Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXVII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 155-161).


CHAPITRE XXVII
DE L’INSTINCT EN GÉNÉRAL ET DE L’INSTINCT D’INDUSTRIE


Il semble que la nature ait voulu, par les instincts industriels des animaux, mettre un commentaire explicatif dans la main de l’observateur qui étudie les causes finales d’après lesquelles elle procède, et l’admirable convenance qui en résulte dans ses productions organiques. Car ces instincts sont la preuve la plus claire que des êtres peuvent, avec la détermination la plus décidée, travailler à une fin qu’ils ne connaissent pas, et dont ils n’ont même aucune représentation. Tels sont par exemple le nid de l’oiseau, la toile de l’araignée, la fosse du fourmilion, la ruche si artistique des abeilles, la merveilleuse demeure des termites, etc., du moins pour ceux de ces animaux qui exécutent un tel travail pour la première fois, alors qu’ils ignorent et la forme et l’usage de l’œuvre à accomplir. C’est de même que procède la nature dans la création des organismes ; aussi ai-je donné, dans le chapitre précédent, cette définition paradoxale de la cause finale, qu’elle est un motif qui agit sans être connu. Et de même que, dans l’action issue de l’instinct d’industrie, l’élément actif est manifestement et incontestablement la volonté ; de même c’est elle encore qui agit quand la nature produit des organismes.

On pourrait dire que la volonté des êtres animés est mise en mouvement de deux manières différentes, par l’influence des motifs ou par l’instinct ; donc du dehors ou du dedans, par une occasion extérieure ou par une impulsion intérieure ; la première explicable, puisqu’elle se présente à l’extérieur, la seconde inexplicable, puisqu’elle est tout intérieure. Mais, à y regarder de plus près, l’opposition entre les deux n’est pas aussi tranchée et elle revient même au fond à une différence de degré. Le motif, en effet, n’agit aussi que sous la condition préalable d’une impulsion intime, c’est-à-dire d’une qualité précise de la volonté, qu’on en appelle le caractère : chaque fois, le motif ne fait que donner à ce caractère une direction déterminée, et l’individualise pour le cas concret. De même l’instinct, tout en étant une impulsion nettement marquée de la volonté, ne borne pas son action, comme celle d’un ressort, à l’intérieur ; il attend encore quelque circonstance extérieure nécessaire, destinée au moins à déterminer le moment précis de sa manifestation : telle est, pour l’oiseau de passage, l’arrivée de la saison ; pour l’oiseau qui construit son nid, la fin de la fécondation et la découverte des matériaux convenables ; pour l’abeille c’est, avant de bâtir, la corbeille ou l’arbre creux qui formera la niche, et la réunion de bien d’autres circonstances particulières, favorables aux opérations suivantes ; pour l’araignée, c’est un angle bien disposé ; pour la chenille, la feuille voulue ; pour l’insecte prêt à pondre, l’endroit toujours très spécialement déterminé et souvent très rare, où, dès l’éclosion, la larve pourra trouver sa nourriture, etc. Il suit de là que dans les productions de l’instinct d’industrie, c’est d’abord l’instinct, puis en sous-ordre aussi l’intellect des animaux qui entre enjeu : l’instinct, en effet, donne le principe général, la règle ; l’intellect, le particulier, l’application ; il préside au détail de l’exécution, pour lequel le travail de ces animaux se conforme évidemment aux circonstances données chaque fois. De tout cela il résulte que la différence à établir entre l’instinct et le simple caractère est la suivante : l’instinct est un caractère qui n’est mis en mouvement que par un motif tout spécialement déterminé et qui produit par suite une action toujours exactement identique. Le caractère, au contraire, tel qu’il existe chez toute espèce animale et chez tout individu humain, est également sans doute une volonté de nature immuable et invariable, mais qui peut cependant être mue par des motifs très différents, et s’y accommoder ; l’action qui en résulte peut donc être très différente dans sa partie matérielle, mais elle portera toujours l’empreinte d’un même caractère qu’elle exprimera et manifestera, et la nature matérielle de l’action, dans laquelle il apparaît, est indifférente, pour l’essentiel, à la connaissance dudit caractère : on pourrait ainsi définir l’instinct un caractère démesurément uniforme et rigoureusement déterminé. La conséquence de l’exposé précédent est que