Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXV

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 131-139).


CHAPITRE XXV
CONSIDÉRATIONS TRANSCENDANTES SUR LA VOLONTÉ COMME CHOSE EN SOI


Le simple examen empirique de la nature suffit à reconnaître, de la manifestation la plus rudimentaire et la plus nécessaire de toute force naturelle générale, jusqu’à la vie et à la conscience de l’homme, une transition constante, par degrés insensibles, aux limites toutes relatives et presque toujours flottantes. En poursuivant cette idée, par une réflexion plus pénétrante et plus profonde, on ne tarde pas à se convaincre que l’essence intime de tous les phénomènes, ce qui se manifeste et apparaît en chacun d’eux, est un élément toujours un et identique, qui se détache avec une netteté de plus en plus grande : ce qui se montre donc dans les millions de figures variées à l’infini, et ce qui nous offre ainsi le spectacle le plus confus et le plus baroque sans commencement ni fin, c’est cet élément unique, caché derrière tous ces masques et recouvert d’un voile si épais, qu’il arrive à ne plus se reconnaître lui-même et à se traiter souvent lui-même non sans dureté. Aussi la grande doctrine de l’εν και παν a-t-elle apparu de bonne heure, en Orient comme en Occident, et n’a-t-elle jamais cessé de se maintenir ou du moins de se renouveler en dépit de toutes les oppositions. Mais nous sommes maintenant déjà plus intimement initiés à ce mystère : les recherches précédentes nous ont conduit à admettre que, partout où cette essence située au fond de tous les phénomènes est accompagnée, en quelqu’un d’entre eux, d’une conscience connaissante, qui, dirigée vers l’intérieur, devient la conscience intime, partout cette essence se révèle à la conscience comme étant cette faculté si familière et si mystérieuse, désignée du mot de volonté. En conséquence, nous avons donné à cette essence première et universelle de tous les phénomènes le nom de la manifestation dans laquelle elle se dévoile à nous le plus franchement, le nom de volonté ; et ce terme, loin de représenter à nos yeux un x inconnu, indique au contraire ce qui, par un côté du moins, nous est infiniment plus connu et plus familier que tout le reste.

Rappelons-nous maintenant une vérité, dont la démonstration détaillée et complète se trouve dans mon mémoire sur La liberté de la volonté : c’est qu’en vertu de la valeur absolue de la loi de causalité, les actions ou les effets de tous les êtres en ce monde sont toujours rigoureusement nécessités par les causes qui les provoquent à chaque coup. Et, à cet égard, peu importe qu’une telle action soit due à des causes, au sens le plus étroit du mot, ou à de simples excitations, ou enfin à des motifs, toutes différences relatives seulement au degré de réceptivité des différents êtres. Il n’y a pas d’illusion à se faire à ce sujet : la loi de causalité n’admet aucune exception ; mais tout, depuis le mouvement du grain de poussière qui voltige au soleil, jusqu’à l’acte le plus réfléchi de l’homme, y est soumis avec une égale rigueur. Aussi, dans tout le cours du monde, serait-il impossible et à un grain de poussière de décrire dans son vol une autre ligne que celle qu’il décrit, et à un homme d’agir autrement qu’il n’a agi : la vérité la plus certaine est que toute chose qui se produit, petite ou grande, se produit par une entière nécessité. En conséquence, à tout moment donné, l’ensemble de l’état des choses est déterminé strictement et sans retour par l’état immédiatement antérieur ; et il en est ainsi, qu’on remonte ou qu’on descende à l’infini le cours du temps. Il s’ensuit que la marche du monde est analogue à celle d’une montre dont on a assemblé les parties et qu’on a remontée ; et le monde, à ce point de vue incontestable, n’est qu’une simple machine, dont on ne pénètre pas le but. Quand même, sans y être autorisé par rien, et, au fond, en dépit de toutes les lois de la pensée, on voudrait supposer un premier commencement, on ne changerait par là rien d’essentiel. Car le premier état des choses, à leur origine, état arbitrairement posé, aurait fixé et déterminé irrévocablement l’état immédiatement postérieur, dans son ensemble et jusque dans ses plus petits détails ; celui-ci déterminerait à son tour le suivant, et ainsi de suite, per secula seculorum, puisque la chaîne de la causalité, avec sa rigueur absolue, — ce lien d’airain de la nécessité et du destin, — amène invariablement et sans retour tout phénomène, tel qu’il est. La seule différence reviendrait à ceci que, dans l’une des deux hypothèses, nous aurions devant nous une horloge une fois remontée, et dans l’autre, un perpetuum mobile, mais la nécessité de la marche demeurerait la même dans les deux cas. La conduite des hommes ne peut faire exception à la règle : j’en ai donné, dans le mémoire cité, des preuves irréfutables, en montrant qu’elle résulte chaque fois, avec une nécessité rigoureuse, de deux facteurs, le caractère et les motifs actuels, le premier inné et immuable, les seconds, fatalement amenés, au cours de la causalité, par la marche inflexible du monde.

