Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 106-117).


CHAPITRE XXIII[1]
DE L’OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ DANS LA NATURE INANIMÉE


La volonté, que nous trouvons au-dedans de nous, ne résulte pas avant tout, comme l’admettait jusqu’ici la philosophie, de la connaissance, elle n’en est même pas une pure modification, c’est-à-dire un élément secondaire dérivé et régi par le cerveau, comme la connaissance elle-même ; mais elle est le Prius de la connaissance, le noyau de notre être et cette propre force originelle qui crée et entretient le corps animal, en en remplissant toutes les fonctions inconscientes et conscientes : comprendre cette vérité est le premier pas à faire pour pénétrer dans ma métaphysique. Si paradoxal qu’il puisse sembler aujourd’hui encore à beaucoup de gens, que la volonté soit en elle-même privée de connaissance, cependant les scolastiques eux-mêmes l’ont déjà vu et reconnu en quelque façon, puisqu’un homme des plus versés dans leur philosophie, Jul.-Cés. Vanini, cette célèbre victime du fanatisme et de la fureur cléricale, dit dans son Amphitheatrum, p. 181 : Voluntas potentia cæca est, ex scholasticorum opinione. — En outre, c’est cette même volonté qui fait germer le bourgeon de la plante, pour en tirer des feuilles ou des fleurs ; bien plus, la forme régulière du cristal n’est que l’empreinte laissée par son effort d’un moment. Enfin d’une façon générale, en sa qualité de véritable et unique αυτοματον, au sens propre du mot, c’est elle aussi qui est au fond de toutes les forces de la nature inorganique, qui se joue et agit dans leurs phénomènes variés, qui prête de la force à leurs lois, et se laisse reconnaître jusque dans la matière la plus brute sous forme de pesanteur : voilà la seconde vérité, le second pas à faire dans ma théorie fondamentale, et qui exige déjà une plus longue réflexion. Mais ce serait la plus grossière des méprises que de croire qu’il s’agit ici d’un simple mot destiné à désigner une grandeur inconnue : c’est au contraire la plus réelle de toutes les connaissances réelles qui est ici en question. C’est en effet la réduction de ce qui est tout à fait inaccessible à notre connaissance immédiate, c’est-à-dire d’une notion a nous étrangère et inconnue dans son essence, et que nous dénommons du terme de force naturelle, à ce dont nous avons la connaissance la plus exacte et la plus intime, mais qui ne nous est pourtant donné qu’au dedans de notre être propre, pour être ensuite transporté par nous aux autres phénomènes. C’est l’idée que la substance intime et originelle est identique, quant à sa matière, dans tous les changements et mouvements des corps, si variés qu’ils soient ; mais que la seule occasion d’en acquérir une connaissance précise et immédiate nous est fournie par les mouvements de notre propre corps et qu’à la suite de cette expérience nous lui devons donner le nom de volonté. C’est enfin l’idée que la force qui agit et se meut dans la nature et se manifeste dans des phénomènes de plus en plus parfaits, après s’être élevée assez haut pour que la connaissance l’éclaire d’une lumière directe, c’est-à-dire une fois parvenue à l’état de conscience de soi, nous apparaît comme étant cette volonté, cette notion dont nous avons la connaissance la plus précise et qui par cela même, loin de pouvoir s’expliquer par quelque élément étranger, sert bien plutôt elle-même d’explication à tout le reste. Elle est donc la chose en soi, autant qu’une connaissance quelconque peut y atteindre. Elle est ainsi ce qui doit s’exprimer de n’importe quelle manière, dans n’importe quelle chose au monde : car elle est l’essence du monde et la substance de tous les phénomènes.

Ma dissertation sur la Volonté dans la nature est entièrement consacrée au sujet de ce chapitre et contient les témoignages de savants impartiaux sur ce point capital de ma doctrine : aussi n’ai-je plus ici qu’à ajouter aux développements déjà donnés quelques observations complémentaires et présentées par suite dans un ordre quelque peu fragmentaire.

