Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLIX

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 446-451).


CHAPITRE XLIX
L’ORDRE DE LA GRÂCE


Il n’y a qu’une erreur innée : c’est celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux. Elle est innée en nous, parce qu’elle coïncide avec notre existence même, que tout notre être n’en est que la paraphrase et notre corps le monogramme : nous ne sommes en effet que vouloir-vivre ; et la satisfaction successive de tout notre vouloir est ce qu’on entend par la notion de bonheur.

Tant que nous persistons dans cette erreur innée, que nous y sommes confirmés encore par des dogmes optimistes, le monde nous paraît plein de contradictions. Car à chaque pas, dans l’ensemble comme dans le détail, nous devons éprouver par expérience que le monde et la vie ne sont nullement disposés pour comporter une existence heureuse. L’homme incapable de réfléchir n’est sensible qu’aux souffrances réelles ; mais, pour l’homme qui pense, au tourment réel vient s’ajouter une perplexité théorique : il se demande pourquoi un monde et une vie, faits après tout pour qu’on y soit heureux, répondent si mal à leur fin ? Cette anxiété se fait jour tout d’abord et s’exprime par des soupirs entrecoupés : « Hélas ! pourquoi tant de larmes sous le soleil ! » et autres plaintes de ce genre ; puis à leur suite s’élèvent des scrupules inquiétants contre les hypothèses préconçues des dogmes optimistes. On peut toujours essayer de rejeter la faute de son infortune personnelle tantôt sur les circonstances, tantôt sur les autres, tantôt sur sa propre malchance, ou encore sur sa propre maladresse ; on peut reconnaître aussi que toutes ces causes réunies y ont contribué ; mais tout cela ne change rien au résultat : le véritable but de la vie, qui consiste dans le bien-être, n’en est pas moins manqué ; et les réflexions sur ce sujet, surtout quand la vie penche déjà vers son déclin, mènent souvent au désespoir : de là, sur presque tous les visages un peu vieux, l’expression de ce que l’anglais appelle disappointement. Mais ce n’est pas tout : chaque jour écoulé de notre vie nous a déjà enseigné que les joies et les jouissances, même une fois conquises, sont encore trompeuses, qu’elles ne tiennent pas ce qu’elles promettent, ne satisfont pas le cœur, et qu’enfin la possession en est tout au moins empoisonnée par les désagréments qui les accompagnent ou en découlent ; tandis qu’au contraire les douleurs et les souffrances se montrent bien réelles et dépassent souvent toute attente. — Ainsi donc, n’en doutons pas, tout dans la vie est disposé pour nous faire revenir de cette erreur originelle et nous convaincre que l’objet de notre existence n’est pas le bonheur. Bien plus, à qui la contemple de plus près et sans parti pris, la vie apparaît tout spécialement combinée pour que nous ne nous y sentions pas heureux : elle porte dans toute son essence le caractère d’une chose dont nous devons nous dégoûter, pour laquelle nous devons éprouver de la répugnance, d’une erreur dont il nous faut revenir pour guérir notre cœur de la soif de jouir, de vivre même, et le détourner du monde. En ce sens il serait donc plus juste de placer le but de la vie dans la souffrance que dans notre bonheur. Car