Il nous est impossible de nous dérober à cette manière de voir, fondée sur les lois objectives du monde, valables a priori ; il s’ensuit que le monde, avec tout ce qu’il contient, semble être le jeu sans but et par là incompréhensible d’une éternelle nécessité, d’une insondable et inexorable Αναγκη. Il n’y a qu’un moyen de supprimer ce qu’il y a de choquant, de révoltant même dans cette conception inévitable et irréfutable du monde : c’est d’admettre que tout être en ce monde, phénomène d’une part et nécessairement déterminé par les lois phénoménales, est d’autre part en soi-même volonté, et volonté absolument libre, puisque la nécessité n’existe jamais que par les formes, tout entières contenues dans le phénomène, c’est-à-dire ne résulte que du principe de raison sous ses différents aspects. Mais une telle volonté doit posséder aussi l’aséité, puisque étant libre, c’est-à-dire à titre de chose en soi, non soumise au principe de raison, elle ne peut dépendre d’aucune autre chose, pas plus dans son existence et dans son essence que dans sa conduite et dans son activité. Cette hypothèse seule permet d’introduire assez de liberté pour faire contrepoids à la fatale et rigoureuse nécessité qui régit le cours du monde. On n’a donc, à vrai dire, qu’à choisir entre deux choses : voir dans le monde une pure machine, animée d’un mouvement nécessaire, ou en reconnaître comme l’essence propre une volonté libre, dont la manifestation directe n’est pas l’activité, mais tout d’abord l’existence et l’essence des choses. Cette liberté est par suite transcendantale et coexiste avec la nécessité empirique, aussi bien que l’idéalité transcendantale des phénomènes avec leur réalité empirique. C’est à cette seule condition, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, que l’action d’un homme lui appartient encore en propre malgré la nécessité avec laquelle elle résulte de son caractère et des motifs, et c’est là précisément ce qui fait attribuer l’aséité à son être. Il en est maintenant de même, pour toutes les créatures de ce monde. — La philosophie devait réunir et concilier la nécessité la plus rigoureuse, établie de bonne foi, développée avec une intraitable logique, et la liberté la plus parfaite, poussée jusqu’à la toute-puissance : le seul moyen d’y parvenir sans choquer la vérité était de placer toute la nécessité dans l’activité et dans le fait (operari), toute la liberté au contraire dans l’existence et dans l’essence (esse). Ainsi se résout une énigme, qui ne doit d’être restée aussi vieille que le monde qu’à l’emploi de la méthode directement opposée, et aux efforts incessants entrepris pour chercher la liberté dans l’operari, la nécessité dans l’esse. Pour moi, je dis au contraire : tout être, sans exception, agit avec une rigoureuse nécessité, mais en même temps il existe et il est ce qu’il est en vertu de sa liberté. On ne peut donc rencontrer chez moi ni plus ni moins de liberté et de nécessité que dans aucun autre système antérieur ; et cependant ma doctrine semble pécher tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, selon qu’on est choqué de voir attribuer la volonté aux faits naturels expliqués jusqu’ici par la simple nécessité ou de trouver accordée à l’action des motifs la même nécessité rigoureuse qu’à la causalité mécanique. Je me suis borné à intervertir les places : la liberté a été transporté dans l’esse et la nécessité a été limitée à l’operari.

