Michel Lévy frères, éditeurs (p. 52-61).


VII


— J’étais sûre de votre empressement, dit la baronne en voyant entrer sa nièce, j’avais parlé d’un service à me rendre ; eh bien, ce n’est pas tout à fait moi qui le réclame, mais je m’emploierai toujours de bon cœur pour les gens qui croient que je puis tout obtenir de votre amitié.

Mathilde ne répondit à cela qu’en embrassant sa tante, et celle-ci continua :

— Voilà ce dont il s’agit : le marquis d’Erneville avait un frère que vous n’avez point connu, pauvre comme un cadet de Normandie et prodigue comme un grand seigneur. Avec ces manières-là on laisse beaucoup de dettes, et ce fut l’unique héritage du jeune Rodolphe d’Erneville. Orphelin à douze ans, son oncle a pourvu à son éducation, et l’a placé depuis dans un régiment où son nom lui sert de fortune. Mais on voudrait lui en procurer une plus réelle, et l’on a formé le projet de lui faire faire un de ces mariages à la mode, où le titre d’un gentilhomme ruiné s’achète par la dot d’une riche bourgeoise. On a pensé à la fille de ce banquier qui donne de si beaux bals. Votre belle-sœur prétend que M. de Varèze a sur ce financier un empire absolu, tant il est heureux d’appeler mon ami un aide de camp du roi ; et comme le marquis fait profession de haïr Albéric, et de mépriser souverainement la classe où se trouve M. Ribet, il s’est adressé à moi pour vous engager à le servir dans cette négociation, ne voulant pas vous en parler avant de savoir s’il vous conviendrait de flatter la vanité de la famille Ribet par une visite de votre part… Mais vous ne m’écoutez pas, mon enfant, à quoi donc pensez-vous ?

— Pardon, ma tante, vous me disiez, je crois…

Et madame d’Ostange, sans quereller Mathilde sur sa distraction, lui répéta ce qu’elle n’avait entendu que par intervalle, en ajoutant :

— Le marquis a craint l’observation que vous lui feriez sans doute, sur ce que sa fierté aurait à souffrir d’une semblable alliance ; il s’est rappelé la chaleur qu’il met ordinairement à soutenir contre vous des principes tout opposés à ce qu’il réclame de vous aujourd’hui, et il a mieux aimé supporter ma pitié que la vôtre ; car de pareilles inconséquences ne méritent pas d’autre sentiment. Rien de si simple que de rechercher la fortune, mais du moins faut-il honorer ceux de qui on l’accepte.

— Je ferai ce que vous jugerez convenable, répondit Mathilde, heureuse de remettre à sa tante le soin de réfléchir sur une affaire d’un si faible intérêt pour toutes deux.

— Vraiment vous m’embarrassez, ma chère amie, je ne voudrais pas vous attirer l’ennui d’une vaine démarche auprès de gens que vous connaissez fort peu ; car, si je m’en souviens bien, vous ne les avez vus que le jour où le maréchal de Lovano vous a conduite à leur grande fête ?

— J’ai été depuis leur faire une visite, j’ai reçu la leur, et je leur ai poliment adressé la parole toutes les fois que je les ai rencontrés. Notre liaison se borne là.

— Cela ne me paraît pas assez intime pour vous autoriser à aller tout d’un coup demander la main de leur fille, et je pense qu’il faut avant de s’engager à rien consulter M. de Varèze : la confidence lui est acquise de droit, puisqu’il est l’arbitre de cette grande affaire ; et j’ai envie de le prier de venir me voir pour en causer avec lui.

— Oui envoyez chez lui, dit vivement Mathilde.

Et elle se leva pour apporter à sa tante tout ce qu’il fallait pour écrire.

— Je regrette, reprit la baronne en cachetant son billet, de ne vous avoir pas parlé de ce projet hier, mais le duel d’Isidore m’occupait tout entière, et j’ai oublié ce que son père m’avait dit la veille. Eh bien, sait-on qui M. de Marigny extermine à sa place ?

— Vous allez bientôt l’apprendre, répondit Mathilde en remettant le billet au valet de chambre de la baronne.

— Quoi ! serait-ce Albéric ?

— On le dit, prononça tout bas la duchesse.

