Michel Lévy frères, éditeurs (p. 235-242).


XXXII


Mathilde commença son voyage dans les montagnes par celles qui entourent la vallée de Chamouni ; puis elle gravit le grand Saint-Bernard, et fut accueillie par les pères de l’hospice avec cette sainte cordialité qu’on peut appeler la grâce de la vertu. Après avoir traversé les torrents, les rochers, les neiges qui semblent servir de remparts à cette pieuse solitude contre l’invasion des hommes, Mathilde fut bien surprise d’entendre les sons d’un piano accompagner une romance nouvelle. C’était un des frères de l’hospice que Thérésia avait trouvé accordant le piano de la grande salle où se réunissent les voyageurs, et qui l’avait priée de chanter. Il faut avoir visité cet affreux désert, où le plus beau mois de l’année n’a jamais vu poindre un brin d’herbe, pour se faire une idée de ce que doit y produire l’air qu’on chante dans les salons de Paris, et la vue d’un journal français qu’on aperçoit sur une table.

C’était vers la fin du mois d’août ; il avait fallu braver une chaleur insupportable pour arriver jusqu’aux neiges éternelles qui entourent le Saint-Bernard ; et, le même soir, les voyageurs se pressaient autour d’un grand feu, comme au milieu de l’hiver. Une extrême activité régnait ce jour-là dans l’hospice ; c’était l’époque des pélerinages ; l’église était remplie de pauvres habitants de la vallée d’Aoste et des chalets suspendus dans les montagnes voisines. Ces fidèles, armés de leurs bâtons ferrés, avaient gravi le mont glacé dans l’espoir que ce fatigant pélerinage leur attirerait quelques faveurs du ciel et les secours généreux des pères de l’hospice. On voyait parmi eux de jeunes fiancés qui venaient faire bénir leur union dans ce lieu sauvage, comme pour se prouver leur mutuel courage à suivre ensemble les chemins les plus durs et les plus périlleux.

Un vieux soldat priait au pied d’un tombeau dont l’inscription frappa les regards de Mathilde ; et, par un de ces mouvements où l’on confond, pour ainsi dire, l’amour du ciel avec la piété nationale, Mathilde s’agenouilla sur la marche du tombeau, à quelque distance du soldat, et l’on peut affirmer que le mot patrie se trouvait dans leurs communes prières.

Thérésia suivit l’exemple de Mathilde sans savoir à quel sentiment pieux elle cédait en ce moment. Mais lorsqu’elle vit le soldat et Mathilde se relever, elle fit plusieurs questions à sa cousine sur l’époque où ce tombeau avait été érigé, et sur la gloire du héros qu’il renfermait.

— Demandez à ce brave homme, dit madame de Lisieux en montrant le vieux soldat, je suis certaine qu’il vous répondra là-dessus mieux que personne. N’est-ce pas, ajouta Mathilde, je vois à vos regrets que vous l’avez connu ?

— Si je l’ai connu ! répondit le soldat : c’est moi qui l’ai ramené d’Égypte ; c’est moi qui l’ai suivi à Marengo ; c’est moi qui l’ai porté là…, ajouta-t-il d’une voix étouffée en montrant la tombe…

— Et c’est là que vous venez prier pour votre pays ? dit Mathilde.

— Mon pays ! répéta-t-il ; il y a quinze ans que je ne me mêle plus de ses affaires. Je prie pour que le ciel prenne en pitié le reste de notre vieille armée ; nous ne sommes plus beaucoup d’anciennes moustaches, et puisque l’on ne se sert plus de nous, on devrait au moins nous conserver pour apprendre aux nouveaux le métier. Au reste, je ne dis cela que pour les camarades ; car, du jour où j’ai vu une pique de cosaque à la barrière du Trône, j’ai demandé mon congé ; et comme j’avais dix blessures encore saignantes, on ne m’a pas refusé d’aller me faire panser par ma pauvre mère, dans notre village de…, contre Grenoble. C’est de là que je viens ici tous les ans quand le temps et mes blessures le permettent ; car la côte est rude, et on ne la monte pas facilement avec une jambe mitraillée ; mais c’est égal, je me dis : Si elle arrive malade, les bons pères la guériront ?

— Puisque vous venez chaque année dans ces montagnes, vous devez être un excellent guide, surtout pour ceux qu’intéressent les moindres détails du passage de nos troupes dans ces contrées de glace ?

— Il est certain que je pourrais vous y conduire les yeux fermés, et que je sais par cœur les endroits où l’autre s’est arrêté ; pourtant je n’étais pas avec lui lorsqu’il a pensé se précipiter, avec son cheval, à cent toises au-dessous du chemin, dans le torrent de la Drance ; c’est un guide de Liddes qui l’a retenu au moment où son cheval l’entraînait. Cet homme vit encore de la pension qu’il a si bien gagnée ; mais, ce que vous aurez peine à croire, madame, c’est que, malgré tout ce que lui a dit le petit caporal pour l’engager à venir à Paris lui demander la récompense du service qu’il lui avait rendu, jamais l’entêté montagnard n’a voulu quitter ce village de planches de sapin, qui est inondé tous les hivers, et qu’il appelle sa patrie.

— Sans doute il y était aimé, pensa Mathilde.

Et elle s’avança vers la porte de l’église en faisant signe au soldat de la suivre. Avant de rentrer dans la salle, elle lui demanda s’il consentirait à les accompagner jusqu’à Martigny.

— Très-volontiers, madame, répondit-il ; vous m’avez l’air d’une bonne Française, et je vous raconterai en chemin autant de batailles que vous en voudrez entendre. Dame ! c’était le bon temps alors ! on ne risquait pas de mourir de maladie !

