Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXIV

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 118-130).


CHAPITRE XXIV
DE LA MATIÈRE


J’ai déjà traité de la matière dans les Compléments au premier livre, au quatrième chapitre, en considérant la partie de la connaissance qui nous est donnée a priori. Mais là nous n’avons pu l’envisager exclusivement qu’à un seul point de vue : nous n’en considérions en effet que le rapport avec les formes de notre intellect et non avec la chose en soi, c’est-à-dire que nous ne l’examinions que par le côté subjectif, en tant qu’elle est notre représentation, et non par le côté objectif, c’est-à-dire selon ce qu’elle peut être en soi. Sous ce premier rapport, notre conclusion a été qu’elle est l’activité en général, conçue objectivement, mais sans détermination spéciale ; aussi, sur le tableau que nous y avons joint de nos connaissances a priori, occupe-t-elle la place de la causalité. Car ce qui est matériel, c’est ce qui agit (das Wirkliche, le réel), en général et abstraction faite du mode spécifique de son action. Il s’ensuit aussi que la matière, en tant que telle, n’est pas objet d’intuition, mais seulement de pensée ; c’est donc une pure abstraction : dans l’intuition, au contraire, elle n’apparaît que liée à la forme et à la qualité, comme corps, c’est-à-dire comme un mode déterminé d’activité. C’est seulement par abstraction de cette détermination plus précise que nous pensons la matière en tant que telle, c’est-à-dire séparée de la forme et de la qualité : nous concevons donc sous cette matière le fait absolu et général d’agir, c’est-à-dire l’activité in abstracto. L’action plus spécialement déterminée n’est plus alors à nos yeux que l’accident de la matière ; mais c’est pour elle le seul moyen de devenir perceptible, c’est-à-dire de se présenter à nous comme corps et objet d’expérience. La pure matière, au contraire, qui seule, ainsi que je l’ai montré dans la critique de la philosophie kantienne, constitue le contenu réel et légitime de la notion de substance, c’est la causalité même, conçue objectivement, c’est-à-dire comme située dans l’espace et propre à le remplir. Toute l’essence de la matière consiste donc dans l’action : c’est par l’action seule qu’elle remplit l’espace et persiste dans le temps ; elle est de part en part pure causalité. Où il y a action, il y a matière, et la matière, c’est en général ce qui agit. — Or la causalité elle-même est la forme de notre entendement : car, aussi bien que l’espace et le temps, elle nous est donnée a priori. Ainsi jusqu’ici la matière, en cette qualité, appartient aussi à la partie formelle de notre connaissance ; elle est la forme intellectuelle de la causalité même, forme liée à celles d’espace et de temps, objectivée par suite et conçue comme emplissant l’espace. (Le détail de cette théorie se trouve dans ma dissertation sur le Principe de Raison, 3e édition, page 82.) Mais en ce sens la matière n’est pas non plus, à vrai dire, l’objet, mais la condition de l’expérience, comme l’entendement pur lui-même, dont elle est dans cette mesure la fonction. Aussi la matière pure ne donne-t-elle lieu qu’à un concept, et non à une intuition : elle rentre dans toute expérience externe, elle en est un élément nécessaire, sans pouvoir être donnée par aucune expérience ; elle ne peut être que pensée, et cela comme absolument inerte, inactive, dénuée de formes et de qualités, tout en étant le support de toutes formes, de toutes qualités et de toute action. En conséquence, pour tous les phénomènes passagers, pour toutes les manifestations des forces naturelles et pour tous les êtres vivants, la matière est le substratum fixe et nécessairement créé par les formes de notre intellect, dans lesquelles s’exprime le monde comme représentation. À ce titre, et comme issue des formes de l’intellect, elle témoigne vis-à-vis de ces phénomènes eux-mêmes d’une indifférence absolue, c’est-à-dire qu’elle est aussi prête à être le support de telle force naturelle que de telle autre, une fois les conditions nécessaires amenées par l’enchaînement causal. Mais en elle-même, et justement parce que son existence n’est que formelle, c’est-à-dire fondée dans l’intellect, elle doit être conçue au milieu de tout ce changement comme douée d’une persistance absolue, c’est-à-dire comme n’ayant ni commencement ni fin dans le temps. Là-dessus repose cette idée à laquelle nous ne pouvons pas renoncer, que de tout peut sortir tout, que du plomb par exemple peut naître l’or ; car il suffirait à cette fin de découvrir et de provoquer les états intermédiaires, que la matière indifférente en soi aurait à parcourir dans cette voie. Rien ne nous montre en effet a priori pourquoi la même matière, aujourd’hui support de la qualité plomb, ne pourrait pas devenir un jour support de la qualité or. — La différence de la matière, pur objet a priori de la pensée, et des intuitions a priori proprement dites, c’est que nous pouvons faire abstraction complète de la matière. Il n’en est pas de même au contraire de l’espace et du temps ; mais cela ne signifie pas autre chose, si ce n’est que nous pouvons nous représenter l’espace et le temps même sans la matière. En effet, la matière une fois transportée dans le temps et dans l’espace et conçue comme donnée, notre pensée ne peut plus l’exclure, c’est-à-dire se la représenter comme disparue et anéantie, mais toujours et seulement comme déplacée : à ce titre, elle est aussi inséparablement liée à notre faculté de connaissance que l’espace et le temps eux-mêmes. Cependant cette différence, à savoir qu’elle doit y avoir été placée tout d’abord à volonté et conçue comme existante, annonce déjà qu’elle n’appartient pas à la partie formelle de notre connaissance aussi complètement que le temps et l’espace et sous tous les rapports, mais qu’elle contient de plus d’un élément donné seulement a posteriori. Elle est en fait le point d’attache de la partie empirique de notre connaissance à la partie pure et a priori, et elle est en conséquence la vraie pierre angulaire du monde de l’expérience.