Et tout d’abord, pour ce qui est de la vie des plantes, j’appelle l’attention sur les deux premiers chapitres du traité d’Aristote sur les plantes, bien curieux à cet égard. La partie la plus intéressante et le fait est fréquent chez Aristote, en est celle où il rapporte les opinions des philosophes antérieurs et plus profonds que lui. Nous y voyons qu’Anaxagore et Empédocle étaient dans le vrai en enseignant que les plantes doivent le mouvement de leur croissance à une appétition (επιθυμια) inhérente en elles ; qu’ils allaient jusqu’à leur attribuer même la joie et la douleur, donc la sensation. Platon ne leur reconnaissait que la seule appétition, en raison de leur puissant instinct de nutrition. (Cf. Platon dans le Timée, p. 403, Ed. Bipont.) Aristote, au contraire, fidèle à sa méthode ordinaire, glisse à la surface des choses, s’en tient à des indices isolés, à des notions fixées ou des expressions courantes, soutient qu’il ne saurait y avoir d’appétition dans la sensation, et refuse cependant cette dernière aux plantes. La confusion de son langage témoigne du grand embarras où il se trouve, jusqu’au moment où dans ce cas encore se vérifie la parole : là où les idées manquent, un mot se présente à propos (Goethe). Ce mot c’est το θρεπτικον, la faculté de nutrition : tel est le lot des plantes, c’est-à-dire une partie de la prétendue âme selon la division qui lui est si chère en anima vegetativa, sensitiva et intellectiva. Mais ce n’est là qu’une quiddité scolastique qui signifie : plantæ nutriuntur, quia habent facultatem nutritivam ; c’est encore une mauvaise compensation aux recherches plus profondes de ses prédécesseurs qu’il avait critiqués. Nous voyons en outre, au second chapitre, qu’Empédocle avait reconnu jusqu’à la sexualité des plantes ; Aristote critique cette idée à son tour et cache son manque de connaissances précises sur la question derrière des principes généraux, tels que celui-ci : les plantes ne peuvent réunir en elles les deux sexes, car elles seraient alors plus parfaites que les animaux. C’est par un procédé tout analogue qu’il a rejeté le système astronomique et cosmogonique si juste des Pythagoriciens, et c’est par les absurdes principes, exposés surtout dans son De cœlo, qu’il a donné naissance au système de Ptolémée et privé ainsi de nouveau pour près de deux mille ans l’humanité d’une vérité de la plus haute importance, et déjà découverte.

Je ne puis m’empêcher de produire ici l’avis d’un biologiste éminent de notre époque, tout à fait d’accord avec ma doctrine. Il s’agit de G.-R Treviranus qui, dans son ouvrage Sur les phénomènes et les lois de la vie organique, 1852, vol. II, 1re partie, page 49, s’exprime ainsi : « On peut concevoir une forme de vie où l’action de l’extérieur sur l’intérieur ne se traduit que par de simples sentiments de plaisir et de déplaisir, et en conséquence par des appétitions. Telle est la vie des plantes. Dans les formes plus élevées de l’existence animale, l’extérieur est senti comme quelque chose d’objectif. » Le langage de Treviranus part ici d’une pure et impartiale conception de la nature, et il a aussi peu conscience de l’importance métaphysique de ses paroles que de la contradictio in adjecto contenue dans l’idée « senti comme objectif », qu’il développe amplement. Il ignore que toute sensation est par essence subjective, tandis que tout « objectif » est intuition, c’est-à-dire œuvre de l’entendement. Mais cela ne porte aucun préjudice à la vérité et à l’importance de sa déclaration.

En effet, cette vérité que la volonté peut exister même sans la connaissance, apparaît avec une évidence pour ainsi dire palpable dans la vie des plantes. Car nous voyons chez elles un effort bien marqué, déterminé par des besoins, avec ses modifications diverses appropriées à la variété des circonstances, et tout cela manifestement sans connaissance. C’est par suite de ce défaut de connaissance que la plante, dans son entière innocence, étale à tous les yeux ses organes génitaux : elle n’en a nulle idée. Dès que la connaissance, au contraire, apparaît dans la série des êtres, les parties sexuelles se transportent dans un endroit caché du corps. Quant à l’homme, chez qui cela est un peu moins le cas, il s’empresse lui-même de les cacher : il en a honte.

