Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXVI

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 140-154).


CHAPITRE XXVI[1]
DE LA TÉLÉOLOGIE


La finalité partout présente dans la nature organique, et destinée à assurer le maintien de chaque être, ainsi que la conformité de cette nature organique avec la nature inorganique, ne peut prendre plus naturellement place dans la suite d’aucun système philosophique que dans celui qui donne pour fondement à l’existence de toute créature naturelle une volonté propre à en exprimer l’essence et la tendance non seulement dans les actions, mais déjà même dans la forme de l’organisme tel qu’il nous apparaît. Je n’ai fait qu’indiquer dans le précédent chapitre l’explication que ma méthode m’amenait à donner de ce point ; je l’avais déjà exposée dans le passage du premier volume mentionné ci-dessous, et surtout avec clarté et avec détails dans mon écrit la Volonté dans la nature, sous la rubrique Anatomie comparée. J’y rattache aujourd’hui encore les explications suivantes.

L’admiration pleine de surprise qui a coutume de nous saisir à l’examen de la convenance infinie répandue dans la structure de tous les êtres organisés, repose au fond sur une supposition bien naturelle, mais qui n’en est pas moins fausse : cette concordance des parties les unes avec les autres, avec l’ensemble de l’organisme, avec ses fins extérieures, conçue et jugée par nous au moyen de la connaissance, c’est-à-dire par la voie de la représentation, nous semble aussi y avoir été introduite par la même voie ; c’est pour l’intelligence qu’elle existe ; c’est de même par l’intelligence qu’elle aurait été réalisée à nos yeux. Sans doute, nous ne pouvons produire rien d’aussi ordonné, d’aussi régulier qu’un cristal par exemple, sans l’appui de la règle et de la loi, ni mettre en rien la finalité, sans être guidés par le concept de fin : mais rien ne nous autorise à transporter cette limitation de nos facultés à la nature, qui est un Prius de tout intellect, et dont l’action, je l’ai dit dans le précédent chapitre, diffère totalement de la nôtre. Elle crée ce qui paraît si convenable et si médité, sans réflexion, sans notion de fin, dénuée qu’elle est de la représentation, élément d’origine toute secondaire. Considérons d’abord la simple régularité, avant la finalité. Dans un flocon de neige, les six rayons égaux et séparés par des angles égaux n’ont pas été l’objet de la mesure préalable d’une intelligence ; c’est la simple tendance de la volonté primitive qui, lors de l’apparition de la connaissance, se présente à elle sous cette forme. De même qu’ici la volonté réalise sans mathématiques une figure régulière, de même elle produit aussi, sans physiologie, un organisme parfaitement combiné en vue de sa fin. La forme régulière dans l’espace n’existe que pour l’intuition, dont l’espace est la forme ; de même la finalité de l’organisme n’existe que pour la raison connaissante, dont les opérations sont liées aux concepts de moyen et de fin. S’il nous était donné d’avoir une vue immédiate sur l’action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont Kant parle dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d’une bouteille de bière qu’on venait d’ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise, non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l’y introduire ; de même nous supposons aussi que la finalité a été mise dans les œuvres de la nature par la même voie qu’elle suit pour en ressortir à nos yeux. Notre étonnement téléologique se peut donc encore comparer à l’admiration excitée par les premières œuvres de l’imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l’intervention d’un démon. — Car, répétons-le encore une fois, c’est seulement l’intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l’acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d’un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s’étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, en un certain sens, qu’admirer son œuvre propre.

Supposons-nous tout occupés à observer l’art infini et inexprimable qui préside à la structure de tout animal, fût-ce l’insecte le plus commun. Nous sommes plongés dans l’admiration ; tout à coup l’idée nous vient que la nature livre sans merci à la destruction ces organismes mêmes, si parfaits et si compliqués, que chaque jour elle les laisse périr par milliers, victimes du hasard, de la rapacité animale, du caprice humain ; cette prodigalité insensée nous jette aussitôt dans une profonde surprise. Mais il y a là une confusion d’idées : nous avons dans l’esprit l’œuvre d’art humaine, qui demande l’aide de l’intelligence pour dompter la résistance d’une matière étrangère et rebelle, et qui coûte ainsi sans doute bien des efforts. Mais les productions de la nature, quelle qu’en soit la perfection, ne lui coûtent pas la moindre peine : chez elle la volonté d’agir est déjà l’action, l’œuvre elle-même ; car, je le répète, l’organisme n’est que la réalisation dans le cerveau de la forme visible d’une volonté déjà existante.

