CHAPITRE IV

— Vous regardez ma fille ? dit la comtesse avec une nuance d’orgueil dans la voix.

Utile indication ! Il ne savait comment poser des questions sans commettre d’impair. Mais, maintenant, des points d’interrogation jaillissaient de tous côtés dans son cerveau. Pourquoi l’avait-on présentée sous un faux nom ? Sa mère était-elle au courant de ses fiançailles, si fiançailles il y avait ? Et enfin pourquoi avait-elle nié connaître l’ancien domestique de son père ? Il est vrai que le petit Maxime n’avait pu se prononcer avec certitude en voyant les photographies. Mais elle, qui s’était trouvée en présence du mort lui-même, avec son costume révélateur ?

« Du doigté, mon garçon ! » se dit-il in petto.

Il commença.

— Il me semble avoir rencontré Mlle d’Armancé.

— Elle ne s’appelle pas Armancé, mais Thélusson. Françoise Thélusson. Elle est née de mon premier mariage.

Ainsi, on n’avait pas menti pour le nom. Soudain le policier se sentit plein de confusion à la pensée de l’erreur qu’il avait commise. Quand Meyrignac lui avait présenté la jeune fille comme sa fiancée, il n’avait pas douté un instant que ce fût là un pudique euphémisme et qu’en réalité elle habitait avec l’artiste. En conséquence, il ne lui avait pas demandé son adresse ! Il se reprocha vivement ce jugement téméraire. Mais comment savoir jusqu’à quel point la mère était renseignée sur les relations des deux jeunes gens ?

« Allons, jouons par la bande », se dit-il.

Et sur un ton professionnel :

— Venons-en à ce qui concerne l’homme assassiné au 9 bis, de la rue Boccador…

— Comment ! 9 bis, rue Boccador ? Mais c’est là qu’habite le fiancé de ma fille ! Philippe Meyrignac, un jeune sculpteur. Vous avez dû le voir, car vous avez sans doute interrogé les locataires. Et, j’y pense, vous avez dû voir également Bobette, — je veux dire Françoise, — elle était allée travailler à l’atelier hier après-midi !

Dévore ta honte, ô Lamblin ! Et fais pénitence, un cierge à la main, pieds nus, en chemise et la hart au col, pour tes pensées calomnieuses et la perversité de ton esprit malveillant !

Il se frappa le front, comme si une idée l’illuminait soudain :

— Mais oui ! Où donc avais-je la tête ! Je ne me souvenais pas où j’avais rencontré Mlle votre fille. Je retrouve tout cela maintenant. J’ai noté son nom, en effet.

— Et vous n’aviez pas pris son adresse ? fit-elle avec un peu d’étonnement.

Vraiment, cette femme innocente avait une façon de retourner le fer dans la plaie !…

— Ce n’était pas nécessaire, dit le policier sur un ton dégagé. Du moment qu’elle n’habitait pas la maison…

— Ah ! oui, évidemment. (Est-ce qu’elle se moque de moi ? se demanda-t-il.) Mais a-t-elle vu le mort ?

— Oui.

— Et elle ne l’a pas reconnu ?

— Elle a paru fort émue, mais elle m’a assuré ne pas le connaître.

— Curieux qu’elle ne m’en ait pas parlé hier soir !

— Ce n’était pas un spectacle agréable à évoquer. Mais, madame, pardonnez-moi d’en revenir à mes questions. Pendant combien de temps Maravon a-t-il été à votre service ?

— Plus de sept ans. Il en avait trente ou trente et un quand il est entré, il devait en avoir trente-neuf à présent.

— C’est bien à peu près l’âge que le médecin attribue au défunt : une quarantaine d’années. Il n’était pas marié ?

— Non, et je ne sais rien de sa famille. Il nous avait été envoyé par un bureau de placement. Ses certificats étaient très élogieux, et, de fait, son service était parfait ; il était travailleur, adroit, intelligent, et pourtant il ne m’était pas sympathique. Il avait une façon insupportable de se trouver là où il n’avait que faire. On se croyait seul, et tout à coup on le voyait à côté de soi, venu sans aucun bruit. Il écoutait aux portes. Surpris, il avait toujours une excellente excuse. Peut-être fais-je tort, à sa mémoire, car il avait du bon : il s’est montré extrêmement dévoué quand mon mari est mort, bien qu’il fût lui-même encore très souffrant.

— Ah ! et de quoi ?

— D’une violente intoxication alimentaire. À le croire empoisonné. Le médecin n’y avait rien compris. Mais il avait une constitution de fer, il s’en est tiré. Mon mari voulait le soigner, il s’y est refusé.

— Le comte d’Armancé était médecin ?

— Non, mais il était chimiste et s’y connaissait admirablement en toxicologie. Il a fait dans ce domaine des travaux remarquables…

— Dans quelles circonstances est-il mort ?

— Ah ! — les larmes montèrent aux yeux de la veuve, — ce fut d’une brutalité incroyable. Victor, qui était à peine remis, avait repris son service la veille. C’était la femme de chambre, ou parfois ma fille qui montaient les plateaux du petit déjeuner, que nous prenions toujours dans nos chambres. Ce matin-là, Victor vint frapper à ma porte et m’annonça tout effaré que son maître avait une syncope. Voulant allumer le feu, il avait frappé. Ne recevant pas de réponse, il avait fini par ouvrir doucement et avait trouvé le comte comme je le vis moi-même, renversé dans son fauteuil devant un guéridon sur lequel était servi le petit déjeuner : il y avait à peine touché.