Une première conclusion est donc que la force vitale est identique à la volonté ; mais il en est de même de toutes les autres forces naturelles, bien que le fait soit moins évident. Nous trouvons donc exprimée de tout temps, avec plus ou moins de précision, l’idée qu’un désir, c’est-à-dire une volonté, est la base de la vie végétale ; mais il est bien plus rare de voir réduire au même principe les forces de la nature organique, d’autant que cette dernière s’éloigne plus de notre être propre. Nous constatons en fait qu’il n’est pas dans la nature entière de limite plus nettement tranchée que celle de l’organique et de l’inorganique : c’est la seule peut-être qui n’admette pas de transition ; si bien que la maxime natura non facit saltus semble ici souffrir une exception. Maint cristal, par son aspect extérieur, peut nous rappeler une forme de plante : il n’en existe pas moins une différence essentielle et fondamentale entre le moindre lichen, le plus humble champignon et tout le règne inorganique. Dans le corps inorganique l’élément essentiel et durable, principe de son identité et de son intégrité, c’est la substance, la matière ; la partie accessoire et variable, c’est au contraire la forme. Dans le corps organisé c’est l’inverse qui se produit : car c’est dans le changement incessant de la matière, avec la persistance de la forme, que consiste sa vie, c’est-à-dire son existence en tant que corps organisé. Son essence et son identité résident ainsi dans la seule forme. Aussi ce qui assure le maintien du corps inorganique, c’est le repos et l’isolement des influences extérieures ; c’est là seul ce qui le fait subsister, et si cet état est parfait, la durée d’un tel corps peut être infinie. La condition de stabilité du corps organique est justement au contraire le mouvement continuel et l’incessante admission des influences extérieures : ces impulsions viennent-elles à disparaître, et le mouvement à se ralentir en lui, il est mort et cesse d’être organisé, bien que la trace de l’organisme demeure encore quelque temps. Aussi cette vie du règne inorganique, cette vie du globe terrestre lui-même, en vertu de laquelle il serait, comme le système planétaire lui-même, un organisme véritable, dont on aime tant à parler de nos jours, toutes ces prétendues vies sont-elles autant d’idées inadmissibles. Le qualificatif « vie » ne convient qu’à l’être organisé. Or tout organisme est de part en part organique, il l’est dans toutes ses parties et il n’en est jamais aucune, même dans ses moindres parcelles, qui soit un composé et un agrégat d’éléments inorganiques. Si donc la terre était un organisme, toutes les montagnes, tous les rochers, et tout l’intérieur de sa masse devraient être organiques ; il n’existerait donc plus rien, à vrai dire, d’inorganique, et la notion même de l’inorganique devrait à jamais disparaître.

Au contraire l’apparition d’une volonté est aussi peu liée à la vie et à l’organisation qu’à la connaissance ; il s’ensuit que l’inorganique possède aussi une volonté dont les manifestations constituent toutes ses qualités premières, fermées à toute explication ultérieure : c’est là un point essentiel de ma doctrine ; cependant la trace d’une telle opinion est bien plus rare chez les écrivains mes prédécesseurs que celle de l’existence d’une volonté dans les plantes, bien qu’ici aussi il y ait défaut de connaissance.

La formation brusque du cristal nous présente encore une sorte d’élan, d’effort vers la vie, effort incapable d’aboutir, parce que le liquide qui constitue le cristal, comme tout corps vivant, au moment où cette impulsion se produit, n’est pas, comme chez tout être vivant, enfermé dans une enveloppe, et qu’il ne possède ni vaisseaux propres à assurer la continuation de ce mouvement, ni aucun tégument destiné à l’isoler du monde extérieur. Aussi ce mouvement instantané est-il saisi d’une rigidité tout aussi instantanée et il n’en reste que la trace sous forme de cristal.

Les Affinités électives de Gœthe, comme l’indique déjà le seul titre, reposent, quoique à l’insu de l’auteur, sur cette idée que la volonté, fondement de notre être propre, est identique à celle qui se manifeste dès les phénomènes inorganiques les plus humbles, d’où dérive, avec la régularité, l’analogie parfaite des deux ordres de phénomènes.

