Le Mort vivant/Chapitre 3

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 53-72).


III

LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ


Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de s’accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans qu’un fils de famille se sauve de chez lui pour s’engager à bord d’un bateau marchand, ou qu’un mari choyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vu des pasteurs s’enfuir de chez leurs paroissiens ; et il s’est même trouvé des juges pour sortir volontairement de la magistrature.

En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois médité des projets d’évasion. La destinée de cet excellent vieillard — je crois pouvoir l’affirmer — ne réalisait pas l’idéal du bonheur. Certes, M. Maurice, que j’ai souvent le plaisir de rencontrer dans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables ; mais, en tant que neveu, je n’oserais pas le proposer comme modèle. Quant à son frère Jean, c’était, naturellement, un brave garçon ; mais si, vous-mêmes, vous n’aviez pas d’autre attache que lui pour vous retenir à votre foyer, j’imagine que vous ne tarderiez pas à caresser le projet d’un voyage à l’étranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la présence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury ; et cette attache n’était point, comme l’on pourrait penser, la société de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sa pupille), mais bien l’énorme collection de carnets de notes où il avait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soit résigné à se séparer de cette collection, c’est là une circonstance qui, en vérité, ne fait que peu d’honneur aux vertus familiales de ses deux neveux.

Oui, la tentation de la fuite était déjà vieille de plusieurs mois, dans l’âme de l’oncle ; et lorsque celui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800 livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en une résolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un homme d’habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse ; et il se promit de disparaître dans la foule dès l’arrivée à Londres, ou bien, s’il n’y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millions des habitants de la capitale. Tel était son projet : la coïncidence particulière de la volonté de Dieu et d’une erreur d’aiguillage fit qu’il n’eut pas même à attendre aussi longtemps pour le réaliser.

Il fut un des premiers à revenir à lui et à se retrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean ; et il n’eut pas plutôt découvert l’état de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu’il put. Un homme de soixante-dix ans passés, qui vient d’être victime d’un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d’être encombré de l’uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d’un tel homme une course bien fournie ; mais le bois était à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec une célérité étonnante ; et puis, se sentant quelque peu moulu, après la secousse, il s’étendit par terre, au milieu d’un fourré, et ne tarda pas à s’endormir très profondément.

Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants à l’observateur désintéressé. Je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s’ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d’un homme qui ne leur était rien, leur oncle dormait d’un bon sommeil reconstituant à quelques cents pas d’eux.

Il fut réveillé par l’agréable son d’une trompe, venant de la grand-route voisine, où un mailcoach promenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieux cœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bien qu’il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand-route, regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant ce qu’il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s’éleva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, chargé de colis, conduit par un cocher d’apparence bienveillante, et portant imprimée sur ses deux côtés la légende : J. Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu) instinct poétique qui suggéra à l’oncle Joseph l’idée de poursuivre son évasion dans le chariot de M. Chandler ? Je croirais plutôt à des considérations d’ordre plus foncièrement pratique. Le voyage se ferait à bon marché ; peut-être même, avec un peu d’adresse, Joseph pourrait il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège ; mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, le cœur de Joseph aspirait avidement au risque d’un rhume de cerveau.

Et peut-être M. Chandler fut-il d’abord un peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de la grand-route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service ; de telle sorte qu’il recueillit volontiers l’étranger. Et puis, comme il tenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, il se défendit de lui faire aucune question. Le silence, d’ailleurs, ne déplaisait pas à M. Chandler ; mais à peine la voiture avait-elle commencé à se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d’une conférence.

— Le mélange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussitôt l’étranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l’emploi de camionneur, dans ce grand système de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n’en est pas moins l’orgueil de notre pays !

— Oui, monsieur ! répondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre. Mais l’institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort, dans notre partie !

— Je suis un homme libre de préjugés, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j’ai fait de nombreux voyages. Rien n’était trop petit pour ma curiosité. En mer, j’ai étudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. À Naples, j’ai appris l’art de préparer le macaroni ; à Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis allé entendre un opéra sans avoir d’abord acheté le livret, et même sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d’un seul doigt sur un piano.

— Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur ! déclara le camionneur en fouettant sa bête.

— Savez-vous combien de fois le mot fouet revient dans l’Ancien Testament ? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompe pas) quarante-sept fois !

— Vraiment, monsieur ! dit M. Chandler. Voilà ce que je n’aurais jamais cru !

— La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu’il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d’éditions de la Bible ; Wiclif a été le premier à l’introduire en Angleterre, vers l’an mille trois cents. La Paragraph Bible, comme on l’appelle, est une des éditions les plus connues, et doit son nom à ce qu’elle est divisée en paragraphes.

Le camionneur se borna à répondre, sèchement, que « c’était bien possible », et appliqua son attention à la tâche plus familière d’éviter une charrette de foin qui venait en sens inverse, tâche assez malaisée, d’ailleurs, car la route était étroite, avec des fossés sur les deux côtés.

— Je vois, commença M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vos rênes d’une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains !

— Ah ! par exemple, j’aime bien ça ! s’écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoi donc ?

— Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie du levier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur ce domaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douze sous, que j’estime qu’un homme de votre condition aurait profit à lire. Je crains que vous n’ayez guère pratiqué le grand art de l’observation ! Voici près d’une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n’avez pas encore émis un seul fait ! C’est là un bien grave défaut, mon cher ami ! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observé que, tout à l’heure, en passant près de cette charrette à foin, vous avez pris à gauche ?

— Mais, naturellement, je l’ai observé ! s’écria M. Chandler, qui devenait d’humeur belligérante. Le charretier m’aurait fait dresser procès-verbal, si je n’avais pas pris à gauche !

— Eh bien ! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux États-Unis, — en Amérique, — vous auriez pris à droite !

— Je vous assure bien que non ! déclara M. Chandler avec indignation. J’aurais pris à gauche !

— Je note, — poursuivit M Finsbury, dédaignant de répondre, — que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J’ai toujours protesté contre la négligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j’ai prononcée, un jour, devant un public éclairé…

— Ce n’est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur : c’est de la ficelle !

— J’ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inférieures de ce pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C’est ainsi, pour m’en tenir à un exemple…

— Que diable est-ce que vous entendez par vos « classes inférieures » ? cria M. Chandler. C’est vous-mêmes qui êtes une classe inférieure. Si j’avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je ne vous aurais pas laissé monter dans ma voiture !

Ces paroles furent prononcées avec une intention désagréable la moins déguisée du monde : évidemment les deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre. À prolonger la conversation, il n’y fallait pas penser, même pour un homme aussi loquace que l’était M. Finsbury. Le vieillard se borna à renfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d’un geste résigné ; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans une statistique.

Le camionneur, de son côté, se remit à siffler avec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d’œil sur son compagnon, c’était avec un mélange de triomphe et de crainte ; de triomphe, parce qu’il avait réussi à arrêter cette averse de paroles ; de crainte, car il se demandait si, tout à coup, l’averse en question n’allait pas recommencer. Il n’y eut pas jusqu’à une véritable averse, un grain qui s’abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n’y eut pas jusqu’à cet accident qu’ils n’endurassent en silence. Et c’est encore en silence qu’ils firent leur entrée dans la ville de Southampton.

La nuit était venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville ; dans les maisons particulières, des lampes éclairaient le repas du soir ; et M. Finsbury commença à songer avec complaisance qu’il allait pouvoir s’installer dans une chambre où le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s’éclaircir la gorge et lança un regard hésitant sur M. Chandler.

— Seriez-vous assez aimable, — hasarda-t-il, — pour m’indiquer une hôtellerie ?

M. Chandler réfléchit un moment.

— Eh bien ! dit-il, je me demande si les Armes de Tregonwell ne feraient pas l’affaire ?

— Les Armes de Tregonwell feront parfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c’est une maison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sont polis !

— Oh ! ce n’était pas à vous que je pensais ! repartit ingénument M. Chandler. Je pensais à mon ami Watts, qui tient la maison. C’est un vieil ami à moi, voyez-vous ? et qui m’a rendu un grand service l’année passée. Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrer un aussi brave homme d’un client tel que vous, qui risque de l’assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien de ma part ? — ajouta M. Chandler, avec tout le ton d’un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.