— Mais il y avait touché ? fit vivement le policier.

— Il avait bu un peu de chocolat, mordu dans une tartine de confiture…

— Quelle confiture ?

— Confiture d’abricots.

Il songea à ces amandes tirées des noyaux qu’on met en général dans cette confiture : quel véhicule idéal pour masquer l’odeur de l’acide prussique, qui eût aussitôt alerté un chimiste averti !

— Et l’on n’a pas fait analyser les restes ?

Elle ouvrit de grands yeux.

— Pourquoi ? Ce n’était pas de la confiture de conserve qui aurait pu s’altérer dans une boîte mal fermée. Elle avait été faite et mise en pots par notre cuisinière.

Il eût été cruel d’insister, cruel et inutile.

— C’est à Roche-Marie que le comte est mort ?

— Oui, mais il est enterré à Paris dans le caveau de famille. Et, depuis, le château a été vendu.

— Pour en revenir à mon enquête, vous ne vous souvenez pas d’un signe physique particulier qui aurait pu servir à identifier ce Victor ? Le défunt porte à l’avant-bras droit une cicatrice.

Elle secoua la tête.

— Je n’ai jamais vu Victor les manches retroussées. Il ne travaillait pas au jardin.

— Savez-vous ce qu’il est devenu, après vous avoir quitté ?

— Attendez… Il s’est placé, je crois, chez un banquier, oui, c’est cela, M. Arnaud, de la banque Arnaud, Silhol et Co. Je me souviens que des renseignements me furent demandés sur lui. Je n’ai pu les donner qu’excellents.

— Évidemment. Madame, je vous remercie, et m’excuse d’avoir abusé de vos instants.

Elle se dirigeait vers la porte du salon qui menait au vestibule.

— Attendez, j’ai laissé le paquet dans la salle à manger.

— Ah ! c’est vrai !

En ouvrant la porte de communication, un singulier spectacle s’offrit qui le fit s’exclamer :

— Maxime ! Qu’est-ce que tu fais ?

Le petit garçon tenait à deux mains, devant son visage, le chapeau du mort et en reniflait l’intérieur avec conviction. Il tourna la tête :

— Je sens si c’est bien l’odeur de Victor.

— L’odeur de Victor ?

— Oui. Il a dit une fois que, lorsqu’il allait chez le coiffeur, il se faisait toujours faire une friction no 5 de Molyneux, parce que c’était un parfum distingué. J’ai voulu savoir comment c’était, et il s’est penché pour que je respire ses cheveux. C’est bien la même odeur.

— Quelle histoire ! dit la comtesse en riant.

Lamblin ne riait pas.

— Monsieur Maxime, vous êtes un vrai petit détective ! En tout cas, vous avez « du flair »… Mais vous, madame, connaissez-vous ce no 5, le retrouvez-vous dans ce chapeau ?

Avec une légère grimace, elle flaira aussi, d’un peu loin.

— Il a raison. C’est le no 5 de Molyneux. J’en ai usé parfois, mais je préfère les parfums plus chauds.

— Voilà un point sur lequel mon éducation est incomplète, dit gravement Lamblin. J’ignore tout des parfums distingués.

Tandis que le taxi l’emmenait vers la banque Arnaud, l’inspecteur se plongea dans de profondes réflexions.

« On dit toujours : “le monde du crime”, monologuait-il. Et si l’on parlait un peu « des crimes du monde » ? Un drame atroce a dû se jouer entre ces deux hommes, le comte et son valet. Celui-ci était, je n’en doute pas, un maître chanteur. Il avait dû surprendre dans l’existence de M. d’Armancé un secret bien redoutable pour que celui-ci ait voulu le supprimer. Tous deux ont dû s’épier comme des fauves. Puis le chimiste habile a failli l’emporter. Mais le valet s’en tire et frappe à son tour, impitoyablement. Il n’a pas dû doser le poison, lui. Et l’on n’a rien soupçonné ! Cette charmante femme est aussi aveugle qu’une taupe. Quant à sa fille… »

Son visage s’assombrit.

« Ah ! oui, quel rôle joue-t-elle, la fille ? On ne me fera pas croire que le hasard seul a conduit ce Victor et l’a fait assassiner à la porte du fiancé, et cela pendant une visite à ce fiancé. Est-ce la jeune fille que Victor voulait faire chanter ? Une gosse qui n’a pas dix-huit ans ! Avait-elle déjà dans son passé quelque chose de louche ? Le comte d’Armancé n’était pas son père, et d’ailleurs il est mort depuis quinze mois, ce n’est donc pas son honneur qu’elle a pu vouloir défendre… ».

Il réfléchit longuement.

« Je croyais avoir calomnié une pure jeune fille : Décidément, mon vieux Lamblin, je crois que tu pourras faire l’économie du cierge, des pieds nus et du reste. Mais alors, l’autre… »

Il reprit son leitmotiv :

« Qu’allait-il faire, que diable allait-il donc faire au quatrième ? »

Soudain, il releva la tête, et se frappant le front de ce geste qui lui était familier :

— J’y suis ! s’écria-t-il victorieusement.