Michel Lévy frères, éditeurs (p. 45-52).


VI


Le whist terminé, on vint avertir que le souper était servi ; c’était une manière de prolonger la soirée, qui fut adoptée même par madame d’Ostange, car elle déplorait chaque jour la perte de cet ancien usage ; on ne riait, on n’avait d’esprit qu’à souper, prétendait-elle ; la coquetterie, la tendresse, les vieilles amitiés, tout y gagnait. Aucune affaire ennuyeuse ne venait déranger l’impression du regard, du mot qu’on avait obtenus. Enfin, c’était, à l’avis de la baronne, le plus amusant souvenir de sa jeunesse.

M. de Lormier fut le seul qui se retira ; il ne savait point résister à la séduction d’une table bien servie, et sa précieuse santé ne lui permettait de rien prendre après le dîner succulent qu’il faisait chaque jour ; il fuyait prudemment la tentation, et se faisait approuver en cela comme en tout. Cependant il avait offert à la baronne d’être son chevalier jusqu’à la fin de la journée, mais madame d’Ostange avait comblé ses vœux en le refusant : elle savait si bien éviter de gêner ou de déplaire !

Les femmes que la vieillesse effraie se seraient rassurées en voyant madame d’Ostange. C’était une de ces vieilles charmantes, dont les modèles se trouvent plutôt à Paris qu’ailleurs. Là, où la conversation est une sorte de plaisir national qui l’emporte sur tous les autres, une femme d’esprit vieillit sans perdre l’avantage le plus apprécié. Aussi la baronne affirmait-elle que le bonheur des femmes commençait à cinquante ans.

— À quarante, elles luttent encore, disait-elle en riant, et le combat n’est pas à leur avantage ; mais dès qu’elles ont mis de côté toutes prétentions romanesques, elles deviennent de véritables autorités qui décident du mérite des autres. Leurs jugements, exempts des préventions de la rivalité ou de l’envie, sont des arrêts, et comme toutes les puissances, on les ménage, on les flatte, et leur cour n’est jamais déserte ; si, à ce plaisir d’amour-propre elles veulent en joindre de plus doux, qu’elles s’entourent de jeunes et jolies personnes, qu’elles protégent leur bonheur, et elles retrouveront encore des émotions d’amour en les voyant aimer.

Avec un semblable caractère, madame d’Ostange, loin de gêner la gaieté des convives, sembla l’autoriser par sa présence. Le maréchal raconta de ces histoires, de ces bons mots de soldat, qui sont, pour ainsi dire, le comique de la guerre. On en rit, on en pleure à la fois, car c’est presque toujours quelques sentiments généreux exprimés de la manière la plus burlesque. Madame de Méran accabla M. de Varèze de malices flatteuses ou piquantes, auxquelles il répondit avec toutes les grâces de son esprit. Il s’appliqua surtout à plaire au maréchal, c’était une conquête difficile, et qui lui paraissait indispensable pour arriver à une autre plus glorieuse ; il y sacrifia, ce soir-là, jusqu’au plaisir de s’occuper uniquement de madame de Lisieux ; mais elle ne parut point lui savoir mauvais gré de sa négligence.

Madame de Méran, moins indulgente pour un tort dont M. de Varèze aurait eu plus de peine à se justifier près d’elle, s’en vengeait en parlant de lui au colonel Andermont, et en faisant admirer sa facilité à s’emparer de l’attention des gens qui l’aimaient le moins.

Car il ne faut pas qu’il se fasse illusion ; ajoutait-elle d’un air mystérieux quoique sans baisser la voix, on le déteste ici.

— Et pour quelle raison ? demanda Maurice.

— Des propos légers, de mauvaises plaisanteries, enfin des motifs qui n’ont pas le sens commun. Je n’en connais qu’un de raisonnable, et ma cousine ne le sait même pas.

— Eh bien, tâchez qu’elle l’ignore toujours, dit le colonel.

— Cela m’est impossible. Je crois de mon devoir de l’en instruire ; ce sont de ces injures qui demandent vengeance, et si j’étais à la place de Mathilde, je lui en ferais subir une des plus éclatantes.

Tout en paraissant écouter le maréchal, Albéric ne perdit pas un mot de ce dialogue ; il prévit ce qu’il en devait attendre, et s’approchant de madame de Lisieux lorsqu’on se leva de table, il dit : — On va me dénoncer à vous, madame, on va vous exciter à la vengeance, et vous pourrez répondre qu’elle est accomplie ! ajouta-t-il d’un air triste et profondément ému.

Puis il s’éloigna de Mathilde en rendant grâce à la malice de la vicomtesse, qui l’aidait si bien à faire comprendre ce qu’il n’aurait osé dire ; et il se plaça de manière à observer le sourire gracieux que fit naître la dénonciation sur le beau visage de Mathilde.

— Comment ! vous n’êtes pas plus indignée de cette injure ? s’écria madame de Méran.

— Non, répondit la duchesse, je ne vois là rien d’injurieux.

— Je conviens d’autant mieux de sa beauté qu’elle me laisse parfaitement tranquille ! Si quelqu’un en avait dit autant de moi, je voudrais le punir en lui tournant la tête. Je lui ferais souffrir tous les supplices du dédain, de la jalousie, et puis je lui demanderais ensuite des nouvelles de sa tranquillité.

