Bibliothèque-Charpentier (p. 419-434).
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XI


Me voici au bout de mon écriture, et, arrivé là, je regarde derrière moi comme le bouvier qui a fait sa dérayure. Je me vois tout petit, petit drole, me roulant dans le sable au bord de l’eau, et cherchant des cailloux verts, jaunâtres, ou suivant ma grand’mère en la tenant par son cotillon. Il y a longtemps de ça. J’ai aujourd’hui soixante-deux ans, et, entre ces deux époques, s’est écoulée la plus grande et la meilleure partie de ma vie. Je dis la meilleure, parce qu’elle enferme le temps de ma jeunesse, et qu’il m’est avis que l’homme ne fait pas comme le vin, il ne se bonifie pas en vieillissant. En prenant de l’âge, nous devenons durs, égoïstes : la bonté, la pitié, la générosité s’émoussent en nous, comme l’ouïe, la vue et la mémoire. Je dis ce qu’il m’en semble quant à moi ; je ne sais si les autres valent mieux.

Mon existence n’a point été sans peines, mais elle s’est écoulée du moins sans regrets et surtout sans remords, ce qui n’est pas peu de chose. Bien des aventures de mon jeune temps me font rire maintenant, comme par exemple ma passion bêtasse pour l’aînée des demoiselles Masfrangeas, qui, pour le dire en passant, a coiffé depuis longtemps sainte Catherine, et n’est plus qu’une vieille fille dévote et pas trop facile. Il en est d’autres dont la souvenance me fait plaisir, comme mon adoration d’enfant pour la demoiselle Ponsie.

Je compte pour beaucoup d’avoir vécu chez moi, libre, indépendant, sous le soleil, point riche, mais n’ayant besoin de personne. J’ai travaillé, mais je n’ai jamais eu quelqu’un derrière moi pour me commander. Quand le temps ou les occasions le requéraient, j’ai quelquefois donné de bons coups de collier, mais c’était de ma volonté, personne ne me poussait ; je le faisais par raison, pour les miens et pour moi. De même dans des circonstances, il m’est arrivé de laisser la besogne pour un jour, quitte à rattraper le temps perdu le lendemain : comme ça c’est un plaisir de travailler.

Je me suis marié avec une paysanne sans le sou, mais c’est la meilleure affaire que j’aie faite de ma vie. Ma femme a fait prospérer la maison par l’ordre qu’elle y a apporté, par son travail de bonne ménagère, et elle l’a rendue plaisante en la tenant bien, en l’arrangeant joliment, et surtout par sa bonne grâce et son bon cœur.

Et puis il y a autre chose que je compte pour un grand profit : elle m’a porté huit enfants dont il me reste sept, tous bien fiers, bons droles, vaillants et sachant se retourner. C’est elle-même qui les a tous nourris, élevés, et soignés quand ils avaient la rougeole, la coqueluche ou quelque autre petite maladie, sans jamais trouver que ça fût trop pénible ; toujours contente pourvu que les autres le fussent. Ça n’est pas pour dire, mais je crois qu’il n’y a guère de femme comme ça. Quoique j’aie soixante-deux ans et elle cinquante-huit, je l’aime toujours, et je le lui dis quelquefois. On se moquera de moi si on veut, mais je n’ai point connu d’autre femme dans toute ma vie ; elle est la seule.

Maintenant que je commence à être vieux, je me retire un peu du travail du moulin, pour ne m’occuper que de notre commerce des blés qui va bien, Dieu merci. Il faut de bonne heure laisser un peu de maîtrise aux jeunes, ça les encourage, et puis ils apprennent à gouverner les affaires. Ma femme fait de même pour la maison ; elle laisse faire notre nore, et s’occupe surtout de nos petits-enfants : c’est elle qui les tient, les soigne, et les fait coucher avec elle quand il faut les dététiner. Ainsi, nous reposant un peu tous les deux, nous laissons notre existence couler en paix, sans trouble aucun, comme l’eau dans le goulet du moulin.

