Michel Lévy frères, éditeurs (p. 225-229).


XXX


Dès que Mathilde se trouva seule avec Maurice, elle lui dit, d’un ton qui avait quelque chose de solennel :

— Nous serons peut-être plus longtemps absentes que vous ne le supposez ; promettez-moi de venir bientôt nous rejoindre. Je vous ai causé beaucoup d’ennuis, ajouta-t-elle avec une profonde émotion ; laissez-moi l’espérance de vous en dédommager un jour ; je sens que l’idée de m’acquitter envers votre amitié…

— Ah ! la moindre preuve de votre affection suffit pour payer le dévouement de toute ma vie ! s’écria Maurice d’un ton qui révélait assez le secret de son âme ; mais j’ai besoin de vous savoir heureuse pour supporter le poids d’une existence sans désirs et sans but, et c’est par pitié pour moi que vous devez me laisser tenter de ramener celui qui peut seul accomplir votre bonheur.

— Croyez que je n’hésiterais pas à accepter cette nouvelle preuve d’une générosité dont je sens tout le prix, répondit Mathilde, si elle devait me rendre seulement un peu de l’espoir que j’ai perdu, et cette folle idée de prétendre captiver le cœur le plus léger ; mais cette illusion, lui-même ne parviendrait pas à la ranimer ; il a rendu mon bonheur impossible ; et comme vous, mon ami, ajouta Mathilde avec un sourire doux et triste, j’ai besoin de m’occuper d’une autre destinée pour m’aider à subir la mienne : je vous conjure de me laisser le soin de votre avenir.

— Il n’en est plus pour moi.

— Vous serez aimé : vous méritez si bien de l’être !

— Que m’importe ?

— Je n’en doute pas ; le sentiment… qui vous afflige aujourd’hui…, répliqua Mathilde avec un embarras plein de grâce, cédera bientôt à la douceur d’une affection mieux récompensée. Le plaisir de régner sur une jeune âme que le malheur n’a pas encore flétrie, l’espoir de l’en préserver, le soin de guider la femme qui vous aime à travers un monde où la protection d’un mari brave et spirituel est si nécessaire ; enfin, l’idée d’être sa providence vous rattachera à la vie : on est si vite heureux du bonheur qu’on donne !…

— Mais, pour se consacrer à de semblables soins, il ne faut pas vivre d’une seule pensée, il ne faut pas être enchaîné par sa volonté, par son désespoir même au culte d’un être qu’on a divinisé. Vous connaissez mon cœur ; s’il n’a pas su feindre avec vous, qui ne pouviez lui répondre, garderait-il son secret avec celle qui aurait le droit de s’en plaindre ? Non, je me priverais par là du seul bien qui me reste, de la liberté de mes regrets.

— Combien vous m’affligez ! dit Mathilde en baissant ses yeux mouillés de larmes… N’était-ce donc pas assez de mes chagrins, sans avoir à me reprocher…

— Ah ! ne vous reprochez pas un tourment qui soutient ma vie ! Sans vous, sans le douloureux plaisir de tout immoler à votre repos, au moindre vœu de votre cœur, je ne saurais que devenir. Depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, vous avez dirigé toutes mes actions, vous en serez malgré vous l’éternel arbitre ; et ne pensez pas qu’il entre dans cet aveu une lueur d’espérance ; car, je vous le jure, si vous pouviez sacrifier le sentiment qui remplit votre âme au faible intérêt que je vous inspire, tant de légèreté m’indignerait ; vous ne seriez plus à mes yeux qu’une femme ordinaire, et je cesserais de vous…

Ici Maurice s’arrêta subitement, comme retenu par la crainte de proférer un blasphème ; et Mathilde, encouragée par ce qu’il n’osait dire, acheva sa phrase.

— Oui, dit-elle, vous cesseriez d’aimer celle que vous ne devriez qu’à son inconstance, et je veux que vous me chérissiez toujours ; mais, pour que cet attachement soit une source de consolation pour tous deux, il faut m’obéir, et ne point repousser ma plus chère espérance : ne la devinez-vous pas ?

— Si, je la devine, et j’en suis pénétré de reconnaissance ; mais plus votre bonté veut faire pour moi, plus je dois mettre d’honneur à ne pas me charger d’un devoir impossible.

— Est-il donc impossible de former à l’amour une créature charmante, qui vous aime déjà sans le savoir, qui sourit à votre aspect, ne s’amuse de rien en votre absence, et qui nous disait hier si naïvement qu’elle n’épouserait jamais qu’un colonel ?

— Qu’est-ce que cela prouve ? l’empire que vous exercez sur tout ce qui vous entoure ! Il y a tant de charme à faire ce que vous désirez, qu’on se croit les sentiments qui vous plaisent. Moi-même, n’ai-je pas eu quelquefois l’espoir de réduire les miens à l’amitié qui vous convient ?

— Eh bien, s’il est vrai que j’aie tant de puissance, laissez-moi l’éprouver ; ne me découragez pas dans le soin de parer Thérésia des qualités, des talents que vous préférez. Elle a dans l’âme tout ce qu’il faut pour comprendre le cœur le plus tendre, l’esprit le plus distingué : je me trompe fort, ou le désir de vous plaire en fera une femme charmante. Et puis, elle est destinée à vivre près de moi, à me consoler de mes ennuis ; c’est mon enfant, ma sœur : cela ne vous donne-t-il pas envie de partager son sort ?

— Ah ! pour m’accabler d’un si grand bienfait, attendez au moins que j’en sois digne !

— Oui, j’attendrai ; je ne vous reparlerai de ce projet qu’à l’époque où vous serez aussi heureux que nous de le voir se réaliser. D’ici là, j’en ferai mon plus doux intérêt, l’occupation de ma journée, et je vous devrai par là de ne pas succomber à ma tristesse.

— Vous pouvez tout exiger de moi, tout, excepté ce que le désespoir n’a pu faire : ainsi, disposez de ma vie, mais pour ce cœur, ajouta Maurice en portant la main sur son sein, sachez bien qu’il ne battra jamais pour une autre.

À ces mots, le colonel, sortit précipitamment dans la crainte d’ajouter à l’aveu qu’il se reprochait, la faiblesse de montrer l’excès de ses regrets.

Le souvenir que Mathilde conserva de cet entretien fut, pendant son voyage, le sujet d’une douce rêverie ; car la pensée du bien qu’on peut faire est une consolation assurée à toutes les âmes nobles.