la faculté d’être déterminé uniquement par des motifs présuppose déjà une sphère assez étendue de connaissance, et par suite, un développement d’intelligence plus parfait ; aussi cette faculté est-elle propre aux animaux supérieurs, et à l’homme plus qu’à tout autre. Au contraire, pour être déterminé par l’instinct, il suffit de la somme d’intellect nécessaire à la perception du motif unique, et spécialement déterminé, qui seul et à l’exclusion des autres permet la manifestation de l’instinct ; aussi l’instinct n’existe-t-il que là où la sphère de connaissance est des plus bornées, et ne se rencontre-t-il en général et au plus haut degré que chez les animaux des classes inférieures, les insectes notamment. Comme les actions de ces animaux ne demandent qu’une motivation extérieure, très simple et limitée, le médium des motifs, c’est-à-dire l’intellect ou le cerveau, n’est chez eux que faiblement développé, et leurs actions extérieures sont soumises à la même impulsion que les fonctions physiologiques intimes, fondées sur de simples excitations, c’est-à-dire relèvent du système ganglionnaire. De là chez eux la prédominance de ce système : le tronc nerveux principal court chez eux tout le long de l’abdomen, sous forme de deux cordons qui donnent à chaque anneau un ganglion, de dimension souvent peu inférieure au cerveau, et sont, plutôt, d’après Cuvier, l’analogue du grand nerf sympathique que de la moelle épinière. Il existe donc entre la détermination par l’instinct et par de simples motifs un certain antagonisme, qui fait que la première atteint son maximum chez les insectes, et la seconde chez l’homme ; entre les deux se déroule la série actuelle des autres animaux, placés à leurs différents degrés selon le développement respectif de leurs systèmes cérébral et ganglionnaire. Puisque les actes instinctifs et les travaux artistiques des insectes sont régis surtout par le système ganglionnaire, c’est se condamner à l’absurdité que de vouloir les considérer et les expliquer comme dérivant du seul cerveau, car c’est prétendre les pénétrer avec une clef qui n’est pas la bonne. La même particularité donne à de telles actions une ressemblance significative avec celles des somnambules, qu’on explique aussi par la substitution du nerf sympathique au cerveau dans la direction des actes extérieurs : les insectes sont ainsi, en quelque sorte, des somnambules naturels. L’analogie sert à rendre compréhensibles les choses sur lesquelles nous ne pouvons avoir de prise directe : celle que nous venons de mentionner nous rendra à un haut degré le même service. Rappelons-nous ce cas cité par Kieser, dans son Tellurisme (vol. II, p. 250). Une somnambule, à laquelle le magnétiseur avait commandé d’accomplir telle action déterminée dans l’état de veille, ne manqua pas de l’exécuter dès son réveil, sans pouvoir se souvenir clairement de l’ordre qu’elle avait reçu. Il lui semblait donc qu’elle devait accomplir cette action, sans en connaître la véritable raison. L’analogie est évidemment frappante entre ce cas et celui des instincts d’industrie chez les insectes : la jeune araignée a l’idée qu’elle doit filer sa toile sans en savoir, sans en comprendre le but. Cela nous remet encore en mémoire le démon de Socrate, qui lui inspirait le sentiment de devoir s’abstenir d’une action qu’on réclamait de lui ou qu’on lui conseillait ; quant à la raison du fait, il l’ignorait, pour avoir perdu le souvenir du songe prophétique qu’il avait eu à ce sujet. De nos jours encore on a constaté des cas du même genre ; je ne veux en citer que quelques-uns. Un homme avait retenu sa place sur un vaisseau : au moment où le navire doit mettre à la voile, il refuse à tout prix, et sans aucune raison expresse, de monter à bord : le navire sombra. Un autre s’en va, avec des camarades, du côté d’une poudrière ; arrivé dans le voisinage, il ne veut pas aller plus loin, et, saisi de frayeur, il retourne au plus vite sur ses pas, sans savoir pourquoi : la poudrière sauta. — Un troisième, sur mer, se sent un soir, sans motif apparent, poussé à ne pas se déshabiller, et s’étend sur son lit avec ses vêtements et ses boites, en gardant jusqu’à ses lunettes : dans la nuit le navire prend feu et il est du petit nombre de ceux qui peuvent se sauver dans la chaloupe. Tous ces faits reposent sur l’action éloignée et sourde de songes fatidiques oubliés et nous donne, par analogie, la clef des problèmes de l’instinct en général et de l’instinct d’industrie en particulier.