— Je n’en serais pas étonnée, car je ne l’ai jamais vu plus aimable qu’hier, et je reconnais là sa coquetterie et son adresse à cacher les intérêts les plus sérieux sous la gaieté la plus naturelle. Il sait combien les femmes savent gré de cette charmante insouciance, et ce que l’on gagne à leur laisser croire que leur présence distrait d’un péril imminent. Ah ! ce n’est pas la première affaire de ce genre que lui attirent ses folies ? J’espère qu’il ne s’en tirera pas plus malheureusement que des autres. Cependant, à force de jouer sa vie à cet horrible jeu… Mais chassons ces tristes idées, continua la baronne en remarquant l’impression qu’elles faisaient sur sa nièce, j’ai le préjugé que la prédiction amène le malheur. Parlons de choses plus riantes. Mon brave commandant est parfaitement guéri de son rhumatisme, et il part demain pour retourner à Dijon. Me voilà libre.

— Et je puis enfin m’emparer de vous, dit Mathilde en se jetant dans les bras de sa tante. Ah ! si vous saviez combien j’ai désiré ce moment ! Jamais je n’ai eu plus besoin de votre amitié, de vos conseils ; jamais je n’ai senti plus douloureusement la perte de ma mère ! Venez me la rendre, venez me guider dans ce monde qui m’effraie ; je ne me sens pas la force d’y vivre sans votre appui, et je prévois qu’il serait sans pitié pour ma faiblesse.

En disant ces mots, Mathilde laisse un libre cours aux larmes qui l’oppressaient depuis longtemps. Elle veut les croire toutes consacrées au souvenir de sa mère, mais les efforts qu’elle fait pour conserver cette illusion ne la soutiennent pas au delà du moment où l’on vient dire à la baronne « que M. le comte de Varèze ne peut avoir l’honneur de lui faire réponse, parce qu’il est malade. »

— Blessé ! vous voulez dire ? N’avez-vous pas remarqué l’inquiétude de ses gens ? n’en avez-vous questionné aucun ?

— J’ai su par son cocher, répondit Ambroise, qu’on l’avait ramené ce matin du bois de Boulogne avec un chirurgien, qui ne l’a pas quitté depuis. M. Andermont est aussi chez M. le comte. Mais sa porte est défendue, et l’on ne m’a pas même laissé monter pour remettre le billet de madame.

— Retournez-y de nouveau, dit vivement la baronne, demandez de ma part des nouvelles du comte, dites que vous avez quelque chose à remettre au colonel Andermont ; et ne revenez pas sans savoir positivement l’état où se trouve M. de Varèze. Le chirurgien doit l’avoir fait connaître.

Dans l’inquiétude qui l’agitait, Mathilde n’avait rien de mieux à faire que d’attendre le retour du domestique de la baronne ; mais il est des situations où l’on sent le besoin d’agir même contre son intérêt, tant l’impatience l’emporte sur le raisonnement ; et la duchesse voulut retourner chez elle, dans l’espérance d’y trouver un mot du colonel, que ses gens auraient négligé de lui apporter. Elle pensait qu’Isidore, toujours si empressé de répandre les nouvelles qui lui parvenaient, viendrait peut-être chez elle dans la matinée, qu’elle pourrait savoir par lui tous les détails de l’événement ; et puis elle voulait faire préparer l’appartement destiné à sa tante, et ce fut la seule raison qu’elle donna de son départ précipité.

Son attente ne fut point trompée, Maurice s’élançait de son tilbury à l’instant même où la voiture de la duchesse entrait dans la cour. Il lui offre la main, tandis que Mathilde lui demande avec anxiété si la blessure de son ami est dangereuse.

— Quoi ! vous savez déjà ?…

— Oui, interrompit-elle en cherchant à lire sur le visage de Maurice ce qu’il faut penser de l’état d’Albéric ; mais il n’est point en danger, puisque vous êtes ici, ajouta-t-elle en s’appuyant sur le bras du colonel pour monter les marches du perron.

— Nous avons craint un moment qu’il n’eût le bras cassé, mais il en sera quitte pour quelques accès de fièvre, qui ne le retiendront pas longtemps chez lui surtout quand il saura l’intérêt que vous prenez à sa blessure, madame.

— Comment en refuser à de semblables événements ? reprit Mathilde ; je ne cache pas ce que ma tante et moi en avons souffert. Mais j’oublie M. de Marigny ; est-il aussi blessé ?

