Bibliothèque-Charpentier (p. 258-285).



VII


Le premier jour de l’année 1852 fut triste à la maison. Ailleurs, dans la commune et partout on se réjouissait. Il semblait à tous ces pauvres gens épeurés par les arrestations, par le récit des fusillades et des transportations, et menés par les maires et les curés, que Bonaparte dût les rendre tous riches et heureux. Les gens qui ne sont pas à leur aise sont comme les malades, ça les soulage de changer de position ; mais ça n’est jamais pour longtemps. Que de gens se figuraient bonnement que c’était eux qui avaient gagné à ce changement, tandis qu’ils n’avaient fait que changer de misère. En attendant de s’apercevoir de ça, ils étaient contents d’être dans le parti le plus fort, de faire partie des sept millions quatre cent et tant de mille, qui avaient voté Oui.

Comme bien on pense, tout était changé chez nous ; M. Lacaud étant revenu à la mairie comme je l’ai dit, le pauvre Migot n’était plus rien, ce qui lui doulait fort, car il avait pris goût à l’écharpe. Quant à mon oncle, il ne s’occupait plus de politique, et même il ne sortait guère de chez nous, dans les premiers temps qu’il fut revenu, histoire de fuir les occasions. Il y avait, à cette manière de faire, deux bonnes raisons : d’abord ça n’aurait servi de rien, et ensuite M. Masfrangeas s’était engagé en son nom ; la moindre chose lui aurait fait des affaires à la Préfecture. Ça lui coûtait bien tout de même à mon oncle, car il était de ceux qui ne se rendent que morts ; mais il avait trop d’obligations à son ami, pour ne pas éviter tout ce qui aurait pu le compromettre. C’était donc le mieux, pour lui, de rester tranquille quelque temps, pour laisser passer le fort de la bourrasque. Les gens ne nous voulaient point mal, de n’être pas de leur avis, mais avec ça, ils n’aimaient pas trop nous parler longtemps, dans les foires où les marchés, de crainte qu’on crût qu’ils étaient de notre bord. Mais il y avait aussi quelques mauvaises canailles, qui tâchaient de se venger de ce que mon oncle les avait empêchés de finir de dévorer ce qui restait à Puygolfier. Le plus enragé était ce méchant goujat de Laguyonias, qui disait partout que c’était malheureux de voir des scélérats, comme mon oncle, libres chez eux, tandis qu’ils devraient être à casser des pierres en Afrique. Mais, comme au fond cet individu était méprisé de tout le monde, ses clabauderies ne faisaient aucun effet.

Mon oncle restait donc chez nous, et c’était moi qui faisais les affaires du dehors, à Excideuil et ailleurs. Ma femme avait beaucoup d’idées, pour des arrangements qui rendaient le Frau plus plaisant, et c’était mon oncle qui les faisait. Quand la saison fut venue, au mois de février, il arrangea le chemin qui de notre jardin allait à la fontaine, et en fit une jolie allée qu’il planta de pommiers et de pruniers. La vieille fontaine aussi fut réparée, et autour du gros fraisse qui lui faisait de l’ombre, il fit un banc de pierre, où il faisait bon se reposer par les temps de chaleur. Après ça, le jardin fut soigné et bien arrangé ; ses allées furent alignées et sablées, avec de la petite grave de rivière. Le long de l’allée du milieu, qui était plus large que les autres, ma femme planta ou sema des bouquets, comme des rosiers, des lis, des muguets, des passe-roses, des giroflées, d’autres qui sentaient bon, comme du basilic, de la menthe, du thym, de la lavande. Au bout de cette allée, mon oncle remonta un cabinet de verdure dont le bois était tombé en pourriture, et comme le chèvrefeuille était vigoureux et foisonnait, la même année il y eut de l’ombre.

Quand il ne faisait pas quelque besogne comme ça, mon oncle aimait à tenir le petit Hélie, à le promener, et quand le drole commença de marcher, il le menait tout doucement par la main.

L’hiver se passa assez bien, tout allant à peu près, malgré le mal vouloir de quelques coquins dont j’ai parlé, qui se servaient de la politique pour tâcher de nous nuire. Mais on a beau faire, chez nous autres paysans, on ne comprend pas les haines politiques, et quand même ceux qui nous voulaient mal auraient valu quelque chose, on ne les aurait point écoutés.

C’est bien vrai que cette sagesse commence à s’en aller, et que l’on trouve maintenant, dans des petites communes, des voisins qui se mangeraient les foies pour des questions de partis. Je crois bien que souvent la politique n’est que la couverture de ce mal vouloir, et que si ce n’était pas ça qui les rendrait ennemis, ça serait autre chose. Autrefois les querelles étaient entre papistes et parpaillots, et elles ont fait couler pas mal de sang chez nous en Périgord, sans parler d’ailleurs. C’est qu’il y a dans nous tous un vieux fond noiseur et batailleur qui a besoin de se faire jour. Aujourd’hui, on se bat dans les élections à coups de morceaux de papier, comme autrefois on se battait à coups de mousquets, de piques, de flèches, de pierres. Les bonnes gens qui accusent la liberté que nous avons aujourd’hui de faire naître ces haines ne pensent pas à tout ça.

Notre petit train de vie était réglé chez nous, et voici comment ça marchait. Le matin à la pointe du jour, nous nous levions, et, après que nous avions fait une frotte et bu un coup, Gustou allait soigner les bêtes, et moi j’allais ouvrir le moulin. S’il y avait du blé à moudre, je montais le sac contre la trémie et j’ouvrais la pelle. Après que j’avais réglé les meules, et que je sentais entre mes doigts que la farine venait bonne, nous allions avec mon oncle lever les verveux, ou les cordes s’il y en avait de tendues, et je mettais le poisson dans le réservoir. À huit heures, nous mangions la soupe ou les châtaignes ; à midi on dînait, et ensuite Gustou ou moi, nous allions rendre la farine. Celui qui restait faisait moudre pour les petites pratiques qui venaient au moulin, portant leurs deux ou trois quartes de blé sur une bourrique. Vers les trois heures et demie, nous faisions collation, et s’il y avait quelqu’un au moulin, nous l’engagions à monter avec nous. Le soir, il était près des huit heures ordinairement, lorsque nous soupions. Tout ça n’était pas réglé à la minute, ça dépendait du travail ; il y avait des fois où nous soupions à sept heures l’hiver, et à neuf dans l’été.