C’est avant tout là où cesse toute affirmation a priori, dans la partie entièrement empirique de notre connaissance des corps, c’est-à-dire dans leur forme, leur qualité et leur mode d’action déterminé, que se révèle cette volonté, admise et établie déjà par nous comme l’essence en soi des choses. Mais ces formes et ces qualités n’apparaissent jamais qu’à titre de propriétés et de manifestations de cette même matière, dont l’existence et l’essence repose sur les formes subjectives de notre intellect : elles ne deviennent visibles qu’en elle, et ainsi par elle. Car tout ce qui se manifeste à nous n’est jamais qu’une matière animée d’un mode d’action spécialement déterminé. Des propriétés intimes et inexplicables de cette matière procèdent tous les modes d’action déterminés de corps une fois donnés ; et pourtant on ne perçoit jamais la matière elle-même, mais seulement ces actions et les qualités spéciales sur lesquelles elles reposent ; quant à la matière, c’est le reste que la pensée vient nécessairement ajouter après avoir fait abstraction de ces qualités, car elle n’est, d’après l’explication donnée plus haut, que la causalité même objectivée. — La matière est en conséquence pour la volonté, essence intime des choses, le moyen de parvenir à la perception, de devenir intuitive et visible. En ce sens la matière est la simple apparence visible de la volonté, ou le lien du monde comme volonté et du monde comme représentation. Elle appartient au premier, en tant qu’elle est le produit des fonctions de l’intellect, et au second, en tant que la force manifestée dans tous les êtres matériels, c’est-à-dire dans tous les phénomènes, est la volonté. Aussi tout objet est-il volonté, à titre de chose en soi, et matière, à titre de phénomène. Si nous pouvions dépouiller une matière donnée de toutes les propriétés qui lui reviennent a priori, c’est-à-dire de toutes les formes de notre intuition et de notre appréhension, nous aurions pour reste la chose en soi, c’est-à-dire ce qui, sous le couvert de ces formes, se présente comme l’élément empirique pur de la matière ; cette matière elle-même alors n’apparaîtrait plus douée d’étendue et d’activité : ce ne serait plus la matière, mais la volonté que nous aurions sous les yeux. C’est cette chose en soi ou volonté, qui, passée à l’état de phénomène, c’est-à-dire entrée dans les formes de notre intellect, prend l’aspect de la matière, ce soutien invisible lui-même, mais nécessairement supposé des qualités qui lui doivent à lui seul d’être visibles ; en ce sens donc la matière est l’apparence visible de la volonté. Plotin et Giordano Bruno avaient ainsi raison à notre sens aussi bien qu’au leur, quand ils énonçaient, comme je l’ai déjà rappelé au chapitre IV, cette proposition paradoxale, que la matière en soi est inétendue, et par suite incorporelle. Car c’est l’espace, forme de notre intuition, qui prête l’étendue à la matière, et la corporalité consiste dans l’action, qui repose sur la causalité, forme de notre entendement. Par contre toute propriété déterminée, toute la partie empirique de la matière, à commencer même par la pesanteur, repose sur ce que la matière seule rend visible, sur la chose en soi, la volonté. La pesanteur cependant est l’échelon inférieur de l’objectivation de la volonté : elle apparaît donc dans toute matière sans exception et est ainsi inséparable de la matière en général. Mais, déjà en sa qualité de manifestation de la volonté, elle appartient à la connaissance a posteriori, et non a priori. Aussi pouvons-nous peut-être encore nous figurer une matière sans pesanteur, mais non une matière sans étendue, sans force de répulsion et sans persistance : car elle serait alors dénuée d’impénétrabilité, donc de volume, donc enfin d’activité ; mais c’est précisément dans l’action, c’est-à-dire dans la causalité en général, que consiste l’essence de la matière en tant que matière ; et la causalité, fondée sur la forme a priori de notre entendement, ne peut être éliminée de la pensée.

