Michel Lévy frères, éditeurs (p. 62-74).


VIII


L’appartement destiné à madame d’Ostange était prêt à la recevoir, et plusieurs de ses amis avaient été engagés par la duchesse de Lisieux à fêter l’installation de la baronne chez sa nièce. Thérésia était du nombre, et sa joie d’être sortie ce jour-là pour venir embrasser sa grand’mère ajoutait encore à sa grâce naïve : c’était l’unique enfant du fils qu’avait perdu la baronne à la bataille de la Moskowa, et madame d’Ostange la faisait élever au couvent selon le vœu de sa mère mourante ; car la pauvre enfant était orpheline, et la baronne aurait craint de ne pas vivre assez pour assurer son bonheur, si la tendresse de Mathilde pour Thérésia ne lui avait ôté toute inquiétude sur son avenir.

Trop jeune pour entrer dans le monde, Thérésia se résignait à vivre au couvent, sans regretter les plaisirs bruyants qu’elle voyait enviés de ses compagnes. Mais elle ne pouvait s’accoutumer à ces petites menées, ces saintes flatteries employées pour parvenir à capter plutôt qu’à mériter la bienveillance de la supérieure. Elle voulait qu’on l’aimât pour elle-même et non pour ses efforts à paraître aimable ; elle voulait être protégée, non asservie ; enfin, elle rêvait l’indulgente autorité d’une mère. Mathilde pensa qu’elle pourrait lui en donner l’idée, et elle pria sa tante de lui confier désormais Thérésia.

— Elle logera près de vous, dit-elle à la baronne, pour être plus à portée de vous donner ses soins. Guidée par vous, je dirigerai son esprit, ses talents, et lorsque vous en serez bien contente, je la mènerai au bal.

Pendant que Mathilde parlait ainsi, Thérésia, lisant dans les yeux de la baronne l’attendrissement que cette prière y faisait naître, sauta au cou de sa grand’mère pour la remercier, bien avant qu’elle eût consenti. Puis allant à chacune des personnes qui se trouvaient là, elle leur apprit la grande nouvelle qui comblait tous ses vœux, les seuls que ses quatorze ans aient encore osé faire.

Ainsi Mathilde se forgeait une chaîne de plus et de nouveaux devoirs pour l’arrêter, si le sentiment qu’elle tremblait de s’avouer menaçait de l’entraîner.

Le duel de M. de Varèze n’était déjà plus le sujet des conversations. On ne s’occupait que de l’évanouissement subit de miss Eveland chez l’ambassadrice d’Angleterre ; la cause n’en était point douteuse, puisqu’elle avait perdu connaissance en apprenant que M. de Varèze s’était battu.

— Elle en est folle, disait le jeune d’Erneville. Il y a longtemps que je m’en suis aperçu, et je ne pense pas qu’il dédaigne son amour ; elle est fort jolie, et c’est un des plus grands partis de l’Angleterre.

— Non-seulement il ne la dédaigne point, dit M. de Sétival, mais on affirme qu’il brûle de l’épouser ; sans le vieux lord Eveland, ce serait déjà fait. Sa femme aime trop les Français pour y mettre la moindre opposition.

— Elle a bien raison de préférer celui-là à tout autre, dit madame de Méran en riant, car si demain le vieux lord mourait, la mère et la fille pourraient se faire illusion sur sa perte, tant M. de Varèze le contrefait bien.

— Voilà un beau titre pour entrer dans la famille, et je l’engage à le faire valoir, dit la duchesse avec ironie.

— Moi, j’ai peine à croire à ce mariage, reprit la vicomtesse, il s’accorde mal avec ce que m’a raconté madame de Cérolle.

— À propos, dit Mathilde, apprenez-moi donc quel est ce plan formé chez elle ?

— Non vraiment, vous le déconcerteriez tout de suite, et j’en serais désolée.

— Ah ! je suis plus discrète que vous ne le supposez ; et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de confier tout ce que je sais à M. de Varèze, ajouta Mathilde en s’efforçant de rire.

— Pas encore, mais, s’il est vrai, comme il s’en flatte, que la confiance d’une jolie femme appartient toujours à celui qui consacre le plus de soins à l’obtenir, vous n’échapperez pas à la séduction, ma chère Mathilde, ajouta la vicomtesse à voix basse ; et s’il se maintient tel que je l’ai vu l’autre soir, respectueux et presque tendre, j’ai peur qu’il ne gagne son pari contre madame de Cérolle.

