ne reste pas un moment pour exercer leur jugement et leur montrer à mettre en pratique ce qu’ils ont appris. Le savoir et l’acquis priment du tout les qualités de nature. Un troupier qui serait brave comme Ney, le brave des braves, qui aurait du sang-froid, du coup d’œil, de la décision, toutes les qualités militaires, à quoi ça le mènerait-il ? À commander une escouade. Il faut bûcher et accrocher à force, des bribes de science pour aller plus haut. Mais il arrive trop souvent que des gens farcis de savoir se trouvent incapables de le mettre en œuvre, faute des qualités naturelles nécessaires pour ça.

Il en est de même dans tous les états. Il ne manque pas de conducteurs plus capables que leurs ingénieurs, de praticiens plus ferrés que des avocats, d’entrepreneurs plus habiles que des architectes ; mais voilà, ils n’ont que la pratique, les sacrements scientifiques leur manquent. Tout est sacrifié au savoir des livres maintenant, et je trouve que ce n’est pas raisonnable, car il ne suffit pas d’avoir des connaissances, mais il faut encore savoir s’en servir pour son état, et s’en aider aussi pour se perfectionner comme homme. Pour moi, il me semble que la première chose à faire, la plus pressée, la plus essentielle, la plus indispensable, c’est de faire de nos enfants des hommes. De la manière dont ça marche aujourd’hui, ce point reste en arrière ; on veut avant tout faire des savants. Je crois que c’est une mauvaise chose ; nous aurons peut-être plus d’ingénieurs, de médecins, de pharmaciens, d’avocats, de notaires, de professeurs et d’apprentis sous-préfets, mais moins d’hommes : déjà ça se sent ; nous avons assez de talents, peu de caractères.

De tous nos enfants, il y en avait un, Bernard, qui aimait assez à apprendre, et qui, quoiqu’il n’apprît guère plus vite que ses frères, savait davantage, parce qu’il travaillait avec plus de goût. Lorsque ce drole eut une douzaine d’années, voyant qu’on ne faisait à l’école que lui répéter ce qu’on lui avait déjà appris, il se mit dans l’idée d’aller au collège d’Excideuil. Il commença par en parler à sa mère en cachette, et elle, pensant que c’était une fantaisie qui lui passait par la tête, dit que ça coûtait cher, et que point n’était besoin de tant étudier pour être meunier. Lui, ne dit rien, mais depuis il n’était plus content comme auparavant, et il était toujours à farfouiller dans la chambre de mon oncle, après les livres, et se retirait dans un coin pour lire. Je finis par m’apercevoir qu’il n’était plus le même, et un soir en soupant, je lui demandai ce qu’il avait. Il répondit comme tous les enfants, qu’il n’avait rien. Mais sa mère, voyant que je n’en pouvais plus tirer mot, nous dit ce qui en était.

Je regardai le drole et je lui dis :

— Et que veux-tu aller faire au collège ?

— Pour apprendre des choses qu’on n’apprend pas dans l’école de M. Malaroche, dit-il.

— Mais de quoi ça te servira-t-il pour être meunier ? Tu sais bien que je ne veux pas faire de vous autres des messieurs, quand même je le pourrais. D’ailleurs, voilà ton aîné qui n’y a pas été au collège, et les autres n’y iront pas : ça coûte cher, penses-tu bien, et il ne serait pas juste de faire pour toi des dépenses qu’on ne fait pas pour les autres.

— Mais Hélie, et tous, dirent alors : père, ça ne fait rien, s’il veut y aller, nous ne sommes pas jaloux.

— Pourtant, dit mon oncle, si ce drole avait bonne envie d’apprendre, et qu’il eut des moyens, ça serait malheureux de ne pas le mettre à même de faire son chemin.

— Je suis bien un peu de ton avis, que je dis, et je me souviens qu’à son âge j’avais grande envie d’apprendre tout ce qu’on enseigne dans les collèges ; je ne m’étonne donc pas qu’il soit de même. Mais au bout du compte j’y serais allé, à quoi ça m’aurait-il servi ? peut-être à rien du tout, comme il arrive à tant d’autres. Je veux que je sois arrivé à une position plus grande que celle de meunier ; je n’en serais pas plus heureux, et probablement je le serais moins. Certainement l’instruction est une bien bonne chose et désirable pour tous : un paysan bien instruit en vaudrait deux. Malheureusement, ça rend souvent ambitieux, et ça fait mépriser la terre. Et puis après, j’y reviens, c’est une dépense que nous n’avons pas le moyen de faire.

— Écoute, dit mon oncle, pour ce qui est de la dépense, tant que je pourrai travailler, je gagnerai bien dans mon commerce de quoi l’entretenir là-bas. On pourrait le mettre en pension chez quelqu’un ; Lavareille le prendrait, pour sûr, et il irait au collège ; ça ne coûterait pas autant de cette manière. Il faut bien que les enfants des paysans, s’ils ont des capacités, apprennent pour se rendre utiles au pays, puisque beaucoup de riches ne veulent plus travailler et ne pensent qu’à faire la noce. Le tout est de savoir si le drole a des moyens. Je le mènerai jeudi à M. Tallet, qui verra la chose.

Bernard, entendant ça, leva les veux et dit :

— Oncle, je te remercie.

Et tout le monde fut content de cet arrangement, et les enfants se mirent à babiller là-dessus, après souper, demandant à Bernard ce qu’il voulait faire : s’il voulait être instituteur, ou juge, ou curé, ou médecin ? Et lui ne voulait pas être curé, oh ! non ; pour le reste, il ne savait pas trop. Pourtant, il aurait aimé à être médecin pour nous soigner dans nos maladies.

En finale, tout s’arrangea comme mon oncle avait dit. Chez Lavareille prirent le drole en pension et le voilà allant au collège.

J’approche d’une triste époque, et il me fait deuil de parler de nos malheurs. Mais il le faut pourtant, pour ne point laisser de vide dans mon récit et aussi pour expliquer des choses qui suivront. Mais, avant de commencer, il faut que je dise qu’en 1869, M. Masfrangeas prit sa retraite. Il y avait quarante ans qu’il était entré à la Préfecture, et il y en avait plus de vingt-cinq qu’il était chef de bureau. Il avait espéré un moment passer chef de division, et il en avait eu la promesse, mais d’autres plus heureux et bien protégés, lui avaient passé sur le ventre, comme c’est l’habitude. Pourtant, c’était un homme travailleur, consciencieux, d’un jugement sûr, qui maniait bien les affaires et les expédiait vite. Mais voilà, il n’était pas flatteur, ni intrigant, il n’avait pas l’échine souple et ne savait pas se faire valoir ; toutes choses sans lesquelles on n’avance guère dans les administrations.

