Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLVIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 415-445).


CHAPITRE XLVIII[1]
THÉORIE DE LA NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE


L’homme a reçu l’existence et l’être soit avec sa volonté, c’est-à-dire de son consentement, soit contre son gré : dans ce dernier cas une telle existence, aigrie par des douleurs multiples et inévitables, serait une criante injustice. — Les anciens, les stoïciens notamment, et avec eux les péripatéticiens et les académiciens, s’efforçaient vainement de démontrer que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse ; l’expérience proclamait hautement le contraire. Au fond, la raison des tentatives de ces philosophes, quoiqu’ils n’en eussent pas une conscience expresse, était l’hypothèse qu’ils avaient pour eux la justice : l’homme innocent devrait être aussi libre de toute souffrance, et par suite heureux. Mais la sérieuse et profonde solution du problème se trouve dans la doctrine chrétienne que les œuvres ne justifient pas ; en conséquence, celui qui a pratiqué toujours la justice et l’humanité, c’est-à-dire l’αγαθον, l’« honestum », n’est pourtant pas, comme le croit Cicéron, culpa omni carens (Tusc., V., 1) : mais la plus grande faute de l’homme, c’est d’être né « el delito mayor del hombre es haber nacido. », selon l’expression du poète Calderon qui, à la lumière du christianisme, allait plus au fond des choses que tous ces sages. Cette culpabilité que l’homme apporte au monde dès sa naissance ne peut paraître absurde qu’à celui qui le tient pour sorti à l’instant même du néant et créé par une main étrangère. À la suite de cette faute, qui doit procéder de la volonté, l’homme reste, à juste titre, malgré toutes les vertus qu’il a pratiquées, en proie aux douleurs physiques et morales, il n’est donc pas heureux. C’est une conséquence de la justice éternelle, dont j’ai parlé au § 63 du premier volume. Saint Paul (Rom., iii, 21 et suiv.), saint Augustin et Luther enseignent que les œuvres ne justifient pas, que nous sommes pécheurs par essence et que nous le restons : le fondement dernier de cette doctrine, c’est que operari sequitur esse [l’action découle de l’être], et qu’alors, pour agir comme nous le devrions, il nous faudrait être ce que nous devrions être. Mais alors nous n’aurions pas besoin d’une rédemption qui nous rachetât de notre état actuel, telle que non seulement le christianisme, mais encore le brahmanisme et le bouddhisme (sous le nom que les Anglais traduisent par final emancipation), nous en représentent comme le but suprême : c’est-à-dire que nous n’aurions pas besoin de revêtir une forme tout autre, opposée même à notre forme actuelle. Mais puisque nous sommes ce que nous devrions ne pas être, nous sommes obligés de faire ce que nous devrions ne pas faire. De là pour nous la nécessité d’une transformation complète de notre esprit et de notre être, c’est-à-dire d’une régénération, à la suite de laquelle a lieu la rédemption. La faute peut bien résider dans l’action, dans l’operari ; mais la racine n’en est pas moins au fond de notre essentia et existentia, principe nécessaire de l’operari, comme je l’ai montré dans le mémoire sur la Liberté de la volonté. Il s’ensuit que notre unique et véritable péché est proprement le péché originel. Le mythe chrétien ne place sans doute ce péché qu’après la naissance de l’homme, et il attribue per impossibile à l’homme qui l’a commis une volonté libre : mais il ne fait justement tout cela qu’à titre de mythe. L’essence intime et l’esprit du christianisme sont identiques à ceux du brahmanisme et du bouddhisme : tous ils enseignent que la race humaine est chargée d’une lourde culpabilité par le fait même de son existence ; la différence du christianisme d’avec les antiques doctrines religieuses sur ce point est qu’il procède par intermédiaire et par détour, en faisant naître la faute, non pas directement de l’existence même, mais d’une action accomplie par le premier couple humain. Une telle conception n’était possible que sous la fiction d’un liberum arbitrium indifferentiæ et nécessaire qu’à cause du dogme juif fondamental, sur lequel cette doctrine devait se greffer. En réalité, la naissance de l’homme est l’acte de sa libre volonté, et ne fait qu’un avec la chute par le péché ; par là le péché originel, d’où dérivent tous les autres, s’est produit en même temps que l’essentia et l’existentia de l’homme : mais le dogme juif fondamental ne permettait pas une telle interprétation ; aussi saint Augustin professa-t-il, dans ses livres de libero arbitrio, que l’homme n’a existé innocent et doué d’une volonté libre qu’en Adam, avant la chute due au péché, mais que depuis lors il vit enlacé dans les chaînes fatales du péché. — La loi, ό νομος, au sens biblique, exige toujours que nous changions notre façon d’agir, tandis que notre nature demeurerait invariable. Mais il y a là une impossibilité ; aussi saint Paul dit-il que nul n’est justifié devant la loi : seule, à la suite de l’action de la grâce qui produit un homme nouveau et supprime le vieil homme, c’est-à-dire qui opère dans notre esprit une transformation radicale, la renaissance en Jésus-Christ pourrait nous transporter de l’état d’attachement au péché dans celui de liberté et de rédemption. C’est le mythe chrétien, en ce qui concerne la morale. À vrai dire, le théisme juif, sur lequel il s’est greffé, aurait dû recevoir d’étranges additions pour s’adapter à ce mythe ; la fable de la chute par le péché offrait donc l’unique endroit propice à l’insertion d’une tradition de l’Inde antique. Cette difficulté violemment surmontée est la cause même de l’aspect si étrange des mystères chrétiens qui répugne à la raison commune, s’oppose au prosélytisme et, par l’incapacité d’en saisir le sens profond, amène le pélagianisme ou le rationalisme d’aujourd’hui à se dresser contre eux, à tenter de les détruire par des recherches exégétiques, en ramenant du même coup le christianisme au judaïsme.

