Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 85-105).


CHAPITRE XXII[1]
VUE OBJECTIVE DE L’INTELLECT


Il y a deux manières tout à fait distinctes de considérer l’intellect, suivant le point de vue où l’on se place ; et si opposées que soient par là même ces deux manières de voir, il faut pourtant les mettre en harmonie. — L’une est la manière subjective ; partant du dedans et prenant la conscience comme donnée, elle nous montre par quel mécanisme le monde s’y représente, comment il s’y construit avec les matériaux fournis par les sens et l’entendement. Locke est le promoteur de cette méthode ; Kant l’a portée à un degré de perfection incomparablement plus élevée, et moi-même j’y ai consacré mon premier livre et ses compléments.

La manière de voir opposée est la manière objective. Elle prend son point de départ au dehors, choisit comme son objet, non pas la conscience propre, mais les êtres donnés dans l’expérience externe, conscients d’eux-mêmes et du monde, puis elle recherche quel est le rapport de l’intellect de ces êtres à leurs autres qualités, par quoi il a été rendu possible et nécessaire, et ce qu’il leur fournit. Le point de vue où se place cette méthode est le point de vue empirique : en partant du monde et des êtres animés qui s’y trouvent, elle les prend comme absolument donnés. Elle sera donc essentiellement zoologique, et ne deviendra philosophique qu’en s’unissant à la première manière de voir et au point de vue plus élevé sur lequel se fonde celle-ci. La base fournie jusqu’à nos jours à cette méthode d’envisager l’intellect est due principalement aux zoologistes et aux physiologistes et parmi eux surtout aux Français. Citons au premier rang Cabanis, dont l’excellent ouvrage Des rapports du physique et du moral a frayé la voie à cette méthode. En même temps que lui s’affirmait Bichat, mais il a embrassé une matière bien plus vaste. Même Gall doit être nommé ici, bien que le but principal poursuivi par lui ait été manqué. L’ignorance et la prévention ont jeté à cette méthode le reproche de matérialisme, parce que, s’en tenant exclusivement à l’expérience, elle ne connaît pas la substance immatérielle, l’âme. Les progrès les plus récents dans la physiologie du système nerveux, les découvertes de Charles Bell, de Magendie, de Marshall Hall ont également enrichi la matière sur laquelle s’exerce cette méthode et y ont apporté plus de précision. Une philosophie, comme celle de Kant, qui ignore entièrement cette façon d’envisager l’intellect, est étroite et par là même insuffisante. Elle laisse entre notre savoir physiologique et notre science philosophique un abîme infranchissable, et de la sorte n’arrive pas à nous donner satisfaction.

Tout ce que j’ai dit dans les deux chapitres précédents sur la vie et l’activité cérébrale appartient déjà à cette manière de voir ; de même les explications fournies dans mon traité Sur la volonté dans la nature sous la rubrique Physiologie des plantes, ainsi qu’une partie des éclaircissements contenus dans la rubrique Anatomie comparée. Néanmoins l’exposé qui va suivre des résultats de toutes ces recherches ne sera nullement superflu.

On se rendra plus vivement compte de ce contraste éclatant entre les deux manières de voir indiquées, en allant jusqu’au bout de l’une et de l’autre, et en remarquant que ce que l’une reçoit immédiatement comme son objet sous forme de pensée réfléchie et d’intuition vivante, n’est pour l’autre rien de plus que la fonction physiologique d’un intestin, le cerveau ; que cette dernière nous autorise même à affirmer que tout le monde objectif, si illimité dans l’espace, si infini dans le temps, si impénétrable dans la perfection, n’est au fond qu’un certain mouvement, qu’une certaine affection de la masse moléculaire du cerveau. Et alors on se demande étonné : Qu’est-ce que ce cerveau dont la fonction produit ce phénomène de tous les phénomènes ? Quelle est la matière qui se transforme en une masse moléculaire si affinée, si délicate que l’excitation de quelques-unes de ses particules devient la condition et le support de l’existence d’un monde objectif ? La crainte d’aborder ces problèmes a engendré l’hypostase d’une substance simple, l’âme, ayant son siège dans le cerveau. Nous, nous dirons sans peur : cette masse moléculaire, elle aussi, comme toute partie animale ou végétative, est une forme organique, semblable aux masses moléculaires analogues, qui s’abritent dans la tête plus pauvre de nos frères sans raison, jusqu’au dernier qui est à peine capable d’appréhender ; toutefois, cette masse moléculaire organique est le dernier produit de la nature, lequel suppose déjà existants tous les autres. Mais en lui-même et en dehors de la représentation le cerveau est, comme tout le reste, volonté. Car exister pour un autre c’est être représenté, exister en soi est vouloir : et de là vient que la méthode purement objective ne nous fera jamais pénétrer à l’intérieur des choses ; quand nous essayons empiriquement et du dehors d’en trouver le fond intime, cet intérieur se transforme régulièrement, dans nos mains, en quelque chose d’extérieur, la moelle de l’arbre aussi bien que son écorce, le cœur de l’animal aussi bien que sa peau, et le jaune de l’œuf aussi bien que son enveloppe. Au contraire, en suivant la voie subjective, l’intérieur nous est accessible à tout moment. Nous le trouvons d’abord comme volonté en nous-mêmes, et en prenant comme fil conducteur l’analogie des autres êtres avec le nôtre, nous arrivons à les déchiffrer, étant parvenus à cette conviction que l’être en soi, indépendamment de la connaissance, c’est-à-dire de la représentation dans un intellect, ne saurait être conçu que comme volonté.

Si, dans cette méthode régressive d’envisager objectivement l’intellect, nous poussons le plus loin possible, nous trouverons que la nécessité, ou le besoin de la connaissance en général, naît de la pluralité et de l’existence séparée des êtres, c’est-à-dire de l’individuation. Car supposons qu’il n’y ait qu’un seul être ; une telle connaissance ne sera pas nécessaire, puisqu’il n’y a rien qui diffère de cet être même et dont l’existence doive passer médiatement en lui par la connaissance, c’est-à-dire par l’image et le concept. Cet être unique serait lui-même le tout dans le tout, conséquemment il ne lui resterait rien à connaître, je veux dire rien d’étranger qui puisse être saisi par lui comme objet. Avec la pluralité des êtres, au contraire, chaque individu se trouve isolé de tous les autres, et de là naît la nécessité de la connaissance. Le système nerveux, au moyen duquel l’individu animal prend d’abord conscience de lui-même, est limité par la peau : mais ce système s’élevant dans le cerveau jusqu’à devenir intellect franchit cette limite au moyen de la forme de causalité, et ainsi naît en lui l’intuition, comme la conscience des choses autres, comme une image des êtres situés dans l’espace et le temps, et qui se modifient conformément à la loi de cause.

