Bibliothèque-Charpentier (p. 217-257).



VI


La maison reprit son air habituel, et chacun de nous son train ordinaire. Moi je m’occupais du moulin avec Gustou, et mon oncle allait à la Borderie où se bâtissait la grange, pour laquelle il fallait mener du sable, des bois, et des tuiles afin de la couvrir. Quand je dis que la maison reprit son air habituel, c’est une manière de dire qu’elle redevint tranquille comme avant la noce ; mais pour dire vrai, elle était autrement plaisante. Dix fois le jour je montais du moulin, pour voir ma femme et lui dire un petit mot d’amitié, et je m’en retournais au travail. Des fois, elle descendait avec son ouvrage et rapiéçait du linge ou des hardes, tandis que je faisais moudre. Lorsque je m’en allais en route, chercher du blé ou rendre de la mouture, il me tardait d’être de retour ; et quand de loin je voyais les grands châtaigniers de la cime du terme, et ensuite fumer la cheminée de la maison, je me sentais tout réjoui. Alors en cheminant je me disais qu’il n’y avait pas de sort plus heureux que le mien ; ayant une belle et bonne femme que j’aimais bien, et qui me le rendait, et vivant tranquille avec mon oncle en travaillant, ne craignant point la misère et n’enviant pas la richesse. Quelquefois, je me pensais combien j’avais eu raison de laisser la ville pour venir demeurer au Frau. Si j’étais resté à la Préfecture, j’aurais été pour ainsi dire toujours esclave et prisonnier dans un bureau ; je me serais marié avec une demoiselle qui aurait voulu faire la belle dame, être cossue pour aller à la promenade, à la musique et au bal ; j’aurais eu une femme que les officiers auraient guignée si elle avait été jolie, et qui m’aurait peut-être fait tourner en bourrique et ruiné. Au lieu de ça, j’étais libre, maître chez nous, ne devant rien à personne, travaillant comme je l’entendais ; et j’avais une bonne femme bien aimante, bonne ménagère, ne pensant qu’à bien faire à ceux qui étaient autour d’elle, et à faire prospérer la maison.

Lorsque j’étais à portée de chez nous, je faisais claquer mon fouet, ce qui faisait enlever nos pigeons picorant dans l’orge ou la garaube, et je voyais venir sous l’auvent, ou se mettre à la fenêtre, ma Nancy, qui me faisait signe de loin, et ça me donnait des jambes pour finir d’arriver quand j’étais fatigué.

Au bout de quelque temps, la Marion me dit :

— Écoutez, Hélie, votre femme est une bonne femme, ça c’est sûr, et quelqu’un qui dirait le contraire, je lui dirais qu’il en a menti ; mais, depuis longtemps, j’ai toujours été chez des curés, habituée à mener les choses à ma mode, n’y ayant pas d’autre femme chez eux, de manière que je ne sais pas faire autrement. Or, à cette heure, il est juste que votre femme soit maîtresse ici et qu’elle gouverne tout à sa fantaisie ; mais moi, vous comprenez, j’ai quarante ans passés, et j’ai pris des habitudes que je ne saurais pas perdre comme ça. Il vaut mieux que vous preniez une chambrière jeune, qui aidera votre femme et qu’elle apprendra à sa manière, et moi je me chercherai une place : jeudi qui vient, j’irai avec vous à Excideuil, pour voir.

Je trouvai que Marion avait raison, et je le dis à mon oncle qui fut de mon avis. Nous prîmes une fille de Saint-Sulpice appelée Suzette, qui marchait sur ses dix-sept ans, et quant à Marion, elle se plaça chez le curé de Saint-Paul-Laroche, dont la servante venait de mourir.

L’hiver se passa tranquillement au Frau. Les eaux débordèrent, mais ne firent pas trop de dégât, et nous avons eu plus de mal d’autres fois. Le soir après souper, nous étions autour du feu réunis, mon oncle fumant sa pipe dans la queyrio, ma femme faisant son bas, Suzette filant sa quenouille, Gustou pelant les châtaignes en racontant ses histoires, moi lui aidant à peler. Je me pensais lors que nous étions bien heureux ; mais tout de même, il y avait des choses qui nous tracassaient mon oncle et moi, c’était de voir comme les affaires du pays allaient mal.

Quelquefois, je lisais la Ruche, et mon oncle m’écoutait tout triste, se demandant comment tout ça finirait. En ce temps-là, on commençait à faire arracher les arbres de la Liberté à Paris, soi-disant parce qu’ils gênaient, et les soldats marchaient contre les citoyens qui se rassemblaient pour les défendre. Chez nous, les nobles, les curés, les bourgeois, disaient tout haut que la République n’en avait pas pour six mois. Le curé Pinot ne se gênait pas pour prêcher, le dimanche, que le seul remède aux maux de la France, c’était de la jeter à bas. Et lui, méchant petit curé de campagne qui aurait dû être respectueux pour un supérieur, il blâmait hautement l’archevêque de Paris qui, dans un mandement, avait dit que l’Église respectait tous les gouvernements qu’elle trouvait établis, même ceux sortis d’une révolution, pourvu qu’ils fissent leur devoir. Ça n’allait pas au curé, ça, et il traitait ce brave archevêque, comme si c’eût été quelque pauvre diable de socialiste pareil à Lajarthe : il ne se rappelait plus, la tête de citrouille, que lui aussi avait dit la même chose, le jour où il avait béni l’arbre de la Liberté devant son église.

Quant à M. Silain, il criait, partout et à qui voulait l’entendre, qu’il n’y avait pas à disputer avec les rouges, qu’il n’y avait qu’à les foutre à l’eau partout.

C’est une chose bien triste, quand on y pense, qu’une classe de citoyens cherche toujours à maîtriser les autres, sous prétexte de religion ou de gouvernement. Autrefois, c’était les catholiques qui traitaient les protestants comme des chiens, leur volaient leurs enfants, les envoyaient aux galères et les chassaient de France ; c’était aussi les nobles qui se prétendaient les maîtres du peuple, et le tenaient dans une dure condition. Et pour lors, c’était les riches, ceux qui jouissaient, qui voulaient maintenir les pauvres, ceux qui travaillaient, ceux qui souffraient, dans leur misère. Le curé Pinot disait là-dessus, croyant répondre aux républicains, que le travail était la loi de Dieu depuis la malédiction d’Adam, et que par conséquent ceux qui subissaient cette loi n’avaient pas à se plaindre. Mais il n’expliquait pas pourquoi, parmi les enfants d’Adam, il y en avait qui ne travaillaient point, et ne gagnaient pas leur pain à la sueur de leur front, mais, au contraire, vivaient, largement et à l’aise, du travail des autres. Si bêtes que nous fussions alors, nous autres paysans, nous comprenions bien ça : nous n’aurions pas trop su le dire, mais nous le sentions. Il n’y avait personne dans la commune, par exemple, qui ne trouvât que M. Silain était un mangeur, un homme qui toute sa vie avait été inutile et même nuisible ; et quand il parlait de foutre les autres à l’eau, tout le monde pensait qu’il faudrait commencer par lui.

Plus il allait, plus il devenait méchant, M. Silain, quoiqu’il ne le fût pas de nature, comme je l’ai dit. Mais maintenant, il voyait qu’il s’enfonçait tous les jours davantage, et que dans quelques années, pas beaucoup, tout serait mangé, ça le rendait fou. Il y avait des moments où ça lui faisait même faire des bêtises contre ses intérêts, comme lorsqu’il renvoya ses métayers de dedans la cour, qui étaient là depuis une centaine d’années, et qui nourrissaient la maison, car c’était de bons travailleurs.

Je ne sais pas trop à quel propos ça arriva, mais il paraît qu’il était furieux après le frère plus jeune du métayer, qui venait de rentrer du service ayant fait ses sept ans, et qui lui répondit, un jour qu’il se fâchait pour des riens et les traitait comme des chiens :

— Vous savez, notre Monsieur, qu’il n’y a plus d’esclaves ! même les nègres sont hommes, aujourd’hui !

Là-dessus il les avait renvoyés. Le métayer avait bien été le trouver et avait demandé pardon pour son frère, le pauvre diable ; la demoiselle Ponsie avait prié, supplié et même pleuré, rien n’y avait fait. Le garçon qui lui avait répondu était allé se louer ailleurs, mais ça n’était pas assez, et il leur fallut partir tous.

Qu’avaient-ils à dire ?

La terre était à lui, n’est-ce pas ? Et s’il lui plaisait d’y mettre d’autres métayers, ou de la faire valoir par des domestiques, ou de la laisser en friche, qui pouvait l’en empêcher ?

Sans doute ils auraient pu répondre que cette terre, sans eux, n’eût amené que des ronces, des chardons, de l’ivraie et de la traînasse ; que leur travail seul lui faisait porter du revenu ; que depuis cent ans les peines et les sueurs de quatre générations de leur famille l’avaient amendée, bonifiée et faite, pour ainsi parler, et qu’il était bien dur d’en être chassés. Mais quoi, il n’y avait pas de loi, pour estimer la plus-value donnée par le travail, et les récompenser ; et puisqu’il n’y en avait pas, pouvaient-ils résister ? Les gendarmes d’Excideuil n’étaient-ils pas prêts à empoigner, le procureur de Périgueux prêt à requérir, les juges prêts à condamner, et les geôliers de la prison, contre Tourny, prêts à enfermer ? Triste chose que le pauvre soit toujours étranglé par la loi.