Il résulte de cette condition nettement exprimée des êtres organisés que la téléologie, hypothèse de l’appropriation de tout organe à une fin, est un guide des plus sûrs dans l’étude de toute la nature organique. Au point de vue métaphysique, au contraire, quand il s’agit de comprendre la nature au-delà de toute expérience possible, on ne peut y faire appel que secondairement et subsidiairement, pour confirmer des principes d’explication puisés ailleurs : car ici elle fait elle-même partie des problèmes dont il s’agit de rendre compte. — Aussi, quand on rencontre chez un animal un organe, dont on n’aperçoit pas la destination, il ne faut jamais avancer l’idée que la nature l’aurait produit sans but, par jeu et par pur caprice. Une telle pensée serait tout au plus possible dans l’hypothèse d’Anaxagore, pour qui la nature tiendrait son arrangement d’une raison ordonnatrice, mise en cette qualité au service d’une volonté étrangère ; mais elle est inadmissible dans la théorie qui place l’essence intime (c’est-à-dire extérieure à notre représentation) de tout organisme tout entière dans sa propre volonté : car alors aucune partie ne peut exister que sous condition d’être utile à la volonté qui lui sert de base, d’en exprimer et d’en réaliser quelque tendance, et de contribuer ainsi en quelque manière à la conservation de cet organisme. En effet, en dehors de la volonté qui apparaît en lui et des conditions extérieures, parmi lesquelles il a, de son plein gré, entrepris de vivre, et dont toute sa forme et toute son ordonnance sont disposées en vue de soutenir le conflit, il n’est rien qui ait pu influer sur lui, déterminer sa figure et ses parties, ni l’arbitraire, ni la fantaisie. Tout en lui doit donc être approprié à une fin, et les causæ finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causæ efficientes dans celle de la nature inorganique. De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. Il en est de même des grandes défenses en spirale du babiroussa, des appendices en forme de cornes de certaines chenilles, etc. Nous jugeons d’après le même principe des cas négatifs ; par exemple, de l’absence chez certains sauriens, ordre en général si uniforme, d’une partie aussi importante que la vessie urinaire, présente en bien des espèces ; ou encore de l’absence totale chez les dauphins et quelques cétacés du même genre des nerfs olfactifs, que possèdent les autres cétacés et même les poissons : il doit y avoir une raison précise à tous ces faits.

Il est hors de doute pourtant qu’on a trouvé avec grande surprise quelques exceptions réelles à cette loi universelle de la finalité dans la nature organique : mais, puisqu’elles trouvent ailleurs leur raison, on en peut dire exceptio firmat regulam. Par exemple, les têtards du crapaud Pipa ont une queue et des branchies, bien qu’ils attendent leur métamorphose sur le dos de leur mère, sans nager, comme tous les autres têtards ; le kangourou mâle possède un rudiment de l’os qui chez la femelle porte la poche ; les mâles des mammifères eux-mêmes ont des tétins ; un rat, le mus typhlus, a des yeux très petits sans doute, mais qui, dépourvus d’ouverture à la surface de la peau, se trouvent recouverts de poils ; la taupe des Apennins, deux poissons, la murœna cœcilia et le gastro-branchus cœcus, et enfin le proteus anguinus se trouvent dans le même cas. Ces rares et surprenantes exceptions à la règle d’ailleurs si immuable de la nature, ces contradictions où la nature tombe avec elle-même, doivent s’expliquer à nos yeux par l’enchaînement intime que crée entre les divers phénomènes l’unité du principe qui se manifeste en eux ; de là vient que la nature doit indiquer tel organe chez un animal, par la seule raison qu’un autre animal, parent du premier, le possède en réalité. Il s’ensuit que le mâle aura le rudiment d’un organe réellement présent chez la femelle. Et de même qu’ici la différence des sexes ne peut pas supprimer le type de l’espèce, de même aussi le type d’un ordre tout entier, les batraciens par exemple, se maintient là même où, dans quelque espèce isolée (Pipa), l’une de ses déterminations devient superflue. À plus forte raison encore la nature ne peut-elle pas faire disparaître toute trace d’une détermination, les yeux, qui appartient au type de toute une classe fondamentale, les vertébrés, pour être devenue inutile dans une espèce isolée, le mus typhlus : elle doit du moins indiquer ici même d’une façon rudimentaire ce qu’elle réalise entièrement dans toutes les autres espèces.

À ce point de vue même, on comprend dans une certaine mesure un fait longuement exposé surtout par Owen dans son Ostéologie comparée, l’homologie du squelette, tout d’abord chez les mammifères, puis dans un sens plus large chez tous les vertébrés. Tous les mammifères, par exemple, ont sept vertèbres cervicales, tout os de la main et du bras de l’homme a son analogue dans la nageoire de la baleine, le crâne de l’oiseau dans l’œuf comprend exactement le même nombre d’os que celui du fœtus humain, etc. Tout cela indique un principe indépendant de la téléologie, mais qui ne laisse pas d’être la base sur laquelle elle construit, ou la matière donnée par avance pour ses œuvres futures, ce que Geoffroy Saint-Hilaire a appelé « l’élément anatomique ». C’est l’unité du plan (sic), le type primitif fondamental du règne animal supérieur ; c’est en quelque sorte le mode musical choisi librement par la nature, le ton sur lequel elle exécute ses variations.