En ce sens, dire « le différent seulement est connu du différent » serait plus juste que de répéter avec Empédocle : « Le semblable seulement est connu du semblable », proposition vague et équivoque, bien qu’à certains points de vue elle soit vraie : tel le point de vue où se place Helvétius, quand il fait cette remarque aussi juste que belle : « Il n’y a que l’esprit qui sente l’esprit : c’est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson », observation qui concorde avec le σοφον ειναι δει τον επιγνωσομενον τον σοφον (sapientem oportet esse eum qui sapientem agniturus sit) de Xénophane, et qui est d’une vérité navrante. — D’autre part, nous savons qu’inversement la pluralité du semblable n’est possible que par l’espace et le temps, c’est-à-dire par les formes de notre connaissance. L’espace naît alors seulement que le sujet connaissant regarde au dehors : il est la façon dont le sujet saisit quelque chose comme différent de lui-même. Or, à l’instant même, nous avons vu que la connaissance en général est conditionnée par la pluralité et la diversité. La connaissance et la pluralité ou individuation se tiennent donc étroitement et disparaissent l’une avec l’autre, chacune étant la condition réciproque de l’autre. D’où il faut conclure qu’au de la du phénomène, dans l’essence en soi de toutes choses, à laquelle l’espace et le temps et avec eux la pluralité sont nécessairement étrangers, il n’y a pas non plus de connaissance. C’est ce que le bouddhisme désigne sous le nom de Pratschna Paramita, c’est-à-dire comme au delà de toute connaissance. (J.-J. Schmidt, Sur le Maha Jana et le Pratschna Paramita.) Une « connaissance de choses en soi », au sens rigoureux du terme, serait déjà impossible pour cette raison que la connaissance s’évanouit, là où commence l’essence en soi des choses, et que toute connaissance est limitée par essence à des phénomènes. Car elle naît d’une limitation, qui la rend nécessaire, afin de reculer les bornes.

Pour la considération objective, le cerveau est l’efflorescence de l’organisme ; aussi n’apparaît-il dans tout son développement que lorsque celui-ci a atteint son plus haut degré de perfection et de complexité. Mais nous avons vu dans le chapitre précédent que l’organisme est l’objectivation de la volonté : le cerveau doit donc, comme en étant une partie, rentrer également dans cette objectivation. Ensuite, de ce fait que l’organisme n’est que la manifestation visible de la volonté, c’est-à-dire en soi cette volonté même, j’ai conclu que toute affection de l’organisme affecte en même temps et immédiatement la volonté, c’est-à-dire est éprouvée douloureusement ou agréablement. Toutefois, à mesure que la sensibilité s’accroît grâce à un développement plus avancé du système nerveux, il arrive que dans les organes des sens plus nobles, c’est-à-dire objectifs (vue, ouïe), les affections très douces qui y sont proportionnées soient éprouvées, sans qu’en elles-mêmes et immédiatement elles affectent la volonté, c’est-à-dire sans qu’elles soient douloureuses ou agréables, conséquemment qu’elles entrent dans la conscience comme des sensations simplement perçues et indifférentes en elles-mêmes. Dans le cerveau ce développement de la sensibilité est poussé à un tel point, qu’il se produit même une réaction après des impressions sensibles reçues, réaction qui ne part pas immédiatement de la volonté, mais qui est au premier chef un acte spontané de la fonction de l’entendement. Cette dernière opère le passage de l’impression sensible immédiatement perçue à sa cause, et comme dans cette opération le cerveau crée également la forme de l’espace, ainsi naît l’intuition d’un objet extérieur. Le point donc où, de l’impression reçue sur la rétine, impression qui n’est encore qu’une simple affection du corps et par conséquent de l’organisme, l’entendement opère le passage à la cause de cette impression, cause qu’au moyen de la forme de causalité il projette au dehors comme distincte de la personne propre, ce point, dis-je, peut être considéré comme la limite entre le monde comme volonté et le monde comme représentation ou si l’on veut comme le berceau de ce dernier. Mais, dans l’homme cette spontanéité de l’activité cérébrale, laquelle est en dernière instance un don de la volonté, va plus loin encore que la simple intuition et la perception immédiate des relations causales ; ici elle va jusqu’à former avec ces intuitions des concepts abstraits, à opérer avec ceux-ci, c’est-à-dire à penser, opération qui fait le fonds de ce qu’on appelle la raison humaine. Les pensées sont donc on ne peut plus éloignées des affections du corps, car celles-ci, le corps n’étant que l’objectivation de la volonté, peuvent, même dans les organes des sens pourvu qu’elles y soient vives, dégénérer sur-le-champ en douleur. La représentation et la pensée peuvent donc, en raison de ce que nous avons dit, être considérées elles aussi comme l’efflorescence de la volonté, en ce sens qu’elles naissent du développement et de l’achèvement suprême de l’organisme, et que celui-ci, en lui-même et en dehors de la représentation, n’est autre chose que la volonté. Sans doute, dans mon explication, l’existence du corps suppose le monde de la représentation, en tant que comme corps ou objet réel il n’est que dans ce monde ; et d’autre part, la représentation suppose tout autant le corps, puisqu’elle ne naît que par une fonction de ce corps. Ce qui sert de base à toute la phénoménalité, et qui seul est en soi et originel, c’est exclusivement la volonté : car c’est elle qui par ce processus même prend la forme de la représentation, c’est-à-dire entre dans l’existence secondaire d’un monde d’objets, autrement dit dans la connaissance.

Les philosophes antérieurs à Kant, à peu d’exceptions près, ont attaqué ce progrès de notre connaissance du côté où il ne fallait pas le faire. Ils partaient en effet d’une prétendue âme, d’une essence dont la nature intérieure et la fonction propre consistent dans la pensée, dans la pensée abstraite même à proprement parler ; cette âme simple s’exerce sur de purs concepts qu’on lui accorde d’autant plus complètement qu’ils sont plus éloignés de toute réalité intuitive. (Je prierai le lecteur de consulter la remarque à la fin du § 6 de mon écrit de concours sur le Fondement de la morale.) Cette âme est passée, on ne saurait concevoir comment, dans le corps, où sa pensée pure ne subit que des perturbations, par les impressions sensibles et les intuitions d’abord, et plus encore par les désirs que celles-ci provoquent, enfin par les affections et les passions dans lesquelles se transforment à leur tour ces derniers ; l’élément propre et originel de cette âme est, en effet, une pensée pure et abstraite ; abandonnée à cette fonction, elle n’a pour objet que des universaux, des idées innées et des vérités éternelles, et laisse l’intuitif bien au-dessous d’elle. De là vient ce dédain avec lequel nos professeurs de philosophie parlent encore aujourd’hui de la « sensibilité » et du « sensible » : ils en font même la source principale de l’immoralité ; et pourtant, dans la réalité, les sens, qui de concert avec les fonctions aprioriques de l’intellect produisent l’intuition, sont la source pure et inoffensive de toutes nos connaissances, et d’où la sensibilité emprunte tout son contenu. C’est vraiment à croire que ces messieurs n’entendent par la sensibilité[2] que le prétendu sixième sens des Français. — Donc, comme nous venons de le dire, dans le processus assigné à la connaissance, on fit du produit dernier de cette connaissance, de la pensée abstraite, l’élément premier et primitif, on prit le contre-pied du vrai. — De même que, suivant mon exposé, l’intellect naît de l’organisme et par lui de la volonté, conséquemment qu’il ne saurait être sans cette dernière, de même aussi il n’aurait sans elle ni matière, ni occupation, précisément parce que tout le connaissable n’est que l’objectivation de la volonté.