En conséquence, la matière est la volonté même, non plus en soi, mais en tant que perçue par intuition, c’est-à-dire en tant que revêtue de la forme de la représentation objective : ce qui objectivement est matière est donc subjectivement volonté. À cela répond ce que nous avons montré plus haut : notre corps n’est que l’apparence visible, l’objectivation de notre volonté, et de même tout corps est l’objectivation de la volonté à quelqu’un de ses degrés. La volonté s’offre-t-elle à la connaissance objective, elle rentre aussitôt dans les formes intuitives de l’intellect, temps, espace et causalité, et ces formes tout aussitôt font d’elle un objet matériel. Nous pouvons nous représenter la forme sans la matière, mais non l’inverse, parce que la matière, dépouillée de la forme, serait la volonté même, et que celle-ci ne s’objective qu’en se pliant au mode d’intuition de notre intellect, c’est-à-dire en se revêtant de la forme. Substance de la forme pure, l’espace est la forme d’intuition de la matière, tandis que la matière ne peut apparaître qu’avec la forme.

Quand la volonté s’objective, c’est-à-dire passe à l’état de représentation, la matière est le substratum universel de cette objectivation, ou mieux encore l’objectivation même prise in abstracto, c’est-à-dire abstraction faite de toute forme. La matière est donc l’apparence visible de la volonté en général, tandis que le caractère des phénomènes déterminés de cette volonté trouve son expression dans la qualité et dans la forme. Par suite, ce qui dans le phénomène, c’est-à-dire pour la représentation, est matière, est en soi-même volonté ; tout ce qui vaut pour la volonté en soi, vaut aussi pour la matière sous les conditions de l’intuition et de l’expérience, et elle reflète dans une image temporelle tous les rapports et toutes les propriétés du vouloir. Elle est donc la substance du monde visible, comme la volonté l’est de la nature en soi de toutes choses. Les formes sont innombrables, la matière est une, de même que la volonté est une dans toutes ses objectivations. De même que la dernière ne s’objective jamais comme générale, c’est-à-dire comme volonté absolue, mais toujours comme particulière, c’est-à-dire sous des déterminations spéciales et un caractère donné ; de même la matière n’apparaît jamais comme telle, mais toujours jointe à quelque forme et qualité. Dans le phénomène, ou dans l’objectivation de la volonté, elle représente la totalité de cette volonté même toujours une en toutes choses, comme elle est une elle-même dans tous les corps. La volonté est l’essence intime de tous les êtres qui se montrent à nous ; la matière est la substance qui demeure après suppression de tous les accidents. La volonté est l’élément absolument indestructible de tout ce qui existe ; la matière est l’élément impérissable dans le temps, et immuable à travers toutes les transformations. — Si en soi, c’est-à-dire séparée de la forme, la matière ne peut être perçue par intuition ni représentée, c’est qu’en soi-même et à titre de substance pure des corps, elle est proprement la volonté même ; et cette volonté à son tour peut être saisie objectivement par la perception ou l’intuition, non pas en elle-même, mais seulement sous toutes les conditions de la représentation, c’est-à-dire seulement comme phénomène. Sous ces conditions elle apparaît aussitôt comme corps, c’est-à-dire comme matière revêtue de forme et de qualité. Or la forme a pour condition l’espace, et la qualité ou activité, la causalité ; toutes deux reposent ainsi sur les fonctions de l’intellect. Sans elles la matière ne serait plus que la chose en soi, c’est-à-dire la volonté même. C’est la seule raison qui ait pu conduire, comme je l’ai dit, Plotin et Jordano Bruno, par une voie tout objective, à affirmer que la matière en soi et pour soi était sans dimension, par suite sans volume, par suite enfin sans corporalité.