— Écoutez ce que je vais vous dire, mon ami ! fit le vieillard. Vous avez eu l’obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture ; mais cela ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton ! Tenez, voici un shilling pour votre peine ! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire aux Armes de Trégonwell, j’irai à pied jusque-là, voilà, tout !

La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d’autres, et s’arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d’une auberge. De son siège, il appela : Watts !

— C’est vous, Jem ? cria une voix amicale, du fond de l’écurie. Entrez, mon vieux, et venez vous chauffer !

— Oh ! merci ! répondit le camionneur. Je m’arrête seulement une minute, au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais, vous savez, prenez garde à lui ! Il est pire qu’un membre de la Ligue anti-alcoolique !

M. Finsbury eut quelque peine à descendre ; car la longue immobilité, sur le siège, l’avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de la catastrophe. L’amical M. Watts, malgré l’avertissement du camionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dans la cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle, et le vieillard fut invité à s’asseoir devant une volaille étuvée — qui paraissait l’avoir attendu depuis plusieurs jours — et un grand pot d’ale fraîchement tirée du tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur : de telle sorte que, lorsqu’il eut achevé de se régaler, il alla s’installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs, d’âge mûr pour la plupart, et — Joseph Finsbury eut une véritable satisfaction à le constater — appartenant tous à la classe ouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l’occasion de constater deux des traits les plus constants du caractère des hommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faits sans lien, et leur culte par les raisonnements en l’air. Aussi notre ami résolut-il aussitôt de s’offrir encore, avant la fin de cette mémorable journée, la saine jouissance d’une allocution. Il tira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur une table. Il les déplia, les aplanit d’un geste complaisant. Tantôt il les soulevait jusqu’à la hauteur de son nez, évidemment ravi de leur contenu ; tantôt, les sourcils froncés, il paraissait absorbé dans l’étude de quelque détail important. Un coup d’œil furtif dans la salle lui suffit pour s’assurer du succès de sa manœuvre : tous les yeux étaient tournés vers lui ; les bouches béaient, les pipes reposaient sur les tables ; les oiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l’entrée de M. Watts vint fournir à l’orateur la matière de son exorde :

— J’observe, Monsieur, — dit-il en s’adressant à l’aubergiste, mais avec un regard encourageant pour le reste de l’auditoire, comme s’il avait voulu faire entendre que chacun était le bienvenu dans sa confidence, — j’observe que quelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité ; et c’est, en effet, chose peu commune de voir un homme s’occuper à des recherches intellectuelles dans la salle publique d’une taverne. Mais je n’ai pu m’empêcher de relire certains calculs que j’ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et dans d’autres pays : un sujet (ai-je besoin de le dire ?) particulièrement intéressant pour des représentants des classes laborieuses. Oui, j’ai calculé d’après une échelle de revenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n’a pas été sans m’embarrasser très longtemps ; et, maintenant encore, mes chiffres, en ce qui le touche, comportent une légère part d’aléa ; car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Au reste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultat de mes recherches ; et j’espère que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues erreurs que j’aurai pu commettre, soit par insuffisance d’information ou par négligence. Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts livres !

Sur quoi le vieillard, avec moins de pitié pour ces pauvres diables qu’il en aurait eu pour des animaux, s’épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait, de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour à tour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokio, et Nijni-Novgorod. Et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre que, aujourd’hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury fût parvenu jusqu’à Nijni-Novgorod en compagnie d’un homme absolument fictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoire s’était éclipsé discrètement, à l’exception de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec un courage admirable. À tout instant, de nouveaux clients entraient dans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d’avaler leur liqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul à savoir ce que pouvait être, à Bagdad, la vie d’un homme jouissant d’un revenu de deux cent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle de transporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l’aubergiste lui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.