Ce n’est pas seulement l’intuition du monde extérieur, ou la conscience des choses autres, qui est déterminée par le cerveau et ses fonctions, c’est encore la conscience de soi. La volonté, en elle-même, est sans conscience et demeure telle dans la majeure partie de ses phénomènes. Il faut que le monde secondaire de la représentation s’y ajoute, pour qu’elle prenne conscience d’elle-même  : ainsi la lumière ne devient visible que par les corps qui la réfractent, sans quoi elle se perd sans effet dans les ténèbres. C’est seulement quand la volonté crée dans l’individu animal un cerveau, destiné à embrasser ses relations avec le dehors, c’est alors seulement que naît en elle la conscience de son être propre, par l’entremise du sujet de la connaissance, qui saisit les choses comme existantes, le moi comme voulant. La sensibilité, en effet, arrivée à son apogée dans le cerveau, mais qui est disséminée dans toutes les parties de cet organe, a besoin avant tout de rassembler tous les rayons de son activité, de les concentrer en quelque sorte en un foyer, qui ne se dirige toutefois pas au dehors, comme dans les miroirs concaves, mais au dedans, comme dans les miroirs convexes ; avec ce foyer elle décrit alors avant tout la ligne du temps, sur laquelle doit apparaître tout ce qu’elle représente, et qui est la première forme et la plus essentielle de toute connaissance, en d’autres termes la forme du sens intime. Ce foyer de l’ensemble de l’activité cérébrale est ce que Kant nommait l’unité synthétique de l’aperception : c’est par son intermédiaire seulement que la volonté prend conscience d’elle-même ; car ce foyer de l’activité cérébrale, ce sujet connaissant se reconnaît comme identique à sa propre base, d’où il dérive, le sujet voulant, et ainsi naît le moi. Tout d’abord pourtant ce foyer de l’activité cérébrale n’est que le simple sujet de la connaissance, capable comme tel d’être le spectateur froid et désintéressé, le simple directeur et conseiller de la volonté, de percevoir d’une manière purement objective le monde extérieur, sans égard au bien ou au mal de cette volonté. Mais dès qu’il se dirige vers le dedans, il reconnaît dans la volonté la base de son propre phénomène, et converge avec elle dans l’unité de conscience du moi. Ce foyer de l’activité cérébrale (ou sujet de la connaissance) est simple sans doute, en tant que point indivisible, sans être pour cela une substance (âme) ; il n’est qu’un simple état. Ce dont lui-même est l’état ne peut être connu de lui qu’indirectement, en quelque sorte par réflexion : mais la cessation de l’état ne doit pas être regardée comme l’anéantissement de ce dont il est l’état. Ce moi connaissant et conscient est à la volonté, base de son phénomène, ce que l’image formée dans le foyer d’un miroir concave est à celui-ci même : comme elle, il n’a qu’une réalité conditionnée, je dirai plus, une réalité purement apparente. Bien loin d’être le premier absolument (comme l’enseigne entre autres Fichte), au fond il est tertiaire, car il suppose l’organisme, et celui-ci la volonté. J’accorde que tout ce que je viens de dire n’est qu’image et comparaison, en partie même hypothèse ; mais nous sommes arrivés à un point que peuvent atteindre à peine les pensées : comment les preuves y atteindraient-elles ? Je prie donc mes lecteurs de comparer ce que je viens de dire avec ce que j’ai énoncé tout au long sur ce même objet dans le vingtième chapitre.