Si la matière est l’apparence visible de la volonté, et si toute force à son tour est en soi volonté, aucune force ne peut se produire sans substratum matériel, et inversement aucun corps ne peut être sans forces qui lui soient inhérentes et constituent justement sa qualité. C’est ce qui fait du corps le composé de matière et de forme, qu’on appelle substance (Stoff). Force et substance sont inséparables, parce qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose : en effet, et Kant l’a montré, la matière elle-même ne nous est donnée que comme alliance de deux forces, la force d’expansion et la force d’attraction. Entre la force et la substance il y a donc, non pas opposition, mais bien plutôt identité absolue.

Conduits à ce point de vue par la marche de nos considérations et parvenus à cette idée métaphysique de la matière, nous n’aurons aucune répugnance à reconnaître que l’origine temporelle des formes, des figures ou espèces ne peut être légitimement cherchée nulle part ailleurs que dans la matière. C’est de là qu’elles doivent être sorties un jour, puisque la matière n’est que la volonté devenue visible et que la volonté constitue l’essence intime de tous les phénomènes. En même temps que la volonté passe à l’état de phénomène, c’est-à-dire se présente objectivement à l’intellect, la matière, en sa qualité d’apparence visible de cette volonté, se revêt de la forme par le moyen des fonctions de l’intellect. De là le mot des scolastiques : materia appetit formam. Telle a été l’origine de toutes les formes vivantes, il n’en faut pas douter, et on ne peut un seul instant se la figurer autre. Aujourd’hui que les voies sont ouvertes à la perpétuation des formes, assurées et maintenues par la nature, avec un soin et un zèle sans bornes, y a-t-il encore place pour la generatio œquivoca ? C’est ce que l’expérience peut seule décider ; d’autant plus qu’en se reportant aux voies de la propagation régulière, on pourrait faire valoir pour la combattre l’argument natura nihil facit frustra. Pour moi cependant, et en dépit des objections les plus récentes, je tiens pour très vraisemblable, à des degrés très inférieurs, la generatio œquivoca, surtout chez les entozoaires et les épizoaires, êtres qui naissent à la suite de cachexies spéciales des organismes animaux : puisqu’en effet les conditions de leur existence ne se présentent que par exception, leur espèce, dans l’impossibilité de se propager par voie régulière, doit mettre à profit toutes les occasions de se reproduire à nouveau. Aussi certaines maladies chroniques ou cachexies provoquent-elles la réalisation des conditions d’existence des épizoaires, aussitôt on voit naître, de lui-même et sans œuf, le pediculus capitis ou pubis ou corporis, selon les cas. Et cela quelque compliquée que soit la structure de ces insectes : car la décomposition d’un corps animal vivant fournit matière à des productions plus hautes que celle du foin dans l’eau, d’où ne sortent que des infusoires. Ou bien préfère-t-on croire que les œufs des épizoaires aussi ne cessent de flotter dans l’attente au milieu de l’air ? — Horrible pensée ! Qu’on se rappelle bien plutôt la phthiriasis qui apparait encore même aujourd’hui. — Un cas analogue se produit, quand, par suite de circonstances particulières, se trouvent réalisées les conditions d’existence d’une espèce jusque-là étrangère au lieu en question. Ainsi au Brésil, après l’incendie d’une forêt vierge, Auguste Saint-Hilaire vit naître de la cendre à peine refroidie une foule de plantes dont on ne pouvait trouver les pareilles dans tout le pays ; et tout récemment encore l’amiral Du Petit-Thouars rapportait à l’Académie des sciences que les îles de corail de la Polynésie, en voie de nouvelle formation, se revêtaient d’une couche de terrain qui, tantôt à sec, tantôt sous les eaux, et sans retard envahie par la végétation, produit des arbres d’espèce exclusivement propre à ces îles. (Comptes rendus, 17 janvier 1859, p. 147.) — Partout où il se produit de la pourriture apparaissent de la moisissure, des champignons, et, dans les liquides, des infusoires. L’opinion aujourd’hui à la mode que des spores et des œufs, destinés à produire les espèces innombrables de tous ces genres, flottent partout dans l’air et y attendent durant de longues années une occasion favorable pour se développer, cette opinion est plus paradoxale que celle de la generatio œquivoca. La putréfaction est la dissolution d’un corps organique, tout d’abord en ses éléments chimiques les plus prochains ; or, comme ceux-ci sont plus ou moins les mêmes dans tous les êtres vivants, la volonté de vivre, partout présente, peut s’en emparer à ce moment, pour en composer, selon les circonstances, de nouveaux êtres qui, revêtant une forme convenable, c’est-à-dire objectivant leur vouloir passager, naissent de la concrétion de ces éléments, comme le poulet de celles des liquides de l’œuf. Là où rien de tel ne se produit, les matières en putréfaction se résolvent en leurs éléments plus éloignés, qui sont les principes chimiques premiers, et rentrent ainsi dans la grande circulation de la nature. La campagne menée depuis dix ou quinze ans contre la generatio œquivoca, avec les cris de victoire prématurés qui l’ont accompagnée, n’était que le prélude de la guerre entreprise contre la force vitale et s’en rapprochait. Mais ne nous laissons pas au moins abuser par des arrêts tranchants, par des assurances données avec front, comme si les choses étaient décidées, convenues, et universellement admises. Toute la théorie mécanique et atomistique de la nature marche bien plutôt au contraire à sa ruine, et ses défenseurs ont à apprendre que derrière la nature il se cache quelque chose de plus que le choc direct et le choc en retour. Tout récemment encore (1859), Pouchet a démontré victorieusement et à fond, devant l’Académie française, et au grand dépit des autres membres, à la fois la réalité de la generatio œquivoca et l’inanité de cette hypothèse extravagante que partout et toujours il flotte dans l’air des millions de germes de tous les champignons possibles, des millions d’œufs de tous les infusoires possibles, jusqu’à ce que l’un ou l’autre vienne à rencontrer une fois par hasard le milieu convenable à son développement.