La retraite de M. Masfrangeas nous rendit toute notre liberté vis-à-vis du maire, M. Lacaud. Tant qu’il avait été dans sa place, nous nous étions retenus, de crainte qu’il ne lui fit du tort, en essayant de le rendre solidaire de notre conduite. Mais, depuis que nous n’avions plus cette crainte, nous ne nous gênions plus, mon oncle surtout. Dans leur jeunesse, ils se tutoyaient tous deux, M. Lacaud et lui ; mais depuis longtemps, M. Lacaud, — du Sablou, — comme son père l’avait fait enregistrer à la mairie, avait cessé ces familiarités, et de son côté, mon oncle ne lui parlait plus, à cause de M. Masfrangeas.

Ce pauvre homme, voyant ça, ne s’était-il pas imaginé qu’il nous imposait ; que nous avions peur de lui ! mais il fut bien détrompé.

Dans les premiers mois de 1870, on commença à parler dans nos campagnes qu’il fallait voter pour l’Empereur. Personne ne comprenait ce que ça voulait dire. Pourquoi voter encore, puisqu’il était empereur, qu’il faisait tout ce qu’il voulait, qu’il disposait des places, des hommes, de l’argent et de tout, et qu’on lui nommait les députés qu’il voulait ? À quoi ça rimait-il ? à rien. Mais les maires, et les fortes têtes qui étaient pour l’Empire, disaient que cette votation cachait de grands projets, et qu’en consolidant par des votes unanimes le pouvoir de l’Empereur, il en aurait plus de force pour faire de grandes choses.

Pardi, comme ça, dans nos pays, ça ne pouvait pas manquer de réussir : on ne demandait aux gens que de voter encore une fois, ce qu’ils avaient voté vingt fois ; ça n’était pas une affaire. Les plus innocents, d’ailleurs, comprenaient bien que c’était une farce, et que quand même l’Empereur n’aurait pas eu la majorité, il ne s’en serait point en allé pour ça. Lacaud, son représentant dans notre commune, le disait assez, et de plus, il laissait entendre, qu’on prendrait des mesures contre les perturbateurs comme il y avait dix-huit ans.

Tout ça faisait que l’Empire était bien sûr d’avoir presque toutes les voix ; mais ce n’était pas presque toutes, que notre maire aurait voulu avoir ; c’est toutes. Ah ! s’il avait pu enregistrer sur son procès-verbal rien que des Oui, comme il aurait été heureux. Du coup, il en aurait cru avoir la croix, après laquelle il a couru toute sa vie sans l’attraper. Mais voilà, il y avait les Nogaret du Frau, comment faire ? Et il nous faisait parler par les uns, par les autres, disant que c’était bien inutile de s’obstiner à voter contre l’Empire, puisque la France le voulait : à quoi ça pouvait-il servir ?

Mon oncle et moi, nous répondions à ceux qui nous en parlaient : à quoi bon voter alors, si on n’est pas libre ; si on doit de rigueur voter pour celui qui fait voter, ça n’est pas la peine de déranger les gens pour ça.

Depuis que le pauvre Lajarthe était mort, nous n’étions plus que trois voix républicaines dans la commune, mon oncle, Gustou et moi. Et encore je compte la voix de Gustou parce qu’il votait toujours comme nous, depuis 1851 qu’on avait arrêté mon oncle. Mais ce n’était pas qu’il fût républicain ; non, en fait de gouvernement, il ne comprenait qu’une chose, c’est qu’il fallait des gens pour commander et le reste pour obéir. Tout ce qu’il demandait, c’est que ceux qui commandaient, ne fissent pas de coquineries : mais c’est là le difficile justement, quand la grande masse est toute disposée à s’en rapporter à eux.

Nous n’étions donc que trois voix, mais c’était trois : Non, bien sûrs, et M. Lacaud les aurait payées cher. Il les voulait tellement, qu’il alla jusqu’à nous proposer de faire mettre Bernard au collège de Périgueux, pour rien ; de faire exempter Hélie l’aîné, lorsqu’il tirerait au sort l’année prochaine. Mais nous répondîmes à celui qui s’était chargé de la commission que nos voix ne s’achetaient pas avec des injustices, ou autrement. La veille du vote, ne sachant plus comment faire, notre maire nous envoya le régent, qui était aussi secrétaire de la mairie, pour demander à mon oncle de ne pas venir voter, puisqu’il ne voulait pas voter Oui. Ce pauvre M. Malaroche vint le soir, assez ennuyé de cette commission, mais il fut tout de suite à son aise avec nous. C’était un brave homme qui, je crois bien, n’approuvait pas tout ce qui se passait, ni tout ce que faisait le maire, mais il avait quatre enfants et sa place lui faisait besoin, aussi il ne disait rien, tâchait de passer inaperçu, faisant le moins de bruit possible, et répondant en toussant : Hum ! hum ! aux questions qui lui paraissaient dangereuses. Mais tout de même, il y avait des moments, où quand il était avec des gens sûrs, comme chez nous, on voyait que ça lui pesait.

Nous choquâmes de verre ensemble, car nous finissions de souper, et après s’être excusé de la commission, disant que dans la vie on était obligé souventes fois de faire des choses qu’on n’aurait pas voulu, il nous conta l’affaire. Mon oncle lui répondit que, puisque tous les électeurs étaient convoqués, nous irions voter comme les autres ; qu’il n’avait qu’à dire ça à M. Lacaud. Et au reste qu’il ne lui en voulait point du tout de la commission, bien sûr qu’il ne la faisait pas de bon gré. Et pour preuve, ajouta-t-il, je veux vous faire goûter notre vieille eau-de-vie. Là-dessus, il dit à Nancette de porter la bouteille à long col et nous trinquâmes derechef, après quoi M. Malaroche s’en retourna porter la réponse au maire.

Je pense que M. Lacaud passa une mauvaise nuit, car le lendemain, lorsque nous le vîmes sur la place, tandis que son adjoint le remplaçait au bureau, il n’avait pas bonne figure.

N’ayant pas réussi à ce qu’il voulait, il rageait, cet homme, et nous regardait venir, tous trois avec Gustou, d’un mauvais œil. Lorsque nous fûmes près de passer devant lui pour aller voter, il interpella mon oncle, avec son arrogance ordinaire :

— Hé bien, Nogaret, vous ne voulez donc jamais être sages au Frau ?

Il se croyait encore en 1859, mais il se trompait d’époque, les raisons qui nous faisaient taire n’existaient plus.

Mon oncle se planta devant lui, les mains dans les poches de sa culotte, le regarda de son air narquois, et lui dit tout goguenard :

— Allons ! allons ! mon pauvre Bernou, tu sais bien que les Nogaret n’ont pas besoin de toi pour savoir ce qu’ils ont à faire ; laisse-les donc tranquilles !

Appeler M. Lacaud, — du Sablou — Bernou, c’était l’attaquer par son plus sensible ; aussi il s’écria : — Vous êtes un insolent ! je vous dresse procès-verbal, pour outrages dans l’exercice de mes fonctions !