Bien que l’essence en soi de tout être consiste dans sa volonté, et que la connaissance avec la conscience ne s’y ajoute que comme un élément secondaire aux degrés supérieurs de l’échelle phénoménale, nous trouvons pourtant que la présence à des degrés divers de l’intellect et de la conscience crée entre les divers êtres des différences considérables et riches en conséquence. L’existence subjective de la plante doit être pensée par nous comme faiblement analogue au plaisir et à la douleur, comme une simple ombre de ces deux états ; et dans cet état extrêmement rudimentaire, la plante ne sait quelque chose que d’elle-même, rien de ce qui est en dehors d’elle. Au contraire, l’animal qui en est le plus proche, le dernier des animaux est poussé par des besoins plus élevés et spécifiés avec plus de précision, à étendre la sphère de son existence au-delà des limites de son corps. Extension qui se fait par la connaissance : l’animal a une sourde perception de son entourage immédiat, et de cette perception naissent des motifs pour son action conservatrice de lui-même. C’est ainsi qu’apparait le centre des motifs, et ce centre est le monde existant objectivement dans le temps et l’espace, le monde comme représentation, quelque faible, quelque vague et crépusculaire que soit cette première image, la plus humble du monde objectif. Mais cette image s’accuse avec une précision sans cesse croissante, gagne en largeur et en perspective, à mesure que dans la série ascendante des organisations animales le cerveau se produit d’une manière de plus en plus parfaite. Cette extension du développement cérébral, c’est-à-dire du développement de l’intellect et de la clarté représentative, à chacun des degrés supérieurs, est amenée par les besoins de plus en plus croissants, de plus en plus complexes de ces phénomènes de la volonté. C’est le besoin qui donne toujours l’impulsion, car sans nécessité la nature (c’est-à-dire la volonté qui s’y objective) ne produit rien, ni surtout la plus difficile de ses œuvres, un cerveau parfait ; cela en vertu de la loi de parcimonie : natura nihil agit frustra et nihil supervacaneum. Elle a muni chaque animal des organes nécessaires à sa conservation, des armes nécessaires à sa défense, comme je l’ai démontré par le menu dans mon traité De la volonté dans la nature sous la rubrique Anatomie comparée : c’est en se conformant à ce même esprit qu’elle a accordé à chacun d’eux le plus important des organes dirigés vers le dehors, le cerveau, avec sa fonction, l’intellect. En effet, plus l’organisation de l’animal devenait complexe par suite d’un développement plus élevé, plus variés aussi et plus spécialement déterminés devenaient ses besoins, plus difficile, en conséquence, et dans une dépendance plus étroite des circonstances, se présentait la manière de se procurer de quoi satisfaire ces besoins. Il fallut dès lors un horizon plus large, une aperception plus juste, une distinction plus précise des objets extérieurs, dans leurs conditions et leurs rapports. Aussi voyons-nous les facultés représentatives et leurs organes, cerveaux, nerfs et organes des sens, gagner en perfection, à mesure que nous nous élevons dans la hiérarchie animale ; et à mesure que se développe le système cérébral, le monde extérieur se représente dans la conscience avec une clarté, une variété de points de vue et une perfection de plus en plus croissantes. L’aperception du monde demande maintenant une attention de plus en plus grande, et en dernier lieu une attention si concentrée qu’il faut quelquefois perdre de vue le rapport de cette attention à la volonté, afin qu’elle se produise avec plus de pureté et de précision. Ce phénomène ne se présente d’une manière tout à fait caractéristique que chez l’homme : chez lui seul s’opère une séparation tranchée du connaître et du vouloir. C’est là un point important, que je ne fais qu’effleurer, pour en montrer la place et le reprendre plus loin. — Mais ce dernier pas même dans l’extension et le perfectionnement du cerveau, et par là dans l’accroissement des facultés de connaissance, la nature ne le fait, comme tous les autres, qu’à la suite de l’accroissement des besoins, c’est-à-dire en vue de servir la volonté. La fin que celle-ci poursuit et atteint dans l’homme est sans doute, en ce qui concerne l’essentiel, la même et rien de plus que la fin de la volonté dans l’animal, à savoir la conservation et la perpétuation. Mais grâce à l’organisation de l’homme, les conditions nécessaires pour atteindre cette fin se sont tellement multipliées, élevées et spécifiées, que pour arriver au but un accroissement de l’intellect à un degré incomparablement plus élevé que celui de tous les échelons antérieurs se présentait comme un moyen nécessaire, ou du moins comme le moyen le plus facile. Et comme l’intellect, conformément à son essence, est un instrument qui sert à de nombreux usages, qui est également applicable aux fins les plus diverses, la nature, fidèle à son esprit d’économie, a voulu dorénavant répondre par lui seul à toutes les exigences des besoins devenus si divers ; aussi a-t-elle placé l’homme sans vêtement, sans arme défensive ni offensive, l’homme extrêmement débile et ne présentant que peu de force de résistance contre l’indigence ou les influences nuisibles, l’a-t-elle placé, dis-je, dans le monde, s’en remettant de l’entretien de son existence à cet unique et grand instrument, à côté duquel elle n’avait conservé que les mains, empruntées à l’échelon immédiatement inférieur, aux singes. Mais par cette prédominance de l’intellect, ce n’est pas seulement l’aperception des motifs, leur diversité et en général l’horizon des fins qui sont accrus, c’est encore la précision, avec laquelle la volonté prend conscience d’elle-même, précision qui est poussée au plus haut degré, à la suite de la clarté grandissante de la conscience tout entière, et qui, soutenue par la faculté de connaître abstraitement, s’élève jusqu’à la réflexion parfaite. Mais par là, ainsi que par la véhémence nécessairement supposée d’une volonté substrat d’un intellect ainsi accru, s’est produite une augmentation d’intensité de toutes les affections, et la possibilité des passions, que l’animal ne connaît proprement pas. Car la violence de la volonté va d’un même pas avec l’accroissement de l’intellect, et cela parce que cet accroissement provient en réalité des besoins grandissants et des exigences plus impérieuses de la volonté. D’ailleurs cette volonté devenue plus véhémente, cet intellect devenu plus pénétrant se soutiennent réciproquement : en effet, la violence du caractère se rattache à un accroissement d’énergie des pulsations du cœur et de la circulation et celui-ci augmente physiquement l’activité du cerveau. D’autre part, la clarté de l’intelligence rend plus intenses, par le moyen d’une aperception plus vive des circonstances extérieures, les affections provoquées par celles-ci. C’est pourquoi, par exemple, de jeunes veaux se laissent tranquillement emballer dans une voiture qui les emporte ; tandis que les jeunes lions, si on les sépare seulement de leur mère, demeurent dans une agitation continuelle et crient sans relâche du matin au soir ; des enfants, dans la même position, crieraient et se tourmenteraient jusqu’à en mourir. La vivacité et la violence du singe sont dans un rapport très étroit avec le développement déjà remarquable de son intelligence. D’une manière générale, c’est en vertu de cette influence réciproque que l’homme est susceptible de douleurs bien plus grandes que l’animal et qu’il peut tirer aussi plus de joie des affections satisfaites et agréables. De même le degré d’élévation de son intellect le rend plus sensible à l’ennui que l’animal, et cette même élévation devient, quand elle est particulièrement parfaite dans un individu, une source inépuisable de passe-temps. Dans l’ensemble donc, le phénomène de la volonté chez l’homme est au phénomène volitif chez l’animal appartenant aux trois espèces supérieures, ce qu’un son attaqué est à sa quinte prise trois ou quatre octaves plus bas. Mais ces différences de l’intellect et par là de la conscience, sont également grandes et présentent des nuances infinies, entre les diverses espèces animales. Le simple substitut de conscience, que nous avons assigné à la plante, sera à l’existence subjective bien plus sourde encore d’un corps inorganique, ce que la conscience du dernier des animaux est à cette quasi-conscience de la plante. Si l’on veut se faire une idée concrète de ces dégradations innombrables de la conscience, on n’a qu’à se les figurer sous la forme de la vitesse différente, dont sont animés des points inégalement distants du centre d’une plaque tournante. Mais, comme nous le voyons au IIIe livre, c’est la gamme, dans toute son étendue, depuis le dernier son encore perceptible jusqu’au plus élevé, qui fournit l’image la plus juste, je dirai même l’image naturelle de cette dégradation. — C’est le degré de conscience qui détermine le degré d’existence d’un être. Car toute existence immédiate est subjective ; l’existence objective se trouve dans la conscience d’un autre, n’existe donc que pour lui, c’est-à-dire tout à fait médiatement. La diversité de degrés dont est susceptible la conscience différencie autant les êtres que la volonté les fait égaux, car cette dernière est l’élément commun qui se rencontre dans tous.

Cette différence que nous venons d’étudier entre la plante et l’animal, puis entre les diverses espèces animales, se rencontre aussi entre un homme et un autre. En effet, ici aussi l’élément secondaire, l’intellect, établit, par le moyen de la clarté de la conscience et de la précision de la connaissance qui dépendent de lui, une différence fondamentale et infiniment grande dans la manière d’être tout entière, et conséquemment dans le degré de l’existence. Plus la conscience est élevée, plus les pensées sont claires et coordonnées, plus les intuitions sont nettes, et plus intimes sont les mouvements de la sensibilité. Par là tout gagne en profondeur : l’émotion, la mélancolie, la joie et la douleur. Les esprits ordinaires et médiocres ne sont pas même capables d’un vrai mouvement de joie : ils passent leur vie dans une sorte d’hébétement. Tandis que la conscience de l’un ne lui présente, dans une maigre aperception du monde extérieur, que sa propre existence avec les motifs qu’il est nécessaire d’appréhender pour la conserver et l’égayer, pour celui-là la conscience est une chambre obscure dans laquelle il représente le macrocosme :

Il sent qu’il renferme dans son cerveau
Un petit monde qui y couve,
Que ce monde commence à agir et à vivre,
Qu’il aimerait à le projeter hors de lui.