Mais, à parler sans mythe, tant que notre volonté demeure identique, notre monde ne peut changer. Sans doute tous souhaitent d’être délivrés de l’état de souffrance et de mort : ils voudraient, comme on dit, parvenir à la béatitude éternelle, entrer dans le royaume du ciel, mais non pas sur leurs propres pieds ; ils désireraient y être portés par le cours de la nature. Mais la chose est impossible. Il est vrai que la nature ne nous laissera jamais tomber et nous anéantir, mais elle ne peut nous conduire ailleurs que toujours et toujours dans son sein. L’expérience propre de la vie et de la mort enseigne à chacun combien il est hasardeux d’exister à titre de partie intégrante de la nature, — Aussi l’existence ne peut-elle jamais être regardée que comme un égarement, d’où la rédemption consiste à revenir ; et partout elle porte ce caractère. C’est donc en ce sens que la conçoivent les anciennes religions samanéennes, et avec elles, quoique par un détour, le christianisme véritable et primitif : le judaïsme même contient tout au moins le germe d’une telle théorie dans le dogme de la chute par le péché, qui est son redeeming feature. Seuls, le paganisme grec et l’islamisme sont complètement optimistes : de là dans le premier, pour la tendance opposée, la nécessité de se faire jour au moins dans la tragédie ; quant à l’islamisme, la plus mauvaise comme la plus récente de toutes les religions, cette tendance s’y est manifestée sous la forme du sofisme, ce merveilleux phénomène, tout imprégné de l’esprit de l’Inde d’où il vient, et qui subsiste déjà depuis plus de mille ans. En fait, on ne peut assigner d’autre but à notre existence que celui de nous apprendre qu’il vaudrait mieux pour nous ne pas exister. De toutes les vérités c’est la plus importante, voilà pourquoi elle mérite d’être exprimée ; quelque contraste qu’elle offre avec la manière actuelle de penser en Europe, elle n’en est pas moins la vérité fondamentale la plus reconnue dans toute l’Asie restée en dehors de l’islamisme, aussi bien de nos jours qu’il y a trois mille ans.