— Quoi ! vous pensez que je serais l’objet d’un pareil manége ? répliqua la duchesse en conduisant sa cousine hors du cercle où l’on aurait pu les entendre.

— Ne vous animez pas ainsi, chère Mathilde, pour une chose qui n’est peut-être au fond qu’une plaisanterie ; vous savez qu’Albéric dit souvent des folies, qu’on se plaît à interpréter sérieusement. Je n’étais point chez madame de Cérolle quand on a parlé de vous, de votre obstination à rester veuve, et de l’inutilité de prétendre vous faire changer de résolution. Il paraît que M. de Varèze a souri de pitié en écoutant les oracles que chacun se croyait en droit de prononcer sur vos destins, et qu’il a laissé clairement entendre que s’il voulait s’en donner la peine…

À ce mot, la vicomtesse, voyant l’indignation qui se peignait dans les yeux de Mathilde, s’empressa d’ajouter :

— Au reste, madame de Cérolle s’est peut-être divertie à me faire un conte pour vous tourmenter un peu. Je la soupçonne d’avoir une grande prévention en faveur d’Albéric, et j’ai cru d’abord qu’elle voulait lui susciter une tracasserie pour en être la confidente ; mais j’avoue qu’en voyant l’autre soir M. de Varèze confirmer par son attitude ici tout ce que m’avait dit madame de Cérolle, j’ai senti le besoin de vous mettre en garde contre lui.

— C’est un soin inutile, répliqua la duchesse d’une voix oppressée ; quand on peut joindre tant de présomption à tant d’impertinence, on n’est dangereux pour personne.

En ce moment, plusieurs visites forcèrent Mathilde à quitter sa cousine ; elle n’eut pas le temps de savoir d’elle ce qu’Albéric avait répondu lorsqu’elle lui avait parlé de ce plan, qu’un fat pouvait seul concevoir. Mais peu lui importait les raisons dont il se servait pour le rendre excusable aux yeux des gens qui rient de tous les piéges tendus à l’amour-propre des femmes. L’idée qu’elle avait pu se laisser abuser un instant par l’apparence d’un sentiment qui n’était qu’un jeu, révoltait assez sa fierté pour n’avoir plus rien à craindre de sa faiblesse.

Le colonel Andermont avait été engagé à dîner le matin par un billet de la duchesse, et s’étant excusé de ne pouvoir accepter son invitation, il venait seulement d’arriver ; chacun s’empressa de lui demander des nouvelles de son ami, excepté Mathilde, qui se mit à lui parler du maréchal de Lovano, pour détourner l’attention que l’on portait à ce que disait Maurice, sur la santé de M. de Varèze.

— Il est presque guéri, répondait-il, mais encore faible et pâle à faire peur. Quand il a su, madame, ajouta Maurice, qu’il aurait pu avoir l’honneur de dîner ici avec les amis de madame votre tante, nous avons eu toutes les peines du monde à le retenir chez lui ; mais le docteur Dup… a défendu à son valet de chambre de l’habiller, à son cocher de le conduire, sous peine de le voir revenir mourant : et il a cédé à l’impossibilité.

— Quoi ! nous ne verrons pas le maréchal ? interrompit encore une fois la duchesse.

— Il vient de me charger de vous témoigner tous ses regrets, madame ; mais, en revenant du château, il a été pris d’une douleur au pied, qui le menace d’un accès, et il espère l’éviter en prenant quelques jours de repos.

— C’est le froid qui cause ses souffrances, et il ne se soigne point assez, dit madame de Lisieux. Nous avons formé le projet de l’emmener avec nous à la campagne le printemps prochain, dès que son service sera fini. Vous l’accompagnerez, et nous espérons que ce devoir ne vous paraîtra pas trop pénible.

Il y avait dans le ton de Mathilde, dans le son de sa voix, quelque chose qui trahissait son irritation, et Maurice fut un instant à chercher le motif caché d’une invitation si imprévue. Ne le devinant pas, il l’attribua à la seule politesse, et répondit qu’il serait trop heureux de se rendre aux ordres de la duchesse. Mais il pensa que bientôt d’autres projets renverseraient celui-là, et l’obligeraient à s’éloigner d’un lieu où il aurait voulu passer sa vie.