Les misérables gens se préparaient donc à partir ; mais le curé Pinot, venant un jour au château, entra chez eux et les consola à sa manière. Il leur représenta que rien dans le monde n’arrivait sans la permission divine, et que, par ainsi, Dieu trouvait bon qu’ils fussent renvoyés puisqu’ils l’étaient en effet. Et il les exhorta à se soumettre aux vues de la divine Providence, qui sait mieux que nous ce qui nous convient. Les pauvres diables n’avaient rien à répondre à ça ; la loi divine était aussi dure pour eux que la loi humaine, et ils se résignaient. Après ce petit prêchement, le curé s’en fut souper avec M. Silain, qui l’avait invité à manger d’un lièvre en royale.

L’injustice m’a toujours soulevé et révolté ; je n’ai jamais pu la supporter ni pour moi ni pour les autres. Aussi cette méchanceté de M. Silain me mettait dans une colère noire. J’aurais donné je ne sais quoi pour que la grange de la Borderie fût prête, afin de prendre ses métayers et de les mettre bien à leur affaire tout près de lui, pour lui faire dépit. Je ne me gênais donc pas, comme on peut le croire, pour dire tout ce que je pensais de sa méchante action. Mais il faut le dire, guère personne ne faisait comme moi.

M. Lacaud disait partout, non pas à moi, car je l’aurais bien relevé, mais il disait à qui voulait l’écouter, que M. Silain avait bien fait de jeter ces insolents à la porte ; et les pauvres gens à qui il s’adressait répondaient :

— Que voulez-vous, il est le maître !

Lajarthe, lui, disait tout hautement que des hommes comme M. Silain étaient des bêtes nuisibles :

— Vois-tu, mon pauvre Hélie, nous autres pauvres paysans, nous avons été tellement écrasés pendant des siècles, que nous ne pouvons par finir de nous relever. Au lieu de faire comme les porcs qui courent tous au secours de celui des leurs qui est attaqué, nous ferions plutôt comme les chiens qui tombent sur celui de la meute que le maître bat : c’est triste !

— Il n’y a qu’un remède à ça, disait mon oncle, c’est l’instruction et la liberté. Les gens finiront par comprendre que c’est leur devoir et leur intérêt de se soutenir, et qu’ils seront les maîtres, le jour où ils sauront tous dire aux Silain, aux Pinot, aux Lacaud : — Non !

Le jour du départ des métayers de Puygolfier, ils passèrent devant chez nous, pour traverser au gué, emportant sur une charrette leur pauvre mobilier. Le père allait devant les bœufs, se retournant de temps en temps pour leur crier : Hâ ! hâ ! et les piquer de l’aiguillon. Sur le devant de la charrette, on avait fait une place où était assis le grand-père infirme. Une table longue à pieds massifs, deux bancs, un vieux cabinet de cerisier noirci par la fumée, une maie, deux vieux châlits piqués par les vers, deux ou trois chaises à moitié dépaillées, un dévidoir fait à coups de hache, une barrique vide, s’entassaient sur la charrette. Par-dessus, étaient jetées les paillasses de grosse toile rapiécées de morceaux différents, et deux vieilles couettes jaunies. Deux seaux se balançaient sous la charrette, avec des paniers où il y avait des bouteilles vides, des fours d’oignons, des pelotons de fil, et d’autres où gisaient des poules les pattes liées. Aux ridelles étaient accrochées des affaires : une oulle pour les châtaignes, une tourtière à faire les millassous, une marmite, une poêle à longue queue et plusieurs paires de sabots usés. Dans les endroits où le chargement laissait des vides, on avait placé un sac de farine à demi plein, quelques pots de terre, des hardes, des chiffons et deux tourtes de pain noir. À la cime de ce pilo de meubles et d’affaires, étaient assis, sur les paillasses, deux enfants de quatre et de sept ans.

Voilà toute la richesse de cette famille ; voilà tout ce que depuis une centaine d’années elle avait amassé par un travail dur et acharné ! Et maintenant qu’on nous dise que la propriété vient du travail ! pour quelques-uns, je ne dis pas ; mais combien est grande la foule de ceux qui de père en fils travaillent, suent et peinent à force, et sont misérables !

Nous savons ça chez nous, et c’est pourquoi on dit communément : Les pauvres seront toujours pauvres !

Ah ! quand donc se lèvera sur le peuple le soleil de la Justice !

À côté de la charrette, marchait une forte femme brune, avec un nourrisson sur les bras, et son bas dans sa poche de tablier. Un drole de seize ans se tenait près d’elle, et de temps en temps portait le petit enfantelet pour soulager sa mère, qui pendant ce temps, comme une vaillante femme qu’elle était, faisait un tour ou deux de bas ; derrière, le labri suivait en trottinant. Tout ce monde était triste et dolent de quitter la métairie que la famille travaillait depuis si longtemps, et où le grand-père, infirme, était né avant la Révolution. Mais cette tristesse était muette et résignée, c’était la tristesse du pauvre paysan périgordin, qui depuis des siècles et des siècles mord les dures tétines de la Pauvreté.

Il tombait une petite brume fine. La charrette tressautait lourdement sur les pierres du chemin, et les enfants, juchés en haut, s’attrapaient à la corde qui serrait le chargement, afin de n’être pas jetés à terre.

Au moment où ils passaient devant chez nous, M. Silain se trouva justement là, revenant de la chasse. Cette rencontre le contraria peut-être, mais il n’y avait pas moyen de l’éviter ; il s’arrêta donc pour laisser sortir la charrette du chemin étroit. Le père, qui allait devant les bœufs, souleva son bonnet et lui dit : Bonsoir, notre Monsieur ; politesse prudente du pauvre, qui ne sait pas ce que le sort lui réserve. Le vieux infirme ne salua pas, lui ; il n’en avait pas pour longtemps, et n’avait rien à ménager ; partout on trouve six pieds de terre pour y dormir en paix… La mère ne dit rien non plus, mais dans ses yeux passa un éclair de haine, qui eut fait comprendre à M. Silain, s’il s’en fût donné garde, La Jacquerie et Quatre-Vingt-Treize, ces explosions de colères amassées et envieillies, pendant de longs siècles de misère et d’oppression.

Pendant ce défilé, les droles restèrent silencieux comme de petits sauvages, tandis que le labri, fourré sous la charrette, ne cessait de japper après les chiens de M. Silain, qui chassait tout son monde de Puygolfier.

J’étais monté sous l’auvent, ne voulant pas parler à M. Silain. Cet homme me faisait horreur maintenant, depuis qu’il rendait malheureux sa fille et tous ceux qui l’entouraient.

— Pauvres gens ! dit ma femme.

— Ha ! Je regrette bien, lui répondis-je, que la grange n’ait pas été prête, nous les aurions pris à la Borderie.

Mais j’ai été un peu devant tandis que j’y étais, pour faire voir toute la méchanceté de M. Silain. Il me faut maintenant revenir en arrière, pour raconter une affaire qui m’arriva, il n’y avait que quelques mois que j’étais marié.

Un samedi du mois de février, c’était en 1850, j’étais allé au marché de Thiviers, je ne me rappelle plus pourquoi, et tout en faisant mes affaires, je vis passer ce grand chenapan de maréchal que j’avais si bien frotté à Négrondes, le jour de la dernière vôte, parce qu’il faisait l’insolent avec Nancy. Il avait un fusil pendu à l’épaule par une bretelle de lisière, et en passant près de moi il me regarda d’un mauvais œil. Mais je m’en moquais bien à cette heure, Nancy était à moi, et il n’y avait rien à faire. Je m’attardai un peu dans une auberge, avec mon oncle Chasteigner qui était venu vendre des truffes, et l’Angelus sonnait quand je partis.

Je m’en allais tranquillement, marchant d’un bon pas, car il me tardait d’arriver, comme toujours lorsque j’étais dehors. J’avais passé Puyfeybert, et je n’étais pas bien loin de la Côte, dans le chemin qui traversait un bois-châtaignier, lorsque, en arrivant à un endroit où il y avait un gauliadis ou bourbier, il me sembla voir remuer quelque chose derrière un gros châtaignier qui se trouvait sur la gauche. Au lieu de passer par le sentier que les gens avaient fait dans le bois, pour éviter le gauliadis, ce qui m’aurait mené passer rasis le gros châtaignier, je traversai dans la boue en enjambant sur des grosses pierres qu’on avait mises dans ce mauvais chemin. J’étais presque sorti de là, quand tout d’un coup, je me sentis poussé par derrière et criblé, comme si on m’avait jeté une poignée de graves, et en même temps j’entendis un coup de fusil. Cette poussée, au moment où je n’avais qu’un pied posé sur une pierre, me fit trébucher et tomber. Étant étendu tout de mon long, j’entendis les pas d’un individu qui s’en galopait, et, tournant la tête tout doucement, je vis un grand gaillard avec un fusil. Pardi, que je me pensai, c’est cette canaille de maréchal ; et je restai un moment tranquille, parce que je n’entendais plus ses pas, et que je me disais qu’il s’était planté et qu’il était capable de venir m’assommer à coups de crosse si je bougeais. Mais n’entendant rien et ne me voyant pas remuer, il crut m’avoir tué et reprit sa course.

Quand je fus bien sûr qu’il était loin, je voulus me relever, mais les plombs m’étaient entrés dans les reins et dans les cuisses, et j’eus du mal à me mettre sur mes jambes, tant je souffrais. Une fois debout, je repris mon chemin en m’aidant de mon bâton, marchant pas à pas. Je sentais que je n’avais rien de cassé ni rien d’abîmé dans la carcasse, et ça me faisait prendre courage. Il me fallut tout de même une demi-heure, pour aller jusqu’à la Côte, et quand je fus là, les gens me firent boire un coup et deux hommes me soutenant chacun sous un bras me menèrent jusqu’au Frau. Quand ma pauvre femme, bien inquiète déjà de ce que j’étais anuité, me vit dans cet état, elle jeta un grand cri et me prit dans ses bras, tandis que mon oncle et Gustou accouraient bien vite. On m’assit près du feu, et on m’ôta mon havresac qui était plein de gros plomb de loup. Gustou partit de suite pour aller chercher le médecin de Savignac. En attendant, on me mit au lit, et je m’endormis, après avoir conté comment l’affaire était arrivée. Mais je ne dis pas que c’était ce scélérat de maréchal, parce que ça aurait encore fait plus de peine à ma femme, de penser que c’était à cause d’elle que j’avais attrapé ça.