La mécanique et l’astronomie nous montrent proprement la manière d’agir de cette volonté, au degré le plus inférieur de ses manifestations, sous la simple forme de pesanteur, de solidité et d’inertie. L’hydraulique nous la fait voir alors que, la solidité une fois disparue, l’élément liquide est livré sans frein à sa passion dominante, la pesanteur. L’hydraulique peut être conçue en ce sens, comme une description du caractère de l’eau, puisqu’elle nous présente les manifestations de volonté déterminées en elle par la pesanteur : mais, puisque dans tous les êtres privés d’individualité il n’existe pas de caractère particulier à côté du caractère générique, ces phénomènes sont en exacte proportion avec les influences extérieures ; il est donc facile, à l’aide d’expériences faites sur l’eau, de les ramener à des principes fixes, nommés lois, propres à indiquer avec précision comment, dans toutes les différentes circonstances, l’eau devra se comporter en vertu de sa pesanteur, de l’absolue faculté de déplacement de ses parties et de son manque d’élasticité. Comment la pesanteur amène le liquide au repos, l’hydrostatique nous l’enseigne. Comment elle provoque en lui le mouvement, c’est ce que nous apprend l’hydrodynamique, qui doit considérer en outre les obstacles opposés par l’adhérence à la volonté de l’eau : ces deux sciences par leur réunion constituent l’hydraulique. De même la chimie nous enseigne comment se comporte la volonté, lorsque, par la réduction à l’état liquide, les propriétés internes de la matière acquièrent une entière liberté de jeu ; elle nous fait assister à cet étonnant spectacle de l’attraction et de la répulsion de la dissolution et de la composition des corps, qui abandonnent tel élément pour en saisir un autre, comme l’atteste le précipité qui se forme, en un mot à tout ce qu’on désigne de ce terme d’affinité, emprunté sans aucun doute à la volonté consciente. — L’anatomie et la physiologie nous font voir comment procède la volonté pour produire le phénomène de la vie et l’entretenir durant un moment. Le poète nous en montre enfin l’action sous l’influence des motifs et de la réflexion. Aussi la représente-t-il le plus souvent dans les plus parfaites de ces manifestations, chez les êtres raisonnables, doués d’un caractère individuel et dont il nous décrit les actes et les souffrantes réciproques sous forme de drame, d’épopée, de roman, etc. Plus la peinture de ses caractères est exacte et rigoureusement conforme aux lois de la nature, plus grand aussi est son mérite ; d’où la supériorité de Shakespeare. Le point de vue ici considéré répond essentiellement à l’esprit dans lequel Gœthe cultivait et aimait les sciences naturelles, bien qu’il n’en eût pas conscience in abstracto : je le sais mieux encore, par les déclarations personnelles qu’il m’a faites, que par ce qui ressort de ses écrits.

Si nous envisageons la volonté là où personne ne la conteste, c’est-à-dire dans les êtres doués de connaissance, nous lui trouvons partout pour tendance fondamentale chez tous les êtres, sa propre conservation : omnis natura vult esse conservatrix sui. Mais toutes les manifestations de cette tendance fondamentale peuvent toujours se ramener à un effort pour chercher ou poursuivre, pour éviter ou pour fuir, selon les occasions. Or c’est ce qu’on peut voir même au degré le plus bas de la nature, c’est-à-dire de l’objectivation de la volonté, alors que les corps n’agissent plus que comme corps en général, c’est-à-dire deviennent objets de la mécanique, sous les seuls rapports de l’impénétrabilité, de la cohésion, de la solidité, de l’élasticité et de la pesanteur. Ici encore l’attraction apparaît sous la forme de la gravitation, la tendance à fuir sous celle de la réception du mouvement, et la mobilité des corps par suite de pression ou de choc, qui constitue la base de la mécanique n’est au fond que l’expression de la tendance à la conservation propre inhérente en eux.

Puisque, en leur qualité de corps, ils sont impénétrables, la mobilité est pour eux en effet le seul moyen de garantir leur cohésion et par là leur existence à chaque instant. Le corps choqué ou comprimé serait pulvérisé par le corps qui le comprime ou le choque, s’il ne pouvait se soustraire à sa violence par la fuite et sauver ainsi sa propre cohésion : là où ce recours lui manque, il est broyé en effet. On peut encore considérer les corps élastiques comme les plus courageux, qui cherchent à refouler l’ennemi, ou tout au moins à lui interdire toute poursuite ultérieure. Le seul mystère que la mécanique d’ailleurs si claire laisse obscur, avec le fait de la pesanteur, c’est-à-dire la communicabilité du mouvement, est donc pour nous l’expression de la tendance fondamentale du vouloir dans tous ses phénomènes, et par suite de l’instinct de conservation qui apparaît encore comme l’élément essentiel même au degré le plus bas de l’échelle des corps.