— Je remercie le ciel de n’avoir pas les moyens d’être aussi méchante, reprit Mathilde, car je m’en servirais peut-être, et je m’en repentirais bientôt ; les succès de ce genre se paient toujours trop cher.

— Et vous pouvez vous contenter des vôtres, dit le colonel.

Et il se rapprocha de M. de Varèze, qui venait de se lever. Mathilde s’aperçut qu’ils se disposaient tous deux à partir ; alors faisant quelques pas vers Albéric, elle dit d’une voix émue :

— Vous oubliez ce que vous aviez à me dire ?

— Non, répondit-il, mais à quoi bon vous en parler ? vous le savez, cela me suffit. Je sens combien je dois vous paraître ridicule aujourd’hui ; attendez à demain pour me juger, et vous m’excuserez peut-être.

Il y avait dans cet adieu un sentiment de tristesse qui fut trop compris de Mathilde ; elle aurait voulu y répondre par quelques paroles rassurantes, la crainte de trahir ce qu’elle éprouvait l’en empêcha. Mais elle leva les yeux sur Albéric, et ce regard si doux et si triste lui répondit au moins de son indulgence.

La soirée finie, Mathilde voulut se rendre compte de l’agitation qu’elle en conservait ; elle en fut d’abord effrayée, car elle ne pouvait se dissimuler que M. de Varèze y avait une grande part, et la seule idée qu’un homme de son caractère pouvait prendre le moindre empire sur elle lui inspirait une véritable terreur ; mais, elle finit par se persuader que toute autre personne exposée au même danger lui causerait la même préoccupation.

Cependant une vague défiance de sa raison la détermina à se mettre sous la surveillance d’une amie, qui l’avertirait au premier signe de faiblesse. Madame d’Ostange avait promis de venir habiter l’hôtel de Lisieux dès qu’un vieux parent, qui était depuis trois mois chez elle, retournerait dans sa province ; c’était à cette condition que Mathilde avait consenti à quitter sa retraite, et elle se félicitait de voir approcher le moment où madame d’Ostange remplacerait sa mère auprès d’elle.

Cette indépendance tant désirée par les jeunes femmes livrait Mathilde à de continuelles inquiétudes. À son âge les moindres démarches ont une grande influence sur la réputation, et la crainte de se compromettre empoisonne quelquefois les plaisirs les plus innocents. Le monde, qui condamne les femmes à une éternelle soumission, leur a rendu la liberté pénible et dangereuse, et l’on a vu souvent celles qui se révoltaient contre l’autorité bienveillante d’une mère ou d’un mari, fléchir devant la sévérité des indifférents, et chercher un abri contre les soupçons malins dans la présence d’un argus respectable.

Mathilde dormait à peine, et dans son impatience d’apprendre le résultat du duel d’Albéric, elle envoya de très-bonne heure chez le colonel Andermont ; il n’était point encore rentré. En écoutant cette réponse, les yeux de la duchesse se portèrent sur sa pendule, elle rougit en voyant combien elle avait devancé l’heure où elle sonnait chaque matin sa femme de chambre, et prétexta une indisposition pour motiver cet empressement extraordinaire.

Mademoiselle Rosalie, la trouvant en effet pâle et très-oppressée, lui proposa d’envoyer chercher le docteur V…

— Gardez-vous-en bien, je ne suis point malade, répliqua vivement sa maîtresse en oubliant qu’elle venait de dire le contraire.

Puis elle demanda un livre, congédia mademoiselle Rosalie, et se mit à rêver. La scène qui se passait au bois de Boulogne lui apparut alors, ou, pour mieux dire, elle la créa de vingt manières : tantôt c’était M. de Marigny qui succombait, et Albéric, chargé du meurtre d’un homme qu’il avait bafoué, devenait l’objet de l’indignation générale : il fallait le proscrire de la société, ne plus le revoir ; tantôt c’était lui qui recevait le coup mortel, et cette supposition glaçait le sang de Mathilde. En vain elle essayait de la chasser, en se représentant le colonel Andermont prêt à arranger l’affaire, en obtenant de chacun des adversaires d’honorables concessions ; son imagination frappée la ramenait toujours à ce qu’elle redoutait le plus.

Enfin, dix heures sonnèrent, on entra chez la duchesse de Lisieux pour lui remettre un billet ; elle tremblait en le prenant, ses yeux troublés ne reconnaissaient plus l’écriture. C’était celle de sa tante : elle lui disait qu’ayant à lui demander un service, elle l’attendait chez elle aussitôt qu’elle pourrait s’y rendre. Il n’y avait pas moyen de s’en dispenser, et Mathilde ordonna qu’on mît ses chevaux. Mais, en obéissant à un devoir impérieux, elle eut soin de dire à ses gens que, s’il arrivait un message de la part du colonel Andermont, il lui fut envoyé aussitôt chez madame d’Ostange.

C’était la première fois que Mathilde éprouvait quelque peine à céder au désir de sa tante. Elle exigeait si peu, les occasions de l’obliger étaient si rares, que sa nièce les saisissait avec autant de joie que d’empressement ; et madame d’Ostange, sachant que l’idée de faire une chose qui lui fût agréable avait toujours eu la puissance de distraire Mathilde, s’était souvent servi de ce moyen de consolation : mais ce qui réussit contre le chagrin est parfois sans effet contre l’inquiétude ; et celle de Mathilde était de nature à résister à toutes distractions, car on n’est jamais plus dominé que par les sentiments que l’on craint de s’avouer.