Voilà pour le travail du moulin. Mais en plus de ça, nous avions gardé à notre main assez de terres et de vignes, pour nous occuper les uns et les autres. Le travail changeait comme de juste avec les saisons. Au printemps il fallait donner quelques façons, enter des arbres et sarcler les blés. L’été, c’était les foins, la moisson, les battaisons. Plus tard, il y avait la récolte de la Saint-Michel, les vendanges, les noix et les châtaignes à ramasser, et les labours à faire. L’hiver il y avait les prés à nettoyer, la feuille à balayer dans les bois pour faire la paillade au bétail. Les occupations ne nous manquaient pas, comme on voit, et nous faisions tout ça nous seuls. Par exemple, pour les vignes, on les fouissait toutes en deux jours : il venait une douzaine de voisins nous aider, et le second soir à souper, on faisait un peu de festin pour les remercier.

Les jeudis nous allions l’un ou l’autre, mon oncle ou moi, au marché d’Excideuil ; c’est là où nous avions nos affaires, où nous trouvions notre monde. Ma femme y faisait vendre assez souvent par Suzette quelques paires de poulets ou de canards, et quelques douzaines d’œufs. Elle avait beaucoup augmenté le revenu de la basse-cour, sans grande dépense ; ainsi, tous les ans, nous portions au marché de Périgueux une vingtaine de dindons, en gardant notre provision. Elle faisait venir de même beaucoup d’oies, qui profitaient vite ayant la rivière à deux pas, et quand il était temps, la Suzette les gorgeait : une fois fines grasses, on les tuait et on les vendait un bon prix, les foies, la graisse et tout.

Quand la bourrasque politique fut un peu passée, mon oncle se mit à faire du commerce sur les blés, et pour ça il allait assez souvent aussi à Cubjac, et à Thiviers le samedi. À part ces sorties, les jours se ressemblaient fort, car la vie de la campagne est tout unie, sans changements. Le dimanche, pour ça, quand le temps allait bien, nous prenions la chienne, et nous allions tâcher de tuer le lièvre, et lorsque nous en savions un c’était rare que nous ne le portions pas, car notre Finette était bonne, suivait des quatre heures de temps sans lâcher, et mon oncle ne manquait guère son coup ; et puis il connaissait bien les postes. Lorsque nous avions tué un beau mâle dans les huit livres, nous l’envoyions à M. Masfrangeas, et nous faisions de même lorsque nous avions pris quelque belle pièce de poisson. Quand nous mangions le lièvre à la maison, il y avait toujours quelque ami à qui nous l’avions faire dire : c’était Lajarthe, ou le fils Roumy, ou Jeantain de chez Puyadou.

Dans l’après-midi du dimanche, je descendais quelquefois jusqu’au bourg, histoire de voir les gens, de parler à des amis, et à l’occasion, nous buvions une bouteille nous deux Roumy.

D’autres fois, avec mon oncle, nous faisions le tour de notre bien, les mains dans les poches de la veste, un brin de marjolaine aux dents, nous arrêtant à chaque pièce, pour voir comment levait le blé, ou si la luzerne naissait bien, ou si le blé rouge s’épiait, ou si les noyers avaient des noix. On n’a pas d’idée du plaisir que nous avons, nous autres paysans, de voir naître, croître et mûrir le grain que nous avons semé ; d’enfoncer nos sabots dans la terre que nous avons tant de fois retournée avec l’araire ; de suivre le champ que nous connaissons sillon par sillon : ici il y a une mouillère ; là, à cette place, on ne peut pas faire perdre le chiendent ; et on se dit : Lorsque nous bladions dans ce fond, il faisait mauvais temps, aussi le blé est plein de coquelicots. Ce plaisir est autre chose que celui du riche, qui visite ses domaines qu’il ne cultive pas. Le plaisir de celui-ci est plein de vanité, et tout à la surface, comme s’il avait une belle femme, pour la vue seulement. Mais pour le paysan : c’est comme un vrai mariage entre la terre et lui ; il la tient, la possède, la tourne, la retourne, la façonne à sa mode, la soigne avec grand amour, et jouit en la voyant fécondée par son travail. Et nos vignes donc ! C’est là que nous nous arrêtions longuement, marchant pas à pas, regardant chaque pied l’un après l’autre, épiant les boutons à leur sortie, les comptant, comptant les formes, faisant des comparaisons d’années. Ah, c’était surtout notre vieille vigne, celle qui nous donnait ce bon vin dont nous ne buvions pas tous les jours ; c’est celle-là qui était bien soignée et travaillée ! Nous faisions de bon terreau avec des feuilles pour mettre aux endroits les plus maigres, et tous les ans nous y portions quelques tombereaux de terre pour l’arranger. C’en était risible ; quand nous trouvions par là quelque vieille savate, ou quelque mauvaise peille de drap, nous la portions à la vigne pour l’enterrer au pied d’un cep. Et s’il y en avait quelqu’un de malade nous le déchaussions, et nous y mettions autour du purin de l’étable. C’était bien des soins, mais ils ne nous coûtaient pas : et puis, quand les grappes se gonflaient comme le tétin d’une femme grosse, quel plaisir de les voir profiter, et passer du rouge clair au brun noir et comme velouté !

D’aucunes fois, mon oncle nous laissait, ma femme et moi, deviser et nous promener aux alentours de la maison, et s’en montait dans sa chambre du moulin, lire un de ces vieux livres des grands hommes de l’antiquité. Il disait qu’il y avait de ces vies dont il ne s’était jamais lassé, comme celle de Caton et de Phocion, qu’il préférait à toutes les autres. C’était une chose pas ordinaire, cette lecture, pour un paysan un peu dégrossi seulement par l’école et le régiment. Le hasard avait voulu que ces livres se fussent trouvés dans un tas de vieilleries, achetées par mon grand-père à l’encan, et mon oncle en faisait son profit, et nous tous aussi.

Le 21 novembre de cette année-là, et le 22, on vota chez nous, comme dans toute la France, pour le rétablissement de l’Empire. Au Frau nous nous demandions, mon oncle et moi, comment nous devions faire. Si nous avions été bien libres, nous aurions été mettre un Non dans la boîte de M. Lacaud ; mais, à cause de M. Masfrangeas, il fut convenu que nous ne voterions pas. Lajarthe, qui était venu voir comment nous faisions, fit comme nous, et passa la journée au Frau. Ce qu’il y eut de joli dans notre commune, c’est que hormis nous trois, mon oncle, Lajarthe et moi, il n’y eut pas un manquant : tout le monde vota même ceux qui étaient dans leur lit. Le plus beau c’est que ce pauvre Gustou, qui, jusqu’alors, avait toujours voté avec les gens comme il faut, fut porté par M. Lacaud comme ayant voté Oui, car il n’y eut pas un Non dans la boîte, bien entendu. Notre maire pensait que Gustou, qui n’avait pas quitté le Frau ce jour-là, n’avait pas changé d’opinion, ou pour mieux dire de manière de voter ; mais il se trompait beaucoup, car depuis qu’on avait mis mon oncle en prison, il se serait fait couper en morceaux plutôt que de voter pour Bonaparte.