les considérations de la fin du chapitre précédent ont montré que plus on souffre, plus on est près d’atteindre le vrai but de la vie, et plus on vit heureux, plus ce but s’éloigne de nous. À cette idée répond la conclusion de la dernière lettre de Sénèque, qui annonce une influence évidente du christianisme : Bonum tunc habebis tuum quum intelliges infelicissimos esse felices. — L’action particulière de la tragédie repose aussi au fond sur ce qu’elle ébranle cette erreur innée, en donnant, par un grand et frappant exemple, une idée vive de la vanité des aspirations humaines et du néant de l’existence entière, et en nous dévoilant ainsi le sens le plus profond de la vie : aussi est-elle reconnue pour la forme la plus élevée de la poésie. — Celui qui maintenant, par une voie ou par l’autre, est revenu de cette erreur inhérente en nous a priori, de ce πρωτον ψευδος de l’existence, ne tardera pas à voir toutes choses sous un autre jour et à trouver alors le monde en harmonie, sinon avec ses désirs, du moins avec ses conceptions. Les coups de la fortune, quelles qu’en soient la nature et la gravité, peuvent encore le faire souffrir, mais non plus le surprendre ; il a en effet compris que la douleur et l’affection travaillent précisément à nous mener au vrai but de la vie, qui est d’en détourner la volonté. Cette idée lui inspirera même, quoi qu’il lui arrive, une résignation merveilleuse, semblable à celle du malade qui supporte les douleurs d’un long et pénible traitement et y voit le signe de l’efficacité des remèdes. L’existence humaine tout entière nous dit assez nettement que la souffrance est la véritable destination de la vie. La vie y est plongée jusqu’à la base et ne peut s’y soustraire : notre entrée s’y fait au milieu des larmes, le cours en est au fond toujours tragique, et l’issue plus encore. Il y a là une couleur d’intention qu’on ne peut méconnaître. En général, le sort renverse de fond en comble les projets de l’homme au moment où il touche au but suprême de ses désirs et de ses efforts ; sa vie en reçoit dès lors une tendance tragique bien propre à l’affranchir de cette soif de vivre, dont toute existence individuelle est le phénomène, et à lui faire quitter la vie, sans qu’il la regrette, ni elle ni ses joies. La souffrance est en effet le moyen de purification seul capable, dans la plupart des cas, de sanctifier l’homme, c’est-à-dire de le ramener de la fausse voie du vouloir-vivre. De là vient que les livres d’édification chrétienne rappellent souvent l’efficacité de la croix et de la souffrance, et d’une façon générale la croix, instrument de « passion » et non d’action, peut très bien servir de symbole à la religion chrétienne. L’Ecclésiaste, juif encore, mais si philosophique, dit déjà avec raison : « Mieux vaut pleurer que rire ; car les pleurs corrigent le cœur. » (VII, 4.) En la désignant du nom de δευτερος πλους j’ai représenté la douleur en quelque sorte comme un succédané de la vertu et de la sainteté : mais ici je dois prononcer cette parole hardie, que, tout bien considéré, nous avons plus à espérer, pour notre salut et notre délivrance, de nos souffrances que de nos actions. C’est en ce sens que, dans son Hymne à la douleur, Lamartine dit si bien en s’adressant au chagrin :