La diversité dans toute la manière d’être, telle que l’établissent entre les hommes les gradations extrêmes des facultés intellectuelles, est si grande, que la différence entre un roi et un journalier paraît petite en comparaison. Et ici aussi, comme dans les espèces animales, je puis montrer quel lien étroit unit la véhémence de la volonté à la vigueur de l’intellect. Le génie est déterminé par un tempérament passionné : un génie phlegmatique est inconcevable ; il semble que la nature ne puisse ajouter un intellect démesurément puissant qu’à une volonté d’une rare violence, d’une extrême puissance de désirs, et qu’il faut que cet intellect se calque sur cette volonté ; il n’y a qu’à se rendre compte d’ailleurs des conditions physiologiques du génie et à voir que les artères de la tête impriment un mouvement plus énergique au cerveau et en augmentent la turgescence. D’autre part, la quantité, la qualité et la forme du cerveau même est une seconde condition, incomparablement plus rare celle-là, du génie. Les phlegmatiques ont en général des facultés intellectuelles médiocres, et de même les peuples froids et phlegmatiques du Nord ont en général une infériorité notable sur les populations vives et passionnées du Midi, pour ce qui est du génie ; bien que, suivant la remarque fort juste de Bacon (De augment. scient., 1. VI, c. iii), si d’aventure un homme du Nord est favorisé des dons de la nature, cette faveur atteindra à un degré qui ne se rencontre guère chez les gens du Sud. Aussi est-ce une habitude aussi erronée que commune de prendre comme point de comparaison des forces intellectuelles de nations différentes, les grands esprits qu’elles ont produits ; c’est proprement vouloir établir la règle sur les exceptions. Tout au contraire, c’est la grande masse de chaque nation qu’il faut envisager : une seule hirondelle ne fait pas le printemps.

Il faut encore remarquer ici l’effet singulier de cette passion, condition du génie, dans la vie pratique, quand elle s’unit à l’aperception vive des choses, qui le caractérise : dans ce cas, dès que la volonté entre en jeu, et surtout à propos d’événements subits, elle excite les affections à un tel degré qu’elle trouble et obscurcit l’intellect ; tandis que le phlegmatique conserve même alors le plein usage de ses facultés intellectuelles, moindres il est vrai, et arrive dans ces cas à des résultats que n’atteindra jamais le plus grand homme de génie. En conséquence, un tempérament passionné favorise la constitution primordiale de l’intellect, un tempérament phlegmatique en favorise l’usage. C’est pourquoi le génie véritable n’est propre qu’aux productions théoriques, pour lesquelles il peut prendre son temps ; ce temps sera précisément celui où la volonté repose entièrement et où aucune onde ne trouble le miroir pur de l’aperception objective ; le génie est au contraire impropre et inhabile à la vie pratique, et c’est pourquoi il y est le plus souvent malheureux. C’est dans cet esprit qu’est composé le Tasse de Gœthe. Et de même que le génie proprement dit repose sur la vigueur absolue de l’intellect, vigueur qu’il faut acheter par une violence extrême du caractère ; de même la grande supériorité dans la vie pratique, qui fait les capitaines et les hommes d’État, repose sur la vigueur relative de l’intellect, c’est-à-dire sur un degré très élevé de cet intellect, mais qui peut être atteint sans que les affections soient trop vivement excitables, sans que le caractère soit trop violent ; c’est une puissance intellectuelle qui dès lors demeure tout entière au sein même de l’orage. Ici une volonté très ferme, un caractère inébranlable unis à un entendement solide et distingué suffisent ; tout ce qui dépasse cette mesure altérerait la supériorité en question, car le développement excessif de l’intelligence entrave la fermeté du caractère et la décision de la volonté. Aussi cette sorte d’excellence intellectuelle n’est-elle pas aussi anormale et est-elle cent fois moins rare que l’autre. De grands ministres, de grands capitaines apparaissent à toutes les époques, dès que les circonstances extérieures favorisent leur activité. Au contraire, les grands poètes et les grands philosophes se font attendre pendant des siècles ; l’humanité toutefois peut se contenter même de ces rares apparitions, car les œuvres de ces génies restent et ne sont pas limitées au présent comme les actes des autres.

Toujours fidèle à cette loi d’économie dont nous avons parlé, la nature n’accorde la supériorité intellectuelle qu’à un très petit nombre, et ne fait don du génie que comme de la plus rare des distinctions.

À la grande masse de l’humanité elle ne donne que les facultés intellectuelles nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce. Car, le nombre des besoins humains étant très considérable et ces besoins s’augmentant sans cesse à mesure même qu’ils sont satisfaits, la plus grande partie de l’humanité est nécessairement condamnée à passer sa vie à des travaux grossièrement corporels et entièrement mécaniques : pourquoi ces gens-là auraient-ils un esprit vif, une imagination enflammée, un entendement subtil, une pénétration profonde ? Ces qualités ne pourraient que les rendre impropres à leur fonction et par suite malheureux. Aussi la nature a-t-elle le moins prodigué la plus précieuse de toutes ses œuvres. En se plaçant à ce point de vue, on devrait, afin de porter des jugements équitables, se demander une fois pour toutes ce qu’on peut attendre des facultés intellectuelles des hommes en général ; ainsi, en ce qui concerne les savants, comme ils ne sont généralement devenus tels que grâce à des circonstances extérieures, on devrait les considérer comme des personnes que la nature avait vouées en réalité à l’agriculture ; il faudrait appliquer cette mesure à l’estimation même des professeurs de philosophie, on trouverait en bien des cas que leurs œuvres répondent parfaitement à ce qu’on en pouvait équitablement attendre.

Il est à remarquer que dans le Midi, où les nécessités vitales pèsent moins lourdement sur les hommes et leur laissent plus de loisirs, les facultés intellectuelles de la foule même en deviennent plus actives et plus délicates. — Voici, au point de vue physiologique, un spectacle non moins étonnant : la prépondérance de la masse cérébrale sur celle de la moelle et des nerfs, prépondérance qui, d’après la découverte profonde de Sömmering, est la véritable mesure du degré d’intelligence, tant dans les espèces animales que chez les individus humains, cette prépondérance accroît en même temps la mobilité immédiate, l’agilité des membres. C’est que, grâce à cette extension singulière du cerveau, les nerfs moteurs n’en deviennent que plus dépendants ; de plus, cette perfection qualitative du grand cerveau, le cervelet, directeur immédiat des mouvements, y participe, et ainsi, grâce à cette perfection des deux organes, tous les mouvements volontaires augmentent en facilité, en rapidité et en souplesse ; le point de départ de toute l’activité étant fortement concentré, il se produit ce phénomène que Lichtenberg louait chez Garrick : il disait de lui « qu’il était présent tout entier dans les muscles de son corps ». C’est pourquoi la lourdeur de la démarche physique est le signe de la lourdeur dans l’évolution des pensées ; tout aussi bien que la mollesse des traits et l’hébétude du regard, elle est considérée, chez les individus ainsi que chez les nations, comme un indice du manque d’esprit. Il arrive aussi, et c’est un autre symptôme de la relation physiologique dont nous venons de parler, que beaucoup de gens sont obligés de s’arrêter, dès que leur conversation avec celui qui les accompagne devient assez sérieuse et exige un certain enchaînement des idées ; c’est que leur cerveau, dès qu’il est obligé de coordonner quelques couples de pensées, ne conserve plus la force nécessaire pour tenir les jambes en mouvement par le moyen des nerfs moteurs : tant toutes leurs facultés leur ont été mesurées étroitement.