Dans la nature inorganique, la volonté commence par s’objectiver dans les forces générales, pour passer seulement ensuite, et par leur entremise, dans les phénomènes provoqués par des causes en chaque objet isolé. J’ai suffisamment expliqué, au paragraphe 26 du premier volume, le rapport entre la cause, la force naturelle et la volonté en tant que chose en soi. On voit ainsi que la métaphysique, sans interrompre jamais le cours de la physique, se contente de reprendre le fil là où la physique l’abandonne, c’est-à-dire aux forces primitives où toute explication causale trouve ses bornes. C’est ici seulement que commence l’explication métaphysique tirée de la volonté envisagée comme chose en soi. Dans tout phénomène physique, dans tout changement matériel nous devons d’abord indiquer la cause, changement particulier de même nature que le premier, et immédiatement antérieur ; puis la force naturelle primitive, qui a donné à la cause la faculté d’agir ; enfin, ou plutôt avant tout, il nous faut y reconnaître la volonté, essence intime de cette force, par opposition à son phénomène. La volonté apparaît néanmoins tout aussi directement dans la chute d’une pierre que dans les actions de l’homme ; la seule différence est que sa manifestation particulière est provoquée ici par un motif, là par une cause d’action mécanique, par exemple, la disparition d’un support, mais il y a égale nécessité dans les deux cas ; ajoutez que, dans le premier cas, elle repose sur un caractère individuel, dans le second sur une force naturelle générale. Cette identité de l’élément essentiel devient même frappante pour les sens, si nous contemplons par exemple avec attention un corps dont l’équilibre a été rompu, et qui doit à sa forme particulière de rouler longtemps de côté et d’autre avant de retrouver son centre de gravité : l’idée d’un semblant de vie s’impose alors à nous et nous sentons immédiatement qu’ici s’exerce une force analogue au principe vital. À la vérité ce n’est ici que la force naturelle générale ; mais, identique en soi à la volonté, elle devient en ce cas comme l’âme d’une quasi-existence d’un moment. Ainsi l’intuition directe peut entrevoir ce qu’il y a d’identique aux deux extrêmes du phénomène de la volonté : elle éveille en effet en nous le sentiment qu’ici se manifeste un principe primitif, semblable à celui que nous font connaître les actes de notre volonté propre.

Il est une autre voie, bien plus noble, pour arriver à connaître par l’intuition l’existence et l’action de la volonté dans la nature inorganique : c’est d’approfondir le problème des trois corps et d’étudier ainsi avec plus de précision et de détails la marche de la lune autour de la terre. Les diverses combinaisons dues au changement incessant des positions réciproques de ces trois corps célestes amènent tantôt une accélération, tantôt un ralentissement dans la marche de la lune ; tantôt elle se rapproche de la terre, tantôt elle s’en éloigne ; et de plus elle ne se comporte pas de même lorsque la terre est à son périhélie ou à son aphélie : tout cela réuni apporte une telle irrégularité dans le cours de la lune qu’il semble être l’œuvre d’un véritable caprice, et que la loi de Kepler ne lui est même plus toujours invariablement applicable, puisque dans des temps égaux elle décrit des aires inégales. L’examen de ce mouvement forme un petit chapitre séparé de la mécanique céleste, si différente de la mécanique terrestre par l’absence de tout choc, de toute pression, de cette vis a tergo qui nous semble si intelligible, et même par l’absence de toute chute réelle ; elle ne reconnaît, en effet, à côté de la vis inertiæ, d’autre force motrice et directrice que la gravitation, cette tendance des corps à se réunir, et qui est issue de leur propre sein. Il suffit de s’en représenter l’action, dans le cas donné, jusque dans les moindres détails, pour reconnaître distinctement et immédiatement dans cette force motrice ce qui dans la conscience propre nous est donné sous forme de volonté. Car cette influence du soleil, avec les variations qu’elle apporte dans le cours de la terre et de la lune, influence tantôt plus grande et tantôt moindre selon la position des deux astres, présente une analogie frappante avec l’influence de nouveaux motifs sur notre volonté et les modifications qui en résultent dans notre manière d’agir.