La différence entre la cause efficiente et la cause finale a été déjà justement marquée par Aristote (De part, anim., I, 1) en ces termes : Δυο τροποι της αιτιας, το ου ενεκα και το εξ αναγκης, και δει λεγοντας τυγχανειν μαλιστα μεν αμφοιν. (Duo sunt causæ modi : alter cujus gratia, et alter e necessitate ; ac potissimum utrumque cruere oportet). La cause efficiente est le moyen qui a donné l’existence à une chose, la cause finale est la raison de cette existence ; dans le temps le phénomène à expliquer a la première derrière soi, la seconde devant soi. C’est seulement dans les actions volontaires d’êtres animaux que les deux causes se rencontrent sans intermédiaire, car alors la cause finale, la fin apparaît sous forme de motif : or le motif est toujours la cause véritable et propre de l’action, c’en est la cause absolument efficiente, le changement antérieur qui la provoque, l’amène nécessairement à se produire et lui permet seule de se réaliser, ainsi que je l’ai démontré dans mon mémoire sur le Libre arbitre. Car, quelque fait physiologique qu’on veuille intercaler entre l’acte volontaire et le mouvement corporel, la volonté, il faut en convenir, n’en demeure toujours pas moins le moteur, mû à son tour par le motif venu du dehors, c’est-à-dire par la cause finale, qui agit ici à titre de cause efficiente. Nous savons de plus, par ce qui précède, qu’au fond le mouvement corporel ne fait qu’un avec l’acte volontaire, dont il est le simple phénomène dans l’intuition cérébrale. Il faut bien retenir cette rencontre de la cause finale avec la cause efficiente dans le seul phénomène qui nous soit intimement connu, et qui reste ainsi toujours pour nous le phénomène primitif : car nous sommes par là conduits à admettre qu’au moins dans la nature organique, dans laquelle les causes finales nous servent de guide, c’est la volonté qui crée les formes. Le seul moyen pour nous, en effet, d’avoir une idée nette d’une cause est de la regarder comme un but voulu, c’est-à-dire comme un motif. Bien plus, dans une étude exacte des causes finales dans la nature, nous ne devons pas, pour en exprimer l’essence transcendante, nous effrayer d’une contradiction, et nous devons dire sans crainte : la cause finale est un motif agissant sur un être, dont il n’est pas connu. Car, n’en doutons pas, la disposition des nids des termites est le motif qui a produit la mâchoire dépourvue de dents du fourmilier, ainsi que sa longue langue filiforme et gluante ; la dureté de la coquille d’œuf, prison du jeune poussin, est la raison certaine de l’extrémité cornée dont son bec est pourvu pour transpercer cette enveloppe, et qu’il rejette ensuite comme inutile. Et de même les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière sont le motif de l’appareil optique, si compliqué et si parfait, de l’œil humain, avec la transparence de sa cornée, la densité différente de ses trois humeurs, la forme de sa lentille, la couleur foncée de sa choroïde, la sensibilité de sa rétine, la contractilité de sa pupille et la structure de ses muscles, toutes choses calculées d’après les lois en question. Mais tous ces motifs avaient commencé à agir avant d’être perçus : le fait est certain, si contradictoire qu’il sonne à notre oreille. Car c’est ici qu’a lieu le passage du physique au métaphysique. Or nous avons reconnu la métaphysique dans la volonté, et c’est pourquoi nous devons comprendre que cette même volonté qui fait étendre à l’éléphant sa trompe vers un objet, est aussi l’artiste qui a créé et façonné cette trompe, par anticipation des objets.

