Michel Lévy frères, éditeurs (p. 230-234).


XXXI


L’arrivée de la duchesse de Lisieux à Aix fut une grande nouvelle parmi les baigneurs ; on s’attendait à la voir donner le ton par son élégance, et les plus distingués pensaient déjà à se faire inviter aux fêtes qu’elle donnerait, aux déjeuners champêtres, aux promenades à cheval qu’elle ferait dans les montagnes ; enfin, on la proclamait d’avance la reine des eaux, chacun s’apprêtait à lui faire sa cour.

Mais quand on la vit s’établir en malade dans une maison éloignée de celles où l’on se réunissait chaque soir,’et que l’on se fut assuré de sa résolution de vivre fort retirée, la malveillance succéda tout à coup à l’enthousiasme qu’on se promettait d’avoir pour elle ; et ses moindres démarches furent dès-lors soumises à une inspection générale. Un ami vieux et goutteux, une jeune fille de quatorze ans, composaient la société de Mathilde ; on les voyait partir chaque matin, après l’heure des bains, à cheval ou en calèche, pour aller chercher les endroits les plus solitaires de cette charmante vallée ; le soir ils prenaient le thé avec une famille génevoise qui habitait la même maison qu’eux. Cette manière de vivre aurait découragé la médisance, si quelque chose pouvait y parvenir ; mais on décida qu’il y avait une cause romanesque à ce dégoût du monde, et chacun l’imagina en raison du plus ou moins de dépit que lui inspirait l’éloignement dédaigneux de Mathilde. Heureusement pour elle, il n’y avait aux eaux personne de sa famille, et aucun de ces amis officieux qui se font un plaisir de vous raconter, en les déplorant, tous les propos qui se tiennent contre vous ; et rien ne vint troubler le calme de sa tristesse.

Une seule fois, madame de Varignan, cette aimable Génevoise qui demeurait au-dessus de l’appartement de madame de Lisieux, lui dit qu’elle venait de recevoir des nouvelles d’Italie ; qu’on s’y amusait beaucoup, qu’il y avait deux théâtres de société à Florence, un chez lady N…, où l’on jouait jusqu’au mélodrame à grand spectacle ; l’autre chez l’ambassadrice d’Autriche, dont la voix enchanteresse rivalisait avec celle des meilleures cantatrices de l’Italie. On citait plusieurs des Françaises qui assistaient à cette représentation, entre autres la jolie vicomtesse de M…, la belle duchesse de V…, noble débris des beautés de l’empire, et enfin la piquante marquise de Cérolle.

À ce nom, Mathilde croit qu’elle se trompe, et elle le fait répéter.

— Cela vous étonne, dit madame de Varignan, vous ne savez donc pas la dernière histoire de madame de Cérolle ?

Mathilde ne répondit point.

— Elle est partie un beau matin de Paris avec un officier français qui l’a laissée en route, et elle parcourt maintenant l’Italie avec un autre.

— Êtes-vous certaine qu’elle soit à Florence ? dit Mathilde en tremblant d’espoir.

— Je n’en puis douter, c’est ma sœur qui me l’écrit, et elle la connaît fort bien. C’est à elle que madame de Cérolle s’est adressée le printemps dernier pour savoir s’il était facile de passer en Grèce sur un bâtiment du commerce ; mais avant que ma sœur ait eu le temps de lui répondre, nous avons appris que madame de Cérolle était partie pour Rome, et nous en avons conclu qu’elle avait changé de projet, ou d’amant. Il paraît que nous ne nous sommes point trompées, puisque la voilà de nouveau établie à Florence.

Cette conversation, dont madame de Varignan ne soupçonnait pas l’intérêt pour Mathilde, devint la première cause de l’intimité qui s’établit entre elles deux. Le bien qu’on fait sans le savoir est souvent celui qui inspire le plus de reconnaissance. À dater de ce jour, madame de Varignan reçut des preuves réitérées de l’affection de Mathilde pour elle et sa famille. M. de Varignan, quoique d’un caractère un peu froid, n’eut pas moins de part à sa bienveillance. C’était pour hâter la guérison d’un de leurs enfants qu’ils étaient à Aix ; ils devaient retourner, après la saison des eaux, dans une habitation charmante qu’ils avaient sur les bords du lac Léman, et ils firent promettre à madame de Lisieux d’y venir passer quelque temps avec eux. Elle y consentit d’autant plus volontiers, qu’il y avait, disaient-ils, un joli petit château à vendre très-près du leur ; et Mathilde, en l’achetant, se flattait d’y pouvoir bientôt réaliser son projet de retraite.

Mathilde s’était tout à coup ranimée, elle avait repris ses crayons, et elle paraissait s’amuser du talent qui lui permettait de retracer les sites enchanteurs qui l’environnaient ; elle écoutait avec une attention qui ne lui était plus habituelle les descriptions qu’on lui faisait des endroits les plus pittoresques de la Suisse, et parlait d’y faire incessamment un voyage. Le maréchal s’aperçut le premier de cette espèce de résurrection ; mais il attribua au charme d’une douce intimité, au bon air des montagnes et au temps, qui triomphe de tout, un changement produit par la seule pensée d’avoir un tort de moins à reprocher à M. de Varèze.

Au bout de six semaines, le service du maréchal le rappela à Paris, et ce ne fut pas sans un vif regret qu’il se sépara de Mathilde. Il avait espéré la ramener à madame d’Ostange ; mais M. et madame de Varignan ayant proposé de l’accompagner dans les petits cantons, et de la diriger dans les courses de montagnes dont la jeune Thérésia se réjouissait tant d’avance, il fut impossible de la faire renoncer à ce voyage.

Le même jour où le maréchal se mit en route pour retourner à Paris, Mathilde suivit madame de Varignan à Genève. Au moment de dire adieu à son ami, une tristesse profonde s’empara d’elle, et ses larmes trahirent la pensée de la longue absence qu’elle méditait.

— Ne vous reverrai-je pas bientôt ? dit le maréchal ; et la reconnaissance des soins et du repos que vous trouvez dans ces montagnes vous rendront-ils ingrate pour vos amis de Paris ?

— Ah ! jamais pour vous, s’écria Mathilde ; mais si ma santé m’obligeait à fuir le monde, à vivre dans ces montagnes, vous viendriez m’y voir, n’est-ce pas ?

— Toutes les fois que vous le voudrez bien, reprit le maréchal en baisant la main de Mathilde ; jeune, j’aurais été trop heureux de vous consacrer ma vie ; jugez si vous pouvez disposer de ce qui m’en reste !

En disant ces mots, le maréchal s’était éloigné brusquement de madame de Lisieux pour surmonter l’émotion qui le dominait à la seule pensée de ne vivre que pour elle.

— Partons aussi, dit Mathilde en voyant s’éloigner la calèche du maréchal ; allons chercher l’oubli de tout ce que j’aime dans ces lieux dont l’aspect convient seul à une âme flétrie. Peut-être, au milieu de ces monts glacés, où la piété bienfaisante habite, trouverai-je la résignation dont mon cœur a besoin pour supporter une vie sans espérance.