D’autre part, nous l’avons dit, l’instinct d’industrie des insectes jette une vive lumière sur l’action de la volonté inconsciente dans le mouvement intérieur de l’organisme et dans sa formation. Car il est tout naturel de voir dans une fourmilière ou dans une ruche l’image d’un organisme décomposé et amené au jour de la connaissance. C’est en ce sens que Burdach nous dit (Physiologie, vol. II, p. 32) : « La formation et la ponte des œufs sont le partage de la reine, leur ensemencement et le soin de leur développement celui des travailleuses ; la première personnifie donc en quelque sorte l’ovaire, les autres l’utérus. » Dans une société d’insectes, comme dans l’organisme animal, la vita propria de chaque partie est subordonnée à la vie de l’ensemble, et le souci de l’ensemble passe avant celui de l’individu ; l’existence individuelle n’est voulue que sous condition, celle du tout est voulue absolument. À l’occasion même, les individus sont sacrifiés au salut de l’ensemble, tout comme nous nous faisons amputer un membre, pour sauver le reste du corps. Par exemple, des fourmis en marche trouvent-elles leur chemin fermé par l’eau, les premières n’hésitent pas à s’y précipiter, jusqu’à ce que leurs cadavres accumulés aient formé une sorte de digue pour les suivantes. Une fois devenus inutiles, les bourdons sont tués. S’il se trouve deux reines dans une même ruche, les abeilles les entourent et les forcent à se battre jusqu’à la mort de l’une d’entre elles. La fourmi mère, l’œuvre de la fécondation une fois achevée, se coupe elle-même les ailes, qui ne pourraient être qu’un obstacle à l’accomplissement de ses nouvelles fonctions, quand elle aura, sous terre, à entretenir sa future famille (Kirby et Spence, vol. I). Comme le foie n’a pas d’autre but que de sécréter la bile pour aider à la digestion, et ne veut même exister qu’en vue de cette seule fin ; comme toute autre partie de l’organisme ne veut que remplir sa destination ; ainsi l’abeille travailleuse ne veut rien de plus que recueillir du miel, sécréter de la cire et bâtir des cellules pour les œufs de la reine, le bourdon ne veut que féconder, la reine ne veut que pondre. Tous les membres travaillent donc uniquement pour le maintien du tout, qui seul est le but absolu, exactement comme les parties de l’organisme. La seule différence est que dans l’organisme l’action de la volonté est entièrement aveugle et toute primitive ; dans les sociétés d’insectes au contraire la chose se passe déjà à la lumière de la connaissance : celle-ci pourtant n’apporte une, réelle collaboration et ne peut même choisir que dans les accidents du détail, pour tirer la volonté d’embarras et adapter le travail aux circonstances. Mais, dans l’ensemble, les insectes veulent la fin, sans la connaître, comme la nature organique qui agit en raison de causes finales ; ce qui est confié chez eux à la connaissance, ce n’est même pas le choix des moyens dans leur totalité, c’en est seulement la disposition plus précise dans chaque cas particulier. Mais c’en est assez pour enlever à leur travail le caractère mécanique ; et c’est ce qui apparaît au grand jour, si on oppose des obstacles à leur activité. Par exemple, la chenille file sa coque dans des feuilles, sans en connaître le but ; mais si l’on rompt son tissu, elle sait en réparer adroitement la trame. Les abeilles conforment, dès le début, leur construction aux circonstances présentes ; se produit-il de nouveaux incidents ou détruit-on avec intention leur ouvrage, elles savent apporter au mal le remède le plus convenable dans chaque cas particulier. (Kirby et Spence, Introd. to entomol. ; Huber, Des abeilles.) Une telle habileté excite notre admiration, car remarquer les circonstances et s’y accommoder est évidemment affaire de la connaissance, et si nous leur accordons une fois pour toutes la prévoyance la plus industrieuse pour la race future et un avenir lointain, nous savons bien qu’ils ne sont pas en cela dirigés par la connaissance, puisqu’une prévoyance issue de la connaissance demanderait une activité cérébrale aussi élevée que la raison. La modification et l’arrangement du détail, selon les circonstances déjà données ou nouvelles, est au contraire une besogne en rapport avec l’intellect même des animaux inférieurs, qui, guidé par l’instinct, se borne à remplir les lacunes laissées par celui-ci. C’est ainsi que nous voyons les fourmis emporter leurs larves, dès que l’endroit choisi devient trop humide, et de même aussi dès qu’il devient trop sec ; elles ignorent la fin qu’elles poursuivent, elles n’obéissent pas à la connaissance, mais la tâche qui demeure réservée à leur connaissance, c’est l’observation du moment où l’endroit ne convient plus à leurs larves, et le choix d’une nouvelle retraite. — Je veux mentionner ici encore un fait, qu’on m’a raconté sur expérience personnelle, et que j’ai trouvé d’ailleurs cité depuis par Burdach d’après Gleditsch. Pour étudier le fossoyeur (Necrophorus vespillo), on avait lié le cadavre d’une