Une chose que je mets en ligne de compte quand je regarde en arrière, c’est d’avoir mené la vie qui me convenait le mieux. Il ne faut pas croire que ça ne soit rien. Souvent le malheur de la vie provient de ce qu’on n’est pas à sa place ; comme si un, qui aurait été un bon marin, était employé de bureau ; ou qu’on ait fait un curé d’un jeune homme qui aurait été un bon officier de dragons. Pour moi, j’ai vécu en paysan, et c’est cette vie qui allait le mieux à mes goûts simples et à mon caractère sauvage un peu. Chacun a ses défauts ; il y en a qui sont trop façonniers, moi je ne le suis pas assez. Je ne sais pas négocier les affaires, ni jouer au plus fin, soit en politique, soit autrement ; je ne sais qu’aller rondement, et tout droit devant moi. Je ne vaux rien pour tenir quelque place que ce soit, et je serais du tout incapable d’être maire de la plus petite commune du département, qui est je crois celle de Saint-Étienne-des-Landes, où ils sont une soixantaine d’habitants avec les femmes et les petits enfants.

La vie de campagnard est une vie large, santeuse et libre ; le paysan en sabots et en bonnet de laine est roi sur sa terre : une fois qu’il a porté son argent au Moulin du Diable, autrement dit qu’il a payé sa taille au syndic, il est tranquille. Au lieu de rechercher les emplois, de galoper après les places, depuis celle d’homme d’équipe ou de recors, jusqu’à celle de collecteur ou de préfet, la jeunesse de toute condition devrait se tourner vers la terre. Que de gens ayant un bien, petit ou grand, où ils vivaient tranquilles, s’en vont dans les villes, croyant faire fortune, ou bien attirés par le plaisir, et finissent par s’y ruiner le corps et la bourse ; pour un qui réussit, vingt qui se noient. Et après tout, à quel prix la réussite souvent ? au prix de la santé et de la liberté qui sont les premiers des biens.

Ceux qui regardent les choses à la légère, et ils sont en grand nombre, se figurent que l’état de cultivateur est celui qui demande le moins de savoir et d’intelligence. Ils croient bonnement qu’il faut plus d’esprit pour vendre du poivre, ou des étoffes, ou pour gratter du papier, ou pour fabriquer des bonnets de coton, que pour travailler la terre : c’est justement le contraire qui est vrai. On nous prend pour des imbéciles, nous autres paysans, parce que nous n’avons pas les façons des gens des villes, et que nous ne savons pas un tas de rubriques et de mots à la mode ; mais si on y regardait de près, on verrait que nous ne sommes pas aussi bêtes que nous en avons l’air, et que nous savons plus de choses utiles, que ceux qui se moquent de nous, quelquefois.

Pour moi, l’existence de propriétaire paysan, petit ou grand, est la première de toutes. Je le dis en toute vérité, quand je devrais revenir dix fois au monde, dix fois je voudrais vivre de la même vie. Comme ça ne se peut pas, j’ai du moins toujours engagé mes droles à ne pas abandonner la terre qui est notre bonne mère nourrice, et ils m’ont écouté. Tous sont meuniers et travailleurs de terre, manque Bernard que le hasard a poussé dans l’état militaire, ce que je ne regrette pas ; il faut qu’il y en ait pour monter la garde à seule fin que les autres travaillent tranquilles. Celui de mes enfants qui était le plus mal loti, Yrieix, s’est tiré d’affaire, et maintenant il fait marcher un moulin pour son compte. Je suis content de les voir tous établis comme ça, parce que j’ai toujours estimé qu’il vaut mieux être paysan en sabots chez soi, que monsieur en bottes chez les autres ; qu’il vaut mieux travailler dur pour soi et les siens, que vivre fainéantement aux dépens de quelqu’un ou du public ; et enfin qu’une bonne frotte sous sa tuilée vaut mieux que des poulets rôtis chez autrui. Il y en a qui peuvent trouver ça rude, mais tout est facile à celui qui n’a pas besoin de choses inutiles. Le pauvre chez lui est aussi à son aise que le riche, s’il a peu de besoins. Le bonheur ne consiste pas à avoir de beaux habits, des meubles de prix, de belles maisons, des chevaux de cent louis pièce, un ordinaire de carnaval, un grand train de maison, et autres choses pareilles ; ça n’est que par comparaison que ceux qui envient ces choses aux riches se trouvent malheureux.