De toute cette considération objective de l’intellect et de son origine, il ressort qu’il est destiné à concevoir les fins sur la réalisation desquelles repose la vie individuelle et la propagation de cette vie, et nullement à nous représenter l’essence existant en soi et indépendamment du sujet connaissant des choses et du monde. Sensible à la lumière, la plante dirige sa tige en croissant vers les rayons lumineux ; ce qu’est pour la plante cette sensibilité, la connaissance l’est, quant à l’espèce, pour l’animal et même pour l’homme, quoique pourtant, quant au degré, elle se développe dans la proportion demandée par les besoins de chacun de ces êtres. Chez tous ces êtres la perception demeure une pure intuition de leur rapport avec les autres choses et n’est nullement destinée à représenter jamais dans la conscience du sujet connaissant l’essence propre et absolument réelle de ces choses. Loin de là l’intellect, issu de la volonté, n’est en cette qualité destiné qu’à la servir, c’est-à-dire à concevoir des motifs : toute son organisation vise à ce but et sa tendance est ainsi absolument pratique. Il en est de même si nous considérons comme morale la signification métaphysique de la vie ; car en ce sens encore nous ne trouvons l’homme pourvu de connaissance que pour le besoin de sa conduite. Une telle faculté de connaissance, exclusivement réservée à des fins pratiques, ne pourra jamais, par sa nature, concevoir que les relations réciproques des choses, et non pas leur essence propre, telle qu’elle existe en soi. Or, tenir l’ensemble de ces relations pour l’essence réelle et absolue du monde en soi, et dans les façons et les modes dont elles se représentent nécessairement d’après les lois préformées dans le cerveau, voir les lois éternelles de l’existence de toutes choses, pour construire ensuite sur ces données Ontologie, Cosmologie et Théologie, — telle a été proprement l’erreur séculaire et fondamentale à laquelle la doctrine de Kant a mis fin. Notre étude objective et par suite en grande partie physiologique de l’intellect se rencontre donc avec les considérations transcendantales de Kant ; en un certain sens même elle se présente comme une vue a priori sur ces considérations, puisque, prenant son point de départ en dehors d’elles, elle nous fait connaître dans sa genèse, et par là comme nécessaire ce que Kant, appuyé sur des données de la conscience, ne nous montre que comme existant dans les faits. Que résulte-t-il en effet de notre examen objectif de l’intellect ? Le monde comme représentation, tel qu’il existe, étendu dans l’espace et dans le temps, et tel qu’il se meut sans cesse, conformément à la règle rigoureuse de la causalité, n’est avant tout qu’un phénomène physiologique, une fonction cérébrale, que le cerveau accomplit sans doute à l’occasion de certaines excitations extérieures, mais cependant selon ses propres lois. On le conçoit donc d’avance, ce qui se produit dans cette fonction même, c’est-à-dire par elle et pour elle, ne peut nullement être regardé comme l’essence de choses en soi qui seraient indépendantes et totalement différentes de la fonction même ; ces phénomènes au contraire représentent simplement avant tout le mode et la nature de cette fonction même, car cette fonction ne peut jamais subir que des modifications très secondaires de la part de choses entièrement indépendantes d’elle-même, et destinées seulement à l’exciter et à la mettre en mouvement. D’après ces principes, Locke déniait aux choses en soi, pour l’attribuer aux organes des sens, tout ce que la perception doit à la sensation ; Kant, avec la même intention, est allé plus loin dans la même voie et a démontré que tout ce que l’intuition proprement dite rend possible, c’est-à-dire espace, temps et causalité, n’est que fonction cérébrale : à la vérité, il s’est abstenu de cette expression physiologique, à laquelle notre présente manière de voir, notre point de vue opposé et réaliste nous conduit nécessairement. Kant, par la voie analytique, est arrivé à ce résultat que la matière de notre connaissance n’est que pur phénomène. Le vrai sens de ce terme énigmatique se trouve éclairci par notre examen objectif de l’intellect dans sa formation. Les phénomènes, ce sont les motifs, appropriés aux fins d’une volonté individuelle, tels qu’ils se représentent dans l’intellect créé à cet usage par la volonté (et cet intellect lui-même se manifeste objectivement sous forme de cerveau), et ces motifs, saisis aussi loin qu’on en peut poursuivre l’enchaînement, et rassemblés, forment par leur connexion ce monde qui se développe objectivement dans le temps et dans l’espace, ce monde que j’appelle monde comme représentation. Avec notre manière de voir disparaît aussi ce qu’il y a de choquant dans la théorie kantienne : pour Kant l’intellect, au lieu des choses en soi, connaît de purs phénomènes ; il est ainsi conduit à des paralogismes et à des hypostases sans fondement, résultat « de sophistications de la raison elle-même et non pas des hommes, sophistications dont le plus sage lui-même ne peut se défaire ; peut-être, après de grands efforts, pourra-t-il se garder de l’erreur, mais quant à l’apparence, qui ne cesse de le harceler et de se jouer de lui, jamais il ne s’en dégagera ». Ne semble-t-il pas ainsi que notre intellect soit à dessein voué à nous induire en erreur ? Or, les vues objectives ici développées sur l’intellect, en nous en montrant la genèse, nous font comprendre que, destiné exclusivement à des fins pratiques, il est le simple médium des motifs, que par suite il lui suffit de les présenter exactement pour remplir sa mission, et que si de l’ensemble des phénomènes qui se présentent ainsi à nous objectivement selon leurs lois, nous entreprenons de construire l’être des choses en soi, nous le faisons à nos risques et périls et sous notre propre responsabilité. Nous l’avons reconnu en effet, cette force intime de la nature, cette force inconsciente à l’origine et perdue dans les ténèbres où elle s’agite, qui, après s’être élevée jusqu’à la conscience propre, se révèle à celle-ci comme volonté, ne peut franchir ce degré qu’en produisant un cerveau animal, qu’en donnant à ce cerveau la connaissance pour fonction, et de ce fait naît en lui le phénomène du monde intuitif. Or, passer de ce pur phénomène cérébral, avec la régularité invariablement attachée à ses fonctions, à l’être objectif et en soi du monde et des choses, être indépendant de lui, existence antérieure et postérieure à la sienne, et les déclarer identiques, c’est faire un saut auquel rien ne nous autorise. Mais ce mundus phœnomenon, cette intuition qui demande des conditions si diverses pour se produire, est la source de toutes nos notions ; toutes tiennent leur valeur d’elle seule, ou du moins seulement de leur rapport avec elle. Aussi sont-elles, selon l’expression kantienne, d’un usage immanent et non transcendant, c’est-à-dire que ces notions, cette matière première de notre pensée, et à plus forte raison les jugements produits par leur combinaison, sont impropres à nous fournir l’idée de l’essence des choses en soi et de l’enchaînement véritable du monde et de la vie : c’est une entreprise analogue à celle qui consisterait à exprimer en pouces carrés la capacité stéréométrique d’un corps. Car notre intellect, destiné seulement à l’origine à présenter ses fins les plus mesquines à la volonté individuelle, ne conçoit par suite que les simples relations des choses, sans pénétrer dans leur substance intime, dans leur essence propre : ce n’est donc qu’une pure force superficielle, toujours attachée à la surface des choses, qui ne saisit que des species transitivas, mais non la nature vraie des êtres. Voilà pourquoi il n’est pas de chose, fût-ce la plus simple et la plus misérable, que nous puissions fouiller de notre regard et embrasser par l’esprit : il reste en tout quelque obscurité que nous sommes impuissants à éclaircir. — Puisque l’intellect n’est qu’un produit de la nature, calculé par elle uniquement en vue de ses fins, les mystiques chrétiens ont eu grandement raison de le nommer « la lumière de la nature » et de le ramener dans ses bornes : car la nature est le seul objet à l’égard duquel il soit le sujet. Le fond de cette expression est déjà, à vrai dire, la pensée d’où est sortie la Critique de la raison pure. Par la voie directe, c’est-à-dire par l’application immédiate et sans critique de l’intellect et de ses données, nous ne pouvons concevoir le monde, et plus nous méditons sur ce sujet, plus nous nous engageons, plus nous nous enfonçons dans d’inextricables énigmes. La cause en est que l’intellect, et par suite la connaissance même, est déjà un élément secondaire, un pur résultat, produit par le développement de la nature du monde ; le monde lui était donc antérieur et il n’a enfin paru que dans une éruption vers la lumière de l’effort inconscient, qui, sorti du fond de ses ténèbres, manifeste son essence en tant que volonté dans la conscience intime née de la même impulsion et du même coup. Ce qui a précédé la connaissance, ce qui était la condition primordiale de son existence, ce qui en est ainsi la base propre ne peut être saisi immédiatement par elle, de même que l’œil ne peut se voir lui-même. Loin de là, les rapports d’être à être qui se présentent à la surface des choses, voilà son unique fonction, et elle peut s’en acquitter par le seul moyen de l’appareil intellectuel, c’est-à-dire des formes de l’intellect, espace, temps et causalité. Comme le monde s’est formé sans l’aide de la connaissance, l’essence entière n’en rentre pas dans la connaissance, mais celle-ci au contraire suppose déjà l’existence du monde, et voilà pourquoi l’organe du monde est hors de son domaine. Elle est donc bornée aux rapports entre les êtres existants, et suffit ainsi aux besoins de la volonté individuelle, dont le seul service a provoqué son apparition. Car l’intellect, nous l’avons déjà montré, trouve ses conditions dans la nature, il réside en elle et en fait partie, et il ne peut pas se placer en face d’elle comme un spectateur complètement étranger, pour en embrasser en soi l’essence entière d’une vue pénétrante et tout objective. Il peut, par une bonne fortune, tout comprendre dans la nature, mais non pas la nature même, au moins directement. Si décourageante que soit pour la métaphysique cette limitation essentielle de l’intellect, conséquence de sa nature et de son origine, elle ne laisse pas d’avoir un autre côté des plus consolants. Elle enlève en effet aux témoignages directs de la nature cette valeur absolue que le naturalisme proprement dit s’attache à défendre. Si donc la nature nous présente tout être vivant comme sorti du néant et destiné, après une existence éphémère, à y rentrer pour toujours, et si elle semble se complaire à toujours recommencer, à produire sans cesse, pour pouvoir sans cesse détruire, sans être capable de rien mettre au jour de durable ; si par suite nous ne devons reconnaître de persistant que la matière qui, incréée et impérissable, enfante toutes choses de son sein, d’où, semble-t-il, son nom de mater rerum, et à côté de la matière, la forme, sorte de père des choses, aussi fugitive que l’autre est constante, variant à tout moment, capable seulement de se maintenir tant qu’elle s’accroche en parasite à la matière, tantôt à cette parcelle, tantôt à cette autre, et sujette à disparaître, dès qu’elle a une fois perdu ce point d’appui, comme l’attestent paleothériums et ichthyosatires, — dans ce spectacle, il nous faut sans doute reconnaître le témoignage immédiat et sincère de la nature, mais, en raison de l’explication donnée plus haut de l’origine et de la nature correspondante de l’intellect, nous ne pouvons attribuer à ces déclarations une vérité absolue, mais au contraire et toujours une vérité toute relative, et c’est ce que Kant a bien marqué, en la nommant le phénomène par opposition à la chose en soi.