En conséquence, dans l’étude de la nature organique, nous n’avons à nous reporter qu’aux causes finales, à les chercher partout et à tout expliquer par elles ; les causes efficientes, au contraire, n’occupent ici qu’une place très secondaire, à titre de purs instruments des précédentes et nous les supposons plus que nous ne les démontrons, comme pour les mouvements volontaires des membres que provoquent sans aucun doute des motifs extérieurs. Dans l’explication des fonctions physiologiques nous nous en enquérons encore à la rigueur, quoique le plus souvent sans succès ; mais dans celle de la formation même des organes nous ne nous en soucions plus, pour nous borner aux seules causes finales : tout au plus conservons-nous encore ici un principe général, par exemple, que plus l’organe doit être grand, plus l’artère qui lui apporte le sang doit être forte ; mais quant aux causes efficientes proprement dites, qui produisent par exemple l’œil, l’oreille, le cerveau, nous n’en savons rien. Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. D’ailleurs, pour moi, je l’ai déjà dit, la circulation du sang n’a pas de cause efficiente véritable : ici encore, aussi directement que dans le mouvement musculaire, où des motifs amenés par les nerfs la déterminent, c’est la volonté qui agit ; ici encore le mouvement est provoqué directement par la cause finale, c’est-à-dire par le besoin d’oxydation au sein du poumon, qui agit en quelque sorte sur le sang comme un motif, mais sans qu’il y ait intervention de la connaissance, puisque tout se passe à l’intérieur de l’organisme. La prétendue métamorphose des plantes, idée légèrement esquissée par Gaspard Wolf, et que, sous cette dénomination hyperbolique, Gœthe a pompeusement et lourdement exposée comme sa propre découverte, appartient à ces explications de l’organisme par la cause efficiente : et cependant tout cela revient à dire que la nature, en chacune de ses productions, ne recommence pas sur nouveaux frais, qu’elle ne crée pas du néant, mais, continuant pour ainsi dire à écrire du même style, rattache le nouveau à l’ancien, utilise, développe, élève à une puissance supérieure les formations précédentes, pour pousser plus loin son œuvre ; c’est ainsi qu’elle a procédé dans la gradation de la série animale, fidèle à la règle natura non facit saltus, et quoa commodissimum in omnibus suis operationibus sequitur. (Arist. De incessu animalium, c. ii et viii.) Expliquer une fleur en disant qu’elle présente en toutes ses pièces la forme de la feuille, me paraît analogue à l’idée d’expliquer la structure d’une maison en montrant que toutes les parties, étages, tourelles, mansardes, en sont composées de briques et constituées par la simple répétition de cette unité primitive. Je trouve aussi mauvaise et plus problématique encore l’explication du crâne par assemblage de vertèbres : ici pourtant il va de soi que la gaine du cerveau et celle de la moelle épinière, dont la première est la suite et le chapiteau final, ne peuvent être absolument hétérogènes et disparates, mais doivent bien plutôt se continuer en se ressemblant. Toute cette façon d’envisager les choses appartient à l’homologie de R. Owen mentionnée plus haut. — Au contraire, un Italien, dont le nom m’a échappé, a donné de la nature de la fleur l’explication suivante par la cause finale, qui me semble bien plus claire et plus satisfaisante. La fin de la corolle est : 1° la protection du pistil et des étamines ; 2° la préparation des sucs les plus raffinés qui se concentrent dans le pollen et dans le germe ; 3° l’extraction du fond des glandes inférieures de l’huile éthérée, qui, le plus souvent sous forme de vapeur odorante, doit environner les anthères et le pistil, pour les défendre dans une certaine mesure contre l’humidité de l’air. — N’oublions pas, au nombre des avantages des causes finales, que toute cause efficiente nous ramène toujours à un principe inexplicable, c’est-à-dire à une force naturelle, à une qualitas occulta, et ne peut ainsi nous donner qu’une explication relative ; tandis que la cause finale, dans son domaine, nous fournit une explication suffisante et complète. Nous ne sommes, à la vérité, entièrement satisfaits que par la connaissance à la fois simultanée et particulière des deux causes, la cause efficiente, nommée encore par Aristote η αιτια εξ αναγκης, et la cause finale, η χαριν του βελτιονος ; nous sommes alors surpris de cette rencontre, de ce merveilleux concours qui nous présente la perfection comme une nécessité absolue, et la nécessité par contre, comme si elle n’était que la perfection extrême et nullement la nécessité : car alors naît en nous le pressentiment que ces deux causes, en dépit de leur origine différente, pourraient bien se rattacher par la racine, dans l’essence des choses en soi. Mais il n’est donné que rarement d’atteindre à cette double connaissance : dans la nature organisée, parce que la cause efficiente est souvent ignorée de nous ; dans la nature inorganique, parce que la cause finale y demeure problématique. Je veux cependant en donner quelques exemples, aussi bons que je puis les trouver dans le domaine de mes