Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXVIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 162-172).


CHAPITRE XXVIII[1]
CARACTÈRE DU VOULOIR-VIVRE


Notre second livre se ferme sur la question du but dernier et de la fin de cette volonté qui s’est révélée comme l’essence en soi de toute chose en ce monde. Les considérations suivantes sont destinées à compléter la réponse générale donnée à cette question, en traçant dans ses principales lignes le caractère de cette volonté.

Un tel exposé est possible, parce que nous avons reconnu pour l’essence intime du monde une réalité absolue, une donnée de l’expérience. La dénomination d’ « âme du monde », donnée par maint philosophe à cette essence intime, n’y substitue déjà au contraire qu’un pur être de raison (ens rationis) car le mot « âme » indique une unité de conscience individuelle, évidemment étrangère à cette essence, en général d’ailleurs cette notion d’ « âme » ne peut ni se justifier, ni s’employer, parce qu’elle personnifie la connaissance et le vouloir rassemblés dans une union inséparable et néanmoins indépendants de tout organisme animal. Il ne faudrait user de ce terme qu’au sens figuré, car il est bien plus perfide que ceux de ψυχή ou d’anima, qui signifient seulement souffle.

Mais un langage plus choquant encore est celui des prétendus panthéistes, dont toute la philosophie consiste surtout à décorer du titre pompeux de « Dieu » cette essence intime du monde, à eux inconnue ; après quoi ils s’imaginent avoir bien mérité de l’humanité. A leurs yeux, le monde serait une théophanie. Mais jetons seulement, à ce point de vue, un regard sur le monde, ce monde de créatures toujours misérables, condamnées, pour vivre un instant, à se dévorer les unes les autres, à passer leur existence dans l’angoisse et le besoin, à endurer souvent d’atroces tortures jusqu’au moment où elles tombent enfin dans les bras de la mort ; enveloppons tout ce spectacle d’un coup d’œil et nous donnerons raison à Aristote quand il dit : ή φυσις δαιμόνα, αλλ’ όυ θείά (natura dœmonia est, non divina) : De divinat., c. ii, p. 463 ; nous avouerons même qu’un Dieu, qui se serait avisé de se transformer en un pareil monde, devrait avoir été vraiment possédé du diable. — Je le sais, les soi-disant philosophes de ce siècle suivent l’exemple de Spinoza et se croient ainsi justifiés. Mais Spinoza avait des raisons toutes spéciales de donner ce nom à sa substance unique ; il devait au moins sauver le mot, sinon la chose. Le souvenir était tout frais encore des bûchers de Giordano Bruno et de Vanini, victimes immolées à un Dieu en l’honneur duquel, sans comparaison aucune, avait coulé le sang de plus d’hommes que sur les autels de tous les dieux païens des deux hémisphères réunis. Quand donc Spinoza appelle le monde Dieu, c’est exactement, et rien de plus, comme Rousseau qui, dans le Contrat social, ne manque jamais de nommer le peuple « le souverain ». C’est encore la même manière de procéder que celle de ce prince qui, désireux d’abolir la noblesse dans ses États, imagina, pour ne dépouiller personne de son bien, d’anoblir d’un seul coup tous ses sujets. À la vérité, nos savants d’aujourd’hui ont un autre argument en faveur du terme qu’ils emploient ; mais il n’est en rien plus convaincant que les autres. Dans leurs spéculations philosophiques, ils partent tous, en effet, non pas du monde ou de la conscience que nous en avons, mais de Dieu, comme d’un principe donné et connu ; Dieu n’est pas leur quœsitum, mais leur datum. S’ils étaient des enfants, je leur montrerais que c’est faire là une pétition de principe, mais ils le savent aussi bien que moi. Seulement, depuis que Kant a démontré l’impuissance de l’ancien et honnête dogmatisme qui voulait aller du monde à Dieu et n’y aboutit pas, ces messieurs se figurent avoir découvert une adroite issue et faire preuve d’une grande finesse. Que le lecteur des temps futurs me pardonne de l’avoir entretenu de gens qu’il ne connaît pas.