Madame de Méran ne se doutait pas du trouble qu’elle venait de jeter dans l’âme de sa cousine ; habituée à ne dissimuler aucune impression, elle ne pénétrait jamais au delà de celles qu’on lui laissait voir ; d’ailleurs elle avait entendu Mathilde si souvent parler d’Albéric comme d’un homme dont les défauts étaient intolérables, quelle n’aurait jamais soupçonné qu’il eût le moindre attrait pour elle. Aussi ne se fit-elle aucun reproche d’avoir simplement piqué l’amour-propre de sa cousine, assez pour l’engager dans une petite vengeance qui lui paraissait fort amusante à regarder.

Madame de Méran ne disait jamais que la vérité : c’était parfois chez elle une vertu barbare, mais qui donnait un grand crédit à ses moindres paroles ; et Mathilde ne pouvait trouver quelques moyens de justifier Albéric que dans la mauvaise foi de madame de Cérolle. Mais trop de circonstances parlaient contre M. de Varèze, et son caractère léger, cette habitude de tout sacrifier à une plaisanterie piquante, étaient ses premiers accusateurs.

Cependant le salon de la duchesse se remplissait de monde. La marquise d’Erneville, attirée par l’intérêt de savoir si Mathilde se chargeait de sa demande auprès de la famille Ribet, causait avec la baronne, tandis que Mathilde recevait mesdames de Cérolle d’une manière plus polie qu’affectueuse. En les entendant annoncer, elle avait prié sa cousine de ne leur point faire connaître qu’elle était instruite de ce que M. de Varèze avait dit chez elles ; quelques moments après, la vicomtesse vint lui demander ce qu’elle comptait faire de l’avis qu’elle lui avait donné.

— Mais presque rien, répondit-elle ; je recevais M. de Varèze une fois ou deux par mois, je ne le recevrai plus du tout.

À l’instant même, la porte s’ouvrit, et le nom du comte de Varèze vint retentir jusqu’au cœur de Mathilde.

C’était bien lui, pâle, mais souriant ; ses yeux, brillants d’espoir, animaient ses traits, que l’altération de la souffrance rendaient encore plus nobles et plus gracieux. Il semblait si heureux d’avoir trouvé la force d’arriver jusqu’à elle, que Mathilde éprouva, pour ainsi dire, le contre-coup de la vive émotion d’Albéric : c’est la puissance ordinaire des sentiments vrais. Ils agissent quand les autres persuadent à peine.

La reconnaissance et l’inquiétude triomphèrent un instant du ressentiment de madame de Lisieux ; elle força M. de Varèze à s’asseoir, avant de répondre aux personnes qui s’empressaient de l’entourer. La baronne, en l’apercevant, quitte sa place pour venir s’établir à côté de lui. Il est l’objet de la curiosité et de la bienveillance de tout le monde ; mais au milieu de tant de soins, il ne voit que Mathilde. Attentif à ses moindres mouvements, il répond au hasard aux marques d’intérêt que chacun lui donne, et n’écoute pas même les reproches que son ami lui adresse sur son imprudence. Impatienté de lui parler en vain, Maurice s’adresse à madame de Lisieux :

— Si vous avez quelque pitié de lui, madame, par grâce renvoyez-le au plus vite, sinon…

— Il déraisonne ; ne l’écoutez pas, madame, je vous en conjure. Je me porte à merveille, et je n’aurais aucun souvenir de cette légère souffrance, si je pouvais oublier jamais ce que je lui dois.

En disant ces mots, Albéric ne les croyait entendus que de Mathilde ; mais madame de Cérolle les releva en ajoutant :

— Il paraît qu’il y a toujours de grands profits attachés à un malheur de ce genre ; c’est au moins prouvé dans tous les romans : dès que le héros a le bras en écharpe, il devient irrésistible. Dites-nous-le franchement, en est-il ainsi dans le monde ?

— Ah ! si j’avais pensé à cela, reprit Albéric en plaisantant, je me serais bien gardé d’ôter la mienne.

— Vous n’avez pas besoin de recourir à ces petits moyens ; quand on a tant d’autres chances de succès…

Madame de Cérolle accompagna ces mots d’un regard malin ; puis, se tournant du côté de sa sœur, elle se mit à rire avec elle d’un air d’intelligence qui rappela Mathilde à toute son indignation. Elle vit dans l’audace de madame de Cérolle à plaisanter ainsi Albéric, la preuve de leur complicité et du défi dont elle était l’objet.