Le médecin vint le lendemain, me tira une dizaine de plombs, et me dit que j’avais eu de la chance d’avoir mon havresac avec quelque chose dedans, qui avait amorti le coup, parce que si j’avais reçu toute la charge dans le corps, j’étais un homme mort.

Aussitôt qu’il fut sûr qu’il n’y avait pas de danger, mon oncle prit la jument et s’en fut à Thiviers parler aux gendarmes, puisque c’était dans leur renvers que l’affaire était arrivée. Le brigadier monta à cheval et vint avec un gendarme pour me demander comment ça s’était passé ; quand ils furent à l’endroit, ils trouvèrent une bourre de fusil ; c’était une feuille de vieux livre. Lorsque je leur eus bien tout expliqué point par point, et que je leur eus dit qui je croyais que c’était, ils s’en retournèrent emportant les plombs qu’on m’avait ôtés du corps, et la bourre du fusil.

À Thiviers ils s’enquérirent. Au bureau de tabac, on leur dit qu’un garçon dont le signalement répondait assez à celui du goujat était venu acheter du plomb double zéro, pour tuer le loup qui venait souvent rôder la nuit autour de son village, à ce qu’il disait. Cet individu avait aussi acheté pour quatre sous de tabac à fumer. Le plomb et le tabac avaient été pliés dans des feuilles d’un vieux livre qui était sur le comptoir, et, vérification faite, la bourre ramassée sur le chemin était une feuille de ce livre.

Le maréchal fut amené à Thiviers et conduit au bureau de tabac. La marchande, interrogée, déclara que celui qui avait acheté le plomb et le tabac avait bien une figure à peu près comme celui-là, mais était bien moins grand.

Il était clair que cette canaille avait fait acheter le plomb par un autre, mais il fallait trouver cet autre. Autrefois la justice n’était pas si bien menée qu’aujourd’hui, et par-dessus le marché, à ce moment-là, les gendarmes avaient assez d’ouvrage pour surveiller les rouges, de manière qu’il arrivait assez souvent qu’il se commettait des crimes dont on ne trouvait jamais les auteurs, comme c’était arrivé pour l’assassinat de ce porte-balle, près du Frau. Ça arriva aussi pour mon affaire : les gendarmes cherchèrent, interrogèrent plusieurs individus, mais, en finale, ils ne purent mettre la main sur celui qui avait acheté le plomb. Pourtant, c’était un ami du maréchal qui ne valait pas plus que lui, comme on le sut trop tard ; ils avaient déjeuné ensemble dans une auberge et il semble qu’on aurait pu le trouver, mais enfin on ne le trouva pas.

Au reste, il faut dire qu’en ce temps-là les gens ne tenaient pas beaucoup à témoigner en justice, et se cachaient, parce que c’était chose toujours pleine de dérangements et d’ennuis ; sans compter que les avocats ne se gênaient pas bien, pour supposer de vilains motifs aux témoignages de ceux qui chargeaient leurs clients, et pour leur chercher, comme on dit, les poux dans la tête : on m’a assuré que ça arrivait encore quelquefois.

Moi, j’en fus quitte pour quelques jours de lit, et quinze jours de repos, après quoi je repris mon travail et mes habitudes. Mais il me faut dire ici que les soins de ma femme, et sa manière de bien faire, et l’affection qu’elle me montra dans cet accident, faisaient que je ne regrettais pas trop mon coup de fusil.

Environ dans les deux ou trois mois après, Nancy me dit un jour qu’elle croyait être enceinte, ce qui me fit grand plaisir, car nous autres paysans nous ne faisons pas comme des gens de la ville qu’il y a, qui vous disent tout sans façons qu’ils ne veulent pas d’enfants. Au contraire, il nous semble qu’un mariage n’est bien et totalement fait et consommé que lorsqu’il a produit des fruits. Je fus donc, comme je disais, bien content, et mon contentement allait en augmentant, comme la taille de ma femme. Je voyais faire les drapes, les bourrasses, les maillots, les bonnettous, pour ce petit être qui allait venir, avec un plaisir grand qui me faisait faire l’imbécile : c’était la première fois, il faut m’excuser.

Les nouveaux mariés ne sont pas toujours d’accord, pour désirer soit un garçon, soit une fille ; mais ma femme et moi nous étions du même avis ; c’est un garçon que nous autres voulions.

Le jour arrivé qu’elle sentit les douleurs, c’était au mois d’octobre 1850, le 25. On envoya chercher une vieille femme du bourg, qui s’entendait à ces affaires, n’y ayant pas de femme-sage dans le pays. La mère Jardon était venue aussi, pour aider à la soigner. Cette vieille me dit de m’en aller, que je ne faisais que la déranger, en tournant et retournant toujours autour de ma femme ; alors elle en se riant, quoique ça commençât à piquer, me dit : Va au moulin, mon Hélie, va. Et moi je descendis au moulin, où je ne pus rester en patience, allant, venant, sortant, rentrant, sans tenir un instant en place, et me plantant souvent sur la porte, pour savoir plus tôt quand ça serait fini. Enfin, une heure après, la mère Jardon sortit sous l’auvent, en essuyant ses yeux avec son tablier, et me cria : C’est un mâle.

Ha ! et je montai vivement à la maison. Le petit était déjà mailloté et dormait, tout rouge à côté de sa mère. La pauvre n’était pas rouge, elle, mais un peu pâle au contraire, et ses yeux mâchés se fermaient. Je l’embrassai longuement, comme pour la remercier d’avoir si bien travaillé. Mon oncle vint aussi tout content, et lui dit : — À la bonne heure, ma fille, tu as commencé par un drole et tu n’as point crié ; tu es une femme ! et il l’embrassa, et moi encore après lui. Gustou monta aussi du moulin, et il dit qu’il fallait faire boire du vin pur au petit, afin que plus tard il pût boire tant qu’il voudrait sans se griser. Mais nous ne le voulûmes point. Afin de les contenter lui et la vieille, il fallut tuer un coq pour en faire manger à ma femme ; si elle avait eu une fille, ça aurait été une poule : le coq dans la soupe, ça ne pouvait faire de mal à personne, n’est-ce pas ?

Après ça, la vieille nous dit : — À cette heure, il faut la laisser dormir ; allez-vous-en tous. Et nous nous en allâmes, moi tout fier d’avoir un garçon ; il me semblait qu’étant père maintenant, j’étais un tout autre homme.

Au bout de deux jours, ma femme commença à se lever, et après cinq ou six jours elle avait repris son train d’habitude.

Lajarthe vint le dimanche suivant, et nous fit compliment à ma femme et à moi : — Il faudra en faire un bon citoyen de ce petit, qu’il nous dit, parce que les bons citoyens sont rares.

Il resta à souper le soir avec nous, et il nous conta qu’il était allé le matin jusqu’à Coulaures, et qu’il avait ouï lire un journal, où il était question des voyages du président de la République, dans la Bourgogne, à Lyon et dans l’Est de la France.

— C’est fini, dit-il, nous allons avoir l’Empire. L’autre jour, à une revue, les soldats qu’on avait saoûlés ont crié : Vive l’empereur ! Les nobles, les bourgeois, les curés, les riches, les gens en place, tous conspirent à ça. Pourvu qu’en finale le neveu ne nous ramène pas les Russes et les Prussiens comme son oncle, ça ira bien. Ça, c’était toujours son refrain, de ce pauvre Lajarthe, parce que c’était un homme de l’espèce de ceux de 1792, qui aimait fort son pays.

— C’est triste, disait mon oncle, mais c’est comme ça, l’Empire se fait comme tu dis. Il y aura peut-être bien au dernier moment des gens qui se lèveront, par-ci, par-là, mais la France ne bougera pas. Moi, tant que je pourrai, je tâcherai d’en détourner, quand ça ne serait qu’un ; mais nos pauvres gens ont l’esprit tellement tourneboulé par le nom de Napoléon, que c’est à rien faire.

— Jusqu’à M. Silain, qui s’en mêle, dit Lajarthe. De tout temps la maison de Puygolfier a été pour le roi, et maintenant pour Henri V, comme ils disent ; mais il paraît que M. Silain a un peu tourné sa veste, et qu’il s’arrangerait d’un empereur.

— Il ferait mieux de s’occuper de ses affaires, répondit mon oncle ; l’empereur ne lui payera pas ce qu’il doit.

Mon oncle avait raison, et je le vis bien quelque temps après. Le surlendemain de la Toussaint, j’étais au moulin, à faire moudre, quand tout d’un coup, notre chienne Finette se mit à japper comme une enragée. Je sortis sur la porte, et je te vis venir un individu à cheval. Quand il fut à cent pas, je le reconnus ; c’était ma foi l’huissier Laguyonias, sur sa jument grise, avec sa figure en lame de couteau, ses petits favoris jaunes, et son air chattemite. Il était habillé moitié en monsieur, moitié en paysan, ayant de gros souliers ferrés avec un éperon rouillé au pied gauche, une culotte de grosse étoffe bourrue couleur de la bête, une vieille lévite verte et un grand chapeau haut de forme à grands bords, recouvert d’une coiffe en toile cirée. Il avait à la main une de ces espèces de grosses cravaches de cuir roulé en torsade, communes autrefois, dont le manche était plombé.