Comme disait mon pauvre défunt oncle, trois choses seules sont désirables : la santé, l’indépendance et la paix du cœur.

C’est tellement vrai, ce que je dis, que c’est par comparaison seulement qu’on se trouve à plaindre, qu’en ce moment, n’est-ce pas, personne n’est malheureux de ne pouvoir voler en l’air ; mais qu’on vienne à inventer une machine bien chère, pour ça, et tous ceux qui n’auront pas le moyen d’en avoir une se trouveront grandement à plaindre. Aujourd’hui nous avons un petit chemin de fer le long de notre route, pour aller soit sur Périgueux, soit sur Excideuil. Ça va plus vite que les anciennes diligences, cette affaire-là, mais quand nous allions sur l’impériale, causant avec le défunt La Taupe, nous n’étions pas malheureux de n’avoir pas ce petit chemin de fer qu’ils appellent d’un nom anglais, comme si on ne pouvait pas le baptiser en français.

De même avant qu’il y eût des routes et des voitures publiques, ceux qui s’en allaient à cheval ou de pied n’en sentaient pas la privation. On a augmenté beaucoup, et trop selon mon petit jugement, les jouissances, les plaisirs, les satisfactions de luxe, mais on n’a pas ajouté un fétu à notre bonheur. Toutes les commodités, toutes les facilités que nous avons de faire ceci ou ça, ne font que nous en dégoûter de bonne heure, parce que ce qui ne coûte aucune peine finit par ne donner aucun plaisir.

Mais en voilà assez là-dessus, les longs prêches sont ennuyeux.

D’après tout ce que je viens de dire, on voit que je n’ai pas eu à me plaindre du sort, ni pour les miens ni pour moi, et que nos affaires domestiques ont marché à peu près. Depuis le procès avec Pasquetou, nous n’avons eu d’affaire avec personne, et pour ce qui est des médecins, nous ne les avons jamais fait travailler depuis mon coup de fusil. Quand nous étions fatigués les uns ou les autres, nous restions au lit attendant que ça passât, et en fait de remèdes nous faisions une trempette avec du bon vin. Maintenant notre famille croît et augmente à force. Pour en finir là-dessus, j’ai en ce moment déjà neuf petits-enfants et d’après les apparences, l’année qui vient j’en aurai douze, et ça me réjouit le cœur : qu’est-ce qu’on veut de mieux ?

Pour ce qui est des affaires publiques, nous avons eu des traverses pas mal, et la politique nous a fait passer de mauvais moments quelquefois. Les gens du Deux-Décembre et ceux du Seize-Mai ont grêlé ferme sur notre persil, mais maintenant que la République est solidement plantée et qu’elle pousse ses racines jusqu’au plus profond de la terre française, tout est oublié.

Pourtant, il en est qui nous haïssent, de ce que nous n’avons pas leurs idées ; d’autres qui sont nos ennemis, parce que nous ne sommes pas de leur opinion. Les uns et les autres nous ont fait tout le mal qu’ils ont pu, et moi je me suis défendu et les miens, quelquefois en les goguenardant fort, et d’autres fois plus sérieusement, de manière qu’il a dû leur en cuire : qu’ils me pardonnent comme je leur ai pardonné. L’égoïsme m’indigne, la méchanceté m’exaspère, l’injustice me révolte, la misère me saigne le cœur ; mais si j’ai eu quelquefois des paroles de colère ou d’amertume, je n’ai point de haine pour les personnes, ni en général, ni en particulier depuis que le fameux Lacaud est mort.

Pour en revenir, il y en a qui ne sont pas contents encore des progrès réalisés, ce sont les jeunes gens qui ne peuvent prendre loin leurs points de comparaison, de manière qu’il leur semble qu’on n’a rien fait ; c’est à eux maintenant de pousser en avant. Mais pour moi, quand je regarde vers le passé, quelle différence avec le temps d’aujourd’hui !

