CHAPITRE V

— Bonjour, cher policier pour femmes du monde, fit en riant Josseaume lorsque, dans l’après-midi, Lamblin vint le voir à son bureau.

Mais l’inspecteur, qui semblait harassé, se laissa tomber sur une chaise, l’air sombre et la bouche amère.

— Pourquoi ce sarcasme ? demanda-t-il, hargneux.

— Parce qu’une belle dame, — je la présume telle d’après sa voix, — la comtesse d’Armancé, a téléphoné pour vous tout à l’heure. Elle pense qu’un cousin de son mari, M. Lucien Vidalier, qui est actuellement à Paris, à l’hôtel Meurice, pourrait vous aider à identifier avec certitude un nommé Victor Maravon, votre mort inconnu. Elle s’excuse de n’avoir pas pensé ce matin à vous donner ce renseignement. Je transmets intégralement son message. Vous avez dû faire une très bonne impression. Félicitations.

Lamblin haussa les épaules.

— Son tuyau est inutile. J’en sais plus qu’assez sur le compte de mon macchabée. Vous m’avez mis un joli coco sur les bras, patron.

— Ah ! mon cher ami, ceci ne nous regarde pas. Nous ne sommes, nous autres, que des chiens de chasse, de chasse à l’homme. On nous fait flairer un vêtement : « Cherche, Taïaut, cherche ! » Et nous filons, le nez sur la piste. Mais, quand nous rapportons le gibier, ce n’est pas à nous de décider s’il est bon pour la Légion d’honneur ou pour l’échafaud. À présent, racontez.

Lorsque Lamblin eut narré fidèlement sa matinée, il en vint à sa visite au banquier.

— J’ai trouvé un bon vivant, gras et vermeil sous ses cheveux blancs, et qui regrette fort son incomparable maître d’hôtel, qu’il identifia immédiatement avec le mort dont je lui présentais l’image.

» — Le bougre s’y connaissait en vins, me dit-il. Il m’a fait acheter quelques-unes des meilleures bouteilles de ma cave. Malheureusement, j’en ai parlé à un de nos clients, un Hollandais, Van Laar, qui s’occupe d’une grosse affaire d’importations coloniales, et le malin m’a soufflé Victor. C’est un homme qui donne de très grandes réceptions. Qui donnait plutôt, car, en ce moment, sa maison est fermée à la suite d’un drame affreux : sa femme s’est suicidée, il y a deux mois. »

» Et comme je m’exclamais :

» — Eh ! oui, dit-il et d’une façon atroce ; elle s’est jetée par la fenêtre. Il l’adorait, on dit qu’il est à moitié fou de chagrin. »

— Dites donc, interrompit Josseaume, votre Victor me semble n’avoir pas porté bonheur à ses patrons, même quand il ne les expédiait pas lui- même.

— Mais celle-ci, il l’a aussi expédiée lui-même, quoique indirectement. J’ai trouvé dans un superbe hôtel particulier, en bordure du bois, une espèce de géant roux, taillé à coups de serpe. C’était Van Laar, d’aspect fruste et d’esprit fin, avec un regard dur et une bouche sensible. Tête intéressante, mais l’air halluciné. Il a manifesté une joie sauvage en apprenant la mort de Victor.

» — Ah ! tout de même ! Il s’est trouvé quelqu’un pour débarrasser la terre de ce monstre. Dommage que ce ne soit pas moi ! »

» D’abord j’en ai douté. Mais sa haine est telle que, si c’était lui l’assassin, je crois vraiment qu’il s’en vanterait. Sa femme était une douce et fragile créature, légère et gracieuse comme un oiseau des îles. Elle aimait le plaisir, et lui n’avait pas le temps de l’accompagner dans les dancings, les thés.

» — Elle a eu des amants, disait-il, et puis après ? Elle était trop faible et trop tendre pour résister, mais elle m’aimait bien, je l’avais avec moi, elle était ma joie, mon amour. J’aurais tout pardonné. Ah ! pourquoi n’a-t-elle pas eu confiance en moi ? Ce Victor est venu, qui a tout de suite compris la situation. Il a intercepté des lettres — elle était si peu méfiante. Il a exigé de l’argent et elle n’a rien osé me dire. Elle craignait ma colère. En six semaines, il s’est fait donner 200 000 francs. Quel imbécile ! moi je lui aurais donné un million pour qu’il la laisse tranquille ! »

» Il leva ses grandes mains pâles tachées de son.

» — Et un jour ce fut la catastrophe. Un des petits amis prit au baccara la forte culotte, et, n’osant l’avouer à sa famille, vint implorer ma chérie. Elle me demanda cette somme, cent vingt mille francs, je crois, « pour son couturier ». Je la lui donnai en la taquinant, car j’avais réglé une grosse note quelques jours plus tôt. Et c’est le moment que ce crétin de Victor choisit pour revenir à la charge. Elle fut terrifiée, elle se figura que j’allais tout apprendre. Se rendant compte aussi qu’elle ne serait jamais débarrassée de cette sangsue, affolée, désespérée, elle s’est jetée du haut des combles.