Tout regard jeté sur ce monde, dont l’explication est la tâche du philosophe, nous atteste et nous confirme que la volonté de vivre, loin d’être une personnification arbitraire, ou même un mot vide de sens, est au contraire la seule expression véritable de l’essence intime de ce monde. Tout se presse et se pousse vers l’existence, autant que possible vers l’existence organique, c’est-à-dire vers la vie, pour en atteindre ensuite l’échelon le plus élevé : la nature animale nous témoigne donc manifestement que le vouloir-vivre est la note fondamentale de son être, sa seule propriété immuable et absolue. Contemplons cette ardeur de vie universelle, voyons l’empressement infini, cette facilité, cette exubérance avec laquelle, en tout lieu et à toute heure, le vouloir-vivre fait violemment effort vers l’existence, emprunte des formes innombrables, use des fécondations et des germes, et à leur défaut de la generatio œquivoca, sans perdre une seule occasion de tirer à soi avidement la moindre substance capable de vivre. Considérons ensuite ces inquiétudes horribles, ces révoltes sauvages de sa part, lorsqu’il doit, en quelqu’un de ses phénomènes isolés, se séparer de l’existence, là surtout où ce déchirement apparaît au grand jour de la conscience. Il semble que dans ce phénomène unique c’est le monde tout entier qui doive être à jamais anéanti, et tout l’être d’une créature vivante ainsi menacée se réduit aussitôt à une lutte, à une résistance désespérée contre la mort. Voyons par exemple l’angoisse incroyable d’un homme en danger de mort, l’intérêt immédiat et sérieux pris par tous les témoins à sa souffrance et leurs transports de joie sans fin quand il est sauvé. Rappelons-nous l’épouvante glaciale qui nous saisit à entendre prononcer un arrêt de mort, notre horreur profonde à la vue des préparatifs de l’exécution, la pitié qui nous arrache le cœur au spectacle de l’exécution elle-même. On croirait qu’il s’agit de tout autre chose que d’abréger simplement de quelques années une existence vide, triste, aigrie par mille tourments et toujours incertaine ; on penserait vraiment que c’est un événement d’une importance extraordinaire que de voir un individu arriver quelques années plus tôt là où, après une existence éphémère, il a des milliards de siècles à demeurer. — Tous ces phénomènes sont la preuve évidente que j’ai eu raison de poser comme principe inexplicable, mais propre à servir de fondement à toute explication, la volonté de vivre, et que ce vouloir-vivre, loin d’être un mot sonore, vide de sens, tel que l’absolu, l’infini, l’idée, ou autres expressions semblables, est la réalité suprême à nous connue, est même la substance et le noyau de toute réalité.

Faisons maintenant abstraction, pour quelque temps, de cette interprétation puisée au-dedans de notre être, et plaçons-nous en étrangers vis-à-vis de la nature, pour la saisir objectivement. Nous trouvons qu’à partir du degré de la vie organique, elle n’a qu’un but : la conservation de toutes les espèces. C’est à cette fin qu’elle travaille par la surabondance démesurée des germes, par la violence impatiente de l’instinct sexuel, par l’empressement de cet instinct à se plier à toutes les situations et à toutes les circonstances, même à la nécessité d’une procréation hybride, enfin par l’instinct de l’amour maternel, dont la puissance va jusqu’à l’emporter, dans certaines espèces animales, sur l’amour de soi-même, et jusqu’à faire sacrifier à la mère sa vie pour le salut de ses petits. L’individu au contraire n’a pour la nature