Si nous considérons maintenant le vouloir-vivre objectivement et dans son ensemble, nous devons alors, d’après ce qui précède, le concevoir comme engagé dans une illusion : revenir de cette erreur, et nier ainsi toutes ses aspirations antérieures, c’est ce que les religions désignent par le renoncement à soi-même, abnegatio sui ipsius ; car le moi véritable est le vouloir-vivre. Je l’ai montré, les vertus morales, la justice et la charité, proviennent, lorsqu’elles sont sincères, de ce que le vouloir-vivre, lisant au travers du principe d’individuation, se reconnaît lui-même dans tous ses phénomènes ; elles sont donc avant tout une marque, un symptôme, que la volonté qui se manifeste ici n’est plus aussi profondément enfoncée dans l’erreur, mais que la désillusion s’annonce : on pourrait dire par métaphore qu’elle commence à battre des ailes, pour s’envoler loin de là. Inversement, l’injustice, la méchanceté, la cruauté, sont signes du contraire, c’est-à-dire qu’elle est possédée tout entière par cette illusion. Mais de plus ces vertus morales sont un moyen de favoriser le renoncement à soi-même, et par suite la négation du vouloir-vivre. En effet, la vraie intégrité, la justice inviolable, cette première vertu cardinale, importante entre toutes, est un devoir si lourd à remplir, que la pratique entière et sincère de cette vertu demande des sacrifices capables bientôt d’enlever à la vie la douceur nécessaire pour qu’on s’y complaise, d’en détourner ainsi la volonté, et de la conduire à la résignation. Ce qui rend l’intégrité si respectable, ce sont justement les sacrifices qu’elle coûte : dans les bagatelles on ne l’admire pas. Son essence consiste proprement en ce qu’au lieu de faire retomber sur d’autres, à l’exemple de l’injuste, par ruse ou par violence, les charges et les douleurs que la vie entraîne avec soi, le juste en porte lui-même sa part ; il consent à assumer tout entier le fardeau complet du mal qui pèse sur la vie humaine. La justice sert ainsi aux progrès de la négation du vouloir-vivre, puisqu’elle a pour conséquences le besoin et la souffrance, véritable destinée de la vie humaine, qui nous portent à leur tour à la résignation. Nous y sommes à coup sûr conduits plus vite encore par une vertu qui va encore plus loin, la charité, caritas : car elle consiste à prendre même sur soi les douleurs échues primitivement à d’autres, à s’attribuer ainsi une part de misères plus grande que n’en devrait éprouver chaque individu dans le cours des choses. Celui qui est animé de cette vertu commence par reconnaître son être propre dans chaque autre créature. Il identifie par là son propre sort avec celui de l’humanité en général : or ce sort est un sort bien dur, fait de peine, de souffrance et de mort. Celui qui renonce ainsi à tout avantage fortuit et ne veut pour soi d’autre destinée que celle de l’humanité en général ne peut pas non plus vouloir longtemps de celle-là ; l’attachement à la vie et à ses jouissances ne peut tarder à céder et à faire place, à un renoncement général : c’est le moment de la négation du vouloir-vivre. La pauvreté, les privations, les souffrances propres d’espèce multiple sont donc la suite de la pratique la plus parfaite des vertus morales ; aussi bien des gens, avec raison peut-être, trouvent-ils superflu et rejettent-ils l’ascétisme au sens le plus rigoureux, c’est-à-dire l’abandon de toute propriété, la recherche intentionnelle de ce qui déplaît et contrarie, les tortures volontaires, le jeûne, le cilice et la macération. La justice même est le cilice qui ménage à son porteur une perpétuelle mortification, et la charité, qui se prive du nécessaire, est un jeûne de tous les instants[2]. Voilà pourquoi le bouddhisme repousse cet ascétisme étroit et excessif, qui joue un si grand rôle dans le brahmanisme, et ainsi les châtiments intentionnels qu’on s’inflige à soi-même. Il s’en tient au célibat, à la pauvreté volontaire, à l’humilité et à l’obéissance des moines, à l’abstention de toute nourriture animale, comme aussi de toute attache mondaine. Et puisque le but dernier où mènent les vertus morales est bien celui que j’ai indiqué ici, la philosophie védique[3] a raison de dire que la vraie connaissance, et à sa suite la résignation complète, c’est-à-dire la renaissance une fois réalisée, la moralité ou l’immoralité de la conduite antérieure devient indifférente, et elle répète ici la maxime souvent citée par les brahmanes : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, viso supremo illo. (Sancara, sloca 32.) Cette conception peut choquer bien des gens pour qui une récompense décernée dans le ciel ou un châtiment infligé dans l’enfer est une explication bien plus satisfaisante de l’importance morale des actions humaines ; le bon Windischmann peut ressentir pour elle une profonde horreur tout en l’exposant : malgré tout, pour peu qu’on aille au fond des choses, on constate en fin de compte l’accord de cette théorie avec cette doctrine chrétienne, défendue surtout par Luther, que seule l’apparition de la foi par l’effet de la grâce, et non pas nos œuvres, nous procure la félicité, que par suite nous ne pouvons jamais être justifiés par nos actes, mais que nous devons la rémission de nos péchés aux seuls mérites du Médiateur. Il est facile même de voir que, sans ces suppositions, le christianisme devrait instituer des peines éternelles, le brahmanisme des renaissances sans fin pour tous, et qu’ainsi dans les deux religions il n’y aurait aucune voie de salut. Les œuvres criminelles et leurs conséquences doivent être un jour effacées et anéanties soit par une grâce étrangère, soit par l’accès d’une connaissance propre corrigée ; sinon, il n’y a pas de délivrance à espérer pour le monde : après cela elles deviennent indifférentes. C’est là aussi la μετανοια και αφεσις αμαρτιων, que le Christ déjà ressuscité charge enfin ses apôtres de publier, et dont il fait la substance de leur mission (Luc, XXIV, 47). Les vertus morales ne sont pas le but dernier, mais seulement un degré qui y conduit. Ce degré, le mythe chrétien l’indique par le fait de cueillir des fruits à l’arbre de la science du bien et du mal, fait qui crée la responsabilité morale en même temps que le péché originel. Ce péché lui-même est en réalité l’affirmation du vouloir-vivre ; la négation du vouloir-vivre, au contraire, à la suite de l’épanouissement d’une connaissance plus éclairée, est la rédemption. C’est donc entre ces deux points que se trouve l’élément moral : il accompagne l’homme comme une lumière placée sur sa route de l’affirmation à la négation du vouloir-vivre, ou, allégoriquement, depuis le moment du péché originel jusqu’à la délivrance par la foi en la médiation du Dieu qui a pris corps (avatar) ; ou encore, selon la doctrine védique, à travers la suite des renaissances, conséquences de nos œuvres successives, jusqu’à ce qu’apparaisse la connaissance droite, et avec elle le salut, jusqu’à ce que se réalise le Mokscha, c’est-à-dire la réunion définitive avec Brahma. Quant aux bouddhistes, ils désignent la chose, en toute franchise, par une pure négation, par le nom de Nirwana, qui est la négation de ce monde ou Sansara. Définir Nirwana le néant revient seulement à dire que le Sansara ne contient pas un seul élément qui pourrait servir à la définition ou à la construction du Nirwana. Aussi les Jainas, différents des bouddhistes par le nom seul, appellent-ils les brahmanes qui croient aux Védas des Sabdapramanes, sobriquet destiné à marquer qu’ils croient par ouï-dire ce qui ne peut ni se savoir ni se démontrer. (Asiat. Researches, vol. VI, p. 474.)

Nombre d’anciens philosophes, tels qu’Orphée, les Pythagoriciens, Platon (par exemple dans le Phédon, p. 151, 183 et suiv., Bip. ; voir aussi Clém. Alex., Strom., III, p. 400 et suiv.), déplorent tout autant que l’apôtre saint Paul l’union de l’âme et du corps, et souhaitent de s’en affranchir. Nous comprenons le sens propre et véritable de ces plaintes, pour avoir reconnu, dans le deuxième livre, que le corps est la volonté même, considérée objectivement et sous forme de phénomène réalisé dans l’espace.