Notre maire nous en voulut beaucoup, de n’avoir pas pu envoyer un procès-verbal avec autant de Oui que d’électeurs. Il ne s’en fallait que de trois, ça n’était rien, mais avec ça, il en fut très vexé, vu que d’autres maires de par là avaient obtenu par les mêmes moyens que lui l’unanimité de Oui, et comme il couchait en joue la croix d’honneur, il craignait que ça ne lui fît du tort.

Pas bien longtemps après ce vote, nous étions allés au bourg, mon oncle et moi, pour nous arranger avec des scieurs de long qui devaient venir nous faire des planches. C’était un dimanche, et M. Lacaud se trouva là sur la place devant l’église, tout bouffi de graisse et d’importance comme toujours. Une grosse chaîne de montre en or s’étalait sur son ventre bedonné, et sa trogne rouge luisait sous un grand chapeau haut de forme. Il était là, les mains derrière le dos sous sa lévite, la tête en arrière, parlant à des gens de la commune du haut de sa grandeur. Lorsqu’il nous vit à quelques pas, il se tourna vers nous et, s’adressant à mon oncle avec sa grossièreté vaniteuse, lui dit :

— Vous avez bien mal reconnu la grâce qui vous a été faite, Nogaret ; vous auriez dû voter au moins par reconnaissance pour celui qui pouvait vous envoyer à Cayenne et ne l’a pas fait.

Mon oncle le regarda de ses yeux clairs qui flambaient, en serrant les poings et les mâchoires ; mais la pensée de Masfrangeas lui vint ; il ne dit rien et s’en alla.

Moi, la colère m’avait monté, et, m’avançant vers ce gros enflé, je lui répondis rudement :

— Vous saurez, qu’on ne doit aucune reconnaissance à celui qui s’est emparé du droit de grâce, parce qu’il n’a pas fait à un citoyen tout le mal qu’il aurait pu lui faire injustement !

M. Lacaud ne s’attendait pas à cette réplique ; il resta tout ébaubi, devint cramoisi, branla la tête d’un air menaçant, mais ne sut que dire.

Je crois que c’est la seule fois de ma vie que j’ai riposté un peu à propos. D’ordinaire j’ai l’esprit lent, et le mot me vient trop tard. Il m’est arrivé plus d’une fois de me dire en m’en allant : Animal ! tu aurais bien pu dire ça ou ça.

Excepté ces paroles avec notre maire, nous restions bien tranquilles chez nous, ne nous mêlant de rien, ni de politique ni des affaires de la commune, et il nous semblait que cela étant ainsi, nous étions à l’abri de tout. Mais quand on a affaire à des mauvais gredins comme Laguyonias, et à des individus méchants et rancuniers comme M. Lacaud, on n’est jamais à l’abri de quelque mauvaise chicane, et nous ne tardâmes guère à nous en apercevoir.

Un jour que j’étais allé avec Gustou couper de la bruyère pour faire paillade à notre bétail, je vis venir un nommé Pasquetou, de Cronarzen, qui avait un bois touchant le nôtre. Quand il fut près de nous, il nous dit, sans tourner autour du pot, que nous coupions la bruyère sur un endroit qui n’était pas nôtre. Moi, c’était la première fois que je le voyais faire, et comme dans nos bois les limites ne marquent pas toujours très bien, je pensais que peut-être nous nous étions trompés. Mais Gustou répondit de suite à Pasquetou que c’était la troisième ou quatrième fois que lui y coupait la bruyère, sans parler des plus anciens de la maison, et que jamais il n’avait rien dit. Mais l’autre riposta que, s’il ne connaissait pas son droit auparavant, maintenant qu’il le connaissait, il voulait le faire valoir ; et il ajouta que nous venions jusqu’au chemin qui s’en va vers Roulède. Gustou alors lui dit qu’ils étaient d’accord sur ça, mais que nous n’avions pas dépassé le chemin : à quoi Pasquetou répliquait que nous l’avions dépassé.

Pour faire comprendre ça, il faut dire que pour éviter un endroit un peu creux où l’eau s’assemblait, et où il y avait toujours de la fange, les gens qui passaient par là avec leurs charrettes avaient pris l’habitude de couper dans notre bois pour aller rejoindre, à cinquante pas de là, le chemin qui tournait un peu sur la droite. Comme il y avait longtemps que les gens faisaient comme ça, ce passage était devenu un véritable chemin bien frayé, pendant que la palène et la bruyère venaient dans le vrai chemin, mais pas assez tout de même pour qu’on ne le vit bien. Nous n’avions jamais rien dit aux voisins ; c’était un peu de bruyère perdue, mais ça ne valait pas la peine d’en parler.

Quand je vis que Pasquetou s’entêtait à ça, et qu’il voulait nous faire lâcher de couper la bruyère, je lui dis de nous laisser tranquilles, et que, s’il avait des droits comme il le disait, il n’avait qu’à marcher.

Et en effet, il marcha, Pasquetou, et ça nous étonnait grandement, vu que nous avions toujours été bons voisins ; mais nous pensions qu’il y avait quelqu’un qui le poussait. Le terrain disputé n’en valait pas la peine ; il faisait un tiers de quartonnée, et ne valait pas cher, car il n’y avait pas de châtaigniers dessus. Il y en avait eu un autrefois, mais il n’en restait plus que la souche pourrie recouverte de terre et d’herbes. Ce châtaignier avait fait la limite autrefois, mais comme il n’existait plus, Pasquetou se fondait là-dessus, pour soutenir que notre limite était un gros châtaignier, contre lequel passait le chemin que les gens avaient fait chez nous.

Quoique ça fût peu de chose, quand on a droit, on ne veut pas se laisser manger par un mauvais voisin ; et, devant le juge de paix, mon oncle déclara que, depuis qu’il avait souvenance, les siens et lui avaient toujours coupé la bruyère sur cet endroit sans contestations, et que nous continuerions à faire de même, jusqu’à ce que les tribunaux en auraient autrement ordonné.

Quelque temps après, vint au moulin ce gueux de Laguyonias, qui nous porta une assignation devant le tribunal de Périgueux ; nous voilà obligés de prendre un avoué, un avocat et de plaider.