Notre étonnement à la pensée que l’origine des formes est dans la matière ressemble à celui du sauvage qui aperçoit pour la première fois un miroir et s’étonne de le voir refléter sa propre image. Notre être propre est en effet la volonté, et la matière, apparence visible de cette volonté, ne se montre cependant jamais que recouverte de l’enveloppe visible, c’est-à-dire revêtue de la qualité et de la forme ; aussi, sans jamais la percevoir immédiatement, se borne-t-on à la surajouter par la pensée, comme l’élément identique, la substance propre de toutes choses, au milieu de toutes les différences de qualité et de forme. Elle est donc un principe d’explication plutôt métaphysique que purement physique des choses, et en faire dériver tous les êtres revient en réalité à leur assigner pour origine un mystère : c’est ce que reconnaîtra quiconque ne confond pas attaquer et comprendre. En vérité, ce n’est nullement l’explication dernière et entière des choses, mais bien l’origine temporelle tant des êtres organisés que des formes inorganiques qu’il faut chercher dans la matière. — Cependant, semble-t-il, il n’est guère moins difficile à la nature d’effectuer la création première des formes organiques, la production des espèces mêmes, qu’à nous de la comprendre : c’est ce qu’indiquent les précautions toujours excessives prises par elle pour assurer le maintien des espèces une fois créées. Et pourtant, sur la surface actuelle de cette planète, le vouloir-vivre a parcouru trois fois la gamme de son objectivation, en trois séries indépendantes l’une de l’autre et avec des modulations différentes, mais aussi avec des degrés différents de perfection. En effet, nul ne l’ignore, de ces trois régions : l’ancien continent, l’Amérique et l’Australie, chacune a sa série animale particulière, indépendante, et complètement distincte de celle des deux autres. Les espèces sont généralement autres sur chacun de ces grands continents ; mais, comme ils appartiennent tous trois à une même planète, elles présentent cependant une analogie et un parallélisme constants : il en résulte que les genres (genera) sont pour la plupart les mêmes. En Australie, cette analogie ne se peut poursuivre que très incomplètement, car la faune du pays est très pauvre en mammifères et ne comprend ni carnassiers ni singes ; entre l’ancien continent et l’Amérique elle est au contraire manifeste et telle que l’Amérique nous présente toujours l’analogue inférieur en fait de mammifères et en revanche l’analogue supérieur en fait d’oiseaux et de reptiles. Ainsi, elle a sans doute l’avantage de posséder le condor, les aras, les colibris et les plus grands batraciens et ophidiens ; mais par exemple elle n’a, au lieu de l’éléphant, que le tapir, au lieu du lion que le couguar, au lieu du tigre que le jaguar, au lieu du chameau, que le lama, et au lieu des singes proprement dits, que de simples guenons. Ce dernier manque nous permet déjà de conclure qu’en Amérique la nature n’a pu parvenir jusqu’à l’homme, puisque, même du degré inférieur le plus proche, du chimpanzé et de l’orang-outang ou pongo, le pas était encore immense jusqu’à l’homme. Aussi voyons-nous les trois races humaines que des raisons linguistiques et physiologiques nous assurent être également primitives, les races caucasienne, mongole et éthiopienne, n’avoir leur patrie originelle que dans l’ancien continent ; l’Amérique, au contraire, est peuplée par une race mongole qui a subi un mélange ou des modifications climatériques et qui doit y être passée d’Asie. Sur la surface terrestre, dans l’état immédiatement antérieur à celui d’aujourd’hui, la nature s’était élevée çà et là jusqu’au singe, mais non pas jusqu’à l’homme.