L’heure de la mort décide si l’homme doit retomber dans le sein de la nature ou s’il ne lui appartient plus et… : pour cette antithèse nous ne trouvons pas d’image, de concept, de mot, parce que tous sont empruntés à l’objectivation de la volonté, qu’ils s’y rapportent tous, et par suite sont de toute manière incapables d’en exprimer l’opposé absolu, qui doit ainsi demeurer pour nous à l’état de pure négation. Cependant la mort de l’individu est la question que chaque fois la nature ne se lasse pas de poser au vouloir-vivre : « Es-tu rassasié ? Veux-tu enfin sortir de ce milieu ? » Et c’est pour que la question puisse se répéter assez souvent que la vie individuelle est aussi courte. C’est dans cet esprit que sont conçues les cérémonies, les prières et les exhortations des brahmanes à l’heure de la mort, comme nous pouvons le voir encore par maint passage de l’Upanischad ; de là aussi, chez les chrétiens, ce souci de bien employer les derniers moments, par l’exhortation, la confession, la communion et l’extrême-onction ; de là enfin les prières des chrétiens pour demander à être préservés d’une fin subite. Si aujourd’hui bien des gens se souhaitent une telle mort, c’est qu’ils ont abandonné le terrain chrétien, qui est celui de la négation du vouloir-vivre, pour se placer sur celui de l’affirmation, qui est le terrain païen.

Mais l’homme qui dans la mort craindra le moins d’être anéanti est celui qui a reconnu que dès maintenant il n’est rien et qui ne prend plus par suite aucun intérêt à son phénomène individuel : la connaissance a comme consumé et dévoré chez lui la volonté, si bien qu’il ne reste plus en lui le moindre vouloir, la moindre soif d’existence individuelle.

Sans doute, l’individualité est tout d’abord inhérente à l’intellect, l’intellect reflète le phénomène, en fait partie, et le phénomène a pour forme le principe d’individuation. Mais elle est inhérente aussi à la volonté, en tant que le caractère est individuel : cependant le caractère est lui-même supprimé dans la négation de la volonté. L’individualité est aussi inhérente à la volonté dans la seule affirmation, non dans la négation qui s’en produit. Déjà la sainteté qui s’attache à toute action sincèrement morale repose sur ce qu’une telle action a pour origine en dernière analyse la connaissance immédiate de l’identité numérique de l’essence intime chez toutes les créatures vivantes[4]. Mais cette identité ne se présente à vrai dire que dans l’état de négation de la volonté (Nirwana), puisque l’affirmation de cette volonté (Sansara) a pour forme ses phénomènes dans leur pluralité. Affirmation du vouloir-vivre, monde des phénomènes, diversité de tous les êtres, individualité, égoïsme, haine, méchanceté, tout cela a une même racine, et de même, d’autre part, monde de la chose en soi, identité de tous les êtres, justice, humanité, négation du vouloir-vivre. Si donc, comme je l’ai suffisamment montré, les vertus morales naissent déjà de la perception de cette identité de tous les êtres, et si à son tour cette identité réside non dans le phénomène, mais seulement dans la chose en soi, dans le principe de toutes les créatures, alors l’action vertueuse est un passage momentané par le point auquel la négation du vouloir-vivre est un retour durable.

Un corollaire des propositions précédentes, c’est que nous n’avons aucune raison d’admettre qu’il y ait des intelligences encore plus parfaites que la nôtre. Nous le voyons, celle-là suffit déjà à procurer à la volonté cette connaissance qui la conduit à se nier et à se supprimer elle-même, ce qui détruit du même coup l’individualité et par suite l’intelligence, simple instrument de nature individuelle, c’est-à-dire animale. Pour donner à ces idées une apparence moins choquante, considérons même ces intelligences les plus parfaites possible dont nous pouvons supposer l’existence à titre d’essai : il ne nous est pas possible de les concevoir durant, subsistant un temps infini, car ce temps infini se trouverait trop pauvre pour leur fournir des objets toujours nouveaux et toujours dignes d’elles. En effet, l’essence de toutes choses est au fond une et identique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc nécessairement tautologique : cette essence une fois saisie, et elle ne tarderait pas à l’être par ces intelligences les plus parfaites, que leur resterait-il à atteindre, sinon une pure répétition et l’ennui ? De ce côté encore nous rencontrons ainsi le témoignage que l’objet de toute intelligence ne peut être qu’une simple réaction sur une volonté ; et puisque tout vouloir est erreur, l’œuvre dernière de l’intelligence reste donc la suppression de la volonté ; dont elle avait jusque-là servi les vues. En conséquence, l’intelligence même la plus parfaite possible ne saurait être qu’un échelon vers un but où il n’est donné à aucune connaissance d’atteindre ; et même une telle connaissance ne peut prendre place dans la nature des choses qu’au moment où un jugement entièrement formé a été acquis.