Voici un exemple explicatif d’un autre genre. Liebig (Chimie appliquée à l’agriculture, p. 501) dit : « Introduisons une plaque de cuivre humide dans de l’air chargé d’acide carbonique, le contact avec cet acide augmentera à un tel degré l’affinité du métal pour l’oxygène de l’air, qu’il en amènera la combinaison, et la surface du cuivre se couvrira d’une couche verte de carbonate de cuivre. Or deux corps capables de s’allier reçoivent au moment de leur contact des états électriques contraires : aussi, mettons-nous en contact le cuivre et le fer, la production d’un état électrique spécial annule la capacité que possède le cuivre d’entrer en combinaison avec l’oxygène, et même, dans les conditions signalées ci-dessus, il conserve son éclat. » Le fait est connu et d’un usage courant. Je le cite pour dire qu’en ce cas la volonté du cuivre, tout absorbée et occupée par son opposition électrique avec le fer, laisse passer, sans en user, l’occasion qui s’offrait à elle de manifester son affinité chimique pour l’oxygène et pour l’acide carbonique. C’est tout à fait le cas de l’homme dont la volonté renonce à une action, vers laquelle elle se sentirait d’ailleurs du penchant, pour en accomplir une autre, à laquelle le porte un motif plus puissant.

Dans le premier volume, j’ai montré que les forces naturelles sont extérieures à la chaîne des effets et des causes, parce qu’elles en constituent la condition constante, le fondement métaphysique, et qu’elles s’affirment ainsi comme éternelles et présentes en tout lieu, c’est-à-dire comme indépendantes de l’espace et du temps. Il y a plus : cette vérité incontestée, que l’essence d’une cause, en tant que cause, consiste à produire en tout temps le même effet qu’aujourd’hui, contient déjà l’idée que la cause renferme un élément indépendant du cours du temps, c’est-à-dire extérieur au temps, et cet élément est la force naturelle qui s’y manifeste. On peut même, en considérant l’impuissance du temps vis-à-vis des forces naturelles, se convaincre en quelque sorte par l’expérience et le fait de l’idéalité de cette forme de notre intuition. Supposons par exemple un mouvement de rotation imprimé à une planète par quelque cause extérieure : si aucune cause nouvelle ne vient l’annuler, ce mouvement se prolonge à l’infini. Il ne pourrait pas en être ainsi, si le temps était quelque chose en soi, et s’il avait une existence objective et réelle ; car il ne pourrait manquer alors d’exercer quelque action. Deux choses s’offrent donc à nous : d’une part, les forces naturelles, manifestées dans cette relation qui, une fois commencée, se poursuit à l’infini, sans fatigue et sans arrêt, et où elles s’affirment comme éternelles et extérieures au temps, c’est-à-dire comme absolument réelles et existant en elles mêmes ; et d’autre part, le temps, objet qui ne consiste que dans le mode et le genre de notre aperception du phénomène, puisqu’il n’exerce sur ce phénomène lui-même aucun pouvoir ni aucune influence ; car ce qui n’agit pas n’existe pas non plus.