qu’une valeur indirecte, celle d’un simple moyen propre à maintenir l’espèce. Hors de là, son existence lui est indifférente, et elle le conduit elle-même à sa perte, dès qu’il cesse d’être capable de servir à son dessein. Pourquoi l’individu ? Nous le saurions donc clairement ; mais pourquoi l’espèce ? Voilà une question, à laquelle la nature considérée du côté purement objectif ne nous fournit aucune réponse. Car c’est en vain qu’on cherche, en les constatant, à découvrir une fin à cette agitation sans trêve, à cette impulsion fougueuse vers l’existence, à ces soins anxieux pour la conservation des espèces. L’énergie et le temps des individus se dépensent tout entiers en efforts pour leur entretien et celui de leur progéniture, et y suffisent tout juste, sans même y parvenir toujours. Mais si même une fois par hasard il reste un excédent de force par suite de bien-être, et en outre, chez la seule espèce douée de raison, un excédent de connaissance, c’est un résultat trop peu important pour en faire le but de toute cette activité de la nature. — À considérer les choses objectivement et d’un œil étranger, il semblerait que le seul souci de la nature soit de ne laisser perdre aucune de toutes ses idées (platoniciennes), c’est-à-dire de ses formes permanentes : l’heureuse découverte et la disposition de ces idées (dont la succession des trois règnes animaux antérieurs à la surface de la terre n’a été que le prélude) l’auraient satisfaite à tel point que son unique crainte serait maintenant de voir disparaître quelqu’une de ces belles inventions, c’est-à-dire de voir quelqu’une de ses formes échapper au temps et à la causalité. Les individus en effet sont passagers, comme l’eau courante, les idées au contraire sont permanentes comme les tourbillons de la rivière : elles ne doivent donc s’anéantir que si la source se tarit. — C’est à cette vue énigmatique qu’il faudrait nous arrêter si la nature ne nous était donnée que du dehors, c’est-à-dire objectivement : nous devrions alors la croire issue de cette même connaissance qui la conçoit, c’est-à-dire née sur le domaine de la représentation, et c’est sur ce terrain que nous devrions nous maintenir, dans nos efforts pour éclaircir le problème. Mais il n’en est pas ainsi et nous pouvons, à coup sûr, pénétrer du regard dans l’intérieur de la nature : qu’est-ce, en effet, sinon notre propre intérieur, dans lequel justement la nature, parvenue au degré suprême où elle pouvait s’élever par son activité, reçoit, dans la conscience propre, la lumière directe de la connaissance ? Ici la volonté nous apparaît comme un principe différent toto genere de la représentation dans laquelle la nature existait, déployée en chacune de ses idées, et elle nous fournit d’un seul coup cette explication que nous ne pouvions jamais trouver par la voie purement objective de la représentation. Le subjectif nous donne donc ici la clef de l’interprétation de l’objectif.

Nous avons posé tout à l’heure, comme caractère de ce subjectif ou de cette volonté, un penchant démesuré de tous les animaux et de tous les hommes à conserver et à prolonger le plus possible leur vie : pour reconnaître dans ce penchant une force primitive et absolue, nous devons encore nous rendre exactement compte qu’il n’est en aucune façon le résultat d’une connaissance objective de la valeur de la vie, mais qu’il est indépendant de toute connaissance, ou en d’autres termes que ces êtres ne se présentent pas comme tendant à une fin qui les attire, mais comme poussés par une énergie invisible.