D’accord avec toutes ces considérations et celles du second livre, où j’ai démontré que la connaissance dérive de la volonté, dont elle reflète l’affirmation en en servant les vues, tandis que le vrai salut est dans la négation du vouloir, nous voyons toutes les religions, à leur sommet, aboutir au mysticisme et aux mystères, c’est-à-dire se voiler d’ombres qui n’indiquent rien d’autre qu’un espace vide de connaissance, ou plutôt le point où toute connaissance doit cesser : aussi ce point peut-il s’exprimer pour l’esprit par de pures négations, pour la perception sensible par des signes symboliques, dans les temples par l’obscurité et le silence ; le brahmanisme va même jusqu’à réclamer une suspension complète de la pensée et de l’intuition, pour que chacun rentre et s’absorbe au plus profond de son être propre, en prononçant mentalement le mystérieux Dum[5]. Le mysticisme, au sens le plus large, est toute doctrine qui tend à donner le sentiment direct de ce que l’intuition et le concept, et toute connaissance en général, sont impuissants à atteindre. Le mystique est en opposition avec le philosophe, parce qu’il procède du dedans et non du dehors. Il prend en effet pour point de départ son expérience intérieure, positive, individuelle, dans laquelle il se trouve l’être éternel, unique, etc. Mais il n’y a rien là dont il puisse faire part qu’au moyen d’affirmations, et il faut ensuite le croire sur parole : il ne peut donc pas convaincre. Le philosophe au contraire part de ce qui est commun à tous, du phénomène objectif, présent à tous les yeux, et des faits de la conscience intime, tels qu’ils se trouvent dans chacun. Sa méthode est donc la réflexion sur tous ces faits et la combinaison des données qu’ils lui fournissent : aussi peut-il persuader. Il doit par suite se garder de tomber dans la manière des mystiques, et, en affirmant des intuitions intellectuelles ou de prétendues perceptions immédiates de la raison, de vouloir faire miroiter aux regards une façon de connaissance positive de ce qui doit rester éternellement inaccessible à toute connaissance, et peut être indiqué tout au plus par de pures négations. La valeur et la dignité de la philosophie consistent donc à mépriser toutes les suppositions sans fondement possible, et à n’admettre au nombre de ses données que celles dont la preuve se trouve dans l’intuition du monde extérieur et dans les formes constitutives de notre intellect destinées à en faciliter la conception. Voilà pourquoi la philosophie doit rester cosmologie et ne pas devenir théologie. Son thème doit se borner au monde ; la nature, l’essence intime de ce monde, exprimée sous tous les rapports, voilà le seul résultat qu’elle puisse sincèrement nous donner. — Par une conséquence naturelle, ma doctrine, arrivée à son point culminant, prend un caractère négatif et finit par une négation. Car elle ne peut plus parler alors que de ce qu’on nie et de ce qu’on renie ; quant aux avantages obtenus et conquis en retour, elle est obligée (dans la conclusion du quatrième livre) de les désigner sous le nom de néant, et il lui est permis d’ajouter pour toute consolation que ce néant est seulement relatif, et non absolu. Car, si quelque chose n’est rien de ce que nous connaissons, il ne saurait rien être pour nous en général. Il ne s’ensuit pas pourtant que ce soit un néant absolu, que ce doive être un néant à tous les points de vue et dans tous les sens possibles ; mais simplement que nous nous trouvons bornés à une connaissance toute négative de la chose, ce qui peut très bien tenir à l’étroitesse de notre point de vue. — Or c’est là précisément le point où le mystique use encore de procédés positifs, et à partir duquel il ne lui reste plus que le complet mysticisme. Celui qui cependant à la connaissance négative, à laquelle seule la philosophie peut le mener, voudrait ajouter des compléments de ce genre, en trouverait les éléments les mieux combinés et les plus riches dans l’Oupnekhat, puis dans les Ennéades de Plotin, dans Scot Erigène, dans quelques endroits de Jacob Bœhme, mais surtout dans l’étonnant ouvrage de la Guyon, les Torrents, dans Angelus Silesius, enfin dans les poèmes des Sofis, dont Tholuk a publié un recueil en latin et un second traduit en allemand, et encore dans maint autre ouvrage. Les Sofis sont les gnostiques de l’islamisme ; aussi Sadi les désigne-t-il d’un nom qu’on peut traduire par « les clairvoyants ». Le théisme, calculé sur la capacité de la foule, place le principe premier de l’existence hors de nous, comme un objet : tout mysticisme, et de même le sofisme, le ramène au contraire peu à peu au dedans de nous ; selon les divers degrés d’initiation de l’adepte, il en fait un sujet, et l’initié finit par reconnaître, plein d’admiration et de joie, qu’il est lui-même ce principe. Ce procédé est commun à tout mysticisme : chez maître Eckhard, le père du mysticisme allemand, on en trouve l’expression dans ce précepte à l’adresse de l’ascète accompli « qu’il ne doit pas chercher Dieu hors de lui-même » (Œuvres d’Eckhard, édition Pfeiffer, vol. I, page 626) ; et plus naïvement encore dans ces cris d’allégresse avec lesquels la fille spirituelle d’Eckhard se porte à sa rencontre, après avoir éprouvé en elle cette transformation : « Maître, réjouissez-vous avec moi, je suis devenue Dieu. » (Ibid., page 465.) Conformément au même esprit, le mysticisme des Sofis se manifeste toujours surtout comme un enivrement de la conscience qu’on a d’être le noyau du monde, la source de toute existence, le centre où tout revient. Sans doute on y rencontre aussi la recommandation de renoncer à toute volonté, seul moyen d’assurer l’affranchissement de la vie individuelle et de ses souffrances, mais toujours mise à un rang subalterne et donnée pour une chose facile. Au contraire, dans le mysticisme hindou, ce dernier côté ressort avec beaucoup plus de force, et dans le mysticisme chrétien il passe au premier plan, de sorte que cette conscience panthéistique, essentielle à tout mysticisme, ne paraît plus ici qu’un élément secondaire, conséquence du renoncement à toute volonté et réalisé dans l’union avec Dieu. Cette différence de conception prête au mysticisme mahométan un caractère très riant, au mysticisme chrétien un caractère sombre et douloureux ; quant à celui des Hindous, il se tient au-dessus des deux autres, et à ce point de vue encore il tient le milieu entre eux.

