Michel Lévy frères, éditeurs (p. 258-262).


XXXVI


Albéric avait-il succombé ? Maurice était-il arrivé assez à temps pour le revoir, pour lui apprendre tout ce que l’amour de Mathilde allait faire pour son bonheur, quand elle s’était vu abandonnée par lui ? La connaissance des regrets déchirants qu’il lui inspirait avait-elle adouci la douleur de ses derniers moments ? Pouvait-on le sauver encore ? Voilà les questions que ne cessait de s’adresser Mathilde, et auxquelles son désespoir seul répondait. Cependant, résolue à sortir d’une anxiété pire que le malheur, elle rassembla ses forces pour être en état d’exécuter la résolution qu’elle prit de se rendre sur-le-champ à Marseille.

Certaine que madame de Varignan, dont l’intérêt pour elle s’était augmenté par la confidence du malheur qu’elle redoutait le plus, et s’opposerait à la laisser partir ainsi seule, et à la voir s’exposer nuit et jour à tous les dangers d’un si fatiguant voyage, madame de Lisieux se détermina à lui cacher son départ précipité ; et lorsque madame de Varignan lui proposa d’envoyer un courrier à Marseille, ou d’attendre que son mari pût l’y accompagner elle-même, Mathilde la remercia affectueusement, en remettant au lendemain à prendre un parti à ce sujet. L’état de souffrance et d’accablement où elle se trouvait ne permettait pas de croire qu’elle pût se mettre en route la nuit même, et feignant d’avoir besoin de repos après une crise si douloureuse, Mathilde engagea son amie à la quitter plus tôt que de coutume.

À peine fut-elle seule, qu’elle ordonna à ses gens de se cacher de ceux de madame de Varignan, pour faire atteler des chevaux à sa voiture. Mademoiselle Rosalie se hâta de tout préparer pour que sa maîtresse pût partir à minuit ; pendant ce temps, Mathilde écrivit un mot d’adieu, à madame de Varignan, et s’excusa du mystère qu’elle lui faisait de son départ par la crainte de tenter sa généreuse amitié, et d’en recevoir une preuve qui aurait pu causer de l’inquiétude à son mari ; puis elle ajouta : « Ne redoutez rien pour moi, il n’arrive jamais d’accidents fâcheux aux gens que l’excès de leur malheur y rendrait indifférents. »

Dans l’intention de faire le moindre bruit possible pour ne pas réveiller sa compagne, madame de Lisieux dit à mademoiselle Rosalie d’aller l’attendre dans sa voiture à la porte de la ville, se proposant de la rejoindre à pied avec son domestique.

Comme elle descendait l’escalier de l’auberge, elle rencontra la femme de chambre de madame de Varignan et lui remit le billet qu’elle destinait à sa maîtresse ; en le recevant la femme de chambre sourit d’un air fin, que ne remarqua point Mathilde ; elle était préoccupée de si tristes pensées que rien ne la frappait. Parvenue à l’endroit où ses gens l’attendaient, elle ne remarqua pas davantage l’immobilité et le silence de mademoiselle Rosalie, qui, enveloppée dans son manteau et cachée sous son voile vert, restait comme blottie dans un coin de la voiture. « Elle dort », pensa Mathilde ; et dès-lors, se croyant à l’abri d’une observation gênante, elle donna un libre cours à ses larmes.

Elles étaient déjà loin de Lausanne, lorsque Mathilde s’aperçut que Rosalie pleurait aussi.

— Qu’avez-vous ? lui dit-elle avec cette touchante bonté que les plus vifs chagrins ne rendent pas moins soigneuse.

Mais pour toute réponse, elle se sentit presser la main affectueusement.

— Vous souffrez, ajouta-t-elle, voulez-vous que je fasse arrêter ?

— Non, dit une voix que Mathilde reconnut aussitôt, je ne souffre que de vous voir si affligée.

— Quoi, c’est vous ! s’écria Mathilde en se jetant dans les bras de madame de Varignan.

— Pardonnez-moi, répondit celle-ci, d’avoir bravé votre volonté, et déconcerté votre ruse généreuse, en prenant la place et le manteau de cette pauvre Rosalie, qui est là sur le siége avec votre valet de chambre. Il fallait vous forcer à supporter mes soins. Ne craignez pas que ce voyage ait aucun inconvénient pour moi ; j’en ai prévenu M. de Varignan par une lettre que mes gens lui remettront en ramenant ma voiture. Il est auprès de mes enfants, dont la santé ne me cause plus d’inquiétude ; je lui ai dit qu’une affaire importante vous obligeant de vous rendre sans délai à Marseille, je prenais quinze jours pour vous accompagner dans ce voyage et je suis sûre qu’il ne me blâmera pas.

— Excellente amie ! dit Mathilde, à quel triste devoir vous consacrez-vous ? Savez-vous ce qui m’attend, et si les secours mêmes d’une telle amitié suffiront pour soutenir mon courage ?

— Je saurai ce qui vous arrive, et je serai là pour pleurer avec vous. Cela est bien préférable au tourment de vous croire seule livrée à tous les genres de dangers et de supplices. Et puis, si tout à coup un événement heureux venaient payer les affreux moments qui nous restent encore à passer, n’est-il pas juste que j’aie ma part dans votre bonheur ?

À de si douces consolations, Mathilde répondait par des larmes, mais celles-là coulaient moins amères sur le sein d’une amie ; et le soin que prenait madame de Varignan de forcer Mathilde à exhaler sa peine l’empêchait d’y succomber.

Ne s’arrêtant que pour changer de chevaux, la fatigue, autant que le chagrin, accablait Mathilde ; et l’oppression continuelle qui l’empêchait de prendre aucune nourriture la réduisait à un état de faiblesse alarmant. En vain on lui représentait qu’en prenant si peu de soin de sa santé, elle arriverait mourante à Marseille ; l’idée de perdre quelques moments à se reposer la faisait résister aux instances de l’amitié. Cependant un accident la força de s’arrêter ; un des essieux de sa voiture se rompit, après deux jours de route, entre Chambéry et Grenoble, au milieu de cette belle vallée arrosée par l’Isère. Il fallut descendre dans une auberge auprès du fort Barraud, et y rester le temps nécessaire pour faire raccommoder la voiture.