Est-il possible, malgré cette limitation essentielle de l’intellect, par un détour, c’est-à-dire au moyen de la réflexion longuement poursuivie et par la combinaison artificielle de la connaissance objective dirigée vers le dehors avec les données de la conscience propre, de parvenir à une certaine intelligence du monde et de l’essence des choses ? ce ne sera toujours qu’une connaissance très limitée, tout indirecte et relative, c’est-à-dire une traduction allégorique dans les formes de la connaissance, et ainsi un pur quadam prodire tenus qui laissera toujours derrière soi nombre de problèmes sans solution. — Au contraire, l’erreur capitale de l’ancien dogmatisme détruit par Kant était, dans toutes ses formes, de partir entièrement de la connaissance, c’est-à-dire du monde comme représentation, pour en déduire et construire à l’aide de ses lois tout ce qui existe. Dans cette opération il tenait ce monde de la représentation avec ses lois pour un être absolu doué d’une absolue réalité, tandis que toute l’existence en est foncièrement relative et n’est que le résultat ou le phénomène de l’être en soi qui lui sert de base ; en d’autres termes, il édifiait une ontologie, là où il ne trouvait matière qu’à une dianoiologie. Par la conformité même de la connaissance à des lois, Kant en a montré la relativité subjective et par suite l’immanence absolue, c’est-à-dire l’entière inaptitude à tout usage transcendant ; aussi pouvait-il appeler très justement sa doctrine Critique de la raison pure. Il est arrivé à ce résultat par deux voies : en montrant dans toute connaissance une part considérable et constante d’a priori, et qui, en tant qu’absolument subjective, détruit toute objectivité ; et en prétendant faire voir que les principes de la connaissance prise comme purement objective, poursuivis jusqu’au bout, menaient à des contradictions. Mais il s’était trop pressé d’admettre qu’en dehors de la connaissance objective, c’est-à-dire en dehors du monde comme représentation, rien ne nous était donné ; peut-être en exceptait-il encore la conscience, fondement du peu de métaphysique qui restait chez lui, c’est-à-dire de la théologie morale, à laquelle il n’attribuait d’ailleurs lui-même qu’une valeur absolument pratique et nullement théorique. Sans doute la connaissance objective ou le monde en tant que représentation ne nous fournit rien que des phénomènes avec leur enchaînement phénoménal et leur régression infinie ; mais il avait perdu de vue que notre essence propre et intime ne laisse pas d’appartenir nécessairement au monde des choses en soi, où elle prend sa racine : et par là, si même nous sommes incapables de tirer au jour cette racine elle-même, nous devons du moins saisir quelques données propres à éclairer le rapport du monde des phénomènes avec l’être en soi des choses. C’est là la voie par laquelle je suis allé au delà de Kant et des limites tracées par lui, sans jamais cesser pourtant de me tenir sur le terrain de la réflexion, c’est-à-dire de la loyauté, sans recourir par suite à des fanfaronnades vides de sens, sans faire appel à cette « intuition intellectuelle » ou à cette « pensée absolue » qui caractérisent dans l’intervalle de Kant à moi la période de la pseudo-philosophie. Dans sa démonstration de l’impuissance de la connaissance rationnelle à pénétrer l’essence du monde, Kant partait de la connaissance comme d’un fait donné par notre conscience et procédait ainsi, en ce sens, a posteriori. Pour moi, au contraire, dans ce chapitre-ci comme dans mon écrit De la volonté dans la nature, j’ai cherché à prouver ce qu’est la connaissance par sa nature intime et son origine, à savoir une faculté secondaire, vouée à des fins individuelles : d’où suit la nécessité de son impuissance à approfondir l’essence du monde ; je suis donc en cela arrivé au même but a priori. Mais pour avoir une connaissance entière et parfaite d’une chose, il faut en avoir fait le tour et être revenu par l’autre côté au point de départ. Il ne suffit donc pas, dans l’importante théorie dont il est ici question, d’aller, à l’exemple de Kant, de l’intellect à la connaissance du monde, il faut encore, ainsi que je l’ai entrepris ici, aller du monde pris comme un fait à l’intellect. De cette manière mon examen physiologique, au sens large du mot, devient le complément de ces considérations théologiques, selon l’expression française, ou, pour parler plus justement, de ces considérations transcendantales.