Je suis né dans les dernières années de la Restauration, vers le temps des Missions, et j’ai vu l’époque de ce Polignac qui voulait faire marcher la France, comme d’autres se sont vantés de le faire depuis ; mais ils ont été bien mouchés tous. J’étais tout petit alors et je ne savais pas tant seulement ce que c’était que ce Polignac dont on avait tant parlé ; mais je me souviens qu’après la Révolution de 1830, étant dans la voiture de Périgueux, sur les genoux de ma mère qui me ramenait de Limoges où travaillait pour lors mon père, le postillon qui conduisait, tapait à grands coups de fouet sur un vieux cheval blanc rétif en criant : Hue ! Polignac ! et ça me faisait rire.

Les Bourbons ont été renversés, Philippe a été chassé, la deuxième République a été égorgée une nuit de décembre, Bonaparte est tombé dans la boue de Sedan : voilà tout en gros ; et, entre ces événements, que de choses tristes j’ai vues ! que de misères le peuple a supportées ! Aujourd’hui, après avoir passé par les étamines de l’ordre moral, et s’être tirée heureusement des coupe-gorge monarchistes, la République est sauvée : c’est beaucoup pour ceux qui ont vu les tristes temps de Charles X, de Louis-Philippe et de Bonaparte, mais ce n’est pas tout.

On a fait déjà quelques bonnes lois, mais il en reste pas mal à faire, pour protéger le travail et les petits ; elles se feront sans doute, mais il faudrait se presser, ceux qui souffrent sont impatients, ça se comprend. Une des premières que je voudrais voir mettre sur le chantier, c’est celle qui, à l’avenir, soustrairait à l’hypothèque la maison du paysan. Il faudrait que cette maison, le jardin et un morceau d’enclos, ayant été constitués insaisissables, fussent toujours francs et libres ; que le propriétaire ne pût emprunter dessus, et par ainsi qu’un créancier ne pût les faire vendre pour dettes. De cette manière, la famille, les petits droles auraient toujours un abri. Nos hommes sont tellement vaillants, qu’avec cette loi, solidement plantés sur leur peu de terre, comme nos chênes, ceux qui auraient été malheureux se relèveraient. Comme ça, on ne verrait pas des troupes de pauvres gens qui ne demandent qu’à travailler, jetés hors de chez eux, prendre le bissac et se disperser de çà, de là, et souventes fois mal tourner par suite de la misère.

Mon gendre m’a dit avoir vu dans le journal, il y a quelque temps, qu’une loi dans ce genre existe en Amérique, et qu’un député de la Seine, avocat distingué, en avait proposé une semblable à la Chambre. Ça me fait plaisir de me rencontrer, moi pauvre meunier, avec un monsieur aussi haut placé ; et ça me console un peu de ce que quelques amis se sont tout doucettement gaussés de moi à cette occasion.

Mais, comme je ne serais peut-être pas toujours aussi heureux, je m’en tiendrai là. Chacun son métier, les brebis seront bien gardées du loup, comme disait le pauvre défunt Lajarthe qui avait bien quelquefois des idées un peu farouches que je ne partageais pas, mais qui, au demeurant, était un brave homme.

À propos de ce pauvre ami, je me souviens qu’un jour d’élection, devant chez Maréchou, il disait que tout le mal existant sur la terre provenait d’un manque d’équilibre. Il y avait des pays trop froids, d’autres trop chauds ; des terres trop légères, d’autres trop fortes ; des étés trop secs, d’autres trop mouillés ; des hommes trop forts, d’autres trop faibles ; des gens trop habiles, d’autres trop innocents ; des citoyens trop riches, d’autres trop pauvres ; et ainsi de suite. Et il ajoutait que s’il avait été là, lorsque le bon Dieu fit le monde, il lui aurait donné quelques bons conseils.

