Michel Lévy frères, éditeurs (p. 253-257).


XXXV


C’est en causant ainsi pendant la route qu’elles arrivèrent à Lausanne ; madame de Lisieux y devait trouver des lettres de sa famille, et madame de Varignan profita du moment où elle lisait son courrier, pour aller voir une de ses parentes qui demeurait près de la ville.

De retour de cette visite, madame de Varignan, ayant aperçu mademoiselle Rosalie à la porte de l’auberge, lui demanda si elle pouvait monter dans la chambre de sa maîtresse.

— Il y a déjà quelque temps qu’on lui a porté ses lettres, répondit mademoiselle Rosalie, je pense qu’elle a fini de les lire, et qu’elle peut vous recevoir, madame.

Alors madame de Varignan se rendit chez Mathilde dans l’intention de lui proposer une promenade sur le lac en attendant le souper.

Mais quelle fut sa surprise en entrant, lorsqu’elle vit madame de Lisieux baignée de larmes, respirant à peine, et tellement absorbée dans son désespoir qu’elle ne s’était pas même aperçue de l’arrivée de son amie.

— Oh ! ciel ! s’écria madame de Varignan, auriez-vous reçu quelque triste nouvelle ?

Et Mathilde, ne pouvant proférer une parole, lui donna les deux lettres dont la lecture venait de la plonger dans une douleur impossible à décrire.

L’une de ces lettres était du colonel Andermont, et contenait l’autre.

« Lisez, madame, et s’il se peut rendez-moi l’ami que je frémis de perdre. Je pars à l’instant dans l’espoir de le sauver ou de l’embrasser une dernière fois ; mais un mot de vous, voilà ce qui peut seul le rendre à la vie. Ah ! je vous le demande, au nom de tout ce que je souffre pour vous et pour lui !

» MAURICE ANDERMONT. »

Cette lettre, adressée d’abord à Genève, avait couru toutes les villes de la Suisse où s’était arrêtée madame de Lisieux, et l’attendait depuis huit jours à Lausanne. On se peindra facilement ce qu’elle dut éprouver d’un retard qui pouvait être si funeste, en lisant la lettre qui suit :

ALBÉRIC À MAURICE
Du lazaret de Marseille, ce…

« Pauvre ami ! si j’en crois l’air sinistre de ceux qui m’entourent, nous ne nous reverrons plus, et tu vas me pleurer sans avoir eu la consolation de recevoir mon dernier embrassement. Pourtant j’ai revu les côtes de France, je ne suis plus qu’à deux cents lieues de toi ; mais la fièvre, qui a déjà enlevé tant des nôtres, va plus vite que le courrier qui te portera cette lettre, et j’ai peur qu’il n’arrive trop tard… Il me reste peu de forces et je veux les employer à me justifier des accusations qui remplissent la seule lettre que j’aie reçue de toi pendant cette longue absence,

» Je me suis fait suivre par madame de Cérolle, dis-tu ? Ah ! mon ami, quelle infâme supposition ! Désolé de l’avoir rencontrée à quelque distance de Marseille, où sa voiture venait de se briser, je n’ai pu lui refuser de la conduire jusqu’à son auberge. Là, elle m’a fait une scène de roman, entremêlée des plus folles menaces, si je m’opposais à ce qu’elle s’embarquât le lendemain sur le bâtiment qui devait me mener à Livourne. Comme elle parlait d’aller trouver le duc de L… et de faire un bruit scandaleux à Paris, je pensai à l’en éloigner, me promettant bien de la laisser à Livourne. En effet j’en suis parti sans qu’elle le sût, et depuis je n’ai plus entendu parler d’elle.

» Débarqué à Modon, je me suis rendu chez notre général en chef ; il m’a confié plusieurs missions que j’ai remplies de mon mieux. Dans l’une d’elles, j’ai eu l’occasion de sauver de la brutalité d’une horde d’Albanais un jeune Grec et sa famille ; je n’avais pour les défendre qu’un petit nombre d’hommes avec moi ; ils firent tous des prodiges de courage, et grâce à eux, je parvins à délivrer nos protégés ; mais ce ne fut pas sans recevoir une blessure assez grave qui me força à rester quelques jours dans un malheureux village où régnait une sorte de fièvre pernicieuse qui faisait de grands ravages. J’en fus atteint, et rapporté mourant au quartier-général ; on m’embarqua avec ceux de notre armée qu’on renvoyait en France pour hâter leur guérison. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant notre traversée : ma dernière idée en me sentant mourir avait été le regret d’expirer loin de mon pays, et je crus me sentir renaître en entendant nos matelots s’écrier : Voici les côtes de France.

» L’espoir de t’embrasser encore, de pouvoir te parler de celle pour qui j’ai abandonné mes amis, ma patrie ; de cette femme qui m’accuse peut-être quand je meurs en ne regrettant qu’elle ; enfin, je ne sais quelle espérance plus douce encore m’a ranimé un moment ; j’ai cru que le ciel me faisait grâce, qu’il m’accordait quelques jours de plus pour toi. Il me semblait que mon amitié devait les obtenir. Mais la fièvre a redoublé, je me sens plus oppressé qu’hier, et lorsque j’ai prié tout à l’heure le médecin qui me soigne de ne pas me tromper sur mon état, il m’a fait donner tout ce qu’il faut pour écrire, c’était me répondre. Je l’ai compris.

» Tu trouveras ci-joint la note des services que j’exige de ton amitié. Je ne crains pas de l’éprouver ; et c’est toi qui viendras me réclamer ici, pour me transporter dans le tombeau de ma famille : je désire être placé à côté de ma mère. Et, j’ai honte de te l’avouer, dans ce moment où de plus solennelles pensées devraient seules occuper mon cœur, il est rempli d’une image dont la mort même ne peut me distraire. Cette image, qui m’a toujours suivi, j’ai cent fois essayé de la retracer ; enfin j’y suis parvenu, à l’aide d’un jeune peintre attaché à notre expédition : ce portrait ne m’a point quitté, je veux qu’il repose sur mon cœur longtemps après qu’il aura cessé de battre ; mais la crainte de ce que l’on pourrait conjecturer si l’on trouvait sur moi ce pieux souvenir me fait un devoir de m’en séparer dans ce triste moment. C’est le plus douloureux sacrifice que je puisse faire pour elle ; et si j’ai le courage de m’y soumettre, c’est dans la confiance que tu rendras ce précieux dépôt à ma tombe. Oui, tu le déposeras toi-même sur mon cœur avant que je sois enseveli pour jamais, et puis tu reviendras quelquefois verser des pleurs sur ton meilleur ami. Adieu… Je m’affaiblis… peut-être… Maurice, dis-lui combien je l’aimais… regrette-moi près d’elle… et ma mort sera douce.

» ALBÉRIC. »