Tu me traites sans doute en favori des cieux,
Car tu n’épargnes pas les larmes à mes yeux.
Eh bien, je les reçois comme tu les envoies.
Tes maux seront mes biens, et tes soupirs mes joies.
Je sais qu’il est en toi, sans avoir combattu,
Une vertu divine au lieu de ma vertu ;
Que tu n’es pas la mort de l’âme, mais sa vie ;
Que ton bras, en frappant, guérit et vivifie.

Si donc la souffrance a déjà une telle vertu sanctifiante, ce caractère sera à un bien plus haut degré encore celui de la mort, plus redoutée que toutes les souffrances. Aussi ressentons-nous toujours devant un mort un respect analogue à celui que nous impose toute grande souffrance : chaque cas de mort nous paraît, pour ainsi dire, une sorte d’apothéose ou de canonisation ; de là pour nous l’impossibilité de contempler sans respect le cadavre de l’homme même le plus insignifiant, et, si étrange que puisse sembler ici cette remarque, la garde présente toujours les armes à un cadavre. La mort doit être considérée sans aucun doute comme le but véritable de la vie : au moment où elle se produit, se décide tout ce dont le cours entier de la vie n’était que la préparation et la préface. La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou le total effectué qui énonce en une fois tout l’enseignement que la vie donnait en détail et par morceaux : elle nous apprend que toutes les aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient chose inutile, vaine, pleine de contradictions, d’où le salut consiste à revenir. Ce qu’est la lente végétation de la plante entière par rapport au fruit, qui produit d’un seul coup au centuple ce qu’elle produisait par fragments insensibles, la vie, avec ses obstacles, ses espérances déçues, ses plans déjoués et ses souffrances constantes, l’est aussi par rapport à la mort qui d’un seul coup renverse tout, tout ce que l’homme a voulu, et couronne ainsi l’enseignement que la vie lui donnait. — Le cours rempli de la vie, sur lequel le mourant jette un regard, exerce ainsi, sur la volonté entière objectivée dans cette individualité qui disparaît, une influence analogue à celle d’un motif sur la conduite de l’homme : elle lui imprime, en effet, une direction nouvelle, qui est ainsi le résultat moral et essentiel de la vie. Comme une mort soudaine rend impossible ce coup d’œil rétrospectif, l’église y voit un grand malheur, et dans nos prières nous demandons d’en être préservés. Et comme la raison est la condition de ce retour en arrière ainsi que de la prévision expresse de la mort, que ces deux états ne se peuvent réaliser que dans l’homme et non dans l’animal, et qu’ainsi l’homme seul vide réellement la coupe de la mort, l’humanité est le seul degré de l’échelle des êtres où la volonté puisse se nier et se détourner tout à fait de la vie. Si la volonté ne se nie pas, chaque naissance lui prête un nouvel intellect, différent des premiers, jusqu’à ce qu’elle ait reconnu la véritable nature de la vie et que par suite elle n’en veuille plus.

Dans le cours naturel des choses, le dépérissement du corps que provoque la vieillesse est précédé de celui de la volonté. La soif des jouissances disparaît aisément avec la faculté de les goûter. La source du plus violent vouloir, le foyer de la volonté, l’instinct sexuel, est le premier à s’éteindre, ce qui met l’homme dans un état voisin de celui d’innocence où il était avant le développement du système génital. Les illusions, qui faisaient prendre des chimères pour les biens les plus souhaitables, s’évanouissent, remplacées par la connaissance du néant de tous les avantages terrestres. L’égoïsme est supplanté par l’amour des enfants, et l’homme commence ainsi à vivre plus dans le moi étranger que dans le moi propre, qui ne tardera pas à ne plus être. Tel est du moins le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté. Dans l’espoir d’y atteindre, il est ordonné aux brahmanes, les meilleures années de la vie une fois écoulées, d’abandonner leurs biens et leur famille et de mener la vie d’ermite. (Manou, vol. VI.) Mais si, au contraire, l’avidité survit à la capacité de jouir, et si l’homme regrette quelques plaisirs manqués dans sa vie, au lieu de reconnaître le vide et le néant de toutes les joies ; si les objets des désirs, pour lesquels le sens n’existe plus, se trouvent remplacés par le représentant abstrait de tous ces objets, par l’argent, qui excite désormais les mêmes passions violentes qu’éveillaient autrefois, mais avec plus d’excuse, les objets mêmes de la jouissance réelle, et si alors, malgré le dépérissement, des sens, sa volonté se porte sur un objet inanimé mais indestructible, avec une convoitise tout aussi indestructible ; ou encore, de même, si ce qu’il est dans l’opinion d’autrui remplace ce qu’il est et ce qu’il fait dans le monde réel et allume les mêmes passions, — alors, sous forme d’avarice ou d’ambition, la volonté s’est sublimée et spiritualisée, mais du même coup elle s’est jetée dans la dernière forteresse où seule encore la mort viendra la forcer. Le but de l’existence est manqué.