M. Finsbury dormit profondément, après les multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s’étant encore muni d’un excellent déjeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note. C’est alors qu’il s’aperçut d’une vérité dont bien d’autres que lui se sont aperçus : il découvrit que demander sa note et payer cette même note étaient deux choses différentes. Les détails de la note étaient d’ailleurs extrêmement modérés, et l’ensemble ne s’élevait qu’à cinq ou six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand soin le contenu de ses poches : le total de sa fortune présente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neuf pence. Il pria qu’on lui fît venir M. Watts.

— Voici, dit-il à l’aubergiste, un chèque de huit cents livres, payable à Londres ! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins que vous ne puissiez me l’escompter vous-même !

M. Watts prit le chèque, le tourna et le retourna, le palpa entre ses doigts :

— Vous dites que vous aurez à attendre un jour ou deux ? fit-il enfin. Vous n’avez pas d’autre argent ?

— Un peu de monnaie ! répondit Joseph. À peine quelques shillings !

— En ce cas, vous pourrez m’envoyer le montant de ma note. Je m’en remets à vous !

— Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger mon séjour ici. J’ai besoin d’argent pour continuer mon voyage.

— Si un prêt de dix shillings peut vous aider, je les tiens à votre service ! reprit M. Watts avec empressement.

— Non, merci ! dit Joseph. Je crois que je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir.

— Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison ! s’écria M. Watts. C’est la dernière fois que vous aurez eu un lit aux Armes de Tregonwell !

— J’entends rester chez vous ! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous l’osez !

— Alors, payez votre note ! dit M. Watts.

— Prenez ceci ! cria le vieillard, lui fourrant en main le chèque négociable.

— Ce n’est pas de l’argent légal ! répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout de suite !

— Je ne saurais vous donner une idée du mépris que vous m’inspirez, monsieur Watts ! reprit le vieillard, comprenant qu’il devait se résigner aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse à payer votre note !

— Peu m’importe ma note ! répondit M. Watts Ce qu’il me faut, c’est votre départ d’ici !

— Eh bien ! monsieur, vous serez satisfait ! — prononça emphatiquement M. Finsbury. Après quoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l’enfonça sur la tête.

— Insolent comme vous l’êtes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m’indiquer l’heure du prochain train pour Londres ?

— Oh ! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts d’heure ! — répliqua l’aubergiste, redevenu aimable, et avec plus d’empressement qu’il n’en avait mis à offrir les dix shillings. — Vous pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser !

La position de Joseph était des plus embarrassantes. D’une part, il aurait aimé à pouvoir éviter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s’emparer de lui ; mais, d’autre part, c’était pour lui chose éminemment désirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompter son chèque avant que ses neveux eussent le temps de s’y opposer. Il résolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et un seul point lui resta à considérer : le point de savoir comment il s’arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont il mangeait, vous l’eussiez pris pour un gentleman. Mais il avait mieux que l’apparence d’un gentleman : il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et de séduisant qui, pour peu qu’il le voulût, ne manquait jamais à produire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef de gare de Southampton, son salamalek fut véritablement oriental : le petit bureau du chef de gare sembla tout à coup s’être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon et le bulbul… mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs qui connaissent l’Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre, prévenait en sa faveur : l’uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu’il fût, n’était certainement pas une tenue qui risquât d’être adoptée par des chevaliers d’industrie ; et l’exhibition d’une montre, mais surtout d’un chèque de huit cents livres, acheva ce qu’avaient commencé les belles manières de notre héros. De telle sorte que, un quart d’heure plus tard, lorsqu’arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandé au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement installé dans un compartiment de première.

Pendant que le vieux gentleman attendait le départ du train, il fut témoin d’un incident de peu d’intérêt en soi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinées ultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d’emballage gigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs, et, à grand-peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages. C’est souvent la tâche consolante de l’historien, de diriger l’attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l’œuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, à l’état incouvé. L’énorme caisse était adressée à un certain William Dent Pitman, « en gare à la station de Waterloo » ; et le colis qui l’avoisinait, dans le fourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, très soigneusement fermé, et portant l’adresse : M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury. — Port payé.

La juxtaposition de ces deux colis, c’était une traînée de poudre ingénieusement préparée par la Providence : il ne manquait plus qu’une main d’enfant pour y mettre le feu.