À cet effet, commençons par passer en revue l’innombrable série des animaux. Considérons l’infinie diversité de leurs formes, les modifications incessantes qu’elles subissent pour s’approprier au milieu, à la manière de vivre de chacun ; contemplons en même temps l’art inimitable et également parfait dans tous les individus qui préside à leur structure et à leur mécanisme, enfin la dépense incroyable de force, d’adresse, de prudence et d’activité que chaque animal, sa vie durant, est condamné à faire sans repos. Allons plus loin maintenant : représentons-nous le zèle infatigable des misérables petites fourmis, regardons ce fossoyeur (Necrophorus Vespillo) enterrer à lui seul en deux jours le cadavre d’une taupe quarante fois plus grosse que lui, pour y déposer ses œufs et assurer la nourriture de la future génération (Gleditsch, Phys. Bot. Econ., dissertation III, 220) ; songeons qu’en général la vie de la plupart des insectes n’est qu’un perpétuel travail, pour préparer les aliments et la demeure des larves qui naîtront plus tard de leurs œufs, et qu’ensuite ces larves, après avoir dévoré ces aliments et s’être transformées en chrysalides, entrent dans la vie, pour recommencer sur nouveaux frais la même besogne. Disons-nous que de même la vie des oiseaux se passe en grande partie à opérer leurs longues et pénibles migrations, puis à bâtir leur nid, à apporter la nourriture à leurs poussins, destinés eux-mêmes, l’année suivante, à jouer le même rôle ; qu’ainsi tout travaille toujours pour un avenir qui fait ensuite défaut, et pourrons-nous nous empêcher de chercher des yeux la récompense de tout cet art et de toute cette peine, le but dont l’image présente aux yeux des animaux les pousse à cette agitation incessante ; pouvons-nous en un mot nous empêcher de demander : Quel est le résultat de tout cela ? Quelle est la fin réalisée par l’existence animale qui demande toutes ces dispositions à perte de vue ? — On ne peut rien nous montrer que la satisfaction de la faim et de l’instinct sexuel, et peut-être encore un court moment de bien-être, comme il est donné à tout animal d’en obtenir en partage, au milieu de ses misères et de ses efforts infinis. Si l’on met en regard d’une part l’ingéniosité inexprimable de la mise en œuvre, la richesse indicible des moyens, et de l’autre, la pauvreté du résultat poursuivi et obtenu, on ne peut se refuser à admettre que la vie est une affaire, dont le revenu est loin de couvrir les frais. C’est ce qui est surtout évident chez certains animaux dont l’existence est particulièrement simple. Considérons par exemple la taupe, cette ouvrière infatigable. Creuser avec difficulté au moyen de ses pattes énormes en forme de palettes, telle est l’occupation de toute sa vie ; une nuit constante l’environne ; elle n’a ses yeux embryonnaires que pour fuir la lumière. Elle est le seul véritable animal nocturnum, bien plus que les chats-huants, les hiboux, les chauves-souris qui y voient la nuit. Que lui vaut cette existence si riche en peines, si pauvre en joies ? La nourriture et l’accouplement, c’est-à-dire rien de plus que les moyens de poursuivre la même triste carrière et de la recommencer, dans un nouvel individu. De tels exemples sont la preuve frappante qu’entre les fatigues et les tourments de la vie et le produit ou le gain qu’on en retire, il n’y a aucune proportion. Chez les animaux qui possèdent la vue, la conscience du monde visible, toute subjective qu’elle est et bornée à l’influence des motifs, donne encore à la vie un semblant de valeur objective. Mais la taupe aveugle, avec son organisation si parfaite et son activité sans relâche, réduite tour à tour à se nourrir de larves d’insectes ou à souffrir de la faim, fait éclater à nos yeux la disproportion entre les moyens et la fin. — À cet égard, l’étude du règne animal abandonné à lui-même dans les régions inhabitées est aussi très instructive. Nous en trouvons une belle peinture, ainsi que des souffrances que, sans la participation de l’homme, la nature prépare d’elle-même à ses créatures, dans les Tableaux de la nature de Humboldt, 2e édit., pages 30 et suiv. ; Humboldt ne manque pas non plus, page 44, de jeter un coup d’œil sur les souffrances analogues qu’endure la race humaine, toujours et partout divisée en deux camps et en lutte contre elle-même. C’est cependant encore dans l’existence simple des animaux, facile à embrasser du regard, qu’on peut saisir plus aisément le néant et la vanité des efforts de tout le phénomène. La variété des organisations, la perfection des moyens qui servent à conformer chacune d’entre elles en vue de son milieu et de sa proie, présentent ici un contraste nettement tranché avec l’absence de tout but final supposable ; à la place de cette fin, un instant de bien-être, une puissance passagère, dont la