Nos considérations nous ont fait reconnaître dans la matière la forme visible immédiate de la volonté présente en toutes choses, et si nous l’examinons par le côté purement physique, en suivant le fil du temps et de la causalité, elle nous apparaît encore comme l’origine des choses ; de ce point de vue nous sommes amenés sans peine à nous demander si, même en philosophie, on ne pourrait pas prendre aussi bien un point de départ objectif que subjectif et poser par suite comme vérité fondamentale ce principe : « Il n’existe absolument rien hors la matière et les forces qui lui sont inhérentes ». Mais empressons-nous de rappeler à propos de ces « forces inhérentes » qu’on met si volontiers en avant, que les supposer c’est ramener toute explication à un miracle entièrement incompréhensible, pour se condamner ensuite à s’arrêter devant ce mystère ou à en partir : car c’est un vrai miracle que chacune de ces forces naturelles, déterminées et insondables, fondement des actions variées d’un corps inorganique, tout autant que cette force vitale présente dans tout organisme. Je l’ai expliqué et exposé avec détail au chapitre xvii, jamais la physique ne pourra détrôner la métaphysique, justement parce qu’elle laisse sans démonstration aucune l’hypothèse signalée ci-dessus et bien d’autres encore : aussi lui faut-il renoncer dès le début à la prétention de fournir une interprétation dernière des choses. Je dois rappeler de plus qu’à la fin du premier chapitre j’ai établi l’insuffisance du matérialisme : il est, comme je le disais, la philosophie du sujet qui oublie de se compter lui-même dans ses calculs. Mais tout cet ensemble de vérités repose sur la nature de l’objectif : tout ce qui est objectif et extérieur n’est jamais qu’un objet de perception et de connaissance ; c’est donc toujours et seulement un élément médiat et secondaire, qui ne peut jamais par suite devenir le principe d’explication dernière des choses ni le point de départ de la philosophie. Celle-ci en effet demande nécessairement pour point de départ un principe absolument immédiat ; or on ne trouve évidemment quelque chose de tel que dans les données de la conscience, dans la partie intime et subjective de notre être. Aussi est-ce un mérite éminent de Descartes d’avoir le premier donné la conscience propre pour point de départ à la philosophie. Après lui les vrais philosophes, Locke, Berkeley et Kant entre autres, ont, chacun à leur manière, marché plus loin dans la même voie, et leurs recherches m’ont conduit à remarquer dans la conscience intime deux données (data) très différentes de la connaissance immédiate, au lieu d’une seule ; l’emploi combiné de ces deux facteurs, la représentation et la volonté, permet de pousser plus loin encore en philosophie, de même qu’en algèbre la connaissance de deux grandeurs données au lieu d’une seule fournit le moyen de poursuivre plus loin l’étude d’une question.

D’après ce qui précède, l’erreur inévitable du matérialisme consiste d’abord à partir d’une pétition de principe, ou même, à regarder les choses de plus près, d’un πρωτον ψευδος. Il commence en effet par poser que la matière est une chose donnée absolument et sans conditions, c’est-à-dire indépendante, dans son existence, de la connaissance du sujet, c’est-à-dire, enfin, proprement une chose en soi. Il attribue à la matière (et en même temps à ses déterminations préalables, le temps et l’espace), une existence absolue, c’est-à-dire indépendante du sujet qui perçoit : c’est là son erreur fondamentale. Il doit, en outre, pour procéder loyalement, voir dans les qualités inhérentes à la matière une fois donnée, c’est-à-dire aux substances, dans les forces naturelles qui s’y manifestent, et aussi enfin dans la force vitale, d’impénétrables qualitates occultæ ; il doit les laisser inexpliquées et se borner à les prendre pour point de départ, à l’exemple de la physique et de la physiologie, qui ne prétendent nullement fournir l’interprétation dernière des choses. Mais, pour se dérober à cette nécessité, le matérialisme, tel du moins qu’il s’est montré jusqu’ici, a recours à la déloyauté : il nie toutes les forces primitives, en feignant, en apparence, de les ramener toutes, y compris même à la fin la force vitale, à l’activité purement mécanique de la matière, c’est-à-dire aux phénomènes d’impénétrabilité, de forme, de cohésion, d’impulsion, d’inertie, de pesanteur, etc., propriétés, à vrai dire, les moins inexplicables de toutes, puisqu’elles reposent en partie sur ce qui est certain a priori, c’est-à-dire sur les formes de notre intellect propre, principe de toute intelligibilité. Mais le matérialisme ne connaît rien de l’intellect, en tant que condition de tout objet et par suite de l’ensemble des phénomènes. Son dessein est de ramener tout le qualitatif au simple quantitatif en attribuant la qualité à la pure forme, par opposition à la matière proprement dite : à la matière il ne laisse des véritables qualités empiriques que la pesanteur, parce qu’en soi la pesanteur est déjà quelque chose de quantitatif, la seule mesure même de la quantité de la matière. Cette voie le conduit fatalement à la fiction des atomes, matériaux sur lesquels il s’imagine édifier les manifestations si mystérieuses de toutes les forces primitives. Mais en cela il n’a plus affaire, à la vérité, avec la matière empiriquement donnée ; sa matière ne se rencontre pas in rerum natura, elle est bien plutôt une simple abstraction de cette matière réelle, une matière sans aucune autre propriété que ces propriétés mécaniques qu’à l’exception de la pesanteur nous pouvons à peu près construire a priori, parce qu’elles reposent sur les formes d’espace, de temps et de causalité, c’est-à-dire sur notre intellect, c’est à ces fondements misérables que le matérialisme se voit réduit à recourir pour élever ses édifices en l’air.