connaissances physiologiques ; aux physiologistes ensuite de leur en substituer d’autres plus précis et plus frappants. Le pou du nègre est noir. Cause finale : sa sécurité. Cause efficiente : il se nourrit du tissu de Malpighi, noir chez le nègre. — Le plumage des oiseaux du tropique est très nuancé, d’une coloration vive et éclatante : on donne de ce fait une explication très générale d’ailleurs, tirée de l’action énergique de la lumière dans la région intertropicale : c’est la cause efficiente. J’alléguerais comme cause finale, que ce plumage brillant est un uniforme de luxe, auquel se reconnaissent entre eux les individus des espèces innombrables en ces contrées, souvent comprises dans le même genre ; et ainsi chaque mâle peut trouver sa femelle. Il en est de même des papillons des différentes zones et des diverses latitudes. — On a observé que des femmes phtisiques deviennent facilement enceintes dans le dernier stade de leur maladie, que durant la grossesse le mal subit un arrêt, pour reprendre plus fort encore après l’accouchement et amener presque toujours la mort ; de même des hommes phtisiques, dans les derniers temps de leur vie, procréent très souvent encore un enfant. La cause finale est ici que la nature, partout si soucieuse et si anxieuse de la conservation des espèces, veut s’empresser de compenser par la naissance d’un être nouveau la disparition prochaine d’un individu encore dans la force de l’âge ; la cause efficiente au contraire est l’excitation anormale du système nerveux qui se produit pendant la dernière période de la phtisie. La même cause finale explique ce phénomène analogue (selon Oken, De la génération, page 63) de la mouche qui, empoisonnée par l’arsenic, s’accouple encore, mue par un mystérieux instinct, et meurt dans l’accouplement. — La cause finale du duvet qui entoure les parties génitales, chez les deux sexes, et du Mons Veneris, chez la femme, est d’empêcher chez les individus très maigres, pendant le coït, le contact des os du pubis, qui pourrait exciter la répugnance ; quant à la cause efficiente, il faut la chercher dans ce fait que partout où une muqueuse passe dans l’épiderme, on voit des poils pousser dans le voisinage : une autre cause efficiente est encore que la tête et les parties génitales sont en quelque sorte des pôles opposés de l’individu, qu’ils présentent ainsi l’un avec l’autre des rapports et des analogies de diverses sortes, entre autres aussi cette particularité d’être velus. — La même cause efficiente vaut encore pour la barbe de l’homme pour la cause finale, je la suppose être dans la plus grande facilité des signes pathognomiques, c’est-à-dire de cette rapide altération des traits du visage qui trahit l’émotion intérieure de l’âme, à se montrer près de la bouche et dans les parties voisines ; pour dérober au regard scrutateur de l’adversaire ces indices souvent dangereux dans une négociation ou dans un accident soudain, la nature (qui n’ignore pas que homo homini lupus) a donné à l’homme la barbe. La femme au contraire pouvait s’en passer ; car en elle la dissimulation et la maîtrise de soi-même, « la contenance » sont innées. — Il doit se trouver, je l’ai dit, des exemples bien plus frappants encore pour démontrer la rencontre, dans leurs résultats, de l’activité entièrement aveugle de la nature avec son activité en apparence préméditée, ou, selon les expressions de Kant, l’accord du mécanisme et de la technique de la nature : tout cela nous prouve qu’ils ont tous deux leur origine commune au delà de cette diversité, dans la volonté en tant que chose en soi. On aurait fait un grand pas pour éclaircir ce point de vue, si on pouvait trouver par exemple la cause efficiente qui pousse le bois flottant vers les régions polaires dépourvues d’arbres ; ou encore celle qui a concentré la terre ferme de nos planètes surtout sur la moitié septentrionale du globe. Il faut voir la cause finale de ce dernier fait dans la circonstance que l’hiver, dans ces régions, coïncide avec l’époque du périhélie, c’est-à-dire de l’accélération du mouvement terrestre, qu’il est ainsi de huit jours plus court et partant plus doux. Cependant, dans la nature inorganique, la cause finale reste toujours équivoque, et, surtout lorsque la cause efficiente a été trouvée, elle nous laisse dans le doute sur la question de savoir si elle n’est pas une simple vue subjective, une apparence due à notre manière de considérer les choses. Mais en cela elle ressemble à mainte production de l’art humain, par exemple à de la mosaïque grossière, aux décors de théâtre, à cette image du Dieu Apennin, à Pratolino, près de Florence, formée de quartiers de roche brute. l’action ne s’exerce ici qu’à distance ; de près elle disparaît, pour faire place à la cause efficiente de l’apparence ; et pourtant les formes existent bien dans la réalité, ne sont pas une simple création de notre fantaisie. Il en est à peu près de même des causes finales dans la nature inorganique, quand les causes efficientes apparaissent. Un homme dont le regard s’étendrait au loin sur les choses avouerait même peut-être qu’il n’en est pas autrement des présages, des « Omina ».