condition préalable est le besoin, de longues et nombreuses douleurs, un combat incessant, bellum omnium, l’obligation pour chacun d’être tour à tour chasseur et gibier, tumulte, privation, misère et angoisse, cris et hurlements, voilà tout ce qui nous apparaît ; et tout cela continuera ainsi, in secula seculorum, ou jusqu’à ce que l’écorce de notre planète vienne encore une fois à éclater. Junghuhn raconte avoir aperçu à Java une plaine couverte d’ossements à perte de vue, et qu’il prenait pour un champ de bataille : ce n’étaient pourtant, et rien de plus, que les squelettes de grandes tortues, longues de cinq pieds, larges et hautes de trois, qui, au sortir de la mer, prennent ce chemin pour aller déposer leurs œufs ; elles sont alors assaillies par des chiens sauvages (canis rutilans), qui, réunis en troupes, les renversent sur le dos, leur arrachent la carapace inférieure, les petites écailles du ventre, et les dévorent ainsi toutes vivantes. Mais souvent alors un tigre se précipite sur les chiens. Cette désolation se répète des milliers et des milliers de fois, d’année en année. Est-ce pour cela que naissent donc ces tortues ? Quel crime leur vaut un tel supplice ? Pourquoi toutes ces scènes d’horreur ? Il n’y a à cette question qu’une seule réponse : ainsi s’objective le vouloir-vivre[2]. Il faut l’étudier à fond et le bien saisir pour arriver à comprendre son essence et le monde ; il ne suffit pas de forger des notions générales, pour élever ensuite sur ce fondement des châteaux de cartes. L’intelligence du grand spectacle fourni par l’objectivation du vouloir-vivre, ainsi que des caractères qui en composent l’essence, demande, il est vrai, un examen plus précis et une étude plus détaillée qu’il n’en faut pour se tirer d’affaire avec le monde en l’intitulant Dieu, ou pour venir, avec une niaiserie que seule la patrie allemande pouvait créer et goûter, déclarer qu’il est « l’idée dans son autrement être » ; car ce sont là les inepties qui, vingt ans durant, ont fait les délices des sots de mon temps. Pour le panthéisme ou le spinozisme, dont les systèmes actuels ne sont que des travestissements, la trame du monde se dévide en effet sans fin, et toujours de même pendant l’éternité. Car le monde est alors un Dieu, un ens perfectissimum ; il ne peut rien exister, rien se concevoir de meilleur. Il n’y a donc pas besoin de rédemption, et il n’y en a pas. Quant à saisir le but de toute cette tragi-comédie, il n’est pas nécessaire de le chercher bien loin, car elle n’a pas de spectateurs, et les acteurs eux-mêmes, à côté d’un maigre plaisir tout négatif, sont condamnés à endurer des tourments infinis.

Revenons maintenant à la considération de la race humaine. La complication est ici sans doute plus grande et le tableau prend une teinte plus sérieuse ; mais le caractère fondamental ne laisse pas d’être le même. Ici aussi la vie se présente à nous, non comme un présent dont nous puissions jouir, mais comme un devoir, comme un pensum dont nous devons nous acquitter. Nous n’y trouvons, par suite, et dans l’ensemble et dans le détail, que misère universelle, fatigues sans trêve, efforts constants, lutte sans fin, activité forcée et tension extrême de toutes les forces physiques et intellectuelles. Des millions d’hommes, réunis en nations, aspirent à leur bonheur commun et chaque individu aspire au sien propre ; mais cette œuvre demande des milliers de victimes. Tantôt les illusions insensées, tantôt les subtilités de la politique les poussent à des guerres acharnées les uns contre les autres : il faut alors que la sueur et le sang des masses coulent à flots pour réaliser les idées ou expier les fautes de quelques-uns. En temps de paix, l’industrie et le commerce sont florissants, les inventions font merveille, les mers sont sillonnées de navires, de tous les coins du monde les friandises affluent, et les flots engloutissent des milliers d’hommes. Tout s’agite, les uns par la pensée, les autres par l’action, le tumulte est indescriptible. — Mais la fin dernière de tout cela, quelle est-elle ? Assurer pendant un court espace de temps l’existence d’individus éphémères et torturés ; dans le cas le plus heureux, une misère supportable, une absence de chagrins toute relative, mais sur laquelle s’abat aussitôt l’ennui qui la guette ; enfin la reproduction de cette race et de son activité. — À ce point de vue, et en raison de cette évidente disproportion entre la peine et le gain, le vouloir-vivre nous apparaît, pris objectivement, comme une folie, et subjectivement comme une illusion qui s’empare de tout être vivant et lui fait appliquer tout l’effort de ses facultés à la poursuite d’une fin sans valeur. Mais un examen plus attentif nous montrera ici encore qu’il est bien plutôt une impulsion aveugle, un instinct sans fondement et sans motif.

