Michel Lévy frères, éditeurs (p. 262-266).


XXXVII


Cet accident, qui retardait leur marche de quelques heures ; abattit le courage de madame de Lisieux. Elle le regarda comme un avertissement du ciel, qui l’instruisait ainsi de l’inutilité de son voyage.

— Nous arriverons trop tard ! disait-elle sans cesse ; Maurice ne l’a point revu, il me l’aurait écrit ; il sait ce que je souffre, et sa pitié m’aurait déjà rassurée, si tout n’était pas fini pour moi… Ah ! son silence est la mort…

Et des sanglots interrompaient Mathilde.

En vain madame de Varignan lui rappelait toutes les chances qu’il y avait pour qu’une lettre s’égarât à la poursuite de voyageurs qui changent chaque jour de villes et d’auberges ; elle appuyait par dessus tout sur l’habileté des médecins attachés au lazaret de Marseille ; elle en citait plusieurs cures admirables, et prétendait que les mêmes fièvres qui ravageaient les plus belles contrées du Levant se guérissaient comme par miracle dès qu’on pouvait respirer l’air pur de notre France. Elle nommait plusieurs habitants de Genève qui avaient ainsi résisté à cette cruelle épidémie ; mais, après l’avoir écoutée attentivement, Mathilde s’écriait :

— Ah ! je n’ai pas de droit à un semblable bonheur. Il fallait suivre les mouvements de mon âme, et ne pas le désoler par une fierté dédaigneuse. Ai-je pu croire tout ce que la calomnie inventait contre lui ? N’avais-je pas deviné tout ce que sa légèreté apparente cachait de nobles sentiments ? et devais-je m’unir aux méchants qui l’envient, pour assurer sa perte ?… De misérables considérations, la peur d’une observation maligne, cette lâcheté d’esprit qui ne permet pas de se révolter contre des arrêts injustes, cette fausseté ordonnée qui défend aux femmes de laisser voir le sentiment qui les honore le plus ; voilà les misérables causes qui ont amené son désespoir et le mien. En me voyant si soumise aux caprices d’un monde qui n’avait encouragé ses torts que pour l’en punir plus cruellement, il a dû me croire telle que ce monde exige que l’on soit vaine, insensible, égoïste, et il faut toute la générosité de son cœur pour ne pas me haïr en mourant ; mais si sa bonté m’épargne, mes regrets le vengent assez. J’avais son amour… je l’aime, le bonheur était là. Je l’ai perdu par ma faute, ah ! j’ai mérité tout ce que je souffre !…

Et Mathilde, s’abandonnant ainsi à l’excès d’une douleur qui dépassait ses forces, fut saisie d’un spasme violent que tous les soins de madame de Varignan eurent bien de la peine à calmer.

Enfin, trouvant dans son inquiétude l’autorité nécessaire pour se faire obéir, madame de Varignan exige de Mathilde de prendre un instant de repos. Mademoiselle Rosalie est chargée de faire préparer une chambre à côté de la salle commune aux étrangers, et dans laquelle le couvert de madame de Varignan est mis. On apporte à madame de Lisieux, dans son gobelet de vermeil, un peu de lait mêlé de fleur d’orange ; son amie la conjure de le boire, au nom de celui de qui vient ce souvenir ; elle obtient à ce nom tout ce qu’elle désire, et Mathilde promet de se mettre au lit jusqu’au moment où l’on viendra l’avertir que l’essieu est raccommodé.

En cet instant un grand bruit se fait entendre dans l’auberge, le claquement des fouets des postillons annonce une voiture : ce sont des voyageurs qui arrivent. Leur courrier demande des chevaux à grands cris ; l’aubergiste, qui est en même temps le maître de poste, répond qu’il n’y en a pas, mais que plusieurs de ceux qui ont conduit des voyageurs à Chambéry seront avant peu de retour, et qu’après une heure de repos on pourra les atteler.

— Vous n’avez pas de chevaux ! répète le courrier d’un ton guoguenard, et qu’est-ce donc que je vois là dans l’écurie ?

— Ce sont les chevaux d’une voiture qui s’est rompue près d’ici, répond le maître de poste, et comme ils sont retenus depuis longtemps, je n’en puis pas disposer.

— Ah ! cela n’est pas certain, reprit l’autre, il y a peut-être moyen de s’arranger avec les voyageurs qui les ont retenus, s’ils ne sont pas aussi pressés que nous. Tâchez de faire en sorte que je puisse leur parler.

— Cela n’est pas possible, en ce moment ces dames sont à table.

— Ah ! ce sont des femmes, reprit le courrier. Eh bien ! tant mieux ! elles ne peuvent avoir d’affaires importantes, et quand je leur aurai parlé, elles permettront, j’en suis sûr, d’employer les chevaux dont elles ne peuvent se servir en ce moment, puisque leur voiture est encore chez le charron.

Tout en faisant ces conjectures le courrier pensait à mettre les postillons de son parti, en leur promettant triples guides s’ils parvenaient à convaincre leur maître du peu de tort qu’il ferait aux voyageuses en cédant leurs chevaux. Mais l’honnête maître de poste resta inébranlable dans son refus, et le courrier se vit contraint d’avoir recours à la ruse pour obtenir ce qu’il voulait. D’abord il demande à parler au courrier qui accompagne ces dames. Mais il était occupé à presser les ouvriers qui travaillaient à la voiture. Il fallut renoncer au projet de le corrompre à prix d’argent, et se contenter d’en donner l’espérance aux voyageurs qui attendaient impatiemment dans leur calèche le résultat de ce colloque. Enfin le courrier les engage à entrer dans l’auberge pour avoir l’air de céder à la nécessité, tandis qu’il tentera de s’approprier les chevaux par un moyen quelconque.

C’est alors qu’en entendant la voix de l’aubergiste qui précédait les étrangers et les accablait d’excuses sur le malheur de ne pouvoir les servir plus promptement, Mathilde et son amie, empressées d’éviter toute rencontre, quittèrent précipitamment la salle et entrèrent dans la chambre préparée pour madame de Lisieux.