Tout le monde riait, et moi comme les autres. Mais depuis, songeant à ça quelquefois, je me disais qu’il pourrait bien avoir quelque peu raison. Les villes se sont gonflées outre mesure aux dépens des campagnes qui se sont dépeuplées. Sans doute il y a bien d’autres causes, mais je crois qu’une des raisons du malaise dont on se plaint vient de là. La population ouvrière rurale s’étant jetée dans les villes, y a amené le chômage ; et le manque de bras dans les campagnes y a fait négliger la terre : ce qu’il y a de trop d’un côté manque de l’autre. Il faudrait, selon moi, remédier à ça, et par tous les moyens possibles favoriser le retour à la terre de tous ces pauvres gens qui l’ont abandonnée dans un temps de crise, las de travailler beaucoup pour les autres, et de crever la faim. Maintenant que le moment le plus dur est passé, en revenant dans leur endroit, ils pourraient encore vivre heureux en contribuant à la prospérité du pays ; et en même temps ils soulageraient les travailleurs des villes auxquels ils font une concurrence qui est la misère pour tous.

Oui, ça serait une bonne chose de dégager un peu les villes. Il y en a qui se carrent de ce que Périgueux a augmenté de vingt mille habitants depuis cinquante ou soixante ans, et qui sont tout fiers de ce que Paris en a tout près de deux millions cinq cent mille ; moi pas. Ces gros rassemblements d’hommes ne me disent rien de bon ; c’est dans les campagnes que je voudrais voir s’accroître la population. Deux millions cinq cent mille habitants à Paris, le quinzième de la population totale du pays, c’est comme si la France avait un érysipèle à la tête : aussi Paris a-t-il toujours un peu la fièvre, — et nous la donne-t-il quelquefois.

Mais s’il y a à faire, il y a à défaire aussi. Beaucoup d’anciennes lois devraient être abolies, comme qui sarcle la mauvaise herbe dans un champ de blé. De les dire toutes, ça serait long, car déjà toutes ont été faites dans un esprit qui n’est plus celui d’aujourd’hui, et par des gens qui n’étaient pas trop amis du peuple. Il y en a de ces lois qu’il faudrait retourner de fond en cime, comme une peau de lièvre, pour en tirer quelque chose de bon ; et encore je ne sais.

Mais les lois ça n’est pas tout. Ce que je voudrais bien voir changer aussi, c’est nos usages civiques, nos habitudes politiques, nos mœurs publiques. Ou bien on s’insulte à plate couture, on s’agonise de sottises, ou bien on s’accable de politesses affectées, de compliments à n’en plus finir. Ça se voit dans les journaux ; jamais on ne s’est tant servi de toutes les expressions de flagornerie monarchique que maintenant. Nos députés se traitent d’honorables, gros comme le bras, comme s’il était besoin de constater ça à chaque instant. Qu’est-ce que je dis ? on n’ose plus mentionner publiquement un brave conseiller municipal de Marsaneix ou de Périgueux, sans le qualifier aussi d’honorable. Députés et conseillers le sont, je le veux, je le sais, mais le diable si je comprends la nécessité de rappeler ça à tout bout de champ, comme si on avait peur que la chose s’oublie !

Jusque dans nos campagnes, on se met à parler comme à Paris ou à Périgueux. Nous avons dans notre conseil de la commune un brave homme tout à fait, mais qui, à chaque réunion, y va de son petit discours, quoiqu’il soit comme moi, pas des plus savants, et il tâche de parler comme à la Chambre des députés, disant toujours : l’honorable M. le Maire ; notre honorable collègue Roumy ; l’honorable adjoint ; et ainsi de tous. Ces grimaces font suer déjà quand ça se passe dans la haute ; je vous demande un peu l’effet que ça fait dans un conseil de douze bons paysans !

Mais ce n’est pas tout. Du monde de la politique où on fait la pluie et le beau temps, cet usage flacassier des qualifications élogieuses s’est étendu à la foule nombreuse des gens en place, des petits aux grands. Lorsqu’on en parle, tout ce monde est habile, intègre, distingué, sympathique, est-ce que je sais ? et les gros bonnets sont très honorables, hautement distingués, éminemment sympathiques ! Quoi de plus ? Jusque dans les relations entre simples citoyens, cette mode s’est répandue. C’est au point qu’il semble qu’on veuille mal à quelqu’un, si on parle de lui sans coudre à son nom un de ces mots flatteurs ; entre braves gens d’ailleurs, on se gratte l’un l’autre où ça nous démange fort. On voit venir le temps où l’oubli d’une de ces formules flagorneuses fera déclarer des duels.