Le quiétisme, c’est-à-dire le renoncement à tout vouloir, l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification préméditée de la volonté propre, et le mysticisme, c’est-à-dire la conscience de l’identité de son être propre avec celui de toutes choses, ou avec l’essence du monde, se trouvent dans la relation la plus étroite : aussi celui qui professe l’une de ces doctrines est-il amené peu à peu à admettre les autres, et cela même contre son propre dessein. Il ne peut rien y avoir de plus surprenant que l’accord réciproque des auteurs qui soutiennent ces doctrines, malgré l’énorme différence des âges, des pays et des religions, ainsi que l’assurance inébranlable et la confiance intime avec laquelle ils exposent le contenu de leur expérience interne. Ils ne forment pas comme une secte, qui a une fois embrassé un dogme théorique favori, qui le maintient, le défend et le propage ; bien plus, presque toujours ils s’ignorent les uns les autres : les mystiques hindous, chrétiens, mahométans, les quiétistes et les ascètes sont de tout point hétérogènes entre eux, sauf pour le sens intime et l’esprit de leurs préceptes. Un exemple des plus frappants nous en est fourni par la comparaison des Torrents de Mme Guyon avec la conception des Védas, et notamment avec un passage de l’Oupnekhat (vol. I, page 63), qui contient très résumé, mais exactement et même avec des images identiques, le contenu de l’ouvrage français, et cependant, en 1680, Mme Guyon ne pouvait en avoir connaissance. Dans la Théologie allemande (seule édition complète, Stuttgard, 1851), il est dit aux chapitres ii et iii que la chute tant du diable que d’Adam avait eu pour cause l’attribution que l’un et l’autre s’étaient faite à eux-mêmes des expressions « Je et Moi, Mien et à Moi, » ; et à la page 89, on trouve : « Dans le véritable amour il n’y a plus ni Je, ni Moi, ni Mien, ni à Moi, ni à Toi, ni Tien, ni rien de semblable. » Or le Kural, traduit du tamoul par Graul, nous offre, page 8, la phrase correspondante : « La passion du mien qui marche vers l’extérieur et celle du moi qui se dirige vers l’intérieur disparaissent ». (Cf. vers 346.) Et dans le Manual of Buddhism, par Spence Hardy, Bouddha, p. 288, s’exprime ainsi : « C’est moi, ou c’est à moi, voilà des pensées que mes disciples rejettent. » D’une façon générale, si, faisant abstraction des formes dues aux circonstances extérieures, on va jusqu’au fond des choses, on trouvera que Çakia Mouni et maître Eckhard enseignent la même chose ; il n’y a qu’une différence : le premier pouvait énoncer sa pensée sans détour, le second était obligé au contraire de la couvrir du vêtement du mythe chrétien et d’y accommoder ses expressions. Mais il va si loin en ce sens que chez lui le mythe chrétien n’est guère plus qu’une langue toute faite d’images, à peu près comme le mythe hellénique chez les néo-platoniciens : il le prend toujours dans le sens allégorique. Sous le même rapport, on peut noter l’extrême ressemblance de la conduite de saint François, passant de l’aisance à la mendicité avec le changement d’existence plus grand encore du Bouddha Çakia Mouni qui de prince se fait mendiant ; de plus, la vie et l’institution de Saint-François ont été une sorte de saniassisme. C’est encore une chose digne d’être mentionnée, que sa parenté avec l’esprit hindou ressort aussi de son grand amour pour les animaux, des relations fréquentes qu’il avait avec eux, des noms de frères et de sœurs qu’il leur donnait sans cesse ; de même aussi son beau Cantico, par l’éloge qu’il contient du soleil, de la lune, des étoiles, du vent, de l’eau, du feu, de la terre, témoigne de l’esprit hindou inné en lui qui l’animait[6].