— Mon pauvre vieux, riposta mon oncle, tu n’exerces pas tes fonctions en ce moment, et je ne t’insulte pas en te tutoyant, comme il y a cinquante ans, et en t’appelant Bernou comme ton grand-père qui valait cent fois mieux que toi : ton procès-verbal, je m’en fouts !

Et nous passâmes.

M. Lacaud devint de toutes les couleurs, et resta un moment comme interdit, tandis que derrière lui les gens se riaient tout doucement, car on le craignait, mais on ne l’aimait pas. Puis coup sec, il rentra chez lui, comme s’il allait faire son procès-verbal.

Quand nous sortîmes de la chambre où on votait, quelques-uns de ceux qui étaient présents vinrent taper dans la main de mon oncle, comme pour lui faire compliment, n’osant rien dire par prudence, mais contents au fond qu’il eût rabroué cet insolent parvenu.

Le dépouillement acheva de tomber notre pauvre maire. Il s’attendait à trois : Non, ceux du Frau, mais il s’en trouva sept. Sur cent quarante électeurs, ça n’était rien, mais pour lui c’était beaucoup, car il se vantait à la Préfecture que sa commune était une commune modèle, toute dévouée à l’Empereur, et voici qu’elle se gâtait, car, s’il y avait sept électeurs ayant le courage de voter : Non, il fallait compter qu’il y en avait beaucoup d’autres derrière, moins hardis que ceux-là, mais prêts à les suivre à la moindre secousse. Parlant de ça le soir après souper, nous cherchions quels pouvaient être ces quatre de renfort, et nous trouvions que ça devait être Pierrichou de chez Mespoulède, dont le fils avait été tué au Mexique ; puis le vieux Roumy qui y avait perdu un des siens mort de la fièvre jaune, et après, Mazi Chaminade, que M. Lacaud avait fait exproprier d’une chènevière, pour le tracé d’un chemin vicinal passant devant sa métairie de la Villoque, et qui n’avait pas été payé assez, pour le tort qu’on lui avait fait. Pour le quatrième nous ne savions : je me pensais en moi-même que ça pourrait bien être M. Malaroche, mais je n’en dis rien.

Le temps passait tout doucement, et les gens bonifaces attendaient en patience les grandes choses que devait faire l’Empereur, lorsqu’un jour, étant au marché d’Excideuil, j’entendis parler que nous allions avoir la guerre avec la Prusse. Pourquoi ? celui qui le disait n’en savait trop rien ; mais M. Vigier qui se trouva sur mon chemin me dit que c’était parce que le roi de Prusse voulait mettre un de ses parents pour roi en Espagne, et que ça ne plaisait pas à l’Empereur.

— Ma foi, que je lui dis, ce n’est pas la peine de faire la guerre pour ça. Les Espagnols ne sont pas gens à se laisser brider, ainsi tout tranquillement, par un roi étranger : il n’en aura pas pour six mois. Si les Prussiens veulent le soutenir, il leur faudra envoyer des armées, et il en restera plus de quatre ; c’est une guerre comme ça qui a perdu Napoléon. Au lieu de chercher à l’empêcher, on devrait pousser les Prussiens dans ce traquenard.

M. Vigier se rit un peu et me dit : C’est que vous n’entendez rien à la politique, mon pauvre Nogaret. Avec tout ça, si nous avons la guerre, ça ne fera pas marcher les affaires : allons adieu, bonjour chez vous.

Tout le monde sait comment la guerre commença, par cette prétendue bataille où le petit Badinguet ramassait des balles prussiennes ; on l’affichait partout, et les partisans de l’Empire se carraient de cette affaire, et disaient que nous serions bientôt à Berlin. Tout le monde aussi sait comment elle continua. Les journaux du gouvernement avaient beau mentir et tâcher de cacher la vérité, on la savait tout de même, car il ne manquait pas de gens chez nous qui avaient leurs garçons à l’armée, et leurs lettres ne disaient rien de bon. D’ailleurs, ce qui le prouvait, c’est que les Prussiens avançaient en France.

En ce temps-là, les foires et les marchés, ce n’était rien ; les gens n’y venaient guère plus, car les affaires étaient comme mortes. Ceux qui y venaient, les trois quarts, c’étaient des pauvres gens, qui avaient des enfants à l’armée et voulaient tâcher d’avoir des nouvelles. Mais les nouvelles étaient mauvaises toujours, et ils s’en retournaient tout tristes, et portaient ça dans leurs villages. L’inquiétude se propageait de maison en maison dans les campagnes, et les imaginations travaillaient. Les malheurs particuliers de ceux-ci et de ceux-là, dont les fils avaient été tués, et il n’en manquait pas, touchaient un peu tout le monde, car il n’y avait guère de familles qui ne fussent exposées à apprendre un pareil malheur. Et puis, beaucoup de gens chez nous ne savaient pas seulement le nom de la géographie, tant s’en fallait qu’ils sussent ce que c’était que la chose, en sorte qu’à force d’entendre dire : les Prussiens sont entrés ici, là ; à tel endroit ils ont réquisitionné le blé, les bestiaux ; à tel autre ils ont emmené le maire, ils ont fusillé deux habitants ; à force donc d’entendre dire ça, bien des paysans se figuraient qu’ils étaient tout proches. Aussi, tous les étrangers qui passaient par le pays, on les prenait pour des espions, surtout s’ils avaient la barbe rousse, et on les arrêtait quelquefois. C’était bête à en rire, si ça n’avait pas été si triste en même temps.

Dans les premiers jours de septembre, notre aîné s’en fut à Excideuil, chercher pour faire prendre pour les vers à notre petit Bertry qui était un peu fatigué. Le soir, il était neuf heures qu’il n’était pas revenu. Sa mère commençait à s’inquiéter, et nous nous demandions pourquoi il n’était pas rentré, lorsque tout à coup nous entendîmes le pas de la jument qui s’arrêta devant la porte de l’écurie. Un moment après le drole entra et tout de suite je connus à sa figure qu’il y avait quelque chose de nouveau qui n’allait pas.

Sans attendre nos questions, il nous dit tout triste :

— L’armée a été écrasée à Sedan ; tout ce qui n’est pas mort est pris ; Mac-Mahon est blessé, l’Empereur est prisonnier, et la République est proclamée à Paris.

En d’autres temps, cette dernière nouvelle nous eut fièrement touchés, mais au milieu des désastres de la France, nous ne pensions pas à nous en réjouir.

— C’est trop tard de trois mois ! dit mon oncle.

Et nous restâmes longtemps bouche close, pensant à tous ces effroyables malheurs qui tombaient sur nous. Puis, comme le drole ne savait rien de plus, nous fûmes nous coucher bien ennuyés.

Le lendemain, tandis que nous déjeunions, Hélie nous dit :

— Je veux m’engager et partir soldat !

Ni mon oncle, ni moi, nous ne dîmes rien ; seule ma femme lui répliqua :

— Mais tu n’as pas l’âge d’être soldat !