Bref, le déterminisme est solidement établi : en vain depuis quinze siècles déjà s’efforce-t-on de l’ébranler, sous l’influence de certaines chimères bien connues, qu’on ne peut pas encore nommer de leur vrai nom. Mais cette théorie fait du monde un jeu de marionnettes, tirées par des fils, les motifs, sans qu’on puisse seulement découvrir de qui il doit faire l’amusement : la pièce a-t-elle un plan, c’est le fatum ; n’en a-t-elle pas, c’est l’aveugle nécessité qui la dirige. — Il n’est qu’un moyen pour se sauver de cette absurdité : c’est d’admettre que l’essence et l’existence de toutes choses est la manifestation d’une volonté réellement libre, qui se reconnaît justement là elle-même ; car, pour son activité, il est impossible de la soustraire à la nécessité. Pour mettre la liberté à l’abri du destin ou du hasard, il fallait la faire passer de l’action dans l’existence.

De même que la nécessité n’appartient qu’au phénomène, et non à la chose en soi, c’est-à-dire à l’essence véritable du monde, de même aussi la multiplicité. J’ai déjà assez longuement exposé cette idée au § 25 du premier volume. Je n’ai ici qu’à ajouter quelques considérations, destinées à confirmer et à éclaircir cette vérité.

Tout homme ne connaît directement qu’une seule chose, sa propre volonté dans la conscience intime. Tout le reste, il ne le connaît que médiatement, et il en juge d’après cette donnée première et par une analogie qu’il pousse plus ou moins loin, selon sa puissance de réflexion. C’est là même, en dernière analyse, une conséquence de ce qu’il n’existe, à vrai dire, qu’une seule chose : l’illusion de la pluralité (Maïa) issue des formes de la compréhension objective, externe, ne pouvait pas pénétrer jusque dans la conscience intérieure et simple ; aussi celle-ci ne trouve-t-elle jamais devant soi qu’un seul être.

Contemplons dans les œuvres de la nature cette perfection qu’on n’admire jamais assez, cette perfection qui se poursuit jusque dans les derniers et les moindres organismes, par exemple les organes de fécondation des plantes, ou la structure intime des insectes, et cela avec un soin aussi extrême, un zèle aussi infatigable que si l’être en question était l’œuvre unique de la nature, l’œuvre à laquelle elle aurait pu consacrer tout son art et tout son pouvoir. Cependant nous en trouvons la répétition à l’infini, dans chacun des innombrables représentants de chaque espèce, sans que le soin et la perfection soient en rien moindres chez celui dont le séjour est le coin du monde le plus solitaire et le plus délaissé. Suivons maintenant aussi loin que possible la composition des parties de tout organisme, et jamais nous ne nous heurtons à un élément entièrement simple et dernier, bien moins encore à un élément inorganique. Perdons-nous enfin dans le calcul de cette appropriation de toutes les parties organiques au maintien du tout, qui fait de chaque être vivant, en soi et pour soi, une créature achevée et parfaite ; considérons en outre que chacun de ces chefs-d’œuvre, fussent-ils de courte durée, a été déjà reproduit un nombre de fois infini et que pourtant chaque exemplaire de l’espèce, chaque insecte, chaque feuille, chaque fleur, paraît façonné avec une attention aussi scrupuleuse que l’était le premier, et qu’ainsi la nature, loin de commencer, par fatigue, à faire de la mauvaise besogne, achève le dernier travail de main de maître et aussi patiemment que le premier : nous nous apercevrons alors, en premier lieu, qu’entre tout art humain et les créations de la nature, il y a des différences totales tant de degré que de genre, et, de plus, que la force primitive agissante, la natura naturans, est immédiatement présente, entière et indivise en chacune de ses œuvres innombrables, dans la plus petite comme dans la plus grande, dans la dernière comme dans la première : d’où résulte qu’à ce titre et en soi elle ne connaît ni le temps ni l’espace. Poussons maintenant plus loin nos réflexions, comprenons que la production de ces œuvres d’art inouïes coûte pourtant si peu à la nature qu’avec une prodigalité inconcevable elle crée des millions d’organismes destinés à n’arriver jamais à maturité, qu’elle expose sans merci tout être vivant à mille sortes d’accidents, mais que d’autre part aussi, favorisée par le hasard, ou dirigée selon les intentions de l’homme, elle n’a pas de peine à produire des millions de spécimens d’une espèce, où il n’y en avait qu’un jusque-là, et qu’ainsi des millions d’êtres ne lui coûtent rien de plus qu’un seul : toutes ces considérations ne nous amènent-elles pas à l’idée que la multiplicité des choses a sa racine dans le mode de connaissance du sujet, sans appartenir à la chose en soi, c’est-à-dire à la force primitive intime qui s’y manifeste ; qu’ainsi l’espace et le temps, sur lesquels repose la possibilité de toute pluralité, sont de simples formes de notre intuition, et que même enfin cette prodigieuse habileté artistique dans la structure, unie à la profusion la plus aveugle dans les œuvres auxquelles elle l’applique, a aussi pour seul fondement dernier notre façon de concevoir les choses ? Quand, en effet, la tendance originelle, simple et indivisible de la volonté en tant que chose en soi, se présente comme objet dans notre connaissance cérébrale, elle doit sembler un enchaînement artistique de parties séparées et ordonnées dans le rapport de moyen à fin avec une perfection infinie.