Nous ne manquions pas de témoins qui nous avaient toujours vus couper la bruyère sur le terrain en question ; mais pour le passage, les uns ne se rappelaient pas bien où était le vrai chemin ; d’autres n’avaient jamais passé que sur celui qui traversait notre bois. Le cadastre ne le marquait pas, en sorte que nous n’avions, pour soutenir notre droit, que la preuve de la jouissance.

Mais Pasquetou produisait un titre, où il était dit que son bois venait jusqu’au chemin qui était entre nous deux, et que ce chemin passait de notre côté, à raser un vieux châtaignier à trois mars, ou maîtresses branches, qui était sur notre fonds. Comme justement le châtaignier qui restait alors en avait trois, il se fondait là-dessus.

À l’audience, les gens de loi lurent des papiers à n’en plus finir, comme s’il se fut agi d’une affaire bien importante. Après ça, l’avocat de Pasquetou se leva pour plaider. Cet avocat avait une manie risible : tout en parlant, de sa main gauche il tenait sa robe serrée au corps et se penchait en avant, faisant craquer avec son gros ventre la boiserie où il s’appuyait, tendant le bras droit vers les juges, la main ouverte, comme s’il eût eu ses preuves dedans, et qu’il eût voulu les leur présenter. Avec ça, il avait une voix éraillée et criarde comme celle d’un canard, et mâchait et remâchait dix fois la même chose.

C’était un des premiers avocats de Périgueux pourtant, et on voyait qu’il savait bien des affaires, car il récita des articles de loi, parla d’un nommé Cujas, et fit des citations en latin, auxquelles je ne comprenais rien, pas plus du reste que quand il parlait en français, attendu sa manière d’embrouiller ses phrases. Quand il eut parlé pendant une heure et demie, il annonça qu’il avait fini et qu’il allait seulement, avant de s’asseoir, résumer rapidement les moyens de son client. Mais sous prétexte de ça, le voilà qui recommença de fond en comble à plaider. Tout le monde en soufflait ; enfin, après une demi-heure de plus, il s’assit, tira un foulard rouge de sa poche, et se mit à s’essuyer le front.

Notre avocat se leva alors. Celui-ci avait un autre tic ; il levait les bras tendus au-dessus de sa tête, par un mouvement brusque, comme font maintenant les élèves de notre école, lorsque le régent leur fait faire l’exercice du gymnase ; et tout d’un coup, il les laissait tomber de même, collés le long du corps, avec la fin de ses phrases. Ses grandes manches lui couvraient les mains, et se confondaient avec sa robe, de manière qu’on l’eût cru manchot des deux bras. Il avait avec ça une figure toute rasée et pâle, et ses cheveux noirs plaqués étaient coupés en rond autour de sa tête comme une belle calotte de curé, de manière qu’on l’eût pris pour un masque de carnaval, un pierrot en deuil.

C’était M. Masfrangeas qui nous avait enseigné cet avocat ; il passait pour un homme fort, et je ne doute aucunement qu’il ne le fût ; mais qu’il était embêtant !

Il commença par une longue citation en latin, les bras levés comme j’ai dit, et les laissa retomber, la phrase achevée, comme si cet effort l’eut crevé. Puis il continua lentement, employant de longues phrases qui s’entortillaient, s’accrochaient les unes aux autres, et n’en finissaient plus ; à force de les allonger, il en perdait quasi la respiration. Autant son confrère hachait et mâchait ses mots d’une voix désagréable, autant celui-ci les déroulait gravement d’une voix creuse et solennelle, comme s’il se fût agi d’une cause célèbre, et non pas d’un lopin de bois qui ne valait pas cent sous. Comme il ne voulait pas paraître moins ferré que son confrère, il cita toute une kyrielle d’anciens hommes de loi, et aussi ce Cujas, en prétendant que son excellent confrère l’avait mal entendu ; à quoi l’autre riposta vivement : C’est vous, mon cher confrère, qui l’entendez mal ! Tandis qu’il était lancé dans sa plaidoirie qui s’allongeait, s’allongeait toujours, la tête m’en tournait, et, n’y tenant plus, je sortis.

Au bout d’une heure mon oncle vint me retrouver, et me dit que l’affaire était remise à un mois ; qu’il allait y avoir une enquête pour savoir si l’ancien châtaignier dont il ne restait que la souche pourrie avait trois mars, ou deux seulement, comme le disait Pasquetou. Quoique ce procès ne fût pas bien amusant, je me mis à rire à cette nouvelle, et nous nous en allâmes à l’auberge ; après quoi, nous repartîmes pour le Frau avec un homme de Roulède qui avait témoigné pour nous.

— Certainement, disais-je à mon oncle en nous en allant, ces avocats avec leur fagot de science, sont bien inutiles dans des affaires comme ça. Il aurait mieux valu que les juges vous fissent expliquer tous les deux, Pasquetou et toi, et ils seraient mieux renseignés à cette heure. Pour des affaires si peu conséquentes il n’y aurait pas besoin de tant de paperasses et de plaidoiries ; avec un peu de bon sens, le premier juge venu pourrait grabeler ça tout seul.

— Sans doute, dit mon oncle en riant, seulement que deviendraient les avocats, les avoués, les huissiers, et le gouvernement qui vend le papier marqué ?

— Mais, disait l’homme de Roulède, pourquoi ces avocats parlaient-ils toujours de Cujat, vu que le bois est dans Saint-Sulpice ?

— C’est que, dit mon oncle en riant un peu, ils ne parlaient pas du bourg de Cujat où l’on fait les bons fromages, mais, je pense, de quelque ancien homme de loi qui s’appelait comme ça.

D’après ce que je comprends, ajouta-t-il, ce procès rapportera gros à tout ce monde-là, car nous ne sommes pas près d’en voir la fin.

Et en effet, les hommes de loi se renvoyaient la balle. Le jour où l’avoué de Pasquetou était prêt, le nôtre n’était plus là, et d’autres fois c’était le contraire. Et puis il y avait toujours quelque chose qui accrochait ; l’un attendait une pièce et demandait la remise ; l’autre avait besoin de voir son client, et tous deux se faisaient signifier force actes pour s’entretenir la main.

L’enquête, plusieurs fois remise de quinzaine en quinzaine, de mois en mois, finit pourtant par avoir lieu ; elle ne fut pas heureuse pour Pasquetou. Il fit venir des témoins qui dirent bien que le châtaignier mort n’avait que deux mars ; mais nous en fîmes venir autant et plus, qui affirmaient qu’il en avait trois.

Il y avait un an que le procès durait, lorsque le tribunal ordonna le transport sur les lieux.

À ce coup, mon oncle dit : — Gare à celui qui perdra ! il y a déjà beaucoup de frais de faits, et ce transport ne coûtera pas bon marché.