En finissant ces mots, le soldat salua Mathilde, et promit d’être prêt le lendemain à l’heure du départ de ces dames.

— Vous étiez avec le brave Philippe, dit le prieur à madame de Lisieux, celui que nous appelons le pélerin de la grande armée. Depuis que son général repose parmi nous, il est venu bien des fois le bénir, et raconter sa mort aux hôtes de l’hospice. Ses récifs amusent nos jeunes frères, car vous pouvez remarquer, ajouta-t-il, qu’excepté moi, qui ai trente-cinq ans, et qui ai résisté la moitié de ma vie à la rigueur de ce climat, personne ici n’a passé l’âge de l’extrême jeunesse. La plupart de ceux que la religion nous amène sont bientôt forcés, sous peine de mourir de la poitrine, de redescendre dans les vallées, où l’air est moins meurtrier. Les plus zélés sont les plus vivement atteints, et il est rare que les frères qui me suivent dans nos campagnes d’hiver en soient à leur troisième. Quand il faut, au milieu de la nuit, courir les neiges sur la trace de nos chiens, nous battre avec les ours et les avalanches pour secourir un voyageur imprudent, les forces ont besoin d’être au niveau du courage ; et presque toujours le chagrin, qui fait tant de vocations, a déjà affaibli la santé des frères qui se dévouent à suivre les statuts de notre ordre.

Pendant que Mathilde admirait ce mélange d’héroïsme et de simplicité qui distinguait le supérieur de l’hospice, et qu’elle s’humiliait devant ces héros de la charité chrétienne, le père ajouta :

— L’été ; c’est un plaisir ; nous réchauffons chaque soir ici les voyageurs de tous les pays, et ces registres vous prouverons qu’il n’est guère de personnages illustres qui ne nous aient rendu visite.

En disant ces mots, il présenta à Mathilde deux livres où se trouvaient inscrits les noms de tous ceux qui étaient venus à l’hospice depuis deux ans. Thérésia prit celui qui était ouvert à la date du jour, et Mathilde ouvrit celui de l’année précédente.

Après avoir trouvé plusieurs noms de sa connaissance et lu les réflexions de chacun sur les montagnes ou l’hospitalité, elle s’arrêta sur cette citation :

« Ce n’était donc pas assez d’avoir mille fois exposé sa vie pour sauver des hommes, et de s’être établi pour jamais au fond des plus affreuses solitudes. Il fallait encore que les animaux mêmes apprissent à devenir l’instrument de ces œuvres sublimes, qu’ils s’embrasassent, pour ainsi dire, de l’ardente charité de leurs maîtres, et que leurs cris sur le sommet des Alpes proclamassent aux échos les miracles de notre religion[1]. »

Après ces lignes, tracées par une main bien connue de Mathilde, on lisait en peu de mots : a Que dirais-je de mieux ? » et plus bas le nom du comte de Varèze.

— Il est venu ici ! s’écria madame de Lisieux, oubliant qu’elle n’était point seule.

— Pardon, répondit le religieux, je n’ai pas entendu de qui madame parlait.

— Du comte de Varèze, répliqua Mathilde en rougissant ; mais vous recevez tant de voyageurs, que vous ne devez pas vous les rappeler.

— Oh ! les voyageurs comme celui-ci ne s’oublient jamais, madame ; et si nous pouvions avoir tant d’ingratitude, voilà un présent de lui qui nous en ferait ressouvenir.

En disant ces mots, le religieux montrait un tableau de l’un de nos grands maîtres, où l’on voyait représentée la délivrance d’une mère et de son enfant par les frères de l’hospice.

— M. de Varèze se trouvait ici, continua le religieux, vers le commencement du printemps de l’année dernière, au moment de la fonte des neiges. Les jeunes voyageurs ont souvent l’imprudence de choisir cette époque pour nous visiter ; mais ce qu’on appelle sur la terre les beaux jours de l’année, sont encore pour nous des jours d’hiver, et quelquefois les plus malheureux ; car c’est alors que les avalanches sont à craindre ; le comte de Varèze en sait quelque chose. Il nous a suivis dans une de nos expéditions nocturnes, et ce n’est pas sans danger qu’il nous a aidés à sauver cette pauvre femme que nos chiens avaient découverte ensevelie sous la neige : aussi lui ai-je bien défendu de s’aventurer dans nos montagnes avant le mois de juin. Mais il nous a promis de venir cet automne : pensez-vous qu’il nous tienne parole ?

— Je ne le crois pas, dit en soupirant Mathilde, il est bien loin d’ici !

Alors elle fut obligée de répondra aux différentes questions que le religieux lui adressa sur M. de Varèze ; et, malgré l’espèce d’embarras qu’elle éprouvait chaque fois que ce nom revenait, elle se complut à entendre parler d’Albéric si différemment qu’on n’en parlait d’ordinaire. En effet, le religieux ne se doutait pas que cet homme dont les manières avec lui avaient été si franches, si cordiales, dont le courageux dévouement s’était montré au niveau du sien, était la terreur des salons de Paris, et que sa générosité envers une pauvre femme ne suffisait pas pour expier ses fautes envers toutes celles qui brillaient dans un monde élégant.

En écoutant les éloges donnés aux nobles qualités d’Albéric, Mathilde se sentit pénétrée d’une douce joie. Cet hommage rendu par la vertu au caractère de celui qu’elle aimait lui sembla comme la sanction divine accordée à la passion qui soumettait son cœur ; et ce moment la rendit au sentiment le plus consolant, celui de s’honorer dans ce qu’on souffre.

  1. Chateaubriand, Génie du Christianisme.