L’unité signalée ici de cette volonté, dans laquelle nous avons reconnu l’essence intime du monde phénoménal, est située au delà des phénomènes, c’est une unité métaphysique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc transcendante, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur les fonctions de notre intellect et qu’ainsi ces fonctions ne peuvent, à la vérité, servir à la saisir. De là résulte qu’elle ouvre à notre pensée un abîme, dont la profondeur interdit une vue d’ensemble complète et claire ; il ne nous est donné d’y jeter que des regards isolés, propres à nous faire connaître cette unité dans telle ou telle condition des choses, tantôt du côté objectif, tantôt du côté subjectif : tout cela donne naissance à de nouveaux problèmes, que je ne me fais pas fort de résoudre ; loin de là, je m’en réfère bien plutôt au mot d’Horace : est quadam prodire tenus, plus soucieux de n’avancer rien de faux, rien d’arbitrairement inventé, que de vouloir toujours rendre compte de tout, même au risque de ne fournir ici qu’une exposition fragmentaire.

Représentons-nous et étudions clairement cette théorie si pénétrante sur la formation du système planétaire établie d’abord par Kant, reprise ensuite par Laplace, et dont l’exactitude peut à peine prêter au doute : nous voyons les forces naturelles les plus humbles, les plus grossières, les plus aveugles, liées aux lois les plus rigoureuses, créer, par leur conflit au sein d’une matière une et identique et par les conséquences accidentelles qui en dérivent, la charpente première du monde, c’est-à-dire de la demeure future et convenablement disposée d’un nombre infini d’êtres vivants, et former un système d’ordre et d’harmonie, qui nous remplit d’un étonnement plus grand, à mesure que nous en acquérons une intelligence plus nette et plus précise. Nous apprenons par exemple que chaque planète, en raison de sa vitesse présente, ne peut se maintenir que là où elle est justement située : plus rapprochée du soleil, elle devrait finir par y tomber, plus éloignée elle irait se perdre dans l’espace. Inversement, sa place étant donnée, elle ne peut y demeurer qu’avec sa vitesse actuelle et avec aucune autre : animée d’une rapidité plus grande, elle disparaîtrait bien vite, et avec une rapidité moindre, elle devrait tomber sur le soleil. Ainsi donc il n’y avait qu’un endroit déterminé qui convînt à la vitesse donnée d’une planète, et la solution du problème se trouve dans ce fait que la même cause physique, d’action nécessaire et aveugle, qui lui assigna sa place, lui a en même temps et par la même exactement réparti la seule vitesse appropriée à cette place ; en vertu de cette loi naturelle, que la rapidité d’un corps occupé à décrire une révolution circulaire s’accroît en raison de la moindre grandeur du cercle. Enfin et surtout nous apprenons que le maintien à l’infini de tout le système est assuré par la compensation obligée, avec le