Je n’aimais pas cet individu, ni personne d’ailleurs, car c’était un de ces huissiers comme on n’en voit plus, Dieu merci, ferrés sur la chicane, retors, madrés, coquins, poussant aux procès, les faisant naître, les entretenant, faisant foisonner les actes, et ruinant les malheureux en frais. Celui-ci avait déjà fait vendre beaucoup de biens de pauvres diables qui avaient eu le malheur de l’écouter et de suivre ses mauvais conseils. Mais ce n’était pas seulement ceux qui connaissaient sa manière de faire, qui ne l’aimaient pas ; les petits droles même en avaient peur, tant il avait une méchante figure ; et quand il passait dans un village, les gens le regardaient d’un mauvais œil, disant entre eux :

— Voilà encore cette canaille de Laguyonias, qui va faire de la peine à quelqu’un.

Moi, le voyant, je me disais en rentrant au moulin : Que diable vient faire ici cette sale bête ?

Je le sus bientôt. Il arriva, attacha sa jument à un anneau et entra :

— Bonsoir, qu’il me dit, je vous porte là un acte ; et en même temps il dévissait une petite écritoire de corne, et prenant une plume dans un étui, il mit au bas qu’il me le remettait à moi-même, en s’appuyant contre le mur.

— C’est bon, fis-je, donnez-le moi,

— Voilà, c’est une opposition au payement de ce que vous restez devoir à M. Silain de Puygolfier. Et il restait là, m’expliquant que c’était au requis de Merlhiat, l’escompteur de Saint-Yrieix, qu’il faisait cette saisie-arrêt, parce que M. Silain lui avait emprunté de l’argent, et qu’il ne payait pas seulement les intérêts. Je n’avais pas besoin qu’il me dit tout ça, puisque je lisais l’acte ; et je le lisais tout du long, attendant qu’il s’en allât. Mais lui restait là, pensant sans doute que j’allais le convier à boire un coup. Mais il se trompait. Ah ! si ça avait pu lui servir de poison, je ne dis pas. Enfin, voyant que je ne lui disais pas de monter à la maison, et que je recommençais de lire son papier par le commencement il s’en alla.

Je portai voir l’acte à mon oncle, qui me dit que ça devait arriver ainsi, vu que M. Silain continuait toujours son même train, et qu’il était entre les pattes de Merlhiat qui lui fournissait quelque peu d’argent, et l’exploitait tant qu’il pouvait comme un usurier qu’il était.

J’étais tout ennuyé de ça, par rapport à la pauvre demoiselle Ponsie qui en était la victime. Je n’ai jamais souhaité la mort de personne bien sûr, et ce que je viens de dire à propos de Laguyonias n’est qu’une manière de parler de chez nous, où on en dit un peu plus qu’on n’en pense, pour le mieux faire sentir. Mais, franchement, je me disais que ça serait un grand bonheur pour la demoiselle, si son père se cassait le cou en allant à cheval, ou bien s’il attrapait quelque coup de fusil par accident à la chasse.

Ça n’arriva pas de cette façon, mais ça arriva tout de même. Une huitaine de jours avant la Noël de l’année 1850, nous étions à la maison, finissant le mérenda, quand la nouvelle métayère de Puygolfier arriva en courant, nous priant d’y monter de suite, que M. Silain avait eu une attaque et qu’il n’en pouvait plus. Je m’y encourus avec mon oncle en coupant au plus court à travers les terres. En entrant dans le salon à manger, nous vîmes bien que c’était fini. M. Silain était sur son fauteuil, les jambes étendues, les bras ballants, ne bougeant plus. Le nez lui saignait, et sa pauvre fille l’essuyait avec un linge, en se lamentant, tandis que la grande Mïette tenait la tête qui roulait sur le dossier du fauteuil. Sur la table, les plats, les assiettes, tout était encore là. Mon oncle toucha la main ; elle se refroidissait déjà.

La grande Mïette fut chercher un miroir, et le mit devant la figure, tout contre la bouche de M. Silain, mais il ne se fit pas la moindre buée :

— Allons, pauvre demoiselle, dit mon oncle, il est mort, il n’y a plus rien à faire.

La pauvre se remit à pleurer et à se désoler, disant que c’était impossible ; qu’il y avait trois quarts d’heure, il était là, finissant de déjeuner, de grande faim, car il était rentré tard de la chasse, et qu’il ne pouvait pas être mort comme ça ; et ses sanglots éclataient.

Enfin, elle finit par entendre raison. Nous lui dîmes alors qu’il fallait le monter dans sa chambre ; mais ce n’était pas peu de chose. La grande Mïette alla chercher une couverture, et appela le métayer de la cour, car le drolar qui avait soin de la jument et des chiens n’était pas fort assez pour nous aider. Une fois dans la couverture et tenant chacun un coin, la Mïette qui était forte comme un cheval, le métayer, mon oncle et moi, nous le montâmes à travers le corridor ; mais ce n’était pas aisé, surtout en montant l’escalier en vis de la tour, car il était grand et lourd, M. Silain. Après qu’il fut étendu sur son lit, il fallut se dépêcher de l’habiller avant qu’il fût tout à fait froid. La demoiselle, toujours gémissant, alla chercher les meilleurs habits de son père, ceux-là qu’il mettait pour aller à Limoges aux foires de la Saint-Loup, et à Périgueux au grand Cercle, et on les lui mit pour son dernier voyage, après lui avoir ôté ceux qu’il avait. C’était triste à voir, quoiqu’on ne l’aimât pas M. Silain, ce grand cadavre qu’il fallait remuer, soulever, et qui se laissait faire comme un petit enfant qu’on maillote. Où ce fut le plus malaisé, ce fut pour lui ôter ses bottes, il fallut le tenir sous les bras, par la tête du lit, tandis que la grande Mïette les lui tirait à grand’peine.

Quand ce fut fait, qu’il fut habillé, la demoiselle alluma deux bouts de cierges, et la Mïette ayant étendu une serviette sur une petite table auprès du lit, mit dessus de l’eau bénite dans une assiette, avec un petit brin de buis du jour des Rameaux, et en jeta quelques gouttes dessus le corps, après la demoiselle.

Cela fait, nous descendîmes, et la grande Mïette nous raconta comment c’était arrivé. Le Monsieur était revenu tard de la chasse, il était une heure, ayant chaud, et il s’était tourné vers le feu dans la cuisine pour manger sa soupe, et avait fait un bon chabrol. Puis après il était passé dans le salon à manger pour déjeuner. Il avait mangé une grosse omelette aux pommes de terre, un reste de civet de la veille, et approchant la moitié d’un piot qu’on avait fait rôtir : avec ça il avait bu, bien deux bouteilles de vin, en sorte qu’il était rouge comme la crête d’un coq. Tandis qu’il se taillait un petit bout de bois pour s’écurer les dents, Laguyonias était venu, avait remis à la cuisine un papier timbré, et était reparti bien vite, parce qu’une fois il avait été un peu secoué par M. Silain. La grande Mïette, ne sachant point ce que c’était que ce papier, sinon qu’il était pour son Monsieur, le lui avait porté. Tandis qu’il le lit, voilà M. Silain qui devient cramoisi, puis violet ; il veut se lever, retombe sur son fauteuil, en essayant d’arracher sa cravate, fait quelques mouvements des bras, des jambes, ouvre la bouche et puis ne bouge plus.

Le papier était encore là sur la table ; c’était un commandement que faisait donner Merlhiat en vertu d’une grosse, d’avoir à payer de suite quatre mille cinq cents francs, plus des intérêts et des frais, faute de quoi, etc. : saisie, vente et tout ce qui s’ensuit.

Il fallut envoyer des messagers, pour prévenir les amis de la famille et les messieurs d’alentour. De parents, il n’y en avait pas dans le pays. Le métayer partit d’un côté, et nous autres, revenus au Frau, nous envoyâmes Gustou de l’autre. Mon oncle alla faire la déclaration chez Migot, et puis après avertit le curé, et lui demanda l’enterrement pour le surlendemain onze heures.

Il ne manqua pas de monde ce jour-là. Tous les nobles des châteaux de par là, et il y en a quelques-uns, étaient venus, et les bourgeois aussi, et quelques paysans, de proches voisins comme nous autres. Il avait neigé quelque peu, et la terre était toute blanche, comme le drap qui couvrait la caisse. Cette neige faisait que les porteurs se fatiguaient vite, sans compter la pesanteur, et il fallait souvent les changer. Le curé était venu faire la levée du corps au château, et il pouvait bien faire ça pour M. Silain, qui lui avait fait manger tant de lièvres en royale, dont il était si friand.

Jeandillou marchait devant, portant la croix ; puis le petit de chez Rabier suivait, habillé en enfant de chœur, avec un pantalon tout braudeux qui dépassait, et de gros souliers. Ensuite venait le curé Pinot en bonnet carré et en surplis, escorté de trois autres curés du pays. Puis le corps suivait, porté sur les épaules de six hommes, et après, la demoiselle Ponsie avec un voile noir et pleurant dans son mouchoir. Derrière elle, venaient les messieurs et les dames ; et, suivant le beau monde, les paysans. À cause de la neige, ça faisait un bruit de pas sourd, et tout ce monde noir avait l’air de couler doucement dans le chemin, comme la rivière au-dessus du moulin.

On n’entendait qu’un petit murmure de voix, des messieurs qui parlaient bas entre eux, et des bonnes femmes qui s’en allaient disant leur chapelet. Par moments, dominant le tout, la voix du curé récitait les chants de la mort.

C’était triste vraiment tout cela, au milieu de la campagne morte et gelée, où les noyers et les châtaigniers avaient l’air de se lamenter en levant au ciel leurs grands mars noueux et dépouillés, tandis qu’en haut, tout à fait en haut, des troupes de graules passaient avec leurs couah ! couah ! mal jovents.

