CHAPITRE VI

— Oh mon Dieu, comme il est changé ! Oh ! quelle horreur ! Ce pauvre Victor !

Devant le misérable mort qui verdissait sur les dalles de l’Institut médico-légal, Solange pleurait et se lamentait.

— Mais c’est bien lui, n’est-ce pas ? Vous le reconnaissez ? demandait Lamblin un peu agacé.

— Oh ! c’est bien lui, mais avec cette blessure, cette figure toute défaite, il est tellement changé… Oh ! ce pauvre Victor !

— Il n’avait pas de marques, de signes particuliers ?

— Si, tenez, ce grain de beauté à la naissance du cou. Et cette tache brune à l’épaule.

— Cette cicatrice au bras ?

— Il se l’était faite en passant la main dans un carreau cassé.

Lamblin se pencha tout à coup et flaira la tête du cadavre. Mais il ne sentit qu’un fade relent de cheveux gras, mêlé à l’odeur fétide, écœurante de la chair morte. Il se redressa perplexe. Les mèches qui pendaient en dents de scie sur la nuque montraient que le défunt avait négligé depuis un bon mois de les faire couper, et, en été, on se lave fréquemment la tête… Tandis que le parfum était resté dans le feutre, ou la bande de cuir du chapeau, qui s’en étaient imprégnés.

— Est-ce que Victor n’avait pas l’habitude de se faire faire des frictions au no 5 de Molyneux ?

— Oui, toujours. Mais on voit bien que de longtemps il n’était allé chez le coiffeur. Oh ! quelle horreur ! Laissez-moi m’en aller, ça me rend malade.

Lamblin la regarda de coin. Pour une personne qui pleurait, elle avait le teint bien blanc. Elle écarta un instant son mouchoir ; il n’y avait pas trace de larmes dans ses beaux yeux.

— Il vous a abandonnée, après la mort de Mme Van Laar ? Il ne vous a même pas écrit ?

— Non, jamais. Oh ! c’était vraiment pas chic f

— Enfin, il a bien dû laisser son adresse à quelqu’un de la maison, au moins pour son courrier ?

— Il ne recevait guère de lettres. Non, non, il n’a pas donné son adresse personne ne la connaît.

Elle affirma cela avec une telle insistance que Lamblin fronça le sourcil. Son opinion était faite. Elle était sûrement restée en relations secrètes avec le maître chanteur qui devait « se terrer quelque part sous un faux nom », comme disait Van Laar. Et la police des hôtels et garnis n’avait. pu découvrir encore le domicile du mort. Mais pourquoi cette fille jouait-elle la comédie ? Soudain une idée lui vint. Serait-ce possible ?…

— Ah ! soupira Solange, pourvu que ce ne soit pas Albert qui ait fait le coup !

— Quel Albert ?

— Le chauffeur à qui j’étais promise à Roche-Marie. Il était si jaloux ! Il en a tellement voulu à Victor, quand je l’ai quitté !

« La petite garce ! se dit Lamblin, elle cherche à jeter la suspicion sur son ancien amoureux ! Et j’ai l’impression qu’on lui avait dicté tout ce qu’elle m’a raconté ! »

— Rassurez-vous, dit-il sèchement, il a eu le temps de se consoler, depuis deux ans. Et, maintenant, venez avec moi chez le juge d’instruction pour faire consigner votre déposition.

Il la ramena ensuite à son bureau, ayant encore quelques questions à lui poser.

Dans le couloir, un agent faisait les cent pas. Il s’approcha sur un signe de l’inspecteur :

— J’aurai une mission à confier à Bertin quand j’en aurais fini avec mademoiselle. Dites-lui de se tenir prêt. Qu’il prenne des provisions, il en aura sans doute besoin pour la soirée. Et, fit-il plus bas, qu’il soit prudent. Gros gibier.

Il cligna de l’œil, imperceptiblement. Et l’agent y alla de son œil, également, pour marquer qu’il avait compris.

Après avoir fait asseoir la femme de chambre, Lamblin lui offrit galamment une cigarette. Puis, la détaillant d’un regard admiratif, il lui fit compliment de sa toilette.

— Vous savez vous habiller d’une façon qui met admirablement en valeur votre type de gitane. En quelques mois, vous êtes devenue une vraie Parisienne !

Elle minauda :

— À la campagne, on me trouvait trop mince. Mais, à Paris, on me dit que j’ai une taille de mannequin !

— Comme c’est juste ! Dites-moi, vous devez avoir une bonne place chez Van Laar ? Bien meilleure qu’à Roche-Marie ? Ça devait être dur, le service dans ce château ?

— Ah oui. Et ces escaliers, ces corridors qui n’en finissaient pas !

Il émit un murmure de sympathie émue.

— Et le laboratoire du comte d’Armancé, c’était aussi vous qui l’entreteniez ? Ça devait être un travail bien délicat…

— C’était Victor qui nettoyait le laboratoire. C’est-à-dire… quelques mois avant sa mort, M. le comte a voulu que je m’en charge. Mais j’avais bien assez de boulot, et Victor, gentiment, m’a proposé de continuer à le faire, de bonne heure, car les maîtres se levaient tard.

— Je comprends, fit rêveusement Lamblin. Ça vous a épargné bien des fatigues. Avec tous ces rayons, ces bocaux. Et il y avait des produits dangereux, n’est-ce pas ? Le comte s’occupait de toxiques. Mais je suppose que vous ne touchiez pas à l’armoire où il les rangeait ?

Solange eut un petit rire.

— M’sieur le comte en gardait toujours la clęf sur lui. Mais la serrure n’était pas compliquée. Victor m’a montré un jour que la clef d’un petit secrétaire l’ouvrait facilement.

— Je comprends ! répéta Lamblin.

Puis il se leva et changea de ton :

— Mademoiselle Solange, je vous remercie. Et ne vous désolez pas trop pour Victor : il sera bientôt vengé !

Elle se retourna, étonnée.

— Vous avez des indices ?

— Plus que le criminel ne le croit, certainement !

Elle sortit du bureau, plongée dans ses pensées, et ne remarqua pas un ouvrier qui, une musette gonflée au côté, flânait dans le vestibule. Il jeta un coup d’œil interrogateur à Lamblin qui répondit par un signe affirmatif. Nonchalant, l’homme sortit derrière Solange, la dépassa dans l’escalier, s’arrêta sur le trottoir pour allumer une cigarette et, prenant en filature la jeune femme, se dirigea à sa suite vers le métro.

Pendant ce temps, Lamblin rédigeait en hâte une dépêche.

— Faites passer ce télégramme. Urgence ! dit-il à l’huissier qui avait répondu à son coup de sonnette.

Resté seul, il médita longuement.

— Cette fois, il me semble bien que j’entrevois la vérité ! Mais, prudence ! Motus et remotus ! Pas un mot à la reine mère ! Je ne vais pas me faire de nouveau donner sur les doigts !… Mais je crois que je pourrai me passer des empreintes de Van Laar.