grenouille gisant sur le sol à un fil dont l’autre extrémité était attachée à une baguette fichée obliquement en terre : les nécrophores creusèrent, selon leur coutume, une fosse sous la grenouille ; mais, contre leur attente, le cadavre ne pouvait y tomber ; après un long embarras, après de nombreuses marches et contremarches en tous sens, ils finirent par enterrer aussi la baguette. À cette aide prêtée par la connaissance à l’instinct, à ces expédients qu’elle lui fournit pour réparer les œuvres de son industrie, correspond dans l’organisme la vertu curative de la nature : non seulement cette force cicatrise les blessures, et restitue même la substance osseuse et nerveuse ; mais encore, quand par la perte d’un rameau artériel ou nerveux quelque communication est interrompue, elle en ouvre une nouvelle, soit en agrandissant d’autres artères ou nerfs, soit même en produisant de nouvelles branches ; à une partie malade ou à une fonction troublée elle en substitue une autre ; un œil est-il perdu, elle renforce l’autre ; un sens disparaît-il, elle aiguise tous ceux qui restent ; une plaie mortelle s’est-elle produite à l’intestin, elle va même parfois jusqu’à la fermer par adhérence du mésentère ou du péritoine ; bref, elle cherche les remèdes les plus ingénieux à tout dommage, à toute perturbation survenue dans l’organisme. Le mal est-il au contraire incurable, elle hâte alors la mort, et cela d’autant plus que l’organisme est d’un ordre plus élevé, c’est-à-dire plus sensible. Ce cas lui-même a son analogue dans l’instinct des insectes. Les guêpes qui, durant l’été entier, ont mis tout leur soin, toute leur peine, à nourrir leurs larves du produit de leurs rapines, en tuent elles-mêmes la dernière génération en octobre, parce qu’elles la voient exposée à périr de faim (Kirby et Spence, vol. I, p. 374.). On rencontre des analogies plus étranges et plus spéciales encore, celle-ci par exemple : lors de la ponte de l’abeille terrestre (apis terrestris, bombylius), les abeilles ouvrières sont prises d’un désir immodéré de dévorer les œufs, pendant environ sept ou huit jours, et elles y céderaient si la mère ne les repoussait pas et ne veillait pas avec une attention jalouse sur ses œufs. Ce temps une fois passé, elles ne montrent plus la moindre envie de manger les œufs, quand même on les leur offre ; tout au contraire elles s’empressent autour des larves qui en sortent pour les soigner et les nourrir. On peut interpréter naturellement ce fait comme l’analogue des maladies de l’enfance, notamment de la dentition, pendant laquelle les futurs nourriciers de l’organisme commencent par l’attaquer avec une violence qui coûte souvent la vie à l’individu. — La considération de toutes ces analogies entre la vie organique et l’instinct, ainsi que l’industrie des animaux inférieurs, sert à nous fortifier de plus en plus dans la conviction qu’ici comme là, c’est la volonté qui est au fond de tout, en nous montrant le rôle subordonné, tantôt plus tantôt moins limité, tantôt totalement absent, que joue la connaissance dans ces opérations.

Mais il est encore un autre point de vue sous lequel l’instinct et l’organisme animal s’expliquent l’un l’autre : c’est par rapport à l’anticipation de l’avenir qui se manifeste en chacun d’eux. L’instinct et l’industrie permettent aux animaux de satisfaire des besoins qu’ils ne ressentent pas encore, bien plus, des besoins qui ne seront pas les leurs propres, mais qui seront ceux de la génération future ; ils travaillent ainsi à une fin encore ignorée d’eux ; et cela va si loin, comme je l’ai montré par l’exemple du Bombix dans la Volonté dans la nature (2e éd., p. 45 ; 3° éd., p. 47), qu’ils poursuivent et tuent par avance les ennemis de leurs œufs à venir. Nous voyons de même dans la structure générale d’un animal ses besoins futurs et ses fins éloignées prévenus par des organes destinés à atteindre les unes et à satisfaire les autres. De là résulte cette appropriation parfaite de l’organisme de tout animal à son genre de vie, de là cette prévoyance qui l’a pourvu de toutes les armes nécessaires pour attaquer sa proie, pour repousser ses ennemis, et qui a calculé sa forme tout entière en raison de l’élément et du milieu dans lequel il aura à paraître comme combattant ; c’est un point que j’ai longuement développé dans mon écrit De la volonté dans la nature sous la rubrique : Anatomie comparée. — Nous pourrions rassembler toutes ces anticipations qui apparaissent dans l’instinct comme dans l’organisation animale et les réunir sous la notion de connaissance à priori, si elles avaient réellement pour base une connaissance en général. Mais, nous l’avons montré, il n’en est pas ainsi : la vraie racine de ces anticipations est plus profonde que le domaine de la connaissance, elle se trouve dans la volonté en tant que chose en soi, dans la volonté indépendante, à ce titre, des formes de la connaissance : aussi pour elle le temps n’a-t-il aucune signification et l’avenir est-il tout aussi rapproché que le présent.