— Il n’a pas même risqué de l’être. Albéric, après l’avoir fait convenir que rien n’était plus ridicule que de se battre pour de faux mollets, a exigé qu’il tirât le premier. Le coup n’ayant atteint que le bras gauche d’Albéric, il a ajusté de l’autre M. de Marigny ; puis, relevant son arme, il a tiré en l’air en disant :

» — Croyez, monsieur, que si je ris à tort de beaucoup de choses, je sais respecter la vie d’un galant homme.

J’avais vu la balle traverser le bras d’Albéric. J’étais certain que sa blessure était grave, quoiqu’il en parlât fort légèrement. J’ai fait approcher le chirurgien ; bientôt après, nous avons transporté Albéric dans sa voiture, car la douleur et la perte de son sang l’empêchaient de se soutenir. Mais c’est bien mal à moi de vous donner tous ces détails dont je vous vois pâlir. Madame, nous sommes tellement familiarisés avec ces sortes d’accidents, que nous oublions souvent qu’ils sont très-pénibles à entendre raconter. Enfin, tout s’est fort bien passé ; M. de Marigny est content, et sans l’obligation de rester prisonnier chez lui quelques jours, Albéric ne se plaindrait pas. Mais il brave moins courageusement l’ennui que les coups de feu : c’est pour cela qu’il vous supplie de lui prêter quelques livres pour charmer sa détention. Choisis par vous, madame, il est certain de les trouver intéressants.

Il était facile de deviner qu’en s’acquitant de cette commission, Maurice remplissait un devoir pénible. Albéric avait senti le besoin de se confier à lui avant de s’exposer à la mort.

— Si je ne dois plus la revoir, avait-il dit, promets-moi de lui apprendre qu’elle a perdu l’homme qui l’appréciait le mieux et qui l’aurait le plus aimée ; elle me croit frivole, inconséquent, inaccessible à tout sentiment profond. Et moi aussi je me croyais tous ces défauts avant de la connaître ; mais je sens que le désir de lui plaire changeait déjà ma nature, et que je pourrais devenir ce que sa raison ou son caprice ordonnerait.

Cet aveu avait fait une vive impression sur Maurice. Jusqu’alors de faciles succès auprès de femmes peu sévères, des intrigues pour soustraire au pouvoir d’un jaloux financier quelques jolies danseuses, un commerce galant dont la coquetterie faisait tous les frais, avaient seuls occupé l’esprit d’Albéric ; son cœur n’y prenait aucune part, et Maurice supposait qu’un sentiment tendre ou malheureux ne viendrait jamais se mêler à des intérêts si frivoles. Mais il crut reconnaître l’accent de la vérité dans la manière dont Albéric parlait de son amour ; et puis il lui paraissait si naturel qu’on adorât Mathilde ! Ne devait-elle pas triompher de tout ! Si le comte de Varèze était digne de l’apprécier, rien ne l’empêchait de prétendre à sa main. Son rang, sa naissance lui donnaient le droit de chercher à lui plaire, et cette dernière réflexion décida Maurice à encourager son ami dans un amour qui devait le rendre meilleur et plus heureux. Cependant il fallait savoir comment cet amour serait accueilli, pour s’y livrer avec confiance : c’était la seule raison que Maurice opposât aux projets d’Albéric ; il ne se dissimulait pas que Mathilde serait l’arbitre de sa générosité comme elle était déjà le premier intérêt de son âme. Et l’inquiétude, la pâleur qu’il avait vues sur les traits de la duchesse au récit du danger d’Albéric, venaient de fixer sa résolution et sa destinée.

Accablé sous le poids de ses tristes réflexions, il prend d’une main tremblante les livres que Mathilde choisit parmi ceux qui se trouvaient sur sa table. C’étaient deux Nouvelles publiées par une femme de beaucoup d’esprit ; le dernier ouvrage de l’auteur qui honore le plus notre siècle, et un recueil de poésies, où la religion, la gloire et l’amour étaient chantés en vers pleins d’harmonie.

— Albéric ne tardera pas, dit Maurice, à venir vous remercier, madame, du plaisir que la lecture de ces livres lui causera.

— Je serai charmée de rapporter son suffrage aux auteurs, répondit la duchesse. On sait que M. de Varèze ne prodigue pas l’éloge, mais j’espère que ces ouvrages-là trouveront grâce devant lui.

— Comment exigez-vous qu’il les juge en les tenant de vous ?

Et le colonel partit sans entendre l’invitation que lui faisait Mathilde pour le lendemain.