Si d’ailleurs quelqu’un voulait abuser de la finalité extérieure, toujours douteuse, nous l’avons dit, pour l’appliquer à des démonstrations physico-théologiques, comme on le fait encore de nos jours, mais seulement, nous l’espérons, en Angleterre, il existe en ce genre assez d’exemples in contrarium, assez d’ « atéléologies » pour déconcerter un pareil esprit. Un des exemples les plus décisifs nous est fourni par l’eau de mer ; cette eau n’est pas potable, de sorte que l’homme n’est jamais plus exposé au danger de périr par la soif que lorsqu’il se trouve au milieu des grandes masses liquides de sa planète. « À quelle fin l’eau de mer est-elle donc salée ? » C’est la question qu’il faudrait poser à notre Anglais.

Si dans la nature inorganique les causes finales s’effacent au second plan, de sorte qu’elles ne suffisent plus à elles seules à expliquer un fait donné et que nous réclamons absolument les causes efficientes, c’est que la volonté objectivée aussi dans la nature inorganique n’y apparaît plus dans les individus qui forment un tout complet, mais dans les forces naturelles et dans leur activité, il en résulte que le moyen et la fin s’écartent ici trop l’un de l’autre pour qu’on en puisse saisir le rapport et qu’on y puisse reconnaître une manifestation de la volonté. Le phénomène se produit même déjà, à un certain degré, dans la nature organique, là où la finalité est extérieure, c’est-à-dire où la fin réside dans un individu et le moyen dans un autre. Mais ici elle demeure encore incontestable, tant que les deux individus appartiennent à la même espèce, elle n’en devient même que plus frappante. Dans ce genre rentre tout d’abord la conformation des organes génitaux chez les deux sexes, calculés en vue d’une appropriation réciproque, puis certaines conditions qui favorisent l’accouplement : par exemple, chez la Lampyris noctiluca (ver luisant), le mâle, qui ne brille pas, possède seul des ailes pour pouvoir chercher la femelle, la femelle, au contraire, dépourvue d’ailes, et qui ne sort que la nuit, répand une lueur phosphorescente qui permet au mâle de la trouver. Chez la Lampyris italica, les individus des deux sexes sont luisants, fait dû sans doute au luxe de la nature méridionale. Mais un exemple surprenant et tout spécial du genre de finalité ici en question nous est fourni par la belle découverte que fit Geoffroy Saint-Hilaire, dans les dernières années de sa vie, sur la constitution exacte de l’appareil d’allaitement des cétacés. En effet, l’acte de téter demande le concours actif de la respiration ; il ne peut donc avoir lieu que dans un milieu respirable lui-même et non sous l’eau, dans laquelle est plongé pourtant le nourrisson pendu aux mamelles de la mère ; pour obvier à cet inconvénient, l’appareil mammaire des cétacés a été modifié dans son ensemble de façon à devenir un organe d’injection, qui, introduit dans la bouche du petit, lui envoie le lait, sans qu’il ait besoin d’aspirer. Quand, au contraire, l’individu destiné à prêter à un autre un secours essentiel est de genre très différent, et appartient même à un autre règne de la nature, on met alors en doute cette finalité extérieure, comme dans le cas de la nature inorganique, à moins qu’elle ne serve de fondement manifeste à la conservation des espèces. Tel est le cas pour beaucoup de plantes, dont la fécondation ne se produit que par l’intermédiaire d’insectes, qui transportent le pollen sur le stigmate, ou courbent les étamines vers le pistil : l’épine-vinette commune, beaucoup d’espèces d’iris et l’Aristolochia Clematitis ne peuvent se féconder sans le secours des insectes. (Chr. Conr. Sprengel, Mystère dévoilé, etc., 1753 ; Wildenow, Abrégé de Botanique, p. 353.) C’est encore le cas de nombreuses diœcies, monœcies et polygamies, par exemple des concombres et des melons. Dans la Physiologie de Burdach (vol. I, § 263) on trouve un exposé admirable de cet appui réciproque que reçoivent l’un de l’autre le monde des plantes et celui des insectes. Burdach ajoute ensuite très bien : « Ce n’est pas là un expédient mécanique, un recours forcé, comme si la nature avait commis hier, dans la formation des plantes, une erreur qu’elle chercherait aujourd’hui à réparer par le moyen de l’insecte ; c’est bien plutôt une profonde et intime sympathie du monde végétal pour le monde animal. L’identité des deux règnes doit se manifester : enfants d’une même mère, ils doivent exister l’un avec l’autre et l’un par l’autre. » — Et plus loin : « Mais une sympathie de ce genre unit le monde inorganique au monde organisé, » etc. — Au second volume de leur Introduction into Entomology, Kirby et Spence donnent encore une preuve à l’appui de ce consensus naturæ : les œufs des insectes qui passent l’hiver adhérents aux branches des arbres qui servent d’aliment à leur larve éclosent juste au moment où la branche bourgeonne ; ainsi par exemple l’aphis du bouleau éclot un mois plus tôt que celui du frêne ; pareillement les insectes des plantes vivaces passent l’hiver sur elles à l’état d’œufs ; ceux des plantes seulement annuelles, qui ne peuvent en faire de même, passent l’hiver sous forme de chrysalides.