C’est étonnant, disais-je quelquefois à mon oncle, que nous n’ayons aucun acte pour ce bois. Nous avions cherché partout, dans le cabinet où étaient nos contrats et nous ne l’avions pas trouvé : tout ce que nous savions, c’est qu’il venait d’un nommé Crabanas de Salevert, et qu’il était à nous depuis l’année de la Grande-peur. Là-dessus, je m’en fus trouver M. Vigier et je lui contai l’affaire. Comme c’était dans cette étude que nos anciens avaient toujours passé leurs actes, je me disais que celui-là pouvait y être aussi : et dans ce cas, les confrontations peut-être nous donneraient raison. M. Vigier me dit de repasser dans quelques jours, qu’il ferait chercher par Girou.

J’y retournai huit jours après, et la première chose que me dit son clerc, le petit Girou, ce fut : — Qu’est-ce que tu payes si je te fais gagner ton procès ?

— Un déjeuner sellé et bridé, que je lui dis.

Et il me montra l’acte, où il était dit, que le bois était limité au midi, par le chemin allant vers Roulède tout droit, passant contre un vieux châtaignier, et que la borne cornière avait été plantée à quarante-deux pas du châtaignier, en suivant droit le chemin du côté du levant.

— Ne dis rien de ça à personne, fis-je à Girou ; fais-moi une copie de cet acte et tu la feras signer par ton patron ; il me la faudrait pour après-demain matin, car la justice vient ce jour-là, et je veux servir ce plat à Pasquetou et à ceux qui le poussent, devant tout ce monde.

— Je te la porterai, me dit Girou, je suis curieux de voir la figure qu’ils feront tous.

Le surlendemain, le tribunal, le greffier, les avoués, les avocats arrivèrent dans deux voitures. Jusqu’à Coulaures il y avait la route, ça allait bien ; mais après il fallait prendre des mauvais chemins jusqu’au bourg, où on était forcé de laisser les voitures, pour aller de pied jusqu’au bois des Fontenelles.

M. Lacaud se trouva chez lui au bourg, comme par hasard, car il demeurait le plus souvent à Périgueux. Il invita tous ces messieurs à entrer chez lui, et là étant, il les convia à déjeuner. Comme il était le maire de l’endroit, qu’il connaissait tout ce monde, ils acceptèrent facilement.

Tandis qu’on faisait sauter les poulets et qu’on mettait le couvert, M. Lacaud emmena le président et un juge sous prétexte de leur montrer le jardin, et là, lorsqu’ils furent seuls, commença à parler en faveur de Pasquetou, expliquait à sa manière comme quoi il avait raison. Et ces deux messieurs écoutaient, ne se prononçant pas, mais ayant l’air d’ouïr complaisamment ce que leur disait ce bon M. Lacaud qu’ils rencontraient partout dans les soirées, à la Préfecture, chez le Receveur général, au Cercle, et qui se trouvait là si à point, pour les faire déjeuner dans un pays perdu ; où il n’y avait qu’une méchante auberge de paysans. Je suis sûr que ces messieurs étaient de bien honnêtes gens, incapables de malverser et de juger contre leur conscience ; mais les choses se présentent tout différemment, selon les dispositions dans lesquelles on les regarde. Le juge prévenu contre quelqu’un a beau être juste, il ne voit pas les choses comme celui qui ne sait rien de ce quelqu’un. J’imagine que lorsque M. Lacaud eut ajouté, comme pour renseigner ces messieurs sur ce que nous étions, que mon oncle avait été arrêté au Deux-Décembre comme un homme dangereux, ils n’étaient pas aussi bien disposés pour nous que pour Pasquetou.

Le hasard nous fit savoir cette manigance. Au-dessous du jardin au pied de la muraille, il y avait un vieux pauvre qui se chauffait au soleil et entendait tout ça, sans qu’on s’en doutât. Lorsque M. Lacaud et les juges rentrèrent pour déjeuner, le vieux Nicoud se leva, mit son bissac sur son échine et, prenant son bâton, s’en vint vers le moulin aussi vite qu’il put. Nous étions à table, nous autres aussi, avec Girou qui nous avait porté l’acte, lorsque nous entendîmes ses sabots sur l’escalier.

Quand il fut en haut, ma femme alla ouvrir la porte et lui dit :

— Entrez, entrez, mon pauvre Nicoud, vous allez manger la soupe.

— Grand merci, fit le bonhomme ; et s’avançant, il souleva son bonnet en disant : — Bonjour, bonjour, braves gens !

Et tout le monde lui répondit :

— Bonjour, Nicoud, bonjour !

Quoique nous ne fussions que des paysans à notre aise, jamais il n’est venu un pauvre à notre porte à qui on n’ait donné. Et si c’était un vieux, des petits droles arrivant tandis qu’on mangeait la soupe, on leur en donnait avec un chabrol après, pour les gaillardir. C’était de coutume chez nous, d’ainsi faire ; nos anciens n’y avaient pas manqué, et nous autres faisions de même. Ce n’était pas maintenant qu’il y avait à la maison une femme comme la mienne, que cette coutume pouvait se perdre.

Ce n’est pas pour nous vanter, mais il faut bien dire que ce n’était pas la même chose chez tout le monde. Dans nos pays, les gens ne sont pas bien donnants pour les pauvres. Ça n’est pas qu’ils aient mauvais cœur, non, mais ils ne sont pas riches non plus, et suent et peinent à force, pour affaner du pain. La différence entre le paysan pauvre et le mendiant n’est pas grande pour ce qui est de la vie. Le morceau de pain noir que reçoit celui-ci est coupé au chanteau de celui qui le donne ; la mique de l’un est comme celle de l’autre, il n’y a pas guère de lard ; enfin, la culotte et la veste du paysan sont déchirées, effilochées, rapiécées de morceaux de toutes couleurs, comme celles du pauvre qui lui demande la charité. C’est pour cela qu’il ne s’apitoie guère sur des misères qu’il subit lui-même. Le riche, qui connaît le bien-être, devrait compatir davantage au sort des misérables, le comparant au sien, quoiqu’il ne le fasse pas souvent malheureusement ; il aime mieux dire pour s’excuser de sa dureté : Ce sont des fainéants !

Le vieux Nicoud était bien brave homme et puis propre, aussi on le fit asseoir sur le banc, et ma femme lui apporta une grande pleine assiette de soupe chaude qu’il se mit à manger. Si ça avait été Jean Gautrou qui avait des poux, on ne l’aurait pas fait entrer, et avec ça ma femme avait beaucoup de peine de le laisser à la porte, et de lui porter, quand il venait, une assiette de soupe sous l’auvent ; elle disait qu’il lui semblait que c’était traiter un chrétien comme un chien.