Voilà, me pensais-je en suivant les autres, voilà où il nous en faut venir tous, petits et grands, riches ou pauvres, les uns plus tôt, les autres plus tard, mais sûrement. Il n’y a point de remède à ça, le mieux est d’être toujours prêt, et à cette fin ne point charger sa conscience de mauvaises actions. Et je me disais en moi-même : Supposons qu’il y ait un paradis, comme le prêche le curé Pinot, pour sûr que M. Silain n’y est point, car il n’a guère fait de bien et il a fait assez de mal autour de lui. Et même en y regardant bien, il n’est pas croyable qu’il y aille plus tard.

Sans doute, la demoiselle va lui faire dire assez de messes ; mais c’est à savoir si le curé a le pouvoir de lui ouvrir les portes du ciel. Pour moi je ne le croyais pas, et je me disais que s’il y avait une autre vie où nous serions récompensés ou punis, ça serait d’après ce que nous aurions mérité, par nos bonnes actions ou par nos fautes, et non pas d’après les démarches d’autrui et des prières payées : autrement, ça ne serait pas juste.

À l’église, les uns se mirent dans le banc de la famille, les autres, dans les leurs, et au fond, du côté de la porte, les pauvres gens qui avaient coutume de se mettre à genoux sur les dalles eurent des chaises que la demoiselle leur avait fait donner. Le curé passa un habillement noir où il y avait des têtes de mort et des os croisés dans l’échine, et chanta une messe qui dura plus d’une heure. Puis quand tout fut fini, qu’il eut aspergé, encensé le mort qui était là dans sa caisse, en tournant tout autour, les porteurs qui étaient allés à l’auberge se chauffer et boire, pour ne pas attraper de mal en venant ayant grand chaud dans cette église glacée, les porteurs donc remirent la caisse sur leurs épaules pour s’en aller au cimetière. C’était là, autour de l’église : la fosse était creusée dans un terrain clôturé appartenant aux Puygolfier, et où il y avait des pierres des anciens avec leurs armoiries dessus.

Jeandillou, qui était fossoyeur aussi bien que marguillier, fit bien attention tant qu’il put, mais avec ça, en touchant au fond du trou, la caisse lourde fit un bruit sourd qui fit gémir la pauvre demoiselle Ponsie.

Quand chacun eut jeté sa goutte d’eau bénite, sa pelletée de terre, Jeandillou finit de combler le trou, et la nièce du curé emmena la demoiselle à la maison curiale, où les gens comme il faut, amis et voisins, allèrent lui faire leurs complaintes et leurs adieux. Ceux qui avaient laissé leurs chevaux à Puygolfier attendirent un moment, et revinrent avec elle, après quoi ils s’en allèrent, de manière que, le soir, elle était seule avec la grande Mïette.

La pauvre demoiselle n’était pas au bout de ses peines ; dès le lendemain il vint un individu qui réclama de l’argent prêté à M. Silain, et montra une reconnaissance qu’il lui avait faite. Comme il n’y avait point d’argent à Puygolfier, il s’en retourna en menaçant. Après celui-là, il en vint d’autres, et pendant quelque temps ce fut une procession de gens à qui il était dû peu ou prou. Et ça, sans parler de Laguyonias qui venait pour le moins deux fois par semaine apporter du papier timbré. Il était content le vieux coquin, il voyait qu’il gagnerait gros sur les affaires de Merlhiat et d’autres. C’est dans ces débâcles, lorsque les gens étaient morts, qu’il n’y avait plus dans la maison que des femmes n’entendant rien aux affaires, ou des petits enfants, c’est là qu’il faisait ses orges.

La grande Mïette vint un soir, en cachette de sa demoiselle, nous raconter tout ça. Ma femme en pleurait de compassion, et moi, ça me mit dans une colère noire après ce Laguyonias et d’autres vauriens : — Écoute, dis-je à mon oncle, maintenant que la grange est finie, que nous avons des métayers à la Borderie, tu n’as plus tant d’ouvrage. Gustou et moi nous ferons aller le moulin tout seuls, il faut que tu t’occupes des affaires de la demoiselle, autrement elle sera volée, pillée, et on ne lui laissera que les yeux pour pleurer. Il y a des dettes, pardi, qui sont véritables, mais il doit y en avoir qui sont autant de voleries ; il faut tirer ça au clair.

— Ça n’est pas une petite affaire, dit mon oncle, et ce n’est pas un amusement ; mais je me le reprocherais toute ma vie si je ne le faisais pas ; va-t-en avec la Mïette et dis à la demoiselle que j’y monterai demain matin.

Lorsque j’entrai dans la cuisine, je vis la pauvre créature au coin du feu, toute pâle, toute maigre et les yeux rouges : — Ah ! mon pauvre Hélie, c’est toi, fit-elle en pleurant : je suis bien malheureuse, va !

— Écoutez, lui dis-je, tout remué en la voyant comme ça, mon oncle viendra demain matin et il vous faudra aller chez M. Vigier lui donner une procuration pour toutes vos affaires ; il vous arrangera tout ça, n’ayez crainte. Sans ça vous seriez chicanée par des canailles qui vous mangeraient tout.

— Mais, dit-elle, ton oncle a ses affaires, et vraiment j’ai grand’peine de le charger de toutes mes misères.

— Quant à ses affaires, ce sont les miennes aussi, et je ferai pour nous deux ; ça ce n’est rien. Vous savez ce que je vous ai dit, lors de mon mariage : Si jamais vous avez besoin de quelqu’un, ne m’oubliez pas. Hé bien, maintenant me voici : mon oncle ou moi, c’est tout un ; mais il vaut mieux que ce soit lui qui voie tous ces gueux qui vous tracassent, il leur imposera davantage, et puis il a plus la connaissance des affaires. Allons, tranquillisez-vous, tout s’arrangera, et reposez bien cette nuit.

— J’en aurais bien besoin, dit-elle, car depuis la mort de mon père je ne dors plus.

Pour en finir avec les affaires de la demoiselle, je dirai tout de suite que mon oncle éclaircit bien des choses qu’on voulait embrouiller exprès ; qu’il réduisit plusieurs comptes qui étaient enflés plus que de raison ; qu’il rogna les ongles de Laguyonias et enfin fit entendre raison aux créanciers vrais, qui ne demandèrent pas mieux, dès lors, que de lui laisser liquider la succession.

Quand tout fut réglé, payé, il resta à la demoiselle le château avec les bâtiments de la cour, le puy au-dessous avec les truffières, un pré dans la combe, quelques terres autour du château, avec une vigne et un bois-châtaignier ; à peu près ce qu’on appelait autrefois : le vol du chapon.

Ce n’était rien comparé à l’ancien bien ; mais quand elle vit ça, elle qui avait eu peur de s’en aller de Puygolfier sans rien, elle fut bien heureuse, et s’il faut le dire, moi aussi. — Ah ! mes pauvres, vous m’avez sauvé la vie ! dit-elle.

Mon oncle lui mit un bordier dans la cour, où étaient les métayers autrefois, et avec la Mïette qui faisait venir beaucoup de poulaille, et vendait des œufs aussi, les jeudis à Excideuil, elle pouvait vivre petitement, mais tranquillement, et c’est tout ce qu’elle demandait. Rien que les truffières de dessous la terrasse lui donnaient bien cinquante écus par an, une année portant l’autre, quoique Germa qui venait avec sa truie à la saison, pour les chercher, la trompât bien peut-être quelque peu.

Dans ce temps-là, notre petit croissait tout à fait bien. Mon oncle avait voulu lui donner mon nom, mais nous l’appelions Lélie pour le mignarder. Ah ! ils étaient bons amis : quand le drole était sur les bras de sa mère et que mon oncle entrait, il se lançait vers lui en criant, et lorsque mon oncle l’avait pris, il s’attrapait d’une main à sa barbe à pleine poignée, et serrait que c’était le diable pour le faire lâcher. En même temps de l’autre main, il lui ôtait son chapeau, comme font tous les petits droles, je ne sais pas pourquoi, et autant de fois que mon oncle remettait son chapeau sur sa tête, autant de fois il le lui ôtait. D’autres fois, étant sur les genoux de sa mère en train de téter, s’il entendait mon oncle parler et s’approcher, il lâchait un peu de téter et le regardait un petit moment en se riant, comme qui dit : — Attends un peu, tout à l’heure ! et tout d’un coup rattrapait son téti.

En voyant comme il aimait ce petit, et comme il était bon et complaisant pour lui, ma femme dit un jour :

— Oncle, c’est bien dommage que vous ne vous soyez pas marié, vous qui aimez tant les petits droles.

— C’est que vois-tu, ma fille, répondit-il en se riant un peu, bien peu, je n’ai pas trouvé une femme comme toi… Si j’en avais trouvé une pareille, je me serais marié.

Elle devint un peu rouge :

— Vous dites ça pour rire, oncle ; il n’y en manque pas de femmes comme moi, et qui valent mieux.

Il ne répondit pas, comme quelqu’un qui dit : Ça n’est pas la peine de disputer là-dessus ; je sais à quoi m’en tenir. Et certainement, on voyait qu’il pensait ce qu’il disait ; et d’ailleurs, tout ce qu’il faisait le prouvait bien. Jamais il ne serait allé à Excideuil, ou à Thiviers, ou à une foire quelque part sans dire à Nancy : As-tu besoin de quelque chose ? de ceci ? de cela ? Et elle avait beau dire de non, quand il était parti, et qu’il voyait quelque chose qu’il pensait qui lui conviendrait, il le portait.