Souvent même les quiétistes chrétiens ont eu peu ou point connaissance les uns des autres, par exemple Molinos et Mme Guyon de Tauler et de la Théologie allemande, ou Gichtel des deux premiers. La grande différence d’instruction n’a pas exercé non plus une influence essentielle sur leurs doctrines, puisque les uns, comme Molinos, étaient instruits, les autres, tels Gichtel et un grand nombre encore, étaient ignorants. Ce fait, ajouté à leur accord parfait et intime, à la fermeté et à l’assurance de leurs déclarations, n’en est qu’une preuve plus forte qu’ils parlent en vertu d’une expérience intérieure réelle. Cette expérience n’est pas accessible à tous, elle n’est donnée en partage qu’à quelques élus ; elle a donc reçu le nom d’action de la grâce, et cependant on n’en peut pas mettre en doute la réalité d’après les raisons données plus haut. Pour bien comprendre tout ceci, il faut lire les textes eux-mêmes et ne pas se contenter de relations de seconde main, car chaque auteur doit être entendu en personne, avant qu’il soit prononcé sur lui. Pour la connaissance du quiétisme, je recommande surtout maître Eckhard, la Théologie allemande, Tauler, Mme Guyon, Antoinette Bourignon, l’Anglais Bunyan, Gichtel, Molinos[7] ; de même, comme preuves pratiques et comme exemples du sérieux profond de l’ascétisme, il faut lire la Vie de Pascal publiée par Reuchlin, l’Histoire de Port-Royal du même, ainsi que l’Histoire de sainte Elisabeth par le comte de Montalembert, et la Vie de Rancé par Chateaubriand, et la série de tout ce qu’il y a d’important en ce genre est loin d’être ainsi épuisée. Il suffit de lire ces écrits et d’en comparer l’esprit avec celui de l’ascétisme et du quiétisme, tel qu’il respire à travers tous les ouvrages du brahmanisme et du bouddhisme et s’y exprime à chaque page, pour accorder que toute philosophie qui, par une raison de conséquence, doit rejeter toute cette façon de penser, et en déclarer à cette fin les représentants des imposteurs ou des insensés, doit aussi par le fait être fausse. Or ce cas est celui de tous les systèmes philosophiques d’Europe, à l’exception du mien. En vérité ce serait une étrange folie que celle qui, au milieu de toutes les diversités possibles des circonstances et des personnes, s’exprimerait avec un tel accord et que les peuples les plus anciens et les plus nombreux de la terre, c’est-à-dire les trois quarts environ de tous les habitants de l’Asie, élèveraient à la hauteur d’un dogme capital de leur religion. Mais aucune philosophie, en présence d’une telle question, n’a le droit de passer sous silence le sujet du quiétisme et de l’ascétisme, car le thème en est, en substance, identique à celui de toute métaphysique et de toute morale. Aussi est-ce là un point où j’attends toutes les philosophies, avec leur optimisme, et sur lequel je suis curieux de les voir se prononcer. Et si, au jugement de mes contemporains, la conformité paradoxale et sans exemple de ma philosophie avec le quiétisme et l’ascétisme paraît être pour elle une pierre d’achoppement évidente, j’y vois justement au contraire une preuve de son exactitude et de sa vérité unique, comme aussi l’explication de l’ignorance prudente et du silence des universités protestantes en ce qui la concerne.

Non seulement en effet les religions de l’Orient, mais encore le vrai christianisme porte absolument ce caractère ascétique, que ma philosophie explique par la négation du vouloir-vivre ; toutefois le protestantisme, surtout sous la forme actuelle, cherche à le dissimuler. Les ennemis déclarés du christianisme qui ont paru dans ces derniers temps ont eux-mêmes démontré qu’il enseigne le renoncement, l’abnégation personnelle, la parfaite chasteté et en général la mortification de la volonté, doctrines qu’ils désignent très justement sous le nom de « tendances anticosmiques », et ils ont prouvé par des arguments solides que tel est le caractère essentiel du christianisme véritable et primitif. En cela ils ont incontestablement raison. Mais faire valoir comme un reproche évident et manifeste à l’adresse du christianisme cet esprit qui en fait toute la profonde vérité, la haute valeur et le caractère élevé, c’est témoigner d’un obscurantisme explicable seulement par la direction entièrement mauvaise et à jamais fausse qu’a imprimée à ces cerveaux, et à des milliers d’autres, hélas ! aujourd’hui en Allemagne, ce misérable hégélianisme, cette école de platitude, ce foyer d’inintelligence et d’ignorance, cette sagesse prétendue, bonne à déranger les têtes, dont on commence enfin aujourd’hui à reconnaître les vrais mérites ; il n’y aura bientôt plus à la vénérer que l’académie danoise, qui voit dans ce lourd charlatan un summus philosophus et se met en campagne pour lui :

Car ils suivront la créance et estude
De l’ignorante et sotte multitude,
Dont le plus lourd sera reçu pour juge.
_____________________Rabelais.

Il est certain que le christianisme véritable et primitif, tel que, sorti de la substance du Nouveau Testament, il s’est développé dans les écrits des Pères de l’Église, présente une tendance ascétique évidente : c’est le sommet où tout aspire à atteindre. Nous trouvons le précepte capital de l’ascétisme dans la recommandation du célibat pur et vrai (ce premier pas, le plus important de tous, fait dans la voie de la négation de la volonté) qu’énonce déjà le Nouveau Testament[8]. De même Strauss, dans sa Vie de Jésus (vol. I, page 618 de la première édition), dit sur cette prescription du célibat formulée dans Matth., xix, 11 et suiv : « Pour ne rien faire dire à Jésus de contraire aux conceptions actuelles, on s’est empressé d’insinuer l’idée que Jésus vante le célibat par pur égard pour les circonstances de son temps et par désir de ne pas entraver l’activité apostolique ; cependant la suite du texte implique aussi peu cette explication que le passage analogue de la 1re épitre aux Cor., VII, 25 et suiv. ; mais c’est ici encore un des passages où percent aussi chez Jésus des principes ascétiques, tels qu’il s’en était répandu chez les Esséniens et vraisemblablement chez les Juifs eux-mêmes. » — Cette tendance ascétique s’accuse plus fortement dans la suite qu’au début, alors que le christianisme, encore en quête d’adeptes, ne pouvait élever trop haut encore ses prétentions : et dès le commencement du IIIe siècle elle se prononce et se marque avec énergie. Aux yeux du christianisme proprement dit, le mariage ne vaut que comme un compromis avec la nature criminelle de l’homme, comme une concession, une faiblesse permise à ceux qui n’ont pas la force d’aspirer à la perfection dernière, un moyen enfin de prévenir une corruption plus grande : en ce sens il reçoit la sanction de l’Église, pour qu’au moins le lien soit indissoluble. Mais la consécration plus haute du christianisme, celle qui nous ouvre le rang des élus, c’est celle du célibat et de la virginité ; elle seule permet de conquérir la couronne de vainqueur, que rappelle aujourd’hui encore la guirlande de fleurs placée sur le cercueil du célibataire, comme aussi celle que dépose la fiancée le jour du mariage.