— Pas pour tirer au sort encore, répondit-il, mais si bien pour m’engager. Dans les volontaires qui partirent lors de la grande Révolution, il y en avait qui n’avaient que seize ans, comme le grand-père de mon père, et moi j’en ai vingt.

La pauvre mère, voyant son drole bien décidé, ne dit plus rien, et lui continua :

— Quand nous oyons lire une de ces belles histoires de ces anciens qui se dévouaient pour leur pays, nous disons : Comme c’est beau ! Mais à quoi ça nous servirait-il de les admirer, si nous ne tâchions pas de les imiter, lorsque l’occasion le veut ? Mère, laisse-moi partir, mon oncle et mon père ne disent pas de non.

J’avais été un peu surpris, mais, en même temps, j’étais tout fier de mon aîné :

— Tu as raison, mon drole, lui dis-je, et je suis content de voir que tu as profité des bonnes leçons que nous ont données les anciens, et des exemples de nos grands-pères.

Ma pauvre Nancy, oyant mon consentement, essuya ses yeux et se raffermit un peu.

Une fois la chose décidée, il fallut lui préparer son paquet, des bas, des chemises, des mouchoirs, pour partir le lendemain de grand matin ; ce soin amortit un peu la peine de ma femme, et quand tout fut prêt, nous allâmes nous coucher.

Au petit jour, nous étions tous debout. Ma femme fit chauffer de la soupe, et voulut faire déjeuner son drole ; mais quand il eut fait chabrol, il dit qu’il ne pourrait pas manger, que c’était inutile d’essayer.

Alors il embrassa ses frères, sa sœur qui pleurait, la pauvrette ; puis Gustou, l’oncle et enfin sa mère. Ce fut là le plus dur : la pauvre femme n’avait pas dormi de la nuit, mais elle se maîtrisait, ses yeux étaient secs et brillants. Elle embrassa plusieurs fois son aîné, comme ne pouvant se déprendre de lui et, enfin, après l’avoir serré une dernière fois sur sa poitrine, elle lui dit : va mon petit, et conduis-toi toujours comme les braves gens !

Nous partîmes tous deux, Hélie et moi, pour aller attendre à Coulaures le passage de la voiture de Périgueux. Elle en avait encore pour une demi-heure quand nous y fûmes, et en attendant nous entrâmes chez les Puyadou. Le vieux était mort, mais la petite vieille était toujours là. Une grosse fille qui n’avait pas l’air d’avoir froid aux yeux la remplaçait, servant à la boutique et à table les gens qui venaient acheter du tabac ou boire un coup. Quant à Jeantain, il était en route comme toujours, rentrant tard à la maison, et repartant de bonne heure : j’ai passé bien des fois à Coulaures et je ne crois pas l’avoir rencontré quatre fois chez lui.

La voiture s’arrêta devant la porte, et le postillon descendit pour faire chabrol. Quand il eut fait, il demanda si on avait des commissions, et, comme il n’y en avait pas, il remonta sur son siège et, nous, étant grimpés derrière lui, il donna un coup de fouet tout doucement à ses bêtes, comme qui leur chasse les mouches, et ayant crié en même temps, hue ! la voiture repartit.

C’était un bon diable que ce postillon appelé La Taupe, sans doute parce qu’il était noir comme cette bête, mais il ne passait pas une auberge d’Excideuil à Périgueux, allant ou revenant, sans s’y arrêter pour faire un chabrol. Ça c’était réglé ; il mettait une pleine cuiller de soupe dans son assiette, histoire de la réchauffer un peu, et après, la remplissait aux trois quarts de vin. Puis quand il avait avalé ça, il se passait la main sur les babines, et en route. Comme il était tout à fait complaisant et qu’il faisait journellement des commissions gratis pour tout ce monde, jamais de la vie on ne lui aurait demandé un sou dans ces auberges.

Tout le long de la route il se trouvait des gens qui lui disaient : Tiens, La Taupe, rends-moi ce paquet chez monsieur un tel, ou : te voici cent sous, porte-moi un gigot, j’ai du monde demain. C’était lui qui allait chercher le tabac à l’entrepôt pour les débitants, et portait les paquets au collège. Et les lettres donc, il en ramassait tout le temps sans s’arrêter. Au débouché des chemins, on voyait des gens qui attendaient, venus des villages écartés, et aussi à la sortie des endroits : c’était des gens qui avaient des affaires pressées, ou qui se méfiaient des bureaux de poste des bourgs où on est curieux ; principalement les filles qui ne voulaient pas qu’on sût qu’elles écrivaient à leurs galants.

Tout ça nous retardait un peu, mais enfin après bien des pauses, ayant passé les tanneries de l’Arsault, la voiture monta au petit pas jusque devant la prison. Une fois-là, La Taupe fouailla ses chevaux pour faire son entrée en ville, contourna le Bassin, longea le Triangle et s’arrêta au milieu de la descente du foirail, devant le bureau des Messageries.

En descendant de voiture, je trouvai là, habillé en officier, le fils d’un minotier du côté de Saint-Astier, que je connaissais assez. Sur ce que je lui demandai, il me dit qu’il était officier de la garde mobile, et qu’il allait rejoindre son bataillon.

— Et vous, que faites-vous ici ?

— Je viens faire partir notre aîné qui veut s’engager.

— C’est bien, ça, et dans quel régiment ?

— Ma foi, je n’en sais rien. S’il y avait moyen, j’aimerais mieux qu’il fût avec ceux de chez nous.

— Faites-le engager dans notre bataillon, je l’emmènerai, il sera là en pays de connaissance. Voyez-vous, autrement, s’il s’engage dans un régiment, on l’enverra dans un dépôt et ce n’est pas ça qu’il veut, sans doute.

— Non pas, dit le drole.

— Mais, dis-je, est-ce qu’on peut s’engager dans la garde mobile ?

— Je n’en sais rien, mais en ce temps on n’y regarde pas de si près : d’ailleurs, si vous voulez, nous allons aller à la mairie et nous verrons bien.

— À la mairie, l’employé ne savait pas trop, mais il crut qu’il ne pouvait pas refuser un homme de bonne volonté, et, après avoir vu tous les papiers, il reçut l’engagement.

Quand ce fut fait, il nous fallut aller déjeuner, et il était temps, car c’était près de midi. Après déjeuner, M. Granger nous quitta en donnant rendez-vous à Hélie pour cinq heures. Lorsqu’il nous eut quittés, nous nous promenâmes tous les deux, le drole et moi, et je lui fis toutes mes recommandations, de nous faire savoir de ses nouvelles toutes les fois qu’il pourrait, et principalement après qu’il y aurait eu quelque affaire, afin de ne pas nous laisser dans l’inquiétude. Que si par malheur il était malade, ou blessé, de nous faire envoyer une dépêche à seule fin d’aller le soigner. Après ça, je lui achetai une ceinture de cuir, dans laquelle je mis de l’argent, et je le fis ceinturer avec, par-dessous sa chemise.