— Que veux-tu, lui disait mon oncle, c’est sa faute : que ne se tient-il net comme Nicoud.

Quand le bonhomme eut mangé sa soupe, Gustou, qui était à côté, lui versa un bon chabrol dans son assiette, qu’il avala d’une coulée. Après ça, tout en mangeant un peu d’ordinaire, il nous raconta ce qu’il avait entendu, et nous engagea à nous méfier. Nous le remerciâmes de l’avis, et Girou lui dit qu’il n’y avait rien à craindre, qu’il nous avait mis en mains quinte et quatorze et le point.

— Tant mieux, dit-il, parce que voyez-vous c’est une mauvaise chose que les procès, ça ruine bien des maisons. Moi je n’avais pas grand’chose, mais enfin j’étais chez nous, et ce sont les procès qui m’ont fait prendre le bissac, par la faute de ce gueux de Laguyonias.

Nous ne nous pressâmes pas trop de déjeuner, de manière qu’en arrivant au bois des Fontenelles, nous vîmes tous ces messieurs de la justice. M. Lacaud était venu là, aussi, histoire de leur montrer le chemin : il n’y avait pas de mal à ça, n’est-ce pas ? Possible aussi, voulait-il leur rappeler par sa présence ce qu’il avait dit pour Pasquetou. Ils étaient tous rouges jusqu’aux oreilles, ces bons messieurs, et bien repus, bien contents ; pour sûr que notre maire leur avait fait tâter de son meilleur vin, et il en avait de bon. Dans ces dispositions, la manière de voir de l’hôte, quand on se trouve dépaysé et transporté de la salle d’audience au fond d’un bois, peut bien peser quelque chose, sans soupçon aucun de forfaiture.

Lorsque nous fûmes près, nous levâmes nos chapeaux pour saluer, mais aucun de ces messieurs ne nous rendit la pareille. Les uns tirèrent leur tabatière, un autre causait avec M. Lacaud, et l’avoué de Pasquetou le tenait par un bouton. Tous nous voyaient du coin de l’œil, pourtant, et avaient l’air étonnés de me voir avec une pioche sur mon épaule.

— Ça ne va pas bien votre affaire, me dit notre avocat en venant vers nous.

— Nous portons de quoi tout arranger, dit mon oncle en tirant l’acte de sa poche : Tenez, voyez ça.

Quand il eut lu, notre avocat dit :

— Ho ! c’est une autre paire de manches !

Et il s’en alla vers les juges, et se mit à leur lire le titre. J’épiais les figures de tout ce monde pendant ce temps, et il y en avait de curieuses. Pasquetou, ne comprenant rien à ce qu’on lisait, voyait pourtant, à l’air de notre avocat, que c’était quelque mauvaise pièce pour lui, et restait là planté, badant. M. Lacaud colérait en dedans, ça se voyait ; le greffier, les avoués, ça ne leur faisait rien, c’était visible ; quel que fût le gagnant, leur affaire était bonne. Les juges, ça leur était quasiment égal aussi, sauf le petit dépit, d’avoir déjà pris peut-être une autre opinion qu’il fallait quitter, mais ils s’efforçaient de n’en laisser rien voir. Quand notre homme eut achevé, le président prit l’acte et se mit à le relire, et pendant ce temps nous autres fûmes à la vieille souche du châtaignier. Partant de là, je comptai quarante-deux pas en suivant tout droit le long de l’ancien chemin, qui marquait quelque peu. Je ne trouvai rien. Je m’écartai sur la droite, puis sur la gauche, rien. Ces Messieurs s’étaient approchés durant ce temps et me regardaient faire. Pensant que j’avais fait les pas trop grands, je reculais un peu, lorsque mon oncle me dit : — Va plutôt en avant, si c’est mon grand-père qui a compté les pas, il avait des jambes comme une grue. J’allai en avant, et après avoir gigogné un petit moment, la pioche rencontra une pierre.

— Tu y es, dit le petit Girou, et en effet, j’y étais. Après avoir nettoyé la place, raclé les feuilles pourries, j’ôtai comme un terreau qui s’était formé dessus, et la borne se vit bien plantée avec ses deux témoins.

Comme on peut bien penser, Pasquetou ne fut pas content ; il vint voir tout près, mais quoi dire ? les racines de bruyères enlevées montraient bien que la borne était là depuis longtemps, quand l’acte ne l’aurait pas dit, et qu’on ne l’y avait pas mise exprès. Mais c’est M. Lacaud qu’il fallait voir ; on aurait dit qu’il allait avoir une attaque, tellement il était cramoisi. Pasquetou, lui, se tenait coi, les mains dans les poches de son sans-culotte, regardant par terre, et suivant ces messieurs de la justice qui s’en allaient.

Au moment où ils partaient, nous autres trois, restés les maîtres sur le terrain, nous leur tirâmes encore trois grands coups de chapeau, en nous gaussant un peu d’eux en dedans, c’est vrai : ils ne firent pas plus attention à notre salut que la première fois, mais ça nous était bien égal.

Plus tard, nous sûmes que M. Lacaud, outre sa haine contre nous, avait encore de bonnes raisons pour ne pas être content. C’était lui qui avait poussé Pasquetou à plaider et à faire faire beaucoup de frais pensant nous ruiner, et il lui avait prêté vingt-cinq pistoles pour les frais du procès, avec condition qui ne les remettrait pas s’il perdait. Pasquetou se consolait un peu pensant à ça ; il se figurait bien qu’un procès qui durait depuis un an et demi, avec des témoins, des enquêtes, un transport de justice, coûterait plus de vingt-cinq pistoles, et qu’il aurait quelque chose à parfaire, mais il ne se doutait pas du chiffre. Quand on lui dit la note des frais, qui se montaient à près de cent louis d’or, il en devint tout innocent. Il lui fallut emprunter sur son bien pour payer, et, avec les intérêts et les mauvaises années, ça finit par le mettre dans les affaires, tellement qu’il ne s’en est jamais relevé, et que lorsqu’il mourut, ses enfants furent obligés de vendre.

Nous autres trois, en nous en revenant, nous parlions, tout contents et riant de la manière dont notre maire et Pasquetou avaient été coyonnés par cet acte. Quand nous fûmes à Magnac, Girou nous quitta pour s’en retourner à Saint-Germain : — Tu sais, lui dit mon oncle, c’est pour jeudi prochain, ne manque pas !

— N’ayez crainte de ça, Nogaret !