La loi de motivation s’étend en effet, je l’ai déjà expliqué au § 29 du premier volume, aux seules actions isolées, et non pas à l’ensemble et à la totalité du vouloir. La raison en est que si nous embrassons du regard la race humaine avec ses agitations dans son ensemble et dans sa généralité, le spectacle qui s’offre à nous est celui de marionnettes tirées, non par des fils extérieurs, à la façon des marionnettes ordinaires, comme dans le cas d’actes isolés, mais bien plutôt mues par un mécanisme intérieur. Car la comparaison faite plus haut de l’activité incessante, grave et laborieuse des hommes avec le résultat réel ou possible qu’ils en retirent, met dans tout son jour la disproportion énoncée, en nous montrant l’insuffisance absolue de la fin à atteindre, prise comme force motrice, pour l’explication de ce mouvement et de ces agitations sans trêve. Qu’est-ce, en effet, qu’un court retard apporté à la mort, un léger soulagement du besoin, un éloignement de la douleur, une satisfaction momentanée du désir, à côté de leur victoire si fréquente et du triomphe certain de la mort ? Quelle serait la puissance de pareils avantages, pris pour véritables principes moteurs d’une race humaine innombrable et toujours renouvelée, qui ne cesse de courir, de se pousser, de se presser, de se tourmenter, de se débattre, pour représenter toute l’histoire tragi-comique du monde, qui, bien plus, supporte l’ironie d’une telle existence et tâche de la prolonger le plus possible ? — Évidemment tout cela est inexplicable, si nous cherchons les causes motrices au dehors des figures, si nous nous imaginons la race humaine poussée par les réflexions de la raison, ou par un ressort du même genre (sorte de fils directeurs), à faire effort vers ces biens qui l’attendent, et dont la conquête serait une récompense proportionnée à ses labeurs et à ses souffrances de tous les instants. S’il en était ainsi, il y aurait bien longtemps que chacun se serait écrié : « Le jeu ne vaut pas la chandelle », et aurait quitté la partie. Mais chaque homme, au contraire, veille sur sa vie et la défend comme un gage précieux à lui confié sous une lourde responsabilité, et cela au milieu des soucis infinis et des besoins constants, parmi lesquels justement l’existence se passe. Le but et la raison, le gain final, il ne le voit pas, à la vérité ; mais il a cru, sans y regarder et sur parole, à la valeur de ce gage, tout en ignorant en quoi elle consiste. C’est pourquoi j’ai dit que ces marionnettes ne sont pas maniées du dehors, mais portent chacune en elles le rouage qui commande leurs mouvements. Ce rouage c’est le vouloir-vivre, manifesté sous forme d’un ressort infatigable, d’une impulsion aveugle, dont la raison suffisante ne se trouve pas dans le monde extérieur. C’est lui qui retient les individus attachés à cette scène, et qui est le primum mobile de leurs évolutions ; les objets extérieurs au contraire, les motifs n’en déterminent que la direction spéciale dans un cas isolé : sinon la cause serait loin de répondre à l’effet. Car ainsi que toute manifestation d’une force naturelle a une cause, sans que la force naturelle en ait elle-même ; ainsi tout acte volontaire isolé suppose un motif, mais la volonté en général n’en a pas : bien plus, au fond ces deux cas n’en font qu’un seul et même. Partout la volonté, principe métaphysique, est la borne de tout examen, la limite que l’expérience n’a jamais franchie. Ce caractère primitif et inconditionnel de la volonté est l’explication de l’attachement démesuré de l’homme à une existence pleine de misère, de tourment, de douleur, d’angoisse ou encore d’ennui, qui, envisagée sous son aspect purement objectif, devrait lui inspirer une profonde horreur ; nous y trouvons encore la raison de ses craintes excessives à l’approche d’un terme qui est pourtant la seule chose dont il soit sûr[3]. — Aussi voyons-nous souvent un être misérable, déformé