Trois grands hommes ont totalement repoussé la téléologie ou explication par les causes finales, et beaucoup de petits esprits se sont faits sur ce point leur écho. Ce sont Lucrèce, Bacon de Vérulam et Spinoza. Mais la cause de cette aversion est assez nettement connue chez tous les trois : ils tenaient la téléologie pour inséparable de la théologie spéculative et celle-ci leur inspirait une telle horreur (dont Bacon, à la vérité, cherche à se cacher), que de loin même ils s’efforçaient de l’éviter. Nous trouvons aussi Leibniz enfoncé dans le même préjugé, et, dans sa lettre à M. Nicaise (Spinozæ op., ed. Paulus, vol. II, p. 672), il l’exprime avec une naïveté caractéristique, comme une vérité qui s’entend de soi : « les causes finales, ou, ce qui est la même chose, la considération de la sagesse divine dans l’ordre des choses. » (Du diable ! la même chose !) C’est aujourd’hui encore le point de vue des Anglais actuels, des hommes du Bridgewater-treatise, de lord Brougham, etc. ; Owen même, dans son Ostéologie comparée, pense exactement comme Leibniz, ainsi que je l’ai déjà relevé dans le premier volume. Pour tous ces gens téléologie devient aussitôt théologie, et à chaque finalité découverte dans la nature, au lieu de méditer et de chercher à comprendre, ils laissent éclater ce cri d’enfant : design ! design ! ils entonnent le refrain de leur philosophie de vieille femme, et ferment leurs oreilles aux objections de la raison, telles que les leur a pourtant déjà présentées le grand Hume[2]. La cause principale de tout ce triste état de choses en Angleterre est, depuis soixante-dix ans, l’ignorance véritablement honteuse pour les savants anglais de la philosophie kantienne, et cette ignorance, à son tour, est due à la funeste influence de cet abominable clergé, qui prend à cœur l’abrutissement général, pour retenir plus longtemps la nation anglaise d’ailleurs si intelligente dans l’esclavage de la bigoterie la plus dégradante ; aussi, animé du plus bas obscurantisme, s’oppose-t-il de toutes ses forces à l’instruction du peuple, à l’étude de la nature, en général même à tout progrès du savoir humain, et tant par ses relations que par ses scandaleuses et injustifiables richesses qui ne font qu’accroître la misère du peuple, il étend son influence jusque sur les savants des universités et les écrivains ; ceux-ci doivent alors se soumettre (par exemple Th. Brown, On cause and effect) à mille réticences, à mille déviations de pensée pour éviter même de loin de se rencontrer avec cette froide superstition, comme Pückler appelle si justement leur religion, et de se heurter aux arguments qui ont cours pour la défendre.

Quant aux trois grands hommes nommés plus haut, on peut leur pardonner, vu son origine, leur répugnance pour la téléologie, puisqu’ils vivaient bien avant l’éclosion de la philosophie kantienne ; Voltaire lui-même tenait encore pour irréfragable la preuve physico-théologique. Je veux cependant pénétrer un peu plus loin dans chacun d’eux. Tout d’abord la polémique de Lucrèce (IV, 824-838) contre la téléologie est si lourde et si grossière, qu’elle se réfute d’elle-même et démontre la thèse opposée. — Pour ce qui est de Bacon (De augm. scient., III, 4), il n’établit tout d’abord, par rapport à l’usage des causes finales, aucune différence entre la nature organique et inorganique, distinction pourtant essentielle au sujet, et, dans les exemples qu’il allègue, il les confond l’une avec l’autre. Il rejette ensuite les causes finales de la physique dans la métaphysique ; or, pour lui, comme encore pour beaucoup de nos contemporains, la métaphysique est identique à la théologie spéculative. Il tient donc les causes finales pour inséparables de cette dernière et va même si loin en ce sens qu’il fait à Aristote le reproche (ce dont nous lui ferons tout à l’heure un éloge spécial) d’avoir largement usé des causes finales, et Aristote cependant s’est gardé de les rattacher à la théologie spéculative. — Spinoza enfin (Eth., I, prop. 36, appendix) montre au grand jour qu’il identifie la téléologie avec la physico-théologie contre laquelle il décharge toute son amertume ; et cela à tel point que le principe : naturam nihil frustra agere, il le commente ainsi : « hoc est, quod in usum hominum non sit » ; de même « omnia naturalia tanquam ad suum utile media considerant, et credunt aliquem alium esse, qui ilia media paraverit » ; de même encore : « hinc statuerunt, deos omnia in usum hominum fecisse et dirigere ». Là-dessus il bâtit alors sa proposition : « naturam finem nullum sibi præfixum habere et omnes causas finales nihil, nisi humana esse figmenta. ». Il n’avait d’autre souci que de barrer la route au théisme, et il avait très justement reconnu que l’arme la plus redoutable en était la preuve physico-théologique. Il était réservé à Kant d’en trouver la pleine réfutation, comme à moi-même de fournir l’interprétation exacte des faits sur lesquels elle se fonde ; et par là j’ai satisfait à la maxime : est enim verum index sui et falsi. Mais Spinoza n’a su se tirer d’affaire que par un trait désespéré, par la négation de la téléologie elle-même, c’est-à-dire de la finalité dans les œuvres de la nature, assertion dont la monstruosité saute aux yeux de quiconque a appris à connaître d’un peu plus près la nature organique. Cette étroitesse de vue de Spinoza, jointe à son ignorance complète de la nature témoigne assez de son entière incompétence en cette matière et de la sottise de ceux qui, sur son autorité, croient devoir juger avec mépris des causes finales.