Ah ! il ne manqua pas, le petit Girou. En arrivant à Excideuil, nous le vîmes planté devant l’auberge où nous mettions nos bêtes. Il croyait que nous allions déjeuner là, mais mon oncle dit :

— Pour un déjeuner sellé et bridé comme tu as promis, Hélie, il nous faut aller à l’hôtel de Provence.

Ça n’était pas un endroit pour les paysans, c’était là que descendaient le maréchal Bugeaud et tous les messieurs de par chez nous, et là aussi que s’arrêtaient les voitures de poste ; mais, pour une fois, ça n’est pas coutume.

Le fait est, que c’était un des hôtels les mieux tenus qu’on pût voir dans tout le pays. En entrant dans la grande cuisine, toujours encombrée dans un coin, de paquets et de malles, car c’était aussi là le bureau de la diligence et le relai, on voyait bien, qu’il y avait à la tête de la maison une maîtresse femme. Tout était propre, bien en place ; les chandeliers de cuivre brillaient, par rang de taille sur la cheminée, comme de l’or. Les casseroles et la batterie de cuisine accrochaient les rayons de soleil, et, sur la table massive, les couteaux étaient alignés par ordre de grandeur. Tout était net, luisant et arrangé avec goût. Et les servantes donc, en tablier blanc et le foulard sur les cheveux, propres comme des sous neufs, il fallait les voir aller et venir lestement, portant des plats et des bouteilles.

On nous mit à déjeuner dans une petite salle donnant sur la route, tapissée de papier vert à fleurs, avec des rideaux de coton blanc à franges aux fenêtres. Sur la cheminée, il y avait une ancienne pendule à colonnes sous un globe, et par côté, des bouquets de fleurs en papier, aussi sous verre. Au mur, étaient accrochées des images, représentant l’histoire de Geneviève de Brabant. La table était couverte d’une touaille, blanche comme des fleurs ; les verres brillaient, et les fourchettes et les cuillers semblaient d’argent : c’était un plaisir de s’asseoir là autour. Ah ! le petit Girou était content, et nous aussi, de lui faire cette honnêteté.

Et quelle cuisine ! on ne sait plus la faire comme ça maintenant. Tout dernièrement, nous étions à Périgueux et mon gendre a voulu que nous allions dans un grand hôtel. Oh ! la salle était bien assez belle, et le plancher ciré, mais que voulez-vous que je vous dise, ça n’était plus ça ; on nous a fait manger des affaires arrangées à la mode de partout ; ça n’est ni salé ni poivré, et puis point d’ail ; ça avait du goût comme un morceau de bouchon. Ils disent qu’il faut une cuisine comme ça, pour les voyageurs et les étrangers. Le fait est que, comme ça ne sent rien, avec un peu d’idée, chacun peut se figurer manger de la cuisine de son pays. Mais tout de même, il devrait bien y avoir à Périgueux un endroit où on puisse manger à notre mode.

Et par-dessus le marché, on n’est plus servi par des filles accortes et avenantes, mais par des garçons avec des favoris, et la raie au milieu de la tête, qui semblent des juges d’instruction : ça finit de vous couper la faim.

Ah ! ce n’est plus notre bonne cuisine bourgeoise d’autrefois, où on vous faisait manger de bons morceaux, bien choisis, bien soignés, bien arrangés à la périgordine. Cette cuisine s’est perdue avec les vieilles coutumes, depuis les chemins de fer. Et le vin ! on ne boit plus maintenant que de la saleté de vins coupés, baptisés, remontés avec du trois-six, foncés avec du sureau, ou pis, avec quelque poison : c’est plat, ça n’a ni goût, ni bouquet, ni diable, ni rien. Autrefois, quand on voulait bien arroser une bonne daube, ou un gigot piqué d’ail, ou un fin chapon, ou un lièvre en royale, on demandait du bon vin de Brantôme, ou de Sorges, ou de Bergerac, ou de Domme, ou d’ailleurs, car le bon vin ne manquait pas chez nous, et c’était un vrai plaisir de boire ces bons vins en mangeant de bonnes choses, entre bons amis. Il paraît que maintenant, les gens se moquent de ça, et qu’il leur est égal de manger cette cuisine au gaz, ces rôtis au four de fonte, et de boire ces vins fraudés. Tout marche à la vapeur, et on n’a pas le temps de faire attention à ça. Les gens mangent, vite, vite, comme qui jette le charbon à pelletées pour chauffer la machine : aussi quels estomacs ont les gens d’aujourd’hui ! À ce qu’on m’a dit, depuis vingt-cinq ou trente ans, les gens comme il faut, et principalement les femmes et les jeunes gens, trouvent que ce n’est pas bon genre de manger comme faisaient leurs pères, et je boire du vin de leurs vignes. Ça n’est pas distingué de bien manger, ça engourdit l’esprit, à ce qu’ils disent ; et ils font la petite bouche, pour avoir l’air de ne vivre que de la cervelle ; et la jeunesse laisse les vins de nos crûs, pour se gorger de cette cochonnerie de bière allemande.

Misère ! avec ça que nos anciens ne valaient pas leurs petits-fils, pour l’intelligence, le courage, la force, la bonne humeur ! Je voudrais voir les crânes d’aujourd’hui, près des bons compagnons qui se réunissaient autrefois au Chêne-Vert et chez la Blonde ! Qu’on me montre dans la génération d’à-présent, sans dire de mal de personne, et sans remonter bien haut, beaucoup de bons vrais Périgordins en tous genres, illustres, célèbres, ou simplement connus, comme Desmarty, Sirey, Daumesnil, Beaupuy, Lamarque, Alary, Bouquier, Elie Lacoste, Roux-Fazillac, Jacques Maleville, Morand, Fournier-Sarlovèze, Mérilhou, Briffault, Bugeaud, Sauveroche, Lachambaudie, Morteyrol, Lambert, de Sarlat, qui a fait Lous dous douzils, et tant d’autres dont le nom ne me vient pas.

Je ne veux pas dire pour ça, entendons-nous bien, qu’il n’y ait pas de notre temps des Périgordins de valeur. Il y en a, c’est sûr, dans différentes parties qui dépassent ma portée, et dont pour cela je ne parlerai pas. Mais parmi ceux qui font honneur au vieux pays des pierres, et qui l’aiment, je nommerai, parce que je comprends son parler patois et que ses contes me plaisent, le collecteur de Sarlat, le félibre majoral Auguste Chastanet, qui a fait pour notre ébaudissement : Lou Curel de Peiro-Bufiero, Per tua lou tems, Lou paradis de las Belas-Maïs, Lou chavau de Batistou, et tant d’autres jolies patoiseries que nous autres, paysans, devrions tous avoir dans notre tirette de cabinet. Oui, il y a encore chez nous de bons enfants du Périgord, qui ne méprisent pas la terre natale, et qui ont l’esprit alerte, la tête, le bras et l’estomac solides, toutes qualités qui font le vrai Périgordin, propre à tout, bon à penser et à agir ; seulement la plupart de ceux-là, par leur âge et leurs habitudes, retirent plutôt vers les anciens : les jeunes sont trop parisiens, à mon goût, et ne sentent pas assez le terroir.