Il devient ainsi inévitablement de l’atomisme : ce qui lui était déjà arrivé dans son enfance, au temps de Leucippe et Démocrite se renouvelle pour lui maintenant que l’âge l’a fait retomber en enfance, en France par ignorance, et en Allemagne par oubli de la philosophie kantienne. Et cette seconde fois il pousse la confusion plus loin encore que la première : ce ne sont plus seulement les corps solides qui doivent être formés d’atomes, ce sont encore les liquides, l’eau ; c’est l’air, le gaz. La lumière même enfin doit être l’ondulation d’un éther entièrement hypothétique, admis sans preuve aucune, et composé d’atomes, dont les vitesses différentes produisent les couleurs, — hypothèse fondée, comme la ci-devant théorie newtonienne des sept couleurs, sur une analogie arbitrairement supposée avec la musique et soutenue violemment par la suite contre toute évidence. Il faut être vraiment d’une crédulité inouïe pour se laisser persuader que les innombrables et différents trémolos d’éther, issus de l’infinie diversité des surfaces colorées, en ce monde aux mille nuances, ne cessent de se couper l’un l’autre dans toutes les directions, de s’entrecroiser en tous sens, et que, loin de se gêner les uns les autres, ils engendrent au contraire à travers tout ce tumulte et ce chaos l’aspect profondément calme de la lumière naturelle et artificielle. Credat Judœus Apella !. N’en doutons pas, la nature de la lumière est pour nous un mystère : mais mieux vaut en convenir que d’aller par de mauvaises théories barrer le chemin à la connaissance future. La lumière est tout autre chose qu’un simple mouvement mécanique, ondulation, vibration ou tremblement ; elle est de nature matérielle. Ses actions chimiques en sont une première preuve. Il n’y a pas longtemps, Chevreul présentait à ce sujet à l’Académie des sciences une belle série d’expériences, où il avait fait agir la lumière du soleil sur des substances de diverse couleur ; le plus curieux était qu’un rouleau de papier blanc, exposé au soleil, produit encore les mêmes effets après six mois, quand il a été conservé durant ce temps dans un étui de métal solidement fermé : est-ce que le trémolo aurait fait une pause de six mois pour reprendre alors a tempo ? (Comptes rendus du 20 décembre 1838.) — Toute cette hypothèse des trémolos d’atomes éthérés n’est pas seulement une chimère, mais encore elle ne le cède pas en maladresse et en grossièreté aux pires idées de Démocrite ; bien plus, elle est assez impudente pour se donner aujourd’hui comme chose convenue ; et il a pu en résulter que des milliers de sots écrivassiers en tous genres, dénués de toute connaissance en cette matière, s’en fassent l’écho complaisant et fidèle, et y croient comme à un évangile. — Mais la doctrine atomistique en général va plus loin encore, et l’on peut bientôt dire : Spartam quam nactus es, orna ! On attribue à tous ces atomes des mouvements incessants et divers de rotation, de vibration, etc., selon la fonction de chacun ; de même tout atome possède son atmosphère d’éther, ou quelque qualité différente, et autres rêvasseries du même genre. — Les fantaisies de la philosophie naturelle de Schelling et de ses partisans étaient encore pour la plupart spirituelles, élevées dans leur hardiesse, ou du moins ingénieuses ; celles-ci au contraire sont lourdes, plates, gauches et maladroites ; elles sont le produit de cerveaux incapables de concevoir, d’abord, une réalité autre qu’une matière sans qualités inventée par eux, véritable objet absolu, c’est-à-dire objet sans sujet, et, en second lieu, une activité différente du mouvement et du choc : voilà les deux seuls principes qu’ils comprennent, et auxquels a priori ils prétendent tout ramener, car voilà leur chose en soi. À cet effet, ils réduisent la force vitale à des forces chimiques, dénommées par eux insidieusement et sans preuves forces moléculaires, et tous les processus de la nature inorganique au mécanisme, c’est-à-dire au choc direct et au choc en retour. Et ainsi le monde tout entier, avec tout ce qu’il renferme, finirait par n’être plus qu’un appareil mécanique, semblable à ces jouets qui, mus par un levier, des roues et du sable, représentent une mine ou quelque exploitation agricole. — L’origine du mal est dans l’abus du travail manuel de l’expérimentation qui a fait perdre l’habitude du travail intellectuel de la pensée. Le creuset et les piles de Volta doivent remplir les fonctions du cerveau : de là aussi cette aversion profonde pour toute espèce de philosophie.