Et dans les lettres donc, il faut voir ces civilités de la fin ; ces : agréez, veuillez agréer, daignez agréer, ces salutations distinguées, ces hautes considérations, ces respects, ces profonds respects, et le reste !

Lorsque j’entends, ou que je lis dans le journal, toutes ces cagnardises et toutes ces rubriques plates comme des punaises, et puantes comme elles, il me semble qu’on me passe un chat dans l’échine en le tirant par la queue. Hé foutre ! ça me fait jurer. Pas tant de fadaises verbales, qu’on en revienne plutôt à la simplicité fière de nos anciens de la Révolution, qui disaient : tu, citoyen, et : salut et fraternité !

Et puis, si toutes ces platusseries n’étaient qu’en paroles seulement !

Il y a encore quelque chose qui me dérange bien. Les Français sont tous égaux, c’est entendu, aussi chacun cherche à se hausser au-dessus des autres. Jamais, au grand jamais, on n’a vu tant de gens décorés qu’au jour d’aujourd’hui. Ceux qui n’ont pas la chance d’accrocher la croix d’honneur française se jettent sur ces croix étrangères, dont on tient boutique. Et puis, pour faire prendre patience à ceux qui demandent le ruban rouge, on a inventé des petites affaires, qui se mettent à la boutonnière, avec un ruban couleur d’évêque. Je ne sais pas ce que c’est, ni ne tiens à le savoir ; c’est assez que ce soit un moyen de se distinguer des autres citoyens. Mais il y a autre chose encore. Depuis quelques années on fabrique des chevaliers du Mérite Agricole. Moi je ne suis qu’un coyon de meunier, mais cette chevalerie du labourage me fait crever de rire. Franchement, on aurait pu épargner ce petit ridicule à l’état de cultivateur qui est le premier de tous.

Je ne parle pas de la manière dont les croix et le reste sont distribués, ça porterait trop loin. J’en sais des décorations qui sont bien placées, mais le diable me crâme, il y en a trop qui me feraient dire comme le défunt Barrière, un vieux retraité du premier Empire : — Aouro n’en fan paillado ! — ce qui veut dire : Maintenant on en fait litière !

Mais ce n’est pas fini. Après toutes ces décorations, il y a encore des médailles d’honneur de tous les genres, de toutes les classes, de tous les calibres et de tous les métaux ; des diplômes d’honneur aussi, des mentions honorables ; — que d’honorabilité ! — des témoignages de satisfaction, des félicitations officielles, est-ce que je sais ! Il semble que nous soyons, non pas des citoyens, des hommes libres, mais des écoliers à qui on distribue des récompenses, s’ils sont bien sages.

On me croira si on veut, mais moi je préfère à toutes ces simagrées monarchiques, à toutes ces croix, à toutes ces médailles, le franc-parler et la rude égalité républicaine de Quatre-vingt-treize, et les épaulettes de laine des généraux, et la cocarde au bonnet de la Liberté : oui, je regrette les caractères fiers et les cœurs hautains, et la saine rusticité de ceux de cette époque.

À force de nous vouloir adoucir et polir, on nous a amollis, pauvres gens, et nous ne sommes plus que des chiffes. Nous n’avons plus cette haine farouche de nos anciens, pour l’intrigue, la sujétion, les usages du beau monde et l’esprit courtisan : nous nous laissons piper par des paroles, et attacher avec des rubans.

Il me peine fort de voir qu’au lieu de tâcher de faire passer la mode de toutes les distinctions et décorations ; qu’au lieu de nous dététiner tout bellement des croix et des médailles, on les a prodiguées, et, par-dessus le marché, on a inventé un tas d’engins décoratoires : J’ai ça sur l’estomac.