» Ah ! monsieur, quand je suis arrivé et que j’ai vu sa pauvre petite tête brisée, pleine de poussière et de sang, j’ai cru perdre la raison. Elle m’avait laissé une longue, une lamentable lettre. J’ai cherché ce Victor, pour l’écraser comme une bête puante, mais le drôle s’était méfié. À la première annonce du malheur, il avait empilé ses effets dans sa malle et déguerpi sans demander son reste. Je l’ai cherché en vain. Il doit se terrer quelque part sous un faux nom. »

— Vous croyez que c’est vrai ? questionna Josseaume.

Lamblin comprit tout de suite.

— J’ai fait vérifier l’emploi de son temps, hier après-midi. Ses employés jurent qu’il ne s’est pas absenté. Mais le président d’un grand conseil d’administration, on ne va pas voir s’il est là. Il peut avoir une sortie à lui, pour échapper aux importuns, et prendre un taxi tout en laissant sa voiture ostensiblement parquée. L’hypothèse n’est pas à écarter d’emblée. Mais j’ai recueilli un autre témoignage : celui de la femme de chambre, une singulière fille aux grands yeux de gitane, qui, en me reconduisant, — elle avait, je suppose, entendu des bribes de la conversation, — m’a chuchoté d’aller l’attendre au bas de l’escalier de service.

— Ah ! très intéressant cela ! Les gens de maison en savent souvent plus long que les maîtres.

— Elle a connu Victor chez les Armancé. À cause de lui, elle a rompu ses fiançailles, et il avait réussi à la faire entrer dans la maison Van Laar…

— Complice ?

— Je ne crois pas, il semble avoir été très méfiant. Le drame a bouleversé la pauvre fille. Du coup, Victor l’a abandonnée et ne lui a plus donné signe de vie. Mais elle m’a rapporté un détail qui m’ouvre des horizons : c’est qu’au château de Roche-Marie, où la famille d’Armancé habitait huit mois sur douze, Victor faisait beaucoup de photographie…

— De là sans doute l’état de ses mains.

— Non, car, mal installé, manquant de chambre noire, il faisait développer ses clichés et tirer ses épreuves par son frère, photographe à Périgueux. Et cela nous explique pourquoi il gardait toujours des créances sur ses victimes.

Josseaume réfléchissait.

— Bien du temps a passé, depuis. Et si, comme vous le présumez, Victor a photographié les documents qu’il avait volés pour garder toujours ses victimes à sa merci, il a fort bien pu s’arranger pour faire ses travaux lui-même. Que vous a-t-elle dit d’autre ?

— Elle croit que Victor avait les preuves d’une vilaine histoire où serait compromise Mlle Thélusson. En tout cas, les rapports de Victor avec la famille d’Armancé et la présence de cette jeune fille dans la maison du crime, bien mieux, à l’étage même où le crime a été commis, font peser de lourds soupçons sur elle et sur son fiancé.

— Alors, puisque celui-ci habitait au cinquième, qu’est-ce que votre macchabée allait faire au quatrième ?

— C’est ce que je me suis demandé longtemps. Et puis j’ai compris qu’il s’était tout simplement trompé d’étage.

— Allons donc !

— Mais oui, et voici comment. Le casier postal, visible par la porte vitrée de la loge, porte, au-dessus de chaque case l’indication de l’étage, et au-dessous de cette case, le nom du locataire. De sorte que celui-ci surmonte presque immédiatement la mention de l’étage inférieur. La concierge était absente. Notre homme voit au-dessous d’une case :

M. Meyrignac,
4e droite,

et ne s’aperçoit pas que la seconde mention se rapporte à la case inférieure, et qu’il aurait dû aller chercher au-dessus le renseignement qui concernait M. Meyrignac. Cette erreur lui a, je crois, coûté la vie.

— Voyons votre explication.

— L’assassin, homme ou femme, guette au cinquième la montée de l’ascenseur, prêt à se dissimuler pour surgir à la seconde où Victor, sans méfiance, aura ouvert la porte palière. Coincé sur le seuil de l’étroite cabine, sous la menace d’un revolver, il ne pourra fuir et se verra contraint de livrer les documents qu’il détient et peut-être ses clefs, car on n’en a pas trouvé sur le mort. Mais celui qui suit des yeux la montée de l’ascenseur le voit s’arrêter à l’étage au-dessous. Victor va lui échapper impossible de l’acculer. Alors, pendant que l’occupant de la cabine en ouvre la porte intérieure, au moment où il pose la main sur la poignée de la porte palière, celui qui était à l’affût n’hésite pas à le tuer, de la façon que nous avons reconstituée d’après la direction de la blessure.

