Le Mort vivant/Chapitre 4

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 73-79).


IV

UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON À BAGAGES


La cité de Winchester est renommée comme possédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs années, d’une chute de cheval ; tout porte à croire, d’ailleurs, qu’il doit avoir été remplacé depuis lors), un collège, un assortiment considérable de militaires, et une gare où passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers « faits » n’aurait certainement pas manqué de s’offrir à l’esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait à Londres s’arrêta pour quelques instants dans la gare susdite ; mais le bon vieillard s’était endormi presque depuis Southampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s’était provisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conférences, avec des discours se succédant à l’infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une main serrant sur la poitrine un numéro du Lloyd’s Weekly Newspaper.

La portière s’ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n’étaient pas en avance pour prendre le train ! Un tandem poussé jusqu’à sa dernière vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d’atteindre le quai à l’instant même où la machine émettait les premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant à leur portée, ils s’y étaient élancés ; et déjà l’aîné des deux hommes avait posé sa canne sur l’une des banquettes quand il avait remarqué le vieux Finsbury.

— Bon Dieu ! s’était-il écrié. L’oncle Joseph ! Pas moyen de rester ici !

Après quoi, il était redescendu, renversant presque son compagnon, et s’était empressé de refermer la portière sur le patriarche endormi.

Dès l’instant suivant, les deux compagnons se trouvaient installés dans le fourgon aux bagages.

— Pourquoi diable n’avez-vous pas voulu monter près de votre oncle ? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu’il ne vous aurait pas permis de fumer ?

— Oh non ! je ne sache pas que la fumée le dérange ! répondit l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph ! Un vieux gentleman des plus respectables : a été intéressé dans le commerce des cuirs ; a fait un voyage en Asie Mineure ; célibataire, brave homme ; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d’un serpent !

— Un vieux débineur, hein ? suggéra Wickham.

— Pas du tout ! répondit l’autre. C’est simplement un homme doué d’un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l’approche. Un raseur absolument effroyable ! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on ne finirait pas par s’accommoder de sa société ; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n’y a pas à y penser ! Je voudrais que vous l’entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a inventé les tontines ! Une fois lâché là-dessus, il n’en finit plus.

— Mais, au fait ! dit Wickham, vous êtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parlé ! Je n’avais pas encore songé à cela !

— Hé ! reprit l’autre, savez-vous que cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moi cinquante mille livres ? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait ! Et il était là, endormi, sans personne que vous pour nous voir ! Mais je l’ai épargné, parce que je commence décidément à devenir un vrai conservateur !

Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme un aristocratique papillon.

— Tiens ! s’écria-t-il, voici quelque chose pour vous ! M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres. Ce M., c’est évidemment Michel, pas de doute possible ! Et ainsi, vous avez deux domiciles à Londres, vieux coquin ?

— Oh ! le colis sera sans doute pour Maurice ! — répondit Michel, de l’autre extrémité du fourgon, où il s’était commodément étendu sur des sacs. — C’est un cousin à moi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi. C’est lui qui habite Bloomsbury ; et je sais qu’il y fait une collection d’une espèce particulière, — des œufs d’oiseaux, ou des boutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, que j’ai oublié !

Mais M. Wickham ne l’écoutait plus. Une idée magnifique lui était venue en tête.

— Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce à faire ! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j’aperçois là-bas, je pouvais changer quelques étiquettes, et expédier ces colis l’un à la place de l’autre !

En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.

— Vous feriez mieux d’entrer ici, messieurs ! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqué le motif de leur intrusion.

— Venez-vous, Wickham ? demanda Michel.

— Non, merci ! je m’amuse follement, à voyager dans un fourgon ! répondit le jeune homme.

Et ainsi, Michel étant entré dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s’amuser à sa fantaisie.

— Nous arrivons à Bishopstoke, monsieur ! — dit le gardien à Michel quand, un quart d’heure plus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche.

— On va s’arrêter trois minutes. Vous n’aurez pas de peine à trouver de la place dans un compartiment !

M. Wickham, — que nous avons laissé s’apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes des colis, — était un jeune gentleman fort riche, d’apparence agréable, et doué de l’esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, à Paris, il s’était exposé à subir toute une série de chantages de la part du neveu d’un hospodar valaque résidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Un ami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandé de s’adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l’avoué, dès qu’il avait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumé l’offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dans l’espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci à repasser le Danube. Ce n’est point affaire à nous de les suivre dans cette retraite, effectuée sous la paternelle présidence de la police. Bornons-nous à ajouter que, ainsi délivré de ce qu’il se plaisait à appeler « l’atrocité bulgare », M. Wickham était revenu à Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et d’admiration pour son avoué. Sentiments qui n’étaient guère payés de retour, car Michel éprouvait même une certaine honte de l’amitié de son nouveau client, et ce n’était qu’après de nombreux refus qu’il s’était enfin résigné à aller passer une journée à Wickham Manor, dans le domaine familial de son jeune client. Mais il avait dû enfin s’y résigner, et son hôte, à présent, le reconduisait jusqu’à Londres.

Un penseur judicieux (probablement Aristote) a noté que la Providence ne dédaignait pas d’employer à ses fins les instruments même les plus humbles : le fait est que le sceptique le plus endurci sera désormais forcé de reconnaître que Wickham et l’hospodar valaque étaient bien des instruments providentiels, élus et préparés de toute éternité.

Désireux de se montrer à ses propres yeux un personnage plein d’esprit et de ressources, le jeune gentleman (qui exerçait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comté natal) n’avait pas été plus tôt seul dans le fourgon qu’il s’était abattu sur les étiquettes des colis, avec tout le zèle d’un réformateur. Et lorsque, à la station de Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s’installer avec Michel Finsbury dans un coupé de première classe, son visage rayonnait à la fois de fatigue et d’orgueil.

— Je viens de faire une farce admirable ! ne put-il s’empêcher de dire à son avoué.

Puis, saisi tout à coup d’un scrupule :

— Dites donc : pour une petite farce inoffensive, hein ? je ne risque pas de perdre mon poste de magistrat ?

— Mon cher ami, répliqua distraitement Michel, je vous ai toujours prédit que vous finiriez par vous faire pendre !