Dans les pages précédentes, pour ne pas rompre le fil de mon exposition, j’ai différé l’explication d’un point que j’avais touché : c’est qu’à mesure qu’en remontant la série animale on voit l’intellect gagner en développement et en perfection, la séparation entre la connaissance et la volonté s’accuse de plus en plus nettement, et la connaissance devient ainsi plus pure. L’essentiel sur ce sujet se trouve dans mon écrit De la volonté dans la nature sous la rubrique Physiologie générale (pages 68-72 de la seconde édition) ; j’y renvoie donc pour ne pas me répéter et me borne à y joindre ici quelques observations. La plante n’a ni irritabilité ni sensibilité, la volonté ne s’objective en elle que sous forme de plasticité ou de faculté reproductive ; elle n’a donc ni muscles ni nerfs. Au degré le plus bas du règne animal, chez les zoophytes, notamment chez les polypes, nous ne pouvons pas reconnaître encore distinctement la séparation de ces deux éléments, mais nous en supposons la présence, quoiqu’ils se trouvent encore fondus en un seul : car nous remarquons en eux des mouvements produits, non pas comme ceux de la plante, par de simples excitations, mais par des motifs, c’est-à-dire à la suite d’une certaine perception ; aussi voulons-nous voir en eux des animaux. À mesure maintenant qu’on s’élève dans la série animale, on voit se séparer de plus en plus nettement les systèmes nerveux et musculaire jusque dans les vertébrés et plus complètement encore chez l’homme où le système nerveux se divise en système nerveux organique et système nerveux cérébral, où ce dernier s’accroît à son tour jusqu’à former l’appareil si compliqué du cerveau et du cervelet, de la moelle allongée et de la moelle épinière, des nerfs cérébraux et rachidiens, des faisceaux de nerfs sensitifs et moteurs, destinés, le cerveau avec les nerfs sensitifs qui s’y rattachent, et les faisceaux postérieurs de nerfs rachidiens, à recevoir les motifs venus du monde extérieur, et tous les autres éléments, à transmettre ces motifs aux muscles, où la volonté se manifeste directement. Dans la même mesure on voit s’accuser de plus en plus la distinction entre le motif et l’acte volontaire qu’il provoque, c’est-à-dire entre la représentation et la volonté : il s’ensuit que l’objectivité de la conscience ne cesse pas de croître, avec la précision et la pureté des représentations qui s’y produisent. Mais ces deux séparations n’en font en réalité qu’une seule et même, envisagée ici par nous sous ses deux faces, la face objective et la face subjective, c’est-à-dire d’abord dans la conscience des autres choses, et ensuite dans la conscience de soi. C’est sur le degré de cette séparation que repose, en dernière analyse, la différence et la gradation des capacités intellectuelles, tant parmi les diverses espèces animales qu’entre les individus de l’espèce humaine : il donne ainsi la mesure de la perfection intellectuelle de ces êtres, car de lui dépend la clarté de la conscience du monde extérieur, l’objectivité de l’intuition. Dans le passage rappelé plus haut j’ai montré que les choses ne sont objet de perception pour l’animal qu’autant qu’elles sont des motifs pour sa volonté, et que les animaux même les plus intelligents ont peine à dépasser cette limite : leur intellect en effet adhère trop fortement encore à la volonté d’où il est sorti. Au contraire, l’homme même le plus obtus a déjà des choses une conception en quelque mesure objective, car il reconnaît en elles non seulement ce qu’elles sont par rapport à lui, mais encore en partie ce qu’elles sont par rapport à elles-mêmes et à d’autres choses. C’est chez la minorité pourtant que la séparation atteint le degré où l’on devient capable d’examiner et de juger une chose d’une manière purement objective : mais « voilà ce que je dois faire, ce que je dois dire, ce que je dois croire », telle est la fin vers laquelle, en toute occasion, notre pensée court en ligne droite et où notre esprit s’arrête, heureux de trouver le repos. Car penser pour une tête faible est aussi insupportable que pour un bras faible soulever un fardeau : de là l’empressement des deux à s’y dérober. L’objectivité de la connaissance et surtout de la connaissance intuitive comporte des degrés innombrables, fondés sur l’énergie de l’intellect et sa séparation d’avec la volonté : de ces degrés le plus élevé est le génie ; la conception du monde extérieur devient dans le génie si pure et si objective que, dans les choses individuelles, c’est plus que ces choses mêmes, c’est la nature de toute l’espèce, c’est l’idée platonicienne de ces choses qui se révèle à lui ; parce qu’ici la volonté disparaît complètement de la conscience. C’est là le point où la présente considération, partie de données physiologiques, se rattache au sujet de notre troisième livre, c’est-à-dire à la métaphysique du beau : ce troisième livre expose longuement que la conception esthétique véritable, qui, à son plus haut degré, est le propre du seul génie, est l’état de la connaissance pure, c’est-à-dire complètement indépendante de la volonté et parvenue ainsi à un état de parfaite objectivité. La conséquence de tout le développement précédent est que la gradation de l’intelligence, depuis la conscience animale la plus sourde jusqu’à celle de l’homme, est un détachement progressif de l’intellect d’avec la volonté, et qui se produit tout entier quoique au seul titre d’exception dans le génie ; le génie peut donc se définir le plus haut degré de l’objectivité de la connaissance. La condition si rarement réalisée du génie est une quantité d’intelligence bien supérieure à celle qu’exige le service de la volonté qui en est la base : c’est cet excédent devenu libre qui perçoit proprement le monde, c’est-à-dire qui le conçoit dans une objectivité parfaite et fait ensuite l’artiste, le poète, le penseur.

  1. Ce chapitre se rapporte à la dernière moitié du § 27 du premier volume.
  2. Le mot allemand Sinnlichkeit, dont se sert l’auteur, a cet avantage de désigner à la fois la sensibilité et la sensualité. (N. du trad.)