Ce n’est pas parce que c’est ma femme, mais c’était bien vrai qu’il n’y en avait pas la pareille à Nancy. De l’heure et du moment qu’elle était entrée dans la maison, tout avait changé de façon. Je ne veux point dire du mal de la Marion, c’était une bonne chambrière, mais ça n’était plus la même chose. La maison était tenue maintenant avec une propreté qui n’est pas bien ordinaire dans nos pays. Les bassines de cuivre accrochées en haut du mur luisaient comme des soleils et en éclairaient la cuisine. Tout était mieux arrangé et placé. Le vaissellier était bien frotté, et les vieilles assiettes à ramages et la vaisselle d’étain, brillantes ; tout ça était bien en ordre et propre comme un sou neuf. Sur des planches, les toupines de graisse et celles de confit étaient alignées par rang de grandeur, et toutes choses pareillement selon leur nature : marmites, poêles, tourtières bien écurées ; jusqu’au quite chalel de cuivre, qui luisait d’un beau jaune d’or dans la cheminée noire. Le plancher de la cuisine était toujours bien propre et net. Autrefois, les poules, les canards, montaient tranquillement à la maison pour chercher les miettes de pain tombées sous la table, et ne s’en allaient pas sans laisser leur présent. Même les cochons, parlant par respect, quand on les ouvrait, arrivaient vite dans la cuisine, sentant leur baquade, du moins quand ils étaient lestes, car une fois gras, ne pouvant plus grimper l’escalier, ils restaient au bas, levant le groin en l’air et grognant, en remuant le bout de leur nez garni d’un clou pour les garder de fouir. Maintenant, toutes ces bêtes restaient dehors. Ma femme avait fait faire par Gustou une claire-voie pour mettre à la porte, et les poules et les habillés de soie n’entraient plus.

Dans l’été, d’ailleurs, on mettait la volaille dans l’îlot du moulin, où on avait fait une cabane pour la fermer la nuit, et elle y profitait beaucoup, cherchant des vers dans le terrain frais, les canards trouvant des lamproyons dans le sable mouillé, et toute cette poulaille mangeant tout plein de ces barbotes, de toutes ces bestioles, qui se trouvent dans les feuilles et dans les herbes, sur le bord de l’eau.

Ah ! la Suzette était à bonne école, et faisait un bon apprentissage de ménagère. C’était une fille de bonne volonté, d’ailleurs, et forte, quoiqu’elle n’eût que dans les seize ans. Quand elle faisait cuire pour les cochons elle n’avait pas besoin de personne, pour monter et descendre la grande oulle ; et elle revenait lestement de la fontaine, avec ses deux seilles d’eau, sans souffler tant seulement. Avec ça, un bon caractère, brin méchante, toujours riant, et prête à faire ce qu’on lui commandait.

Moi, j’étais heureux, je ne dis pas comme un roi, parce que je ne crois pas qu’on puisse être heureux dans cette place-là, mais heureux comme un homme qui est bien sain, qui ne manque de rien de ce qui est nécessaire pour vivre, qui à une maison plaisante, point de dettes, une femme qu’il aime et dont il est sûr, et ne voit autour de lui que des figures contentes.

Je dis, contentes, mais avec ça je voyais que mon oncle, depuis quelque temps, avait quelque chose qui le tracassait plus fort. Chez nous, il ne le donnait pas à connaître, à cause de ma femme, pour ne pas la tourmenter, mais dehors, il n’était plus content comme autrefois, ni si plaisant, lui qui avait de si bonnes rencontres. Je me doutais bien de quoi c’était, ou pour mieux dire je le savais. Tout le monde par chez nous disait que Bonaparte allait se faire nommer empereur. Le curé Pinot le prêchait le dimanche, et disait qu’on allait envoyer aux galères les rouges et les socialistes ; c’était tout son refrain. Ça n’était pas les bavardages du curé, qui n’avait guère de cervelle et n’avait jamais su tenir sa langue, qui inquiétaient mon oncle. Il se disait que ça n’irait peut-être pas tout seul à Paris ; alors qui serait le maître ? c’est ça qui le poignait. Il espérait que les faubourgs allaient se lever en masse comme autrefois, en quoi il se trompait comme on l’a vu ; à qui la faute, ça n’est pas à moi de le dire.

Lajarthe venait souvent nous voir le dimanche, et on lui disait les nouvelles du journal, et lui nous apportait tout ce qu’il oyait dire, de çà, de là, en allant travailler dans le pays. — Chez nous, bonnes gens, disait-il, je n’ai jamais rien vu de pareil, tout le monde est ensorcelé ou peu s’en faut, il n’y a rien à espérer de ce côté ; tous nos paysans se laisseront mener comme un troupeau de brebis. Dernièrement j’étais à Savignac, et j’entendais ce mauvais Pierrichou le chiffonnier qui disait : Si les pauvres gagnent, nous sommes tous perdus ! comme s’il y risquait quelque chose.

— Dans le Midi, disait mon oncle, les gens ne sont pas aussi innocents que chez nous, et ils n’ont pas l’air de vouloir se laisser brider par Bonaparte et sa bande. Si Paris marchait, tout irait bien, de tous les côtés on se lèverait et on balayerait ces gens-là. Mais tout ça, c’est toujours du sang qui va couler, et c’est triste de penser qu’il y a des gens qui vont mourir, parce qu’il plaît à un homme perdu de dettes de faire un coup pour gagner le pouvoir et la caisse.

Moi, entendant tout ça, je me tracassais aussi de ce qui allait arriver, et des malheurs qui pourraient s’en suivre, pour toute la France en général. Mais je dois le dire, j’étais aussi un peu inquiet à cause de mon oncle. Pourvu, me pensais-je, qu’on ne s’en prenne pas à lui par ici : il n’est qu’un paysan, mais avec ça dans les commencements de la République, les gens l’écoutaient bien et faisaient ce qu’il leur conseillait. Quand il y avait quelque mot d’ordre à donner par chez nous, c’est à lui qu’on le faisait savoir, car il était connu et avait connaissance de plusieurs qui étaient les chefs du parti à Périgueux. Et puis, il était abonné à la Ruche du citoyen Marc Dufraisse, qui était le grand épouvantail des bourgeois périgordins. Rien que ça, c’était assez ; mais en plus, il faut dire que mon oncle était un homme carré comme un pied de coffre, qui ne se gênait pas pour dire ce qu’il avait sur le cœur. Je pensais aussi que d’aucuns lui voulaient mal, comme M. Lacaud, notre ancien maire, qui l’était redevenu, et ce Laguyonias, qui était le grand cabaleur des gens de Bonaparte. Ils avaient bien choisi pour la ruse, la menterie, l’habileté à tromper ; mais autrement c’était une canaille. Ces individus, qui en veulent à mon oncle, me disais-je, et qui sont du parti de Bonaparte, pourraient bien lui faire quelque méchant tour. Et quand je venais à penser à la manière dont les gendarmes d’Excideuil l’avaient regardé un jour de marché, comme je l’ai raconté, je me disais qu’il devait être signalé comme un homme dangereux. Oui, dangereux, c’est comme ça qu’en ce temps-là les gens en place et leurs estafiers appelaient les républicains qui ne craignaient pas de parler tout haut, comme c’était leur droit de citoyens. Ah ! et puis il y avait une autre bêtise, sa barbe aussi, je l’ai déjà dit, qui le faisait passer pour un homme capable de tout. Je ne sais qui leur avait cogné ça dans la tête. Maintenant, ils ne sont pas si bêtes ; moi j’ai une barbe plus longue que celle de mon oncle et personne n’y fait attention.

Cette année-là, nous avions un cochon qui était si bonne bête, joint à ce qu’il était bien soigné par la Suzette, qu’au mois de novembre il était fin gras, et que quinze jours après la Toussaint, il ne pouvait plus se lever de dessus sa paillade ; il fallut donc faire venir Jeantain de chez Puyadou pour le tuer. Jamais nous n’en avions eu un qui eût d’aussi beau lard. Le lendemain, on fit toutes les affaires, des boudins, des andouilles, des saucisses, du confit et des grillons. Jeantain était resté pour couper la viande, et le soir il nous fit faire la soupe à l’eau de boudin. Il disait que c’était bon, mais moi je trouvais que ça sentait trop le graillon. Dans le temps qu’il resta chez nous, il nous raconta que le mercredi d’avant, étant à Périgueux, il avait ouï dire qu’il se préparait quelque chose ; quoi, on ne savait au juste, mais à des ordres donnés, à des consignes nouvelles, à des changements d’employés du gouvernement, on soupçonnait qu’il se mitonnait quelque coup. Et puis les gens en place, ceux qui étaient connus pour haïr la République, et c’était les plus nombreux, presque tous, quoique ne sachant rien de sûr et certain, sentant venir la chose, étaient insolents plus que jamais. On ne les entendait parler que de supprimer les journaux rouges, et d’envoyer les journalistes et tous ceux qui égaraient le peuple crever par delà les mers.

Il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit. Dans les premiers jours du mois de décembre, nous apprîmes ce qui se passait à Paris. Des départements, pas grand’chose, sinon que dans le Midi et dans la Bourgogne on se battait. Mais à cette époque, tenir Paris, c’était tout ; quand on tient la tête on tient le corps, et puisque Paris ne s’était pas levé en masse, tout était perdu.

Un matin, nous déjeunions sans mot dire, assez tracassés, lorsque nous allons entendre des pas de chevaux dans la cour, et puis des gens qui venaient. Quand ils furent sur l’escalier de pierre, oyant les grosses bottes et les éperons, nous nous regardâmes tous avec la même pensée : ce sont les gendarmes !

Et en effet, c’était eux. Ils poussèrent la porte et entrèrent, puis le plus vieux dit : — Sicaire Nogaret, au nom de la loi, je vous arrête ; il faut nous suivre.

Là-dessus ma femme jette un cri et devient pâle comme la mort, et le petit qui s’était endormi au téton de sa mère, réveillé d’un coup, pleurait et criait.

Cependant mon oncle disait aux gendarmes :

— Au nom de la loi, vous dites ; et quelle est cette loi qui permet d’arrêter un citoyen qui n’a ni tué, ni volé, ni fait rien de mal ?