À quatre heures, nous étions devant les Messageries, où La Taupe attelait. Lorsque tout fut prêt, j’embrassai deux fois mon aîné, faisant un peu le crâne devant les gens, mais au fond ça me faisait quelque chose. Lui, il n’avait l’air de rien ; mais moi, sachant combien il nous aimait, surtout sa mère, je me disais : ce drole a de la force et du caractère. Lorsque je fus là-haut, La Taupe prit ses guides, fit péter son fouet, cria hue ! et les chevaux montèrent lourdement jusqu’au Triangle.

Lorsque je fus le soir à la maison, je trouvai tout le monde triste mais tranquille. Ma femme avait consolé les petits et Nancette, en leur faisant comprendre que leur frère était parti pour nous défendre. Tout le monde fut bien content de savoir qu’il était dans les mobiles ; au moins là, dit la Nancette, il trouvera des pays, des connaissances ; il n’y en manque pas de chez nous : le petit Vergnou le fils de chez Magnac, Jean Coustillas et tant d’autres.

Le départ de notre aîné, comme bien on pense, ne fit que nous rendre encore plus ennuyés. À tous nos malheurs, s’ajoutaient les inquiétudes que nous avions pour cet enfant ; aussi ce fut un triste hiver que celui-là pour nous. En voyant toute la campagne couverte de neige, nous nous disions : peut-être le pauvre drole couche-t-il dehors avec ce temps. Et quelquefois, la nuit, ma pauvre femme, songeant ça, ne pouvait se tenir de soupirer. Je tâchais bien de la consoler et de lui faire entendre qu’il n’était pas dans un pays désert ; qu’il y avait des maisons et des granges où on logeait les soldats. Mais c’est que ce n’était pas tout ; il y avait tant de choses qui la tourmentaient pour son drole : les maladies, la picote, surtout, qui faisait beaucoup de morts, et les balles des Prussiens et les obus, qu’elle n’était jamais rassurée qu’à moitié et par raison. Ce qui lui faisait du bien, c’est quand il écrivait. Comme il n’était pas malade, montrait ne s’inquiéter de rien, et se trouvait content de faire son devoir, la pauvre mère prenait confiance avec lui, et serrait bien soigneusement ses lettres, pour les reprendre, lorsqu’il tardait à en venir une autre.

En ce temps-là, on aurait dit qu’elle n’avait que cet enfant : c’est qu’il était le seul en danger, et que toute son inquiétude et son affection de mère allaient vers lui : les autres à l’abri autour d’elle n’en avaient pas le même besoin. Tout ça revient à ce que j’ai déjà dit là-dessus. Son plus grand bonheur était de pouvoir lui faire passer quelque chose : ou une bonne paire de bas bien chauds qu’elle avait faite avec Nancette, l’une reprenant quand l’autre lâchait, ou un bon gilet de laine pour le garder du froid. S’il partait quelqu’un du bataillon, allant rejoindre après s’être guéri au pays, elle avait toujours quelque chose à lui envoyer, des affaires qu’elle avait faites, et aussi quelque louis d’or, et ça amortissait un peu sa peine.

Un jour, nous reçûmes une lettre pleine de fier espoir ; c’était après la bataille de Coulmiers, où nos mobiles du Périgord firent si bravement leur devoir. Le drole nous racontait, non pas la bataille car un soldat n’en voit qu’un petit coin, mais comment ça s’était passé là où il était, à l’enlèvement du parc. Et il nous disait le bruit assourdissant du canon, le sifflement des balles, le fracas des obus, et cette brave jeunesse courant en avant, dans la fumée, laissant à chaque pas des camarades couchés à terre. Il nous donnait le nom de ceux de notre connaissance ou des environs, tombés, morts ou blessés. Que dirai-je ! en apprenant cette victoire il nous vint un rayon d’espoir qui ne dura guère malheureusement.

Et puis vint le découragement qui rendait inutile le dévouement de quelques-uns. C’est alors que revinrent chez nous deux ou trois jeunes gens, soi-disant malades ou en congé, mais qui étaient tout bonnement des traînards, qui avaient perdu exprès leur corps et s’en étaient revenus au pays. Le sentiment de l’honneur et du devoir était tellement éteint chez eux, qu’ils n’avaient point de honte de leur conduite, et se montraient comme s’ils n’avaient eu rien à se reprocher. Et les autorités, molles et sans patriotisme, fermaient les yeux, au lieu de les signaler comme déserteurs.

C’est terrible à dire, mais moi je crois fermement que, si toutes les villes fortes s’étaient défendues comme Belfort, toutes les villes ouvertes comme Châteaudun ; si tous les soldats avaient fait leur devoir comme l’ancienne armée, les marins, les mobiles de la Dordogne et quelques autres corps ; si tous ceux qui tenaient un fusil avaient été enflammés par le patriotisme des volontaires de la République ; si toutes les autorités, civiles et militaires, avaient été animées de cet esprit de résistance et d’indomptable énergie qui débordait dans celui qui n’est plus, la guerre se serait terminée autrement.

Mais tout se paie, et ce n’est pas sans en pâtir, que tout un pays se livre comme la France l’a fait en 1852 ; ce n’est pas sans en valoir moins, qu’un peuple s’abandonne et s’endort pendant dix-huit ans, oublieux de toutes les vertus civiques.

Je passe sur ces tristes choses, il me peine trop de penser à ce qui aurait pu être et à ce qui a été.

Quand tout fut fini, notre Hélie revint avec les autres, et je fus l’attendre à Périgueux. Le pauvre était maigre, noir, tout dépenaillé, mais point malade ni trop fatigué. D’un côté, toutes les misères de la guerre lui avaient fait du bien, car il était parti jeune drole et il revenait homme fait. On pense si je l’embrassai avec plaisir, et comme je fus content de le trouver en aussi bon point comme on peut l’être après une campagne comme celle-là. Une fois que je lui eus donné des nouvelles de la maison, de sa mère surtout, car il en revenait toujours à elle, il voulait partir de suite, sachant combien il tardait à la pauvre femme de le revoir. Mais auparavant, je le menai déjeuner avec trois ou quatre de ses camarades, et puis après nous partîmes pour le Frau.

Tout le long du chemin, les gens nous arrêtaient pour se faire raconter les choses par quelqu’un qui les avait vues ; mais lui qui ne pensait qu’à sa mère, disait après les premières honnêtetés qu’il n’avait pas le temps, et nous passions. Pourtant il nous fallut bien nous arrêter quelques minutes au Cheval-Blanc en passant à Savignac, et à Coulaures chez Puyadou ; ça n’aurait pas été fait honnêtement, de passer comme ça, sans parler aux amis, d’autant mieux que le matin, ils me l’avaient fort recommandé. Bien entendu, il fallut trinquer au Cheval-Blanc, et même chez Puyadou, car cette trulle de Jeantain s’y trouva, ce qui était comme un miracle, mais nous ne nous y amusâmes guère.