Nous avons une tendance naturelle à expliquer autant que possible par des raisons mécaniques tout phénomène naturel : c’est sans doute que la mécanique appelle à son aide le moins de forces premières et inexplicables, et qu’elle contient par contre bien des principes connaissables a priori et par là fondés sur les formes de notre intellect propre ; d’où résulte pour cette science le plus haut degré d’intelligibilité et de clarté. Cependant Kant, dans ses Éléments métaphysiques de la science naturelle, a ramené l’activité mécanique elle-même à une activité dynamique. En revanche, l’emploi d’hypothèses mécaniques pour expliquer les phénomènes qui ne sont pas absolument mécaniques (et parmi ceux-là je classe aussi les phénomènes acoustiques), est interdit, ne se justifie nullement, et je ne croirai jamais que même la plus simple combinaison chimique, ou encore la diversité des trois états d’agrégation, ou à plus forte raison les propriétés de la lumière, de la chaleur et de l’électricité, admettent des explications mécaniques. La seule explication possible sera toujours une explication dynamique, c’est-à-dire celle qui rend compte du phénomène par des forces primitives, totalement différentes de celles du choc, de la pression, de la pesanteur, etc., et par là d’un ordre supérieur, en ce qu’elles sont des objectivations plus nettes de cette volonté qui se révèle en toutes choses. Je soutiens que la lumière n’est ni une émanation ni une vibration : ces deux hypothèses sont parentes de celle qui explique la transparence par la porosité, et dont l’évidente fausseté montre que la lumière n’est soumise à aucune loi mécanique. Pour en acquérir la conviction la plus immédiate, il suffit de considérer les effets d’un ouragan qui plie, renverse et disperse tout, tandis qu’un rayon de lumière sorti d’une fente des nuages demeure inébranlable, plus solide que le roc, et donne ainsi la preuve la plus directe qu’il appartient à un ordre de choses différent de l’ordre mécanique : il reste immobile, comme un fantôme. Mais ce qui devient une absurdité révoltante, ce sont les théories françaises qui veulent former la lumière par le moyen de molécules et d’atomes. On en peut voir l’expression criante, comme du reste de toute la théorie atomistique, dans une dissertation sur la lumière et la chaleur publiée par Ampère, cet homme d’ailleurs si pénétrant, dans la livraison d’avril des Annales de chimie et physique de 1835. Tous les corps solides, liquides et gazeux sont, dit-il, formés d’atomes, et l’agrégation de ces atomes suffit à en déterminer les différences : bien plus, si l’espace est divisible à l’infini, la matière ne l’est pas ; car, la division une fois poussée jusqu’aux atomes, toute division ultérieure devrait tomber dans les intervalles des atomes. La lumière et la chaleur sont alors des vibrations d’atomes, et le son une vibration de molécules composées d’atomes. — En vérité les atomes sont une idée fixe des savants français, et il semble, à les en entendre parler, qu’ils aient pu les voir. Sinon il faudrait s’étonner qu’une nation aussi portée à l’empirisme, aussi véritable matter of fact nation que les Français, tienne avec tant d’attachement à une hypothèse toute transcendante, élevée bien loin de toute possibilité d’expérience et s’en aille là-dessus, pleine de confiance, bâtir des constructions en l’air. C’est la simple conséquence de l’état arriéré où est restée chez eux la métaphysique si négligée en leur pays, car, malgré toute la bonne volonté du monde, le peu d’élévation et la pauvreté de jugement de M. Cousin ne la représentent pas très dignement. Au fond, les Français, sous l’influence récente de Condillac, sont demeurés des adeptes de Locke. Aussi la chose en soi est-elle proprement pour eux la matière, dont les qualités foncières, impénétrabilité, forme, dureté et autres primary qualities, doivent fournir l’explication dernière de toutes choses en ce monde : on ne peut leur ôter cette idée de l’esprit, et leur supposition tacite est que la matière ne peut être mue que par des forces mécaniques. En Allemagne, les doctrines de Kant ont conjuré pour longtemps les absurdités de l’atomistique et de toute physique mécanique en général ; pourtant à l’heure présente ces opinions règnent ici également, par une conséquence de la platitude, de la grossièreté et de l’ignorance dues à l’influence d’Hegel. — Cependant, ne le nions pas, sans parler de la constitution manifestement poreuse des corps naturels, il est encore deux théories spéciales de la physique moderne qui ont poussé en apparence à ces abus de l’atomistique : d’une part, la cristallographie d’Haüy, qui ramène tout cristal à la figure de son noyau, élément dernier, mais dont l’indivisibilité n’est que relative ; d’autre part, la théorie de Berzélius sur les atomes chimiques, qui ne sont pourtant que les expressions des rapports de combinaison des corps, c’est-à-dire de pures grandeurs arithmétiques, et rien de plus au fond que des jetons de calcul. Par contre la thèse de la seconde antinomie kantienne en faveur des atomes, thèse instituée, à vrai dire, dans une simple vue dialectique, se réduit à un pur sophisme, comme je l’ai démontré dans la critique de cette philosophie, et jamais notre entendement propre ne nous conduit nécessairement à admettre les atomes. Je suppose en effet sous mes yeux un corps animé d’un mouvement lent, mais constant et uniforme : je ne suis pas obligé de me le figurer comme constitué par une série de mouvements innombrables, infiniment rapides, mais interrompus et coupés par autant de moments d’arrêt infiniment courts ; loin de là, je n’ignore pas qu’une pierre lancée par la main, tout en volant plus lentement que la balle sortie du fusil, ne subit aucun arrêt dans sa marche. De même il m’est aussi peu nécessaire de me représenter la masse d’un corps comme formée d’atomes et d’intervalles d’atomes, c’est-à-dire de plein absolu et de vide absolu : il n’y a au contraire aucune peine à concevoir ces deux phénomènes comme deux continua ininterrompus, qui remplissent uniformément, l’un le temps, et l’autre l’espace. Mais de même qu’un mouvement peut avoir cependant une vitesse supérieure à un autre, c’est-à-dire parcourir plus d’espace en un temps égal ; de même aussi un corps peut être spécifiquement plus lourd que l’autre, c’est-à-dire contenir plus de matière dans le même espace : dans les deux cas la différence repose alors sur l’intensité de la force agissante, puisque Kant, à l’exemple de Priestley, a très justement décomposé la matière en forces. — Mais alors même que, sans accorder aucune valeur à l’analogie ici établie, on voudrait s’en tenir à l’idée que la diversité des poids spécifiques a sa seule raison dans la porosité, nous ne serions toujours pas amenés à l’hypothèse des atomes, mais seulement à celle d’une matière absolument pleine et inégalement répartie dans les différents corps ; par suite, cette matière, là où il n’y aurait plus de pores pour la traverser, cesserait sans doute de prêter à une compression ultérieure, mais ne laisserait pas de demeurer divisible à l’infini comme l’espace qu’elle remplit : car l’absence de pores ne supprime pas la possibilité d’une force capable de rompre la continuité de ses parties étendues. Dire, en effet, que toute division n’est possible que par élargissement d’intervalles déjà existants, c’est émettre une assertion tout arbitraire.