— Ça ne nous regarde pas, nous avons des ordres, il faut nous suivre de suite.

— C’est bien, dit mon oncle, laissez-moi prendre mes souliers.

Pendant ce temps, j’essayai de tirer quelques explications des gendarmes, mais ils n’avaient d’autre réponse, sinon qu’ils avaient reçu des ordres. Je me figurais qu’ils allaient le mener à Excideuil, mais ils me dirent que c’était à Périgueux.

Le pauvre Gustou avait reçu comme un coup de masse sur la tête, et restait là, la bouche ouverte, ne disant mot. La Suzette geignait dans son tablier, et ma femme tout en pleurant, renversée sur une chaise, essayait de consoler son petit.

— Gustou, dis-je, va seller la jument.

Puis j’emmenai ma femme dans la grande chambre : — Donne-moi une chemise, des bas, des mouchoirs ; que veux-tu, on ne peut pas le garder, il n’a rien fait : que diable, on ne peut pas mettre un homme en prison, seulement parce qu’il n’aime pas Bonaparte. Allons, console-toi, je vais l’accompagner à Périgueux, et là je verrai M. Masfrangeas ; peut-être qu’il nous aidera à le sortir de prison.

La pauvre créature, tenant d’un bras son petit serré contre elle, de l’autre prenait dans la lingère les affaires qu’il fallait ; mais elle faisait ça machinalement, sans parler, ne sachant trop où elle en était. Je pliai tout dans une serviette, et je lui dis : Reste là ; je ne voulais pas qu’elle vît mon oncle partir. Mais lui vint avec un air tranquille, et l’embrassa en lui recommandant bien de ne pas se faire du mauvais sang, qu’on ne le garderait pas.

Elle ne disait rien et pleurait. Sa poitrine se soulevait, étouffant de gros soupirs. Nous sortîmes, mais quand elle entendit les gendarmes descendre l’escalier, emmenant mon oncle, elle jeta un grand cri, et tomba par terre. Le pauvre oncle, entendant ce cri, voulut remonter, mais les gendarmes l’attrapèrent par le bras et l’emmenèrent. Moi j’étais remonté vitement, et avec la Suzette, je mis ma pauvre femme sur un lit, et je la fis revenir avec du vinaigre. Je restai ensuite un moment avec elle, tandis que la Suzette tenait le petit, et je m’efforçai de la consoler, et de l’arraisonner. Pour lui faire reprendre courage, je lui disais que probablement mon oncle reviendrait avec moi, mais je ne le croyais pas. Enfin, elle se remit un peu, descendit du lit, et la voyant plus tranquille je m’en allai, en disant à Gustou de rester à la maison en tout cas.

Je pris la jument à l’écurie, et tenant le paquet attaché dans la serviette, je la fis courir un peu pour les rattraper. Je me disais en moi-même : L’auront-ils attaché ? Quand je fus tout près d’eux, je vis que non, et je sus, après, que l’un des gendarmes, avant de monter à cheval au départ, avait tiré ses chaînes. Mais mon oncle l’avait regardé dans les yeux et lui avait dit : — Est-ce que vous voulez attacher comme un voleur un ancien maréchal des logis de chasseurs d’Afrique qui est innocent de tout crime ? Je vous promets de ne pas chercher à me sauver.

Le plus jeune qui avait la chaîne, un Corse méchant, voulait l’attacher quand même, mais l’autre, un vieux brisquard qui avait femme et enfants, et n’était pas mauvais diable au fond, dit à son camarade :

— Je le connais, il ne se sauvera pas, laissons-le libre.

Lorsque je les eus rejoints, je descendis menant la jument par la bride, et mon oncle me dit : — Hé bien et Nancy ? et le drole ?

— Elle est mieux maintenant, et le petit dort.

Quand nous fûmes à Coulaures, les gens furent bien étonnés de voir le meunier du Frau entre deux gendarmes, et tout de suite ils se doutèrent de quoi il retournait, sachant bien que Sicaire Nogaret ne pouvait être arrêté pour aucune mauvaise action. Malgré ça, c’est triste à dire, il y eut de nos connaissances qui nous laissèrent passer sans nous parler, et d’autres rentrèrent chez eux, honteux de ne pas seulement dire bonjour au prisonnier, et n’osant le faire, crainte de se compromettre. Mais les Puyadou ne firent pas ainsi ; ils vinrent au milieu de la route lui toucher de main, et la petite vieille l’embrassa, en criant tout haut et clair : — Si on met les braves gens en prison, qu’est-ce donc que ceux-là qui les y font mettre ?

Là-dessus, le Corse dit :

— Allons ! allons ! marchons ! et nous repartîmes.

Le long de la grande route, les gens nous regardaient passer, et ne disaient rien, tout épeurés. À Savignac, ce fut comme à Coulaures : les uns nous regardaient tristement ; d’autres entraient chez eux. Quelques bourgeois et messieurs qui se trouvaient là, dans un café, se mirent à la fenêtre et devant la porte, et ricanaient en nous voyant passer. Devant l’auberge du Cheval-Blanc, nous ne vîmes personne ; pourtant Lajaunias n’était pas bien capon, mais peut-être il n’était pas chez lui. À la sortie du bourg presque, cependant, un cordonnier déjà sur l’âge, tout grisonnant, sortit de sa boutique, le tranchet à la main, comme s’il eût voulu tomber sur les gendarmes. Quand il fut tout près de nous, il leva sa casquette et s’écria en regardant les gendarmes, les yeux pleins de colère : — Salut aux bons citoyens persécutés !

— Merci Lafont, merci, dit mon oncle, en lui faisant signe de la main, et nous passâmes.

En arrivant à Saint-Vincent, je vis qu’il y avait deux chevaux de gendarmes, attachés devant la porte d’une auberge où se faisait la correspondance. Quelque ouvrier de la forge nous ayant vus, le dit aux autres et ils sortirent tous, et en tête ce grand à qui nous avions parlé un jour en revenant de Périgueux.

— Tonnerre de Dieu ! cria-t-il, voilà qu’on emmène Nogaret ! Et les gendarmes eurent beau faire, ces forgerons vinrent lui serrer la main. Ils nous saisirent jusqu’à l’auberge où les gendarmes d’Excideuil remirent leur prisonnier à ceux de Périgueux, et là nous trinquâmes, et tous se regardant dans les yeux, dirent : — À la santé de la Marianne ! À la prochaine sortie de Nogaret ! Les gendarmes de Périgueux, cependant, demandaient des renseignements à leurs camarades et se consultaient, puis ils dirent : — Allons ! il faut partir.

Au moment où nous quittions l’auberge, les forgerons levèrent leurs casquettes et crièrent : — Bon courage, Nogaret ! Vive la République ! Après que nous eûmes marché un quart d’heure, les gendarmes s’arrêtèrent et descendirent de cheval, pour faire ce qu’ils n’avaient pas osé faire devant les forgerons. L’un d’eux prit une chaîne dans ses fontes et dit à mon oncle :

— Donnez vos mains !

— Comment ! dit mon oncle, vos camarades ne m’ont pas attaché ; je vous promets de vous suivre tranquillement.

Et j’appuyai de mon côté : — Ne craignez rien, il ne se sauvera pas.

— Avec ça, dit celui qui tenait la chaîne, que ça vaut quelque chose, la parole d’un rouge. Quand on a affaire à des gens comme ça, il faut prendre ses précautions. Allons ! donnez les mains ! et en même temps ils les prirent brutalement, et cadenassèrent chaque poignet.

Mon oncle devint pâle et me regarda, et nos yeux se parlèrent :

— Ha ! brigand de Bonaparte !

Les gendarmes remontés à cheval nous nous remîmes en route. — Avec ces petits bracelets, dit l’un, nous sommes sûrs de notre démoc-soc ; ça serait dommage de l’échapper, vu qu’on va le fusiller, ou tout au moins l’envoyer crever à Cayenne.

— C’est comme ça, répondait l’autre, qu’on devrait faire à toute cette crapule, qui ne veut que sang et pillage ; à tous ces meurt-de-faim de partageux.

Et tout le temps ce n’était que des paroles comme ça, ignobles, et des propos dégoûtants. On voyait bien qu’on avait monté la tête de ces gens-là, car ordinairement ils emmènent sans mot dire les plus grands coquins comme Delcouderc. Moi je n’avais rien dit depuis que nous avions quitté Savignac, mais la colère me monta à la figure : — Ah ça ! leur criai-je, vous êtes chargés de conduire le prisonnier, et non pas de l’insulter ! C’est brave, à vous autres, d’agoniser de sottises un homme qui a les deux mains attachées !

Ils se retournèrent sur leur selle :

— Vous, vous allez nous foutre le camp de là !

— La route est à tout le monde, j’ai le droit d’y marcher, et j’y marcherai !

Ils s’arrêtèrent.

— Vous savez, dit l’un en fouillant dans sa fonte, si vous faites le méchant, nous avons une autre paire de bracelets !

— Hélie ! dit mon oncle, songe à ta femme… à la maison : reste en arrière.

Je m’arrêtai sans rien dire, et je suivis à vingt pas.

Quel voyage ! Encore aujourd’hui, je n’y pense pas sans colère.

La prison étant presque à l’entrée de la ville, sur Tourny, nous ne vîmes guère personne en arrivant ; il faisait froid ; ce n’était pas le temps de se promener. Les gendarmes s’arrêtèrent à la porte, et le guichetier étant venu, ils lui dirent :

— Voilà du gibier !

Et l’autre ricana.

— Ha ! ha ! ça donne depuis deux jours !

Nous nous embrassâmes bien fort, mon oncle et moi ; il prit son paquet et suivit un geôlier, après quoi la lourde porte se referma.