Pour donner un autre tour à la question, on pourrait dire que si le matérialisme, sous les formes qu’il a revêtues jusqu’ici, a échoué, c’est pour n’avoir pas suffisamment connu cette matière, dont il voulait construire le monde, et y avoir substitué un enfant supposé, dénué de toute qualité ; si, au contraire, il avait pris la matière réelle et donnée dans l’expérience (c’est-à-dire la substance, ou bien plutôt les substances), pourvue, comme elle l’est, de toutes les qualités physiques, chimiques, électriques et de celles aussi qui en font sortir spontanément la vie ; s’il s’était ainsi adressé à la vraie mater rerum, du sombre sein de laquelle se déroulent tous les phénomènes et toutes les formes, pour y rentrer un jour, le matérialisme, sur cette matière complètement comprise et connue à fond, aurait pu se bâtir un monde dont il n’aurait pas à rougir. Fort bien ; mais alors l’artifice n’aurait consisté qu’à transporter les quœsita dans les data, à prendre pour donnée et pour point de départ des déductions, en apparence la pure matière, mais en réalité toutes les forces mystérieuses de la nature qui sont inhérentes à la matière ou plus justement lui doivent de devenir visibles : c’est à peu près comme lorsque sous le nom de plat on entend les mets qu’il porte. Car la matière n’est en réalité pour notre connaissance que le véhicule des qualités et des forces naturelles qui en apparaissent comme les accidents ; et c’est justement pour avoir ramené ceux-ci à la volonté, que j’appelle la matière la simple apparence visible de la volonté. Mais, dépouillée de toutes ces qualités, la matière demeure ce je ne sais quoi sans propriété, ce caput mortuum de la nature dont on ne peut honnêtement rien faire. Lui laisse-t-on, au contraire, par le procédé susdit, toutes ses qualités, on commet alors, sans s’en douter une pétition de principe, en se faisant accorder par avance les quœsita comme data. Mais ce qui naît alors, ce n’est plus un matérialisme proprement dit, c’est un pur naturalisme, c’est-à-dire une physique absolue qui, je l’ai montré dans le chapitre xvii déjà mentionné, ne peut jamais prendre ni tenir la place de la métaphysique parce qu’elle ne commence qu’après avoir admis toutes ces hypothèses et n’entreprend ainsi même pas de pénétrer le fond des choses. Le pur naturalisme a donc pour base essentielle et unique des qualités occultes, et jamais il n’est donné d’aller plus loin si l’on n’appelle pas à son aide, comme je l’ai fait, la source subjective de la connaissance ; on est alors conduit, à la vérité, à prendre le long et pénible détour de la métaphysique, puisque cette recherche suppose l’analyse complète de la conscience propre ainsi que de l’intellect et de la volonté qui y sont donnés. — Et cependant ce point de départ objectif, fondé sur l’intuition externe si claire et si intelligible, est si naturel à l’homme et se présente si facilement de lui-même que dans ses spéculations la raison humaine a dû commencer par le naturalisme pour passer ensuite au matérialisme, vu le peu de profondeur et l’insuffisance de la première doctrine ; aussi trouvons-nous au début de l’histoire de la philosophie le naturalisme, chez les philosophes ioniens, et nous voyons le matérialisme paraître à sa suite dans les théories de Leucippe et de Démocrite, et plus tard se reproduire encore de temps en temps.