Mais me voilà loin de la table où nous étions assis tous les trois. Girou n’avait jamais été à pareille fête : c’était un pauvre garçon, d’une quarantaine d’années, fils de paysans comme nous, tout petit et chétif, l’échine un peu bombée, et noir comme une mûre, ce qui lui faisait dire quelquefois : — Moi, j’étais derrière la haie quand on tirait la couleur sur les merles ! Il avait été instruit au hasard, par un vieux bonhomme qui enseignait à quelques enfants le eu qu’il savait. Il n’était, pour ainsi parler, jamais sorti de Saint-Germain. Trop faible pour travailler la terre ou pour être ouvrier, trop petit pour être soldat, M. Vigier l’avait pris pour clerc, et il vivait là, dans cette petite étude de campagne, attrapant tous les livres qu’il pouvait, pour tâcher d’apprendre quelque chose. C’était un vrai plaisir de le voir manger et boire, tout en causant et disant des histoires plaisantes, car il était malin, et tournait les choses comme il voulait. Il revenait aux plats qui lui convenaient, et le mâtin, quoique paysan, il avait du goût et ne se jetait pas sur les grosses pièces.

Il ne pouvait se rassasier surtout d’une terrine de foies gras aux truffes, ni d’un plat de champignons en sauce, comme jamais plus je n’en ai tâté. On aurait juré, à le voir faire, qu’il n’avait rien mangé depuis quinze jours ; jamais je n’aurais cru que, dans ce petit homme, il y eût un estomac aussi chabissous, autrement dit, capable. Nous avions bu du vin du pays, du meilleur, et avec ça deux bouteilles de vin vieux, quand vers la fin du déjeuner Girou me dit : — Avec vous autres, je ne me gêne pas. J’ai ouï parler du vin de Rossignol ; il paraît que c’est quelque chose de fameux. Il y a longtemps que j’ai envie d’en tâter, vous devriez bien en faire porter une bouteille ?

— Ça va, dit mon oncle, mais fais attention que ce vin tape sur la cocarde.

La fille apporta une bouteille de Rossignol, et Girou se passa son envie. Enfin, quand nous eûmes bien déjeuné, bien trinqué, nous allâmes au café. Girou était bien un peu étourdi, pourtant il tenait bon tout de même. Mais enfin après le café, les brûlots, les petits verres, il en avait assez, surtout qu’il voulut fumer un cigare d’un sou ainsi que nous autres. Comme nous n’avions grand’chose à faire, nous le fîmes promener dans Excideuil, histoire de lui faire passer un peu les fumées et puis, à quatre heures nous nous en fûmes ensemble, et nous le quittâmes rendu chez lui, bien content de sa journée.

Le procès avait duré déjà dix-huit mois, aussi il est besoin que je revienne un peu en arrière. Un mois, ou guère s’en faut, après la première assignation de Pasquetou, au mois d’avril 1853, il nous naquit une petite drole que mon oncle voulut appeler Nancy comme sa mère, ce qui fut fait ; mais depuis et toujours, nous l’avons appelée Nancette. Ma femme fut bien contente d’avoir une drole, parce que quand elles sont grandettes, les filles commencent à aider leur mère dans la maison, tandis que les garçons sont toujours dehors avec les hommes. Nous, nous étions bien contents aussi, principalement de voir que ça faisait plaisir à ma femme ; mais quand ça aurait été encore un garçon, nous ne nous en serions pas fait beaucoup de mauvais sang.

Cette année-là, c’est l’année du gros brochet. Il faut savoir que, chez nous autres, c’était la coutume de nous rappeler les années par la chose la plus marquante ; comme l’année du grand hiver, l’année des grandes eaux, l’année de la grêle, l’année des grosses vendanges, l’année de la mort de ma mère, l’année que le tonnerre tomba dans la cheminée, l’année de mon mariage, l’année qu’on avait mis mon oncle en prison, l’année du procès, et autres affaires comme ça.

Cette année-là donc, peu de temps après la naissance de la petite, une cane qui avait fait son nid dans un buisson, sur le bord de l’eau, au-dessus du moulin, nous amena une dizaine de petits canous. Aussitôt nés, aussitôt à l’eau comme de juste, et le soir lorsque la mère cane les ramena, nous vîmes qu’il en manquait un. Le lendemain soir, il en manquait encore un. Comme ils étaient toujours sur l’eau tranquille, dans le goulet, se reposant et barbotant de temps en temps sur l’écluse, nous nous demandions qu’est-ce qui pouvait les manger, quand mon oncle étant un jour dans sa chambre du moulin, tandis qu’ils étaient sur l’eau, vit un gros brochet en attraper un dans sa gueule, et l’emporter au fond. Le lendemain il guetta avec son fusil ; rien. Le surlendemain il entendit, à un moment, la cane crier de peur, et prenant vitement son fusil, au moment où cette bête engoulait un pauvre canou, il lui tapa un coup de fusil dans la tête et le tua roide. C’était un brochet qui pesait douze livres et trois onces ; jamais nous n’avions vu pareille pièce dans la rivière ; il devait se tenir sous les rochers, dans de grandes caches qu’il y a ; toujours est-il que nous l’eûmes comme ça.

Je l’arrangeai dans une grande panière avec des herbes, et je le portai à M. Masfrangeas. En le voyant il s’écria : — Ha ! quelle bête ! mais que veux-tu que j’en fasse ? à la maison, nous en aurions pour huit jours. Réflexion faite, il l’envoya au Préfet qui le convia à en manger sa part le lendemain soir.

Tous les invités admirèrent cette belle pièce, et lui firent honneur, d’autant plus qu’on l’avait truffée et mise à la broche.

Lorsqu’il ne resta plus que l’épine de l’échine avec la tête, le Préfet dit a M. Masfrangeas :

— Parbleu, celui qui vous a envoyé ce brochet est un brave homme !

— Oui, dit M. Masfrangeas en riant pour faire passer la chose, et avec ça, il a failli aller à Cayenne !

— Ah bah ! c’est votre meunier ! dit le Préfet.

Et tout le monde se mit à rire.

Mais personne ne pensa qu’en Afrique comme à Cayenne, il y avait des braves gens comme mon oncle, et tout aussi innocents.