Après avoir mis ma bête à l’écurie, je m’en fus vite pour voir M. Masfrangeas. J’entrai dans mon ancien bureau, où on me dit qu’il venait d’être appelé par le secrétaire général.

J’attendis un quart d’heure dans le corridor, puis je le vis venir.

— Mon oncle est arrêté !

— Que me dis-tu là !

— On vient de le fermer en prison.

— Attends-moi une minute, il faut que je sorte, je prends mon chapeau.

Quand nous fûmes dehors, je contai à M. Masfrangeas tout ce qui s’était passé.

Il pensa un moment, et me dit :

— Écoute, ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’en retourner au Frau. Ça ne t’avancerait à rien de rester ici, tu ne pourrais pas voir ton oncle, il y a une consigne très sévère. Moi, je ferai mon possible pour le tirer de là… Je parlerai au Préfet, je tâcherai de faire agir quelqu’un près du procureur…

— Mais pensez-vous réussir ?

— Je n’en sais rien du tout, mon pauvre ami. Les ordres de Paris sont très rigoureux ; mais je ferai l’impossible, tu le sais bien.

Je quittai M. Masfrangeas pas trop content, comme on pense, et je m’en fus à l’auberge. Lorsque la jument eut fini de manger sa civade, je repartis. Mes idées étaient bien tristes tout le long du chemin. Par moments je me disais : Ça n’est pas possible, on ne peut pas arracher comme ça un homme à son pays natal, à sa maison, pour le mettre en prison ou aux galères, rien que parce que c’est un républicain ferme et courageux. Il y a encore des honnêtes gens en France, qui ne souffriraient pas ça ; l’opinion publique se soulèverait. Je me faisais là-dessus des idées folles qui me donnaient de l’espoir ; mais tantôt après, quand je venais à penser comme les honnêtes gens étaient couards dans ces affaires, et combien Bonaparte et sa bande avaient de l’audace, je me disais que tout cela pouvait arriver sans que personne bronchât ; et en effet tout ça s’est vu : des hommes, des femmes, des enfants ont été fusillés, éventrés par les baïonnettes ; d’autres sont allés mourir à Lambessa minés par la fièvre et le chagrin, ou à Cayenne de la guillotine sèche. Bien sûr des milliers et des millions de gens pensaient qu’après tout, ces transportés n’étaient pas des scélérats, et que c’était une abomination de les envoyer mourir comme ça loin de la Patrie ; mais personne n’a rien dit ; la peur et l’égoïsme ont fermé toutes les bouches, et ce grand crime s’est accompli.

Il était sur les neuf heures du soir quand je fus au Frau. Je trouvai ma femme au lit, avec la fièvre, dormant un moment, et se réveillant en sursaut, la tête pleine de mauvais rêves. Le petit pleurait, lui, et lorsque sa mère lui donnait le téton, il le prenait et le lâchait d’abord.

À la cuisine, Gustou me dit qu’il était venu des messieurs avec le maire, M. Lacaud, et qu’ils avaient fait une perquisition dans la maison, et au moulin dans la chambre de mon oncle, fouillant les tiroirs, retournant tout dans le vieux cabinet, pour trouver des papiers et des listes d’une société, à ce qu’ils disaient entre eux. Heureusement, un mois auparavant, mon oncle, qui sentait venir le coup, avait mis des lettres et d’autres papiers dans une cache introuvable pour les plus fins limiers. Ces messieurs avaient trouvé seulement des vieux numéros de la Ruche et des petits livres républicains ; mais de papiers et d’écritures point. Pour qu’il ne fût pas le dit, qu’ils s’en retournaient comme ils étaient venus, ils avaient saisi les journaux et les petits livres.

Je ne veux pas dire le nom de ces hommes qui avaient accepté, et dont l’un avait même demandé cette vilaine commission, pour faire valoir son dévouement à Bonaparte, et obtenir de l’avancement. Je ne le dis pas à cause de leurs fils, qui heureusement, valent mieux que leurs pères et sont de bons citoyens.

Le lendemain de grand matin, ma femme me dit : Mon lait est gâté, je n’en ai presque plus, je ne peux plus nourrir mon drole… Et elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Heureusement, le petit avait un peu plus d’un an, et avec du lait que nous prenions à Puygolfier, où la demoiselle tenait une brette, il finit par prendre le dessus ; mais ce ne fut pas sans peine. Ma femme se remit aussi, mais elle était bien triste, et ne mangeait quasi pas, en voyant au bout de la table la place vide du pauvre oncle. Quelques jours se passèrent, et nous nous inquiétions de ne rien savoir, lorsque Brizon m’apporta une lettre de M. Masfrangeas qui me mandait qu’il avait vu mon oncle ; qu’il n’était point malade, et que à part qu’il s’ennuyait de nous, il était aussi bien que possible. Il ajoutait qu’il avait bon espoir de le tirer de là, puisqu’on n’avait rien trouvé au Frau en fait de papiers dangereux. À la vérité, il y avait des dénonciations contre lui, et tous les rapports du maire et des gendarmes le chargeaient fort d’être un de ceux qui prêchaient les paysans, un rouge dangereux. Mais il avait plaidé le contraire, disant que des dénonciations comme celles d’un Laguyonias ne pouvaient pas nuire à un honnête homme, et que quant aux rapports du maire, il y avait entre M. Lacaud et lui une vieille haine qui les rendait suspects. En finale, M. Masfrangeas nous admonestait de prendre courage, et de ne pas nous chagriner plus que de raison.

La demoiselle Ponsie était toute malheureuse de savoir mon oncle en prison. Elle n’entendait pas la politique, la pauvre, et elle ne comprenait pas comment on pouvait enfermer un si brave homme ; tous les jours elle descendait voir si on l’avait lâché.

Un qui était comme fou de ça, c’était le pauvre Lajarthe. — Si encore, disait-il, on m’avait pris, moi qui n’ai pas de maison à faire aller, point de famille, rien, ça ne serait pas une affaire ; mais aller mettre en prison la crème des hommes ! qui a rendu plus de services autour de lui que Bonaparte n’a fait de mal, et ça n’est pas peu dire ! Quel tas de canailles ! Mais on n’avait pas mis Lajarthe dedans, ça n’aurait pas produit assez d’effet dans le pays, un pauvre diable de tailleur à la journée, ne sachant guère parler français, ça n’en valait pas la peine. Il fallait que ça fût un de ceux qu’on regardait comme un des principaux du parti dans le canton, et un paysan, comme tous ces paysans qu’il s’agissait d’épeurer, pour leur faire voter l’Empire.

Quand il travaillait dans les environs, Lajarthe venait souvent à la veillée pour savoir si nous avions des nouvelles et bon espoir. Et il s’en allait toujours en disant : — Ces brigands-là finiront bien sans doute par le lâcher ! Mais on voyait bien qu’il avait peur que non.

Un soir, nous étions là tous autour du foyer, et après avoir tourné et retourné toutes les chances et malchances, nous ne savions que croire, et nous regardions les braises que je tisonnais avec un bâton. On n’entendait au dehors que le bruit de l’écluse et au dedans que le lent tic-tac de la pendule, quand tout à coup nous entendons monter l’escalier. C’est lui ! pensâmes-nous tous en même temps, et nous voici tous debout, tandis que la porte s’ouvrait. Déjà Nancy était crochée autour de son cou, et l’embrassait sans rien dire en pleurant, et elle ne le lâchait plus, comme si elle eût crainte qu’on revint le chercher. Lui, l’embrassait tout doucement au front en la tenant par la taille, et enfin il la ramena vers le foyer avec de bonnes paroles. Alors ce fut notre tour et nous l’embrassâmes tous, ma foi, jusqu’à Gustou, jusqu’à Lajarthe, quoique nous autres paysans nos ne soyons pas de grands embrasseurs. Comme le petit Lélie dormait, mon oncle alla lui faire un poutou dans le lit.

Après ça, ma femme lui appareilla à souper, mais il n’avait guère faim et ne mangea qu’un tout petit morceau de quartier d’oie passé à la poêle. En mangeant, il nous raconta comment ils étaient traités à la prison, et c’était assez mal. Ils étaient là plusieurs, enfermés ensemble dans la même chambrée, pour la même cause, et les geôliers les regardaient d’un mauvais œil, et les traitaient plus mal que les voleurs, leurs pensionnaires d’habitude. Il nous dit aussi que M. Masfrangeas avait eu bien du mal à le faire lâcher, et qu’on ne l’avait fait, qu’en ce qu’il s’était engagé formellement, et avait promis pour mon oncle, qu’il se tiendrait coi. Il avait su aussi tous les méchants rapports que le fameux Lacaud avait faits contre lui.

— Quelle canaille ! s’écriait Lajarthe. Voilà deux hommes dont les grands-pères étaient amis comme deux frères ; deux hommes qui, étant petits, se tutoyaient et s’amusaient ensemble, et voici que l’un d’eux dénonce l’autre, et fait tout ce qu’il peut pour l’envoyer mourir delà les mers ! Quelle canaille !

Quand mon oncle eut fini de souper, je fus chercher de l’eau-de-vie pour choquer de verre tous ensemble à l’occasion de son retour.

Revenus devant le feu, nous devisions tout doucement de toutes les choses qui s’étaient passées depuis un mois ; mais, après le premier moment de contentement en retrouvant sa maison, sa famille et ses amis, nous nous aperçûmes que mon oncle était redevenu triste. Ma femme le lui dit et alors il lui répondit :

— C’est que vois-tu, ma fille, je pense à ceux que j’ai laissés à la prison, à ceux qu’à cette heure on transporte, entassés dans la cale des vaisseaux, en Afrique ou à Cayenne, où les attend la mort…

Et nous restâmes tous bouche close, les yeux dans le foyer.