temps, de toutes les perturbations réciproques inévitables dans la marche des planètes : ainsi l’irrationalité même du rapport entre les temps des révolutions de Jupiter et de Saturne empêche leurs perturbations mutuelles de se répéter en un même endroit où elles pourraient devenir dangereuses, et en les amenant à ne se produire qu’à de longs intervalles et chaque fois autre part, les oblige à s’annuler elles-mêmes, comme des dissonances musicales qui se résolvent en accords harmonieux. Toutes ces considérations nous poussent à reconnaître une finalité et une perfection, telles que la volonté maîtresse la plus libre, dirigée par l’intelligence la plus pénétrante et le raisonnement le plus sagace, aurait seule pu les réaliser. Et cependant, instruits par cette cosmogonie de Laplace si profondément méditée et si exactement calculée, nous ne pouvons pas nous soustraire à l’idée que le conflit, le jeu mutuel et sans but de forces naturelles entièrement aveugles, soumises dans leur action à des lois naturelles immuables, devaient justement produire cette charpente première du monde, qui semble le résultat des combinaisons les plus hautes et les plus parfaites. Nous n’irons donc pas, à l’exemple d’Anaxagore, appeler à notre aide une intelligence à nous connue par la seule nature animale, combinée seulement en vue de ses propres fins, et qui, survenant du dehors, aurait mis son adresse à exploiter les forces naturelles une fois existantes et données avec leurs lois, pour atteindre un but à soi, entièrement étranger à ces forces. Nous reconnaîtrons, déjà même dans ces forces naturelles inférieures, cette volonté une et identique, qui trouve en elles sa première manifestation, et qui, y faisant déjà effort vers son but, met leurs lois primitives elles-mêmes au service de sa fin dernière ; tout ce qui se produit en vertu des lois aveugles de la nature doit ainsi nécessairement servir et répondre à cette fin ; et pourrait-il en être autrement, puisque toute substance matérielle n’est autre chose que le phénomène, la force visible, l’objectivation du vouloir-vivre toujours un et identique ? Ainsi donc les forces naturelles les plus inférieures sont elles-mêmes animées de cette volonté qui, par la suite, dans les créatures individuelles, pourvues d’intelligence, s’étonne elle-même de son propre ouvrage, comme le somnambule au matin s’étonne de ce qu’il a fait pendant son sommeil, ou, plus justement, est surpris d’apercevoir sa propre image dans un miroir. L’union ici indiquée du hasard et de la finalité, de la nécessité et de la liberté, qui fait des accidents les plus fortuits, mais fondés sur des lois naturelles universelles, comme les touches sur lesquelles l’esprit du monde s’essaie à jouer ses sublimes mélodies, cette union, je le répète, est pour la pensée un abîme, sur lequel la philosophie même, loin de répandre une pleine lumière, doit se contenter de jeter quelques faibles lueurs.