Nous marchions bon pas, et nous étions déjà au-dessus du bourg, à moitié chemin du Frau, quand voici venir à nous toute la famille. Hélie se mit à courir en les voyant, et alors sa mère s’arrêta toute saisie. Lui, l’ayant jointe, se jeta à son col et l’embrassait sans la lâcher, ayant la figure toute mouillée des larmes qui coulaient des yeux de la pauvre femme, qui ne pouvait se déprendre de son aîné, et qui ne savait que dire : mon drole ! mon pauvre drole !

— Hé bien, dit mon oncle au bout d’un moment, et les autres ?

Là-dessus sa mère le lâcha, et il embrassa son oncle, sa sœur, ses frères et Gustou, qui était pour nous comme un parent. Ayant vu tout son monde, il revint vers sa mère qui l’embrassa encore, et lui, la prenant après ça tout doucement, le bras sur les épaules, nous revînmes à la maison. Mais auparavant, les petits se disputèrent à qui porterait la musette de leur aîné, et sa gourde à mettre le vin, et il fallut les contenter chacun à leur tour.

Le soir il nous conta tout ce qu’il avait vu, les affaires où il s’était trouvé, toutes les misères qu’il avait fallu supporter, et enfin tout ce qui lui était arrivé. Comme bien on pense, tout le monde lui faisait des questions à n’en plus finir. Mais à neuf heures, sa mère se leva et dit : — Il faut le laisser aller au lit, il est fatigué ! Viens, mon Hélie.

Le lendemain le drole se remit au moulin comme si de rien n’était, et depuis, jamais on ne l’entendit bavarder comme tant d’autres, de cette malheureuse guerre. Si quelquefois nous autres lui demandions quelque chose, il nous disait ce qui en était, mais tout juste ; on voyait qu’il n’aimait pas à parler de ça. Pour ce qui est des étrangers, si quelqu’un lui faisait de ces questions, il répondait tout bonnement que les soldats ne voyaient pas grand’chose, et que lui ne savait rien qui valût la peine d’être conté.

Son retour fut bien à propos, car le pauvre Gustou commençait à se faire vieux. Il était de l’âge de mon oncle à ce qu’il disait ; mais ce n’était pas tant ça qui le gênait, que des douleurs qui le travaillaient. Petit à petit, il lui fallut laisser son ouvrage, ayant peine à remuer un sac. Au mois de juillet, il ne marcha plus qu’avec un bâton et ne descendait au moulin que par la force de la coutume. Mais il ne pouvait rien faire, que de regarder si le blé passait bien, ou si la farine était bonne. Il se mettait des fois au grand soleil couché sur le ventre, ayant fiance que la forte chaleur lui ôterait les douleurs qu’il avait dans l’échine, les reins, les jambes, et pour mieux dire, un peu partout. Je n’ai pas besoin de vous dire que lorsqu’il vit qu’il ne pouvait plus guère aller, Gustou fit venir le sorcier de Prémilhac. Ah ! il en fit des remèdes de toute façon : des herbes séchées, de l’eau de la Font-Troubade, des papiers où il y avait tracé des figures qu’on ne comprenait pas, des cailloux chauffés qu’il se posait dans les reins, mais rien de tout ça n’y fit. Il lui fallut se contenter de marcher tout bellement autour de la maison, dans le jardin, de descendre au moulin quand il faisait beau temps, et l’hiver de rester au coin du feu. De cette affaire, c’est lui qui gardait notre Bertry, le plus jeune, qui avait trois ans, et c’était risible de le voir le faire amuser : je crois qu’il s’amusait autant que le petit. Bien entendu, de médecin, il n’en avait pas voulu entendre parler, disant que, si le sorcier ne le guérissait pas, personne n’y pouvait rien. Moi, un jour j’en parlai à M. Farget, le médecin de Savignac, qui me dit qu’il pensait que ce fut des rhumatismes, et que si je voulais il viendrait le voir. Mais Gustou ne trouvait jamais le moment bon pour ça : des fois il disait qu’il était en train de faire un remède du sorcier ; d’autres fois, il allait mieux, et pour faire plus court, toujours il trouvait quelque raison pour renvoyer plus loin la consulte. Il traînait comme ça depuis passé deux ans, lorsque le sorcier s’avisa d’un nouveau remède. Il vint, mandé par Gustou, un jour que nous avions cuit. Celui-ci prit sa couverture de laine et ils se fermèrent tous deux dans le fournial. Là Gustou se déshabilla tout nu : le sorcier le plia bien serré dans la couverture avec des herbes, l’entortilla avec une petite corde et le coula tout doucement dans le four d’où on venait de tirer le pain. On pense bien qu’il n’était pas à son aise là-dedans, Gustou ; il étouffait dans son empaquetage, et au commencement, il avait peine à prendre la respiration ; aussi le sorcier le tirait un peu et lui amenait la tête à la bouche du four, pour lui faire prendre un peu d’air, et le renfonçait après. Quand Gustou se fut un peu fait à cette chaleur, l’autre le laissa allongé dans le four sans plus le tirer, et mon Gustou cuisait tout doucement dans la couverture en geignant comme bien on pense. Au bout d’une demi-heure ou guère moins, quand le sorcier vit que Gustou tirait la langue et n’en pouvait plus, il le sortit du four et le posa sur la maie, puis il appela mon oncle qui, pas plus que nous autres, ne s’était donné garde de tout ça. En entrant dans le fournial, où ça sentait le crâmé, mon oncle dit au sorcier : — Qu’est-ce que vous avez fait-là ? Mais avisant Gustou entortillé comme un javelou sur la maie, il se pensa l’affaire et commença à se fâcher après le sorcier. Mais Gustou se sortit un peu la tête de sa couverture, dit qu’il allait mieux et demanda qu’on le portât dans son lit. Comme je montais du moulin dans ce moment, nous le mîmes sur un bayard avec une couette, et nous le portâmes dans sa chambre. Il resta bien trois ou quatre jours avec une fièvre de cheval, plein de bouffioles, comme un chapon rôti, et ne pouvant se rassasier de boire de la tisane faite avec une herbe portée par le sorcier. Au bout de ces quatre jours, toute sa peau s’en alla comme celle d’un serpent et il resta tout rouge comme une écrevisse. Puis il nous dit qu’il était guéri et parla de se lever, ce qu’il fit de fait le lendemain, marchant sans son bâton, et depuis ses douleurs ne revinrent pas.

Cette guérison fit parler beaucoup du sorcier de Prémilhac qui était déjà bien renommé ; mais comme il était très vieux, il ne jouit pas longtemps de ce regain de réputation, car il mourut à la Noël d’après.

Encore aujourd’hui, quand on voit dans le pays quelque pauvre vieux plein de douleurs, on parle du défunt sorcier, comme de quelqu’un qui l’aurait guéri.