Enfin, c’est comme ça et mes jérémiades n’y font rien. Pourtant, ça m’étonne quand j’y pense, de voir des gens sérieux s’amuser à ces choses-là, dans le temps où nous sommes ; de même que ça me surprend de voir encore des royalistes, des bonapartistes, des orléanistes, des carlistes, des Louis-dix-septistes, des républicains, enfin des braves gens de toute couleur et de toute opinion, s’attraper aux cheveux à propos de personnes et de choses prêtes à disparaître. Hé ! Messieurs, ce n’est plus le temps de disputer sur l’étiquette et les préséances ; sur le traité d’Utrecht, le droit divin ou les Constitutions défuntes ; c’est vers l’avenir qu’il faut regarder. Moi je chevauche mieux ma mule que la bourrique de Balaam, pourtant il me semble qu’une rénovation sociale germe dans les esprits. Les ouvriers de terre, métayers, bordiers, tierceurs, journaliers, domestiques, commencent à réfléchir sur l’arrangement présent des choses, et ils font des comparaisons qui leur donnent fort à penser. C’est pourquoi, il serait juste et sage de faciliter au paysan son accession à la propriété ; car, quoique je ne sois qu’un pauvre oison, il me tombe quelquefois dans l’idée, que cette grosse boule de terre grise sur laquelle nous vivons n’a pas été pétrie et lancée dans l’espace à raison de vingt-sept mille lieues à l’heure, pour que ceux-là dont je parle, qui font métier de travailler la terre, précisément n’en aient pas une picotinée. Je me figure qu’ils auraient droit à une petite part pour cela seul qu’ils sont hommes.

On a formé des sociétés pour aider aux ouvriers de l’industrie à acquérir des maisons payées par termes annuels dans de bonnes conditions. Qui ferait ça pour les pauvres Jacques-sans-terre ; qui leur procurerait les moyens de devenir petits propriétaires, en attendant mieux, ferait une grande chose, une très grande chose.

Mais que ça arrive ainsi, ou autrement, comme il est d’un intérêt vital pour le pays, que le paysan mercenaire soit fixé au sol par la propriété, et qu’ainsi s’achève la conquête de la terre française par sa pioche vaillante, cela sera donc. Lorsque ce temps sera venu, les inégalités sociales, étant moins choquantes, n’engendreront plus de ces haines féroces qui épouvantent. Grâce au progrès des idées de mutualité, de solidarité, de justice, la vie sera moins dure pour les faibles, meilleure pour tous. Alors, nul ne pouvant se soustraire à la grande loi du travail, des millions de bras fainéants seront rendus au labeur, à la production, et les pauvres femmes qui s’exterminent aux champs et dans les ateliers seront renvoyées à leur ménage ; et puisqu’on parle que la population diminue, au lieu de faire l’ouvrage des hommes, elles feront des enfants…

Mais de quoi vais-je me mêler ? Ça n’est pas à un chétif meunier de raisonner de toutes ces choses, et j’entends qu’on me crie depuis un moment :

— Vieille baderne, retourne à ton moulin !

— Un petit instant, et j’y vais.

Moi je ne compte pas voir se réaliser tout ce dont j’ai parlé, et je le regrette, mais mes enfants le verront, j’en ai la foi. Ça me console tout de même, de penser qu’un jour viendra où l’égalité n’offusquera plus personne, où le travail primera l’argent, et où la charité, devenue inutile, ne sera plus qu’un souvenir. Ce jour venu par la marche sûre et pacifique des choses, on ne verra plus de gros rentiers inutiles comme les Lacaud, ni de mendiants à bissac comme Nicoud, mais davantage de gens ayant moyennement de quoi. Il y aura peut-être encore de la pauvreté, de cette pauvreté digne qui n’effraie pas les vaillants hommes, mais plus de misère imméritée. Le monde ne sera pas parfait, bien sûr, mais il aura fait un grand pas dans le chemin du progrès, en prenant la Justice pour la seule règle de tous les rapports de la vie sociale.

Mais si je ne vois pas ces grandes choses, j’espère du moins vivre assez pour faire la commission dont mon oncle m’a chargé à son lit de mort.

Je m’en irai content, lorsque j’aurai pu aller là-bas, au cimetière, lui crier sur sa tombe :

— Oncle, ils sont partis !


FIN