et courbé par l’âge, les privations et la maladie, implorer du fond du cœur notre aide pour prolonger une existence dont la fin devrait paraître digne des souhaits les plus ardents, si nous étions en cela déterminés par un jugement objectif. Mais au lieu de la raison, c’est ici la volonté qui agit, en tant qu’instinct de vivre, désir de vivre, courage de vivre : c’est la même force qui fait croître la plante. Ce courage de vivre peut se comparer à une corde qui serait tendue sur le théâtre de marionnettes constitué par le monde des hommes : les poupées y seraient attachées au moyen de fils invisibles, et ne seraient portées qu’en apparence par le plancher situé sous elles (la valeur objective de la vie). Si un jour la corde faiblit, le mannequin s’affaisse ; si elle se rompt, il doit tomber puisque le plancher ne le soutenait qu’en apparence ; c’est que la détente du plaisir de vivre engendre l’hypocondrie, le spleen, la mélancolie, et l’épuisement complet de ce plaisir provoque le penchant au suicide, auquel l’homme se porte alors pour la raison la plus futile, souvent même pour un motif imaginaire, poussé à se chercher querelle à lui-même pour se tuer, comme d’autres cherchent querelle à un tiers dans un semblable dessein ; bien plus, au besoin il sera entraîné même sans motif particulier au suicide. (Cf., pour preuves à l’appui, Esquirol, Des maladies mentales, 1838.) Et l’agitation, le mouvement qui remplissent la vie s’expliquent comme la patience qui nous la fait supporter. Cette activité fiévreuse n’est pas le résultat d’un libre choix ; mais tandis que chacun serait heureux de goûter le repos, les fouets du besoin et de l’ennui viennent entretenir le mouvement de la toupie. Aussi, toute notre existence, dans l’ensemble et dans le détail, porte-t-elle la marque de la contrainte : chaque individu est paresseux au fond du cœur et aspire au repos ; mais il est forcé d’avancer, semblable à la planète qu’il habite, qu’une force qui la pousse en avant empêche seule de tomber sur le soleil. Tout est donc dans une tension continuelle, dans une agitation forcée, et la marche du monde s’effectue, selon une expression d’Aristote (De cœlo, II, 13), ου φυσει, αλλα βια (motu, non naturali, sed violento). C’est en apparence seulement que les hommes sont appelés en avant ; en réalité ils sont poussés par derrière  ; ce n’est pas la vie qui les attire, mais c’est le besoin qui les presse et les fait marcher. La loi de motivation, comme toute causalité, est une pure forme du phénomène. — Pour le dire en passant, là est l’origine de ce côté comique, burlesque, grotesque et grimaçant de la vie : car un individu chassé en avant malgré lui se démène comme il le peut, et la confusion qui en résulte produit souvent un effet bouffon ; mais la souffrance cachée derrière ce voile n’en est pas moins sérieuse et réelle.

De toutes ces considérations il ressort donc clairement que le vouloir-vivre n’est pas une conséquence de la connaissance de la vie, ni en quelque façon une conclusion ex prœmissis, ni, d’une manière générale, rien de secondaire ; tout au contraire, il est le principe premier et absolu, prémisse de toutes les prémisses, et il mérite par là de devenir le point de départ de la philosophie ; car ce n’est pas le vouloir-vivre qui apparaît comme une conséquence du monde, c’est le monde qui est produit comme une conséquence de la volonté de vivre.

J’ai à peine besoin de faire remarquer que les considérations sur lesquelles se ferme ce deuxième livre annoncent déjà fortement le grave sujet du quatrième livre ; elles m’auraient permis d’y passer aussitôt, si mon plan ne m’obligeait pas à commencer par intercaler une seconde étude du monde comme représentation, sujet plus riant de notre troisième livre, mais dont la conclusion nous conduira par une transition directe au quatrième.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 29 du premier volume.