Peu après ce rissolage de Gustou dans le four, rentrant un jour du marché d’Excideuil, je trouvai les droles qui étaient revenus d’en classe, disant que le régent les avait renvoyés. Pourquoi, ils n’en savaient rien et n’avaient rien fait pour ça. Moi, je me pensai qu’il y avait quelque canaillerie de M. Lacaud là-dessous, et je me demandais quelle mauvaise raison on avait pu donner, pour renvoyer des enfants qui étaient tranquilles.

Il faut dire que depuis le récent chambardement du 24 mai, M. Malaroche avait été changé. Son remplaçant était une espèce de pauvre innocent, qui fréquentait beaucoup le curé et l’église, et toute sa famille aussi. Sa femme et ses quatre filles étaient enrôlées dans une confrérie des Enfants de Marie et portaient, pendue à un grand cordon bleu, une médaille large comme une pièce de cent sous. Jamais on ne les voyait sans cette décoration ; dedans, dehors, en classe, à la cuisine, à table, ou à se promener, toujours elles avaient leur médaille ; Roumy disait qu’elles couchaient avec. C’était elles qui avaient soin de l’église, mettaient des fleurs dans les vases, en faisaient en papier, tenaient le linge propre, et faisaient tomber la poussière de partout. La dame était une grosse boulotte de quarante-sept ans, qui, avec sa médaille, faisait la plus risible enfant de Marie qu’on pût s’imaginer : et n’oublions pas, qu’avec ces petits airs de jeunesse qu’elle se donnait, elle portait les culottes à la maison.

Il était tout clair qu’un régent comme ça était prêt à faire la volonté de M. le Maire et de M. le Curé ; mais encore il fallait un prétexte, pour renvoyer mes droles, et je me promis bien de tirer ça au clair. Le soir je voulais descendre au bourg pour parler à ce régent, mais mon oncle me dit :

— Tu ne le verras pas, il sera au prêche de la mission.

Car nous avions une mission ; oui, on avait envoyé deux moines, pour ramener les gens de la paroisse dans le bon chemin. Ces moines étaient deux gaillards bien découplés, chacun dans leur genre. Celui qu’on appelait le père Fulgence, était un homme de belle taille, bien fait, la figure bien en couleur, avec une belle barbe blonde. Les gens au courant des affaires des sacristies, disaient qu’il était noble, et vrai ou non, ça préparait bien les bonnes âmes disposées à se laisser tomber.

C’était lui qui était chargé de catéchiser les gens comme il faut, et comme il avait la langue bien pendue, les paroles emmiellées, les manières douces, il réussissait beaucoup dans ce monde-là : on racontait aussi, que ses pieds nus bien blancs attendrissaient aux larmes les dames qui l’écoutaient.

Le père Barnabé, lui, était un gros moine trapu et pansu, noir comme une mûre, avec une barbe frisée qui lui montait jusqu’aux yeux. C’était lui qui prêchait pour les paysans, avec une grosse voix brâmante qu’on entendait de chez Maréchou, et de temps en temps il faisait un prêche, rien que pour les hommes, et ceux qui y avaient été racontaient qu’il en disait de bonnes.

Depuis que les Cordeliers d’Excideuil avaient été renvoyés chez eux à la Révolution, on n’avait pas vu de ces gens dans le pays, de manière que la curiosité était grande dans les premiers jours, et que l’église était bondée tous les soirs. Mais, si ça changeait un peu des curés qu’on avait d’habitude, au bout du compte c’était toujours la même antienne : il n’y avait que la robe de changée et la barbe en plus, alors les gens se ralentirent. Mais ça ne faisait pas l’affaire de ces moines ; aussi le père Barnabé se mit à courir les villages pour racoler les gens. Il entrait dans les maisons comme un effronté, appelant les gens par leur nom ou leur surnom, que lui disait le fils de Jeandillou le sacristain, qui lui faisait voir le chemin, et les entreprenait sur la religion. Comme il parlait fort et avait du toupet, les gens lui promettaient d’aller à l’église, n’osant pas lui refuser, car il se serait fâché. Jusque dans les terres, il allait attraper ceux qui travaillaient, et leur faisait promettre de venir à ses prêchements.

Il paraît qu’on ne s’ennuyait pas trop à l’entendre prêcher, surtout aux hommes, car il avait toujours des histoires risibles à raconter, et, quand au fond de l’église quelques badauds en riaient, il leur envoyait des brocards qui faisaient rire les autres d’autant plus.

Bien entendu, ces deux moines parlaient de sauver la France, et ils disaient que nos malheurs, en 1870, étaient l’effet de notre peu de religion. Ils n’expliquaient pas pourquoi les Prussiens, qui, au bout du compte, n’étaient que des hérétiques, avaient été favorisés de Dieu : mais s’il leur avait fallu expliquer tout ce qu’ils disaient, ça aurait été long.

Ils donnaient à foison des petits papiers, où il y avait des prières qui vous tiraient un défunt du purgatoire, coup sec, et des images avec des cœurs saignants, et aussi des médailles.

Et justement c’est leurs médailles qui furent cause qu’on renvoya mes droles de la classe. Ils étaient allés un jour à la maison d’école, et avaient interrogé quelques enfants sur le catéchisme ; ils avaient fait chanter des cantiques, et finalement avaient distribué des médailles. Lorsque le gros moine brun passa devant mon François, qui avait ses treize ans, le drole, qui ne te voulait pas de médaille de cet individu, lui dit :

— Merci, monsieur le curé, je n’en ai pas besoin.

L’autre, qui ne se doutait de rien, lui répondit :

— Gardez-la tout de même, mon petit ami ; si vous en avez une, déjà, vous donnerez celle-ci à quelqu’un des vôtres.

Le drole ne répliqua pas et posa la médaille sur la table.

Quand les moines furent dehors, le régent leur expliqua que l’enfant qui avait refusé la médaille appartenait à une famille impie ; et eux lui dirent alors de la reprendre, pour qu’elle ne fût pas profanée.

Comme il resta assez longtemps à faire le cagnard avec ces moines, tandis qu’il n’y était pas les enfants s’amusaient, et celui qui était à côté de François poussait la médaille vers lui, disant :

— Prends-la !

Et lui la renvoyait de même, disant :

— Je n’en ai que faire !

Tant ils la poussèrent, qu’à la fin elle alla tomber dans l’écritoire encastrée au ras de la table.

Quand le régent rentra, il vint pour chercher la médaille ; le drole lui dit qu’elle était tombée dans l’encre.

Alors il leva les bras au plafond en disant :

— Malheureux, qu’avez-vous fait ! C’est une abominable profanation !

Et il emporta l’écritoire et versa l’encre doucement, prit la médaille avec un bout de papier, et la porta à sa femme pour la laver.

En un rien de temps, la maison fut tout en l’air, et la mère et les quatre filles, ces cinq Enfants de Marie, avec leurs grandes médailles, vinrent à la porte de la classe, pour voir le malheureux qui avait commis ce crime.