C’est à son grand avantage qu’Aristote, sur ce point, contraste avec les philosophes modernes, et c’est là le côté le plus brillant de son système. Il s’adresse sans prévention à la nature, ne connaît aucune physico-théologie, n’en a pas la moindre idée, et n’a jamais considéré le monde au point de vue d’une création ; son cœur est pur de tout préjugé de ce genre, et (De generat. anim., III, 11), s’il avance des hypothèses sur l’origine des animaux et des hommes, il ne tombe jamais dans les idées physico-théologiques. Il dit toujours η φυσις ποιει (latura facit) ; jamais il ne dit η φυσις πεποιηται (natura facta est). Mais, après examen fidèle et attentif de la nature, il trouve qu’elle procède partout avec finalité et dit : ματην ορωμεν ουδεν ποιουσαν την φυσιν (naturam nihil frustra facere cernimus.) (De respir., c. X) ; — et dans les livres De partibus animalium, qui sont une anatomie comparée : Ουδε περιεργον ουδεν, ουτε ματην η φυσις ποιει. — Η φυσις ενεκα του ποιει παντα. — Πανταχου δε λεγομεν τοδε τουδε ενεκα, οπου αν φαινηται τελος τι, προς ο η κινησις περαινει ωστε ειναι φανερον, οτι εστι τι τοιτουτον, ο δη και καλουμεν φυσιν. — Επει το σωμα οργανον’ενεκα τινος γαρ εκαστον των μοριων, ομοιως τε και το ολον. ( « Nihil supervacaneum, nihil frustra natura facit. — Natura rei alicujus gratia facit omnia. — Rem autem hanc esse illius gratia asserere ubique solemus, quoties finem intelligimus aliquem, in quem motus terminetur : quocirca ejusmodi aliquid esse constat, quod Naturam vocamus. — Est enim corpus instrumentum : nam membrum unumquodque rei alicujus gratia est, tum vero totum ipsum. » ) Il est explicite aux pages 645 et 663 de l’édition in-4 de Berlin, comme aussi De incessu animalium, c. ii : Η φυσιν ουδεν ποιει ματην, αλλ’αει, εκ των ενδεχομενων τη ουσια, περι εκαστον γενος ζωου, το αριστον. ( « Natura nihil frustra facit, sed semper ex iis, quæ cuique animalium generis essentiæ contigunt, id quod optimum est. » Dans la conclusion des livres De generatione animalium, il recommande expressément la téléologie, et blâme Démocrite de l’avoir niée, ce dont Bacon, dans sa prévention, l’avait justement loué. Mais c’est surtout dans les Physica, II, 8, p. 198, qu’Aristote parle ex professo des causes finales et les pose comme le principe vrai de l’étude de la nature. Il est de fait que l’examen de la nature organique doit mener tout esprit droit et bien réglé à la téléologie et nullement, à moins d’opinions préconçues, à la physico-téléologie, ou à l’anthropo-téléologie tant blâmée par Spinoza. — En ce qui touche Aristote en général, je veux encore ici attirer l’attention des lecteurs sur les imperfections et l’absolue non-valeur de ses doctrines relatives à la nature inorganique : il professe en effet les erreurs les plus grossières sur les principes fondamentaux de la mécanique et de la physique, et cette faute est d’autant moins pardonnable, qu’avant lui déjà les Pythagoriciens et Empédocle étaient sur la bonne voie et avaient enseigné des théories bien supérieures ; Empédocle, comme nous l’atteste Aristote au deuxième livre du De cœlo (c. I, p. 284), avait déjà même conçu l’idée d’une force tangentielle engendrée par la rotation et agissant en sens contraire de la pesanteur ; mais Aristote a de nouveau rejeté cette notion, il en est tout autrement quand Aristote étudie la nature organisée : c’est là son domaine ; et la richesse de ses connaissances, la pénétration de ses remarques, parfois même la profondeur de ses vues nous jettent dans l’étonnement. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il avait déjà reconnu l’antagonisme qui existé chez les ruminants entre les cornes et les dents de la mâchoire supérieure, et en vertu duquel les unes manquent là ou les autres sont présentes, et inversement (De partib. anim., III, 2). — De là aussi sa juste estime des causes finales.

  1. Ce chapitre et le suivant se rapportent au § 28 du premier volume.
  2. Remarquons ici en passant, qu’à en juger par les écrits allemands depuis Kant, on croirait que tout le savoir de Hume a consisté dans son scepticisme manifestement erroné au sujet de la loi de causalité ; c’est la seule chose dont il soit jamais parlé. Pour apprendre à connaître Hume il faut lire sa Natural history of religion et ses Dialogues on natural religion : c’est là qu’on le voit dans toute sa grandeur, et avec son deuxième essai, On national character, ce sont là les œuvres qui, je ne saurais rien dire de mieux à sa gloire, lui ont valu d’être jusqu’à nos jours un objet de haine pour la prêtraille anglaise.