— Il est donc vrai, pensa-t-elle en regardant Albéric, la fausseté peut s’allier à tant de qualités charmantes ! et cette distinction qui semble devoir être le garant de nobles sentiments, ne sert qu’à dérober les défauts les plus vulgaires ! Le désir de satisfaire une misérable vanité, de se faire applaudir par une coquette, d’amuser sa malice, peut engager à feindre une telle préoccupation, et donner aux moindres paroles l’accent du plus sincère amour ! Et la tendresse d’une âme pure serait le prix d’une semblable supercherie ! Non, l’instinct de mon cœur devinait cette trahison ; je me suis trompée sur la terreur que j’éprouvais ; je le sens maintenant au mépris qui lui succède.

Pendant que ces réflexions captivent l’esprit de Mathilde, elle ne s’aperçoit point qu’Albéric observe l’une après l’autre les différentes impressions qu’elles font naître sur son visage. L’indignation, le regret, le mépris, il en reconnaît tour à tour l’expression dans ces beaux yeux qui regardent sans voir ; mais il cherche en vain le sujet d’une si pénible rêverie. Un sentiment secret l’avertit qu’il ne peut que gagner à la faire cesser. Il se lève et reste debout au coin de la cheminée, à côté de la place où la duchesse est assise. Ce mouvement a réveillé Mathilde ; elle dit quelques mots pour faire accroire qu’elle n’a pas cessé d’être à la conversation ; mais Albéric ne peut être abusé, et le besoin d’apprendre la cause de la tristesse qui s’empare de Mathilde lui fait oublier qu’il n’a aucun droit de la questionner : il ose lui parler de sa préoccupation. Un regard dédaigneux est tout ce qu’obtient sa demande indiscrète. Il insiste en tremblant, et Mathilde, sentant qu’il est de sa dignité de ne montrer aucun dépit, s’efforce de répondre d’un air indifférent :

— Puisque vous tenez à connaître les idées qui passent par la tête d’une femme que le soin de recevoir une foule de visites ne captive pas toujours assez, je vous dirai que je me reprochais de ne pas savoir m’amuser aussi bien que vous des travers de ce monde où j’étais condamnée à vivre.

— Cette manière de penser à moi ne m’oblige pas à la reconnaissance, vous en conviendrez, madame ? répondit Albéric d’un air piqué.

Sans paraître entendre la question, Mathilde continua :

— Vrai, je me blâmais franchement de ne pas rire assez des calculs de l’amour-propre, des propos de la fatuité, des projets de la malice, et de toutes ces petites perfidies dont le succès ou le revers divertissent également la bonne compagnie. C’est une mine intarissable pour la gaieté d’un esprit piquant, et je vous enviais aujourd’hui le talent dont j’ai fait trop souvent la satire.

— Je ne vous comprends pas, madame, dit Albéric d’une voix qui trahissait sa surprise et sa peine.

— Bon, reprit la duchesse, n’allez-vous pas prendre cela au sérieux ? ce serait jouer de malheur de ma part. Mais j’oublie que c’est encore une manière de s’amuser de la crédulité des gens simples. Ah ! je finirai par connaître toutes les ressources de l’art, à force d’observer les grands modèles.

Un regard dédaigneux ajoute encore à l’amertume de ces paroles. M. de Varèze reste confondu ; il voit Mathilde se lever pour passer dans le salon où Thérésia danse, au son du piano ; avec quelques jeunes personnes ; il n’a point la force de la suivre : l’espoir d’un doux accueil lui a fait braver sa souffrance, les preuves de mépris qu’il croit reconnaître à travers ce persiflage accablent son courage ; et se sentant prêt à succomber aux différentes douleurs qu’il éprouve, il fait un signe à Maurice, qui l’aide aussitôt à sortir du salon, et monte avec lui dans sa voiture.

Pendant ce temps, la marquise d’Erneville suppliait sa belle-sœur de parler à M. de Varèze du projet de mariage qu’elle méditait pour son neveu. Mais Mathilde, qui désirait fuir toutes les occasions de se rapprocher d’Albéric, fit comprendre à la marquise qu’il valait mieux qu’elle s’entendît elle-même avec lui sur ce grand intérêt, et elle ajouta :

— Je vais lui dire ce que vous attendez de son obligeance, et sans doute il s’empressera de vous promettre tout ce que vous désirez.

Alors madame de Lisieux rentra dans le salon où elle avait laissé Albéric ; et s’il avait pu voir l’expression qui se peignit dans ses yeux lorsque, après l’avoir cherché vainement, elle apprit qu’il était parti se soutenant à peine, Albéric eût été moins malheureux !