Puis le régent alla chez le curé, chez le maire ; on lui fit faire un rapport là-dessus, et il y ajouta que l’impiété de mes enfants était d’un mauvais exemple, etc, etc. ; bref, il fut autorisé à les renvoyer.

Quand je fus le trouver pour savoir le motif de ce renvoi, il fit le cafard, me raconta les choses tout du long, avec des exclamations dévotes, et fit d’un enfantillage une grosse malice pleine de mépris pour la sainte religion.

— Et les deux autres qui n’ont pas jeté la médaille dans l’encre, lui dis-je, pourquoi les avez-vous renvoyés ?

— Ils l’ont méprisée en la laissant sur la table, me répondit-il.

Et il continua, enfilant un tas de raisonnements de cagot, sur le mauvais exemple, sur les brebis galeuses qui gâtaient tout le troupeau, sur la nécessité de séparer le bon grain de l’ivraie, est-ce que je sais tant.

J’écoutai cet imbécile un moment, le regardant en face, sans pouvoir jamais rencontrer ses yeux fixés sur mes boutons de gilet ; enfin, impatienté, je lui tournai le dos en lui disant :

— Vous êtes un rude coyon !

Le jeudi d’après j’allai à Excideuil, trouver M. Masfrangeas, qui me fit une lettre pour le préfet, et, quoique ce préfet fût un grand ami des curés, il vit que notre régent était un pauvre sot ; aussi, huit jours après, mes enfants étaient rentrés en classe.

Ces moines ou du moins l’un d’eux furent encore la cause d’une autre affaire, qui fut le changement du curé Crubillou. D’après ce que j’en ai dit, on doit bien penser qu’il n’était guère aimé chez nous. Et ça n’était pas seulement les paysans, la jeunesse qui ne l’aimaient pas, c’était tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres : il avait trouvé moyen de se faire mal vouloir de tout le monde, à l’exception de M. Lacaud et d’une vieille demoiselle dont il pensait hériter. Les nobles avaient bien parlé de lui à l’évêché, à ce qu’il paraît, et avaient remontré qu’au lieu de ramener les gens à l’église, il les en chassait plutôt, tant il était dur et méchant, ce qui faisait du tort à la religion. Ces messieurs-là, c’était des gens bien dévots, bien amis des curés, bien zélés pour la religion, mais au bout du compte, ça n’était que des civils, et on sait qu’un curé vaut dix civils, même nobles, pour tous ces messieurs prêtres. Et puis les gros bonnets sont là, comme ailleurs, ils n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires, ni qu’on leur fasse voir comment ils doivent agir. Ce fut ça, ou autre chose, mais toujours est-il que Crubillou resta malgré tout.

Mais, par exemple, quand le père Barnabé s’en mêla, ça ne fit pas un pli.

Ce gros moine aimait à se bien nourrir, à bien boire, à bien manger ; il lui fallait la quantité et la qualité. Il disait qu’il mangeait assez de carottes, au couvent, pour accepter tout ce qu’on lui donnait en voyage, même des truffes. Il était surtout difficile pour l’eau-de-vie ; la nouvelle, sentant l’alambic, ne lui allait pas ; aussi, les curés des paroisses où il allait, connaissant son goût, avaient soin d’en avoir de bonne, à seule fin de se tenir bien avec lui, car avec ses manières communes, il était assez influent. C’était bien une dépense, car une bouteille ne lui faisait que deux jours, et encore ; mais pour le contenter, les curés ne regardaient pas trop à ça. Et puis, il y avait des paroissiens généreux qui, ayant de fine eau-de-vie, faisaient, à cette occasion, cadeau de quelques bouteilles à leur curé.

Mais non pas chez nous, par exemple ; M. Lacaud aurait pu le faire, mais il était trop avare pour ça. Le premier soir que les deux missionnaires soupèrent chez le curé, le père Barnabé fit la grimace en tâtant de la bouteille qu’on servit avec le café.

— Elle n’est pas fameuse, cette eau-de-vie là, mon cher curé ! Vous n’en auriez pas d’autre, par hasard ?

Le curé, qui avait acheté tout ce qu’il y avait de meilleur marché, répondit que non, et alors le père Barnabé demanda s’il n’y avait pas moyen de s’en procurer de meilleure par là, à quoi le curé répondit sèchement, qu’il avait pris de la première qualité du pays.

Cette eau-de-vie fit qu’ils ne furent pas bien ensemble. Joint à ça que le curé rapiait tant qu’il pouvait sur la nourriture, de manière que le Père ne se gênait pas pour dire que le curé était un cuistre, et celui-ci ripostait que le moine était un ivrogne. Comme ces affaires-là se savent toujours, ces dires n’étaient pas faits pour mettre la paix entre eux ; aussi se quittèrent-ils brouillés, d’une brouille de prêtres, ce qui est la plus méchante espèce de brouille, à ce qu’on dit.

Lorsqu’un mois après la mission, le curé fut envoyé dans une toute petite commune de la Double, il y en eut qui dirent que c’était le père Barnabé qui le faisait partir, et leurs raisons avaient du poids assez. Mais que ce fût lui ou non, toujours est-il que ce pauvre Crubillou s’en alla dans une paroisse bien petite et bien pauvre, ce qui lui était dur, car avec la domination, il aimait aussi l’argent.

Un curé ordinaire venant après lui aurait passé pour un ange, mais celui qui le remplaçait était bien le meilleur qu’il fût possible de voir. C’était un homme d’âge, bon et charitable à donner ses chemises, qui prenait les gens par la douceur toujours, ne faisait pas de politique, ne se mêlait point des affaires de la commune, ni de celles des particuliers, et ne disait point d’injures à ceux qui ne fréquentaient pas l’église, comme font la plupart de ses confrères. Aussi, fut-il aimé tout de suite chez nous de tout le monde, sans exception, et les cadeaux lui arrivaient de tous les côtés ; mais ils ne faisaient que passer à la cure, car pour lui il n’avait pas besoin de tant d’affaires, et ce qu’on lui portait, il le donnait aux malheureux.

Ce brave homme de curé, je l’aimais tout plein. Quand je le connus bien, je lui dis un jour : — Monsieur le Curé, quand vous aurez quelque part, par là, des pauvres gens qui auront besoin de quelque quarte de blé, vous n’aurez qu’à me faire signe.

— Merci, merci bien, qu’il fit en me donnant une bonne poignée de main.

Et depuis, des fois il me disait : — Chez Chose, n’ont pas de pain ; l’homme est au lit depuis quinze jours…

— Ce soir, ils auront de la farine pour pétrir, monsieur le Curé, vous pouvez en être sûr.

Et il me remerciait avec un bon sourire, le digne homme, tout heureux de faire du bien.

Moi, que voulez-vous que je vous dise, j’aime tous les braves gens, qu’ils soient enfants d’Abraham, de Mahomet, papistes, ou bien tout de ceux de la Vache à Colas.