Pensivement, Josseaume se caressait le menton.

— Et que faites-vous des empreintes, qui ne concordent pas ?

— Elles ont pu être laissées par un ouvrier venu pour une réparation, et l’on a pu manier délicatement les poignées en les prenant par les bords. Je m’excuse d’avoir repoussé cette suggestion quand vous l’avez faite. Vous aviez sans doute raison.

Josseaume regardait le dossier ouvert devant lui :

— Résumons. Vous considérez comme suspects : Van Laar, qui avait une violente rancune contre Victor, qui a pu retrouver sa trace, la faire surveiller et venir le guetter dans la maison où il avait rendez-vous. C’est bien douteux. Il est vrai que nous n’avons pas ses empreintes. Et puis ?

Mlle Thélusson, qui devait avoir dans son passé quelque chose dont le maître d’hôtel avait la preuve et dont elle pouvait craindre que son fiancé ne fût informé. Enfin M. Meyrignac, qui pouvait vouloir délivrer sa fiancée des persécutions du maître chanteur.

— Ces deux dernières hypothèses sont contradictoires.

— Oui, c’est l’une ou l’autre.

— Admettons. Et puis ?

— Mais… c’est tout ! fit Lamblin un peu surpris.

— Non. Vous oubliez le principal, X, l’inconnu, celui qui peut être le vrai coupable et dont vous ne savez rien. Vous vous emballez sur des présomptions, mon petit, et vous n’avez pas l’ombre d’une preuve. Les empreintes même sont contre vous.

Il tenait en main des épreuves qu’il examinait attentivement.

— Elles sont d’une netteté remarquable, ces empreintes, elles devaient être toutes fraîches. Or la concierge a déclaré « que l’ascenseur marchait bien, car il avait été révisé au début du mois ». Les traces de l’ouvrier devaient être effacées. Tandis que, si votre reconstitution du crime est exacte, — et je crois qu’elle l’est, — le meurtrier aux aguets a eu la surprise de voir la cabine s’arrêter à l’étage au-dessous. Il n’a pas eu le temps de prendre des précautions. En grande hâte, il a voulu ouvrir la porte, qui a résisté, a tiré par-dessus la grille, puis il a descendu l’escalier quatre à quatre, avec la terreur de voir quelqu’un arriver au bruit, et il a ouvert non moins vite la porte palière du quatrième pour dépouiller sa victime. Ensuite il a filé sans s’amuser à faire disparaître les marques de ses doigts. D’ailleurs elles ne figurent pas au service anthropométrique : il ne craignait pas leur identification.

— Vous avez certainement raison, dit Lamblin d’une voix légèrement altérée. Mais cela n’innocente pas forcément Mlle Thélusson. Elle a pu avoir un complice autre que Meyrignac.

— Don Quichotte, alors. Je ne vois que lui pour risquer sa tête, afin de sauver la réputation d’une jeune fille qui est la fiancée d’un autre. Non, arrêtez, mon cher ami, en ce moment vous bâtissez dans le vide, vous faites des suppositions et non des déductions pour essayer de vous défendre !

— C’est vrai ! Il rit un peu nerveusement. Mais j’ai tout de même convoqué par pneumatique Mlle Thélusson. Je l’ai priée de venir demain à 9 heures, « afin de préciser certains détails, concernant l’ancien maître d’hôtel ».

— Vous n’avez pas convoqué aussi Meyrignac ?

— Ah ! non — l’inspecteur avait repris son assurance. Je ne suis pas Don Quichotte, mais j’ai le souci de la réputation d’une jeune fille. Il pourrait suffire d’une indiscrétion, d’un soupçon pour empoisonner sa vie. Pour les affaires intimes, mon bureau est un vrai confessionnal.

— Voilà qui est parler ! Je vous approuve sans réserve, mon petit. Quand je vous le disais, — le commissaire plissa ses yeux pleins de malice, — quand je vous le disais que vous étiez un policier pour femmes du monde !

— Et pourtant, murmura Lamblin d’un air modeste, j’ai un succès fou auprès des concierges et des femmes de chambre. Justement, je dois aller retrouver la belle Solange aux yeux noirs, pour identifier définitivement mon Victor. Je ne suis pas fâché, je vous l’avoue, d’avoir trouvé quelqu’un qui l’ait connu d’un peu près.

— Vous êtes inconvenant, Lamblin. Et moi je vais entendre les confidences de M. Vidalier, dont vous faisiez fi. Oui, je sais, c’était une boutade provoquée par votre humeur exécrable. Mais je lui ai téléphoné sitôt après le message de Mme d’Armancé. Il n’est pas libre aujourd’hui, je l’ai donc convoqué pour demain, à deux heures. Et puis un conseil : procurez-vous les empreintes du Hollandais qui hait si cordialement votre Victor.