Je passe maintenant à une considération subjective dont la place est ici, mais à laquelle je pourrai donner moins de clarté encore qu’à la considération objective exposée plus haut, forcé que je suis pour l’exprimer d’avoir recours à la comparaison et à l’image. — Pourquoi notre conscience gagne-t-elle en netteté et en précision à mesure qu’elle se rapproche de l’extérieur ? Elle atteint en effet sa plus grande distinction dans l’intuition sensible, qui appartient déjà à demi aux choses externes. Pourquoi s’obscurcit-elle au contraire dans sa marche vers l’intérieur, et nous conduit-elle, si nous la poursuivons jusqu’à ses dernières limites, au milieu de ténèbres où cesse toute connaissance ? C’est, à mes yeux, parce que la conscience suppose l’individualité, et que celle-ci appartient déjà au pur phénomène, puisqu’à titre de multiplicité des êtres de même espèce, elle a pour conditions les formes phénoménales, le temps et l’espace. La partie intime de notre être a au contraire ses racines dans ce qui n’est plus phénomène, mais chose en soi, là où n’atteignent pas les formes phénoménales, là où manquent par suite les conditions principales de l’individualité et où avec celle-ci disparaît la conscience expresse. En ce point racine, en effet, cesse toute diversité des êtres, comme au centre d’une sphère celle des rayons ; et de même que dans la sphère la surface commence là où les rayons finissent et se brisent, de même la conscience n’est possible que là où la chose en soi aboutit au phénomène ; les formes phénoménales rendent possible l’individualité nettement tranchée, sur laquelle repose la conscience, et ainsi la conscience se trouve limitée aux phénomènes. Aussi tout ce qu’il y a de précis, et de bien compréhensible dans notre conscience ne se trouve-t-il toujours situé qu’à l’extérieur, sur cette surface de la sphère. Dès que nous nous en éloignons, au contraire, la conscience nous abandonne, — dans le sommeil, dans la mort en quelques mesure aussi dans l’action magnétique ou magique ; car se sont là autant de chemins vers le centre. Et c’est parce que la conscience distincte réclame pour condition la surface de la sphère et n’est pas dirigée vers le centre, qu’elle reconnaît bien les autres individus pour des êtres de même espèce, mais non pour des créatures identiques, ce qu’ils sont pourtant en eux-mêmes. L’immortalité de l’individu se pourrait comparer au départ d’un point de la surface par la tangente ; l’immortalité de l’ensemble des phénomènes, en vertu de l’éternité de leur essence propre, aurait pour analogue le retour de ce même point, par le rayon, vers le centre, dont la surface n’est que l’extension. La volonté en tant que chose en soi est entière et indivise en chaque être, comme le centre est partie intégrante de chaque rayon : l’extrémité périphérique de ce rayon est entraînée, avec la surface qui représente le temps et son contenu, dans une rotation des plus rapides ; l’autre extrémité, au contraire, située au centre, siège de l’éternité, demeure dans le repos le plus profond, parce que le centre est le point dont la moitié supérieure ne diffère pas de la moitié inférieure. Aussi est-il dit dans le Bhagavad Gita : « Haud distributum animantibus, et quasi distributum tamen insidens, animantiumque sustentaculum id cognoscendum, edax et rursus génitale. » (Lect. 13,16, vers. Schlegel.) — Je l’avoue, je tombe ici dans un langage figuré et mystique ; mais c’est le seul qui permette encore de s’exprimer en quelque façon sur un sujet aussi transcendant. Qu’on veuille donc bien encore me passer une dernière image : on peut se représenter allégoriquement la race humaine comme un animal compositum, comme une de ces formes d’existence, dont bien des polypes, surtout les polypes flottants, veretillum, funiculina et autres, nous offrent le modèle. Ici la partie supérieure, la tête, isole chaque animal ; la partie inférieure au contraire, avec l’estomac commun, les relie tous en un corps, en une vie unique. De même, chez l’homme, c’est le cerveau avec la conscience qui isole les individus : la partie inconsciente, au contraire, la vie végétative, le système ganglionnaire, dans lequel, durant le sommeil, disparaît la conscience cérébrale, semblable au lotus qui la nuit se plonge dans les flots, voilà la vie commune à tous, et ils y trouvent même exceptionnellement un moyen de communication, par exemple dans cette transmission directe des rêves d’un individu à l’autre, dans ce passage des pensées du magnétiseur au somnambule, ou encore enfin dans toute influence magnétique, ou, en général, magique, issue d’une volonté préméditée. Une telle action, quand elle se produit, diffère toto genere de toute autre due à l’influxus physicus : c’est une véritable actio in distans qu’accompli, il est vrai, la volonté individuelle, mais en sa qualité métaphysique, à titre de substratum partout présent de la nature entière. On pourrait dire encore : la generatio œquivoca nous offre de temps à autre et par exception un faible reste de cette force créatrice primitive, qui a déjà fait son œuvre dans les formes existantes de la nature et s’y est éteinte ; de même de sa toute-puissance originelle, qui borne aujourd’hui sa tâche à reproduire, à conserver les organismes et s’y dépense tout entière, il reste encore une sorte d’excédent qui peut, par exception, devenir actif dans ces influences magiques. Dans mon écrit sur la Volonté dans la nature, j’ai parlé longuement de cette propriété magique de la volonté, et je suis heureux ici d’abandonner des considérations, à l’appui desquelles on ne peut alléguer que des faits incertains, mais qu’on ne peut cependant pas totalement ignorer ni repousser.