Toutes ces considérations nous fournissent une explication plus profonde de ce que j’ai désigné dans le chapitre précédent par l’expression de δευτερος πλους, c’est-à-dire la purification, la conversion de la volonté et la délivrance due aux souffrances de la vie qui est sans aucun doute la plus fréquente. Car c’est la voie des pécheurs, autrement dit de nous tous. L’autre voie, celle qui, par la simple connaissance et l’attribution qu’elle entraîne des souffrances de tout un monde, conduit au même terme, est l’étroit chemin des élus, des saints, qu’il faut considérer comme une rare exception. Sans la première il n’y aurait donc pour la plupart des hommes aucun espoir de salut. Cependant nous répugnons à la suivre et nous travaillons au contraire de toutes nos forces à nous préparer une existence sûre et agréable, moyen infaillible d’attacher notre volonté à la vie par des liens toujours plus forts. Les ascètes agissent à l’inverse de nous : les yeux fixés sur leur bien dernier et véritable, ils veulent rendre leur vie aussi pauvre, aussi dure, aussi vide de joies que possible. Mais la fortune et la marche du monde veillent mieux à notre intérêt que nous-mêmes : elles déjouent à tout moment les arrangements que nous prenons en vue d’une vie de paresse, dont la folie se reconnaît assez à sa brièveté, à son inconsistance, à son inanité, à la fin qu’elle trouve dans une mort amère ; elles sèment sur notre route épines sur épines et nous apportent partout la souffrance salutaire, la panacée de nos misères. En réalité, ce qui prête à notre vie son caractère singulier et équivoque, c’est que deux fins diamétralement opposées s’y entrecroisent à tout instant : l’une, celle de la volonté individuelle, dirigée vers un bonheur chimérique, au milieu d’une existence éphémère, sorte de songe trompeur, où, par rapport au passé, bonheur et malheur importent peu, où le présent ne cesse de devenir le passé ; l’autre, celle du sort, assez visiblement dirigée vers la destruction de notre bonheur, et par là vers la mortification de la volonté et l’anéantissement de l’illusion, qui nous tient enchaînés dans les liens de ce monde.

L’opinion généralement admise, surtout par les protestants, que le but de la vie réside uniquement et immédiatement dans les vertus morales, c’est-à-dire dans la pratique de la justice et de l’humanité, trahit déjà son insuffisance par la misérable petite quantité de pure et vraie vertu qu’on trouve parmi les hommes. Je ne veux pas même parler des hautes vertus, générosité, grandeur d’âme, dévouement de la personne ; on aura eu de la peine à les rencontrer ailleurs que dans les drames et les romans. Il ne s’agit que de ces vertus qui sont un devoir pour chacun de nous. Quiconque est vieux n’a qu’à reporter sa pensée sur tous ceux auxquels il a eu affaire : combien en a-t-il vus de réellement et véritablement honnêtes ? À parler franchement, la plupart n’étaient-ils pas à beaucoup près le contraire, malgré leurs emportements effrontés au moindre soupçon de malhonnêteté ou seulement de mensonge ? Bas égoïsme, avidité sans bornes, friponnerie bien déguisée, et avec cela envie venimeuse et joie diabolique au malheur d’autrui, tous ces traits ne dominaient-ils pas si généralement, que la moindre exception à la règle était accueillie par des transports d’admiration ? Et la charité va-t-elle jamais jusqu’à donner plus que ce qui est assez superflu pour qu’on n’en ait jamais besoin ? Et c’est dans ces traces si faibles et si rares de moralité qu’on voudrait placer tout le but de l’existence ! Le place-t-on au contraire dans la conversion totale de notre être (qui produit les mauvais fruits indiqués ci-dessus) amenée par la souffrance, tout prend un autre aspect et se trouve en harmonie avec l’état réel des choses. La vie se présente alors comme une opération purificative, où le bain purifiant est la douleur. L’opération accomplie, elle laisse pour résidu impur l’immoralité et la méchanceté antérieures, et ainsi se réalise ce que dit le Véda : « Fiditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt. » — Le quinzième sermon de maître Eckhard mérite d’être lu ; on le trouvera en parfaite harmonie avec ces vues.