L’hypothèse atomistique repose précisément sur les deux phénomènes en question, savoir, sur la diversité des poids spécifiques des corps et sur celle de leur compressibilité, faits que cette hypothèse explique tous deux avec une égale facilité. Mais alors les deux phénomènes devraient toujours exister dans la même proportion, et tel n’est pas du tout le cas. L’eau par exemple, de poids spécifique bien inférieur à celui de tous les métaux proprement dits, devrait ainsi renfermer moins d’atomes, des atomes séparés par des interstices plus considérables, et par suite être très compressible ; loin de là, elle ne l’est presque pas.

Pour défendre la théorie des atomes il faudrait partir de la porosité et dire à peu près : tous les corps ont des pores, toutes les parties d’un corps en ont donc aussi ; et si l’on continuait ainsi à l’infini, il finirait par ne plus rien rester d’un corps que des pores. — La réponse serait que l’élément restant devrait, il est vrai, être supposé dépourvu de pores et par conséquent absolument dense, mais non pas encore conçu pour cela comme formé de particules absolument indivisibles, d’atomes ; absolument incompressible, il ne serait pas absolument indivisible. Sinon, il faudrait soutenir que la division d’un corps n’est possible que par pénétration dans les pores, ce qui n’est nullement démontré. Le prétend-on cependant, on a sans doute en ce cas des atomes, c’est-à-dire des corps absolument indivisibles, des corps dont les parties étendues ont une si puissante cohésion qu’aucune force possible ne peut les séparer ; mais de tels corps peuvent se supposer aussi bien grands que petits, et un atome pourra être aussi grand qu’un bœuf, pourvu qu’il résiste à toute attaque possible.

Imaginez deux corps de nature très différente, et qu’on aurait dépouillés de tous leurs pores par compression, comme au moyen de marteaux, ou par pulvérisation : leurs poids spécifiques seraient-ils devenus égaux ? Ce serait là le critérium de la dynamique.

  1. Ce chapitre correspond au § 23 du premier volume.