  2. Le Siècle du 10 avril 1859 nous décrit très bien l’histoire suivante d’un écureuil fasciné magiquement et dévoré par un serpent.
      « Un voyageur qui vient de visiter plusieurs provinces de l’île de Java cite un exemple curieux du pouvoir fascinateur des serpents. Le voyageur en question commençait à gravir le Junjind, un des monts nommés par les Hollandais Pepergebergte. Après avoir pénétré dans une épaisse forêt, il aperçut sur les branches d’un kijatile un écureuil de Java à tête blanche, qui jouait avec la grâce et l’agilité propres à cette charmante espèce de rongeurs. Un nid sphérique, formé de brins flexibles et de mousse, placé vers la cime de l’arbre, à l’embranchement de deux rameaux, et une cavité située dans le tronc, semblaient être les points de mire de ses jeux. À peine s’en était-il éloigné qu’il s’empressait d’y revenir. On était au mois de juillet, et sans doute l’écureuil avait dans le haut ses petits, et dans le bas sa provision de fruits. Bientôt il fut comme saisi d’épouvante, ses mouvements devinrent désordonnés, il semblait chercher à mettre un obstacle entre lui et certaines parties de l’arbre ; puis il se tapit immobile entre deux branches. Le voyageur eut le sentiment d’un danger pour l’innocente bête, mais il ne pouvait deviner lequel. Il approcha et découvrit, après examen attentif, dans un creux du tronc, une couleuvre lien, les yeux dardés fixement dans la direction de l’écureuil. Notre voyageur trembla pour le pauvre écureuil. La couleuvre était si absorbée par sa proie qu’elle ne semblait nullement remarquer la présence d’un homme. Armé, le voyageur aurait pu secourir le malheureux rongeur, en tuant le serpent. Mais la science l’emporta sur la pitié, et il voulut voir quelle serait l’issue du drame. Le dénouement fut tragique. L’écureuil ne tarda pas à pousser un cri plaintif qui, pour tous ceux qui le connaissent, dénote le voisinage d’un serpent. Il avança quelque peu, tenta de reculer, revint encore en avant, essaya de retourner en arrière, mais s’approcha toujours plus du serpent. Roulée en spirale, la tête par-dessus les anneaux, immobile comme une poutre, la couleuvre ne le quittait pas du regard. De branche en branche, et descendant toujours, l’écureuil arriva jusqu’à la partie nue du tronc. Alors le pauvre animal ne tâcha même plus de se soustraire au danger. Attiré par une force invincible, et comme pris de vertige, il se précipita dans la gueule du serpent, qui s’ouvrit tout à coup démesurément pour l’engloutir. Autant la couleuvre avait été inerte jusque-là, autant elle devint active dès qu’elle fut en possession de sa proie. Déroulant ses anneaux et s’élançant de bas en haut avec une agilité inconcevable, elle atteignit en un clin d’œil le sommet de l’arbre, où elle alla sans doute digérer et dormir. »
      Cet exemple, par ce qui en ressort, nous fait comprendre l’esprit qui anime la nature, ainsi que la vérité de la sentence d’Aristote rapportée plus haut. L’histoire a sa valeur non seulement en ce qui touche le fait de la fascination, mais encore comme argument en faveur du pessimisme. Qu’un animal soit surpris et dévoré par un autre animal, c’est un mal, mais qui n’a pas trop de quoi indigner ; mais qu’un pauvre innocent écureuil, installé dans son nid auprès de ses petits, soit forcé pas à pas, chancelant, malgré sa résistance et ses plaintes, d’aller se jeter de soi-même et en pleine conscience dans la gueule béante du serpent, voilà qui est épouvantable, qui est révoltant. — Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !
  3. Cf. Augustini De civitate Dei, liv, XI, ch. xxvii, comme intéressant commentaire de ce qui vient d’être dit ici.