Nous possédons sur ce point un témoignage datant en tout cas des premiers temps du christianisme : c’est cette réponse significative du Seigneur rapportée par Clément d’Alexandrie (Strom., III, 6 et 9) et tirée par lui de l’Évangile des Égyptiens : Τη Σαλωμη ο κυριος πυνθανομενη, μεχρι ποτε θανατος ισχυσει ; μεχρις αν, ειπεν, υμεις, αι γυναικες, τικτητε. [Salomœ interroganti, « quousqque vigebit mors » ? Dominus « quoadusque, inquit, vos, mulieres paritis ».] Clément ajoute au chapitre ix : τουτ εστι, μεχρις αν αι επιθυμιαι ενεργωσι [hoc est, quamdiu operabuntur cupiditates], et il continue en rattachant aussitôt à ce qui précède le passage célèbre de l’Epître aux Romains, V, 12. Plus loin, au chapitre xiii, il cite les paroles de Cassien : Πυνθανομενης της Σαλωμης, ποτε γνωσθησεται τα περι ων ηρετο, εφη ο Κυριος Οταν της αισχυνης ενδυμα πατησητε, και οταν γενηται τα δυο εν, και το αρρεν μετα της θηλειας ουτε αρρεν, ουτε θηλυ. [Cum interrogaret Salome, quando cognoscentur ea, de quibus interrogabat, ait Dominus : « Quando pudoris indumentum conculcaveritis, et quando duo facta fuerint unum, et masculum cum fœmina nec masculum nec fœmineum. »], c’est-à-dire quand vous n’aurez plus besoin du voile de la pudeur, une fois que toute différence de sexe aura disparu.

Sans doute sur ce point ce sont les hérétiques qui sont allés le plus loin : tels étaient, dès le IIe siècle, les tatianistes ou encratistes, les gnostiques, les marcionites, les montanistes, les valentiniens et les cassiens. Cependant ils ne faisaient, par leur logique sans réserves, que rendre hommage à la vérité, et qu’enseigner ainsi, fidèles à l’esprit du christianisme, la continence absolue, εγκρατεια, tandis que l’Église avait la prudence de déclarer hérésie toute vue capable de contrarier sa politique à longue portée. Saint Augustin dit des tatianistes : « Nuptias damnant, atque omnino pares eas fornicationibus aliisque corruptionibus faciunt : nec recipiunt in suum numerum conjugio utentem, sive marem, sive fœminam. Non vescuntur carnibus, easque abominantur. » (De hœresi ad quod vult Deum, hær. XXV.) Mais les pires orthodoxes considèrent aussi le mariage à la lumière des principes signalés plus haut et prêchent ardemment l’entière chasteté, αγνεια. Saint Athanase donne comme raison du mariage : Οτι υποπιπτοντες εσμεν τη του προπατορος καταδικη… επειδη ο προηγουμενος σκοπος του Θεου ην, το μη δια γαμου γενεσθαι ημας και φθορας η δε παραϐασις της εντολης τον γαμον εισηγαγεν δια το ανομησαι τον Αδαυ. [Quia subjacemus condemnationi propagatoris nostri ; ...... nam finis, a deo prœlatus, erat nos non per nuptias et corruptionem fieri : sed transgression mandati nuptias introduxit, propter legis violationem Adæ.] (Exposit. in psalm., 50.) Tertullien appelle le mariage : « genus mari inferioris, ex indulgentia ortum » (De pudicitia, c. xvi), et dit : « Matrimonium et stuprum est commixio carnis ; scilicet cujus concupiscentiam Dominus stupro adæquavit. Ergo, inquis, jam et primas, id est unas nuptias destruit ? Nec immerito : quoniam et ipsæ ex eo constant, quod est stuprum. » (De exhort. castit., c. ix.) Saint Augustin lui-même professe entièrement cette doctrine, et admet toutes les conséquences qu’elle comporte, en disant : « Novi quosdam, qui murmurent : quid, si, inquiunt, omnes velint ab omni concubitu abstinere, unde subsistet genus humanum ? — Utinam omnes hoc vellent ! dumtaxat in caritate, de corde puro, et conscientia bona, et fide non ficta multo citius Dei civitas compleretur, ut acceleraretur terminus mundi. » (De bono conjugali, c. X.) — Et encore : « Non vos ab hoc studio, quo multos ad imitandum vos excitatis, frangat querela sanorum, qui dicunt : quomodo subsistet genus humanum, si omnes fuerint continentes ? Quasi propter aliud retardetur hoc sæculum, nisi ut impleatur prædestinatus numerus ille sanctorum, quo citius impleto, profecti nec terminus sæculi differetur. » (De bono viduitatis, c. xxiii.) On voit en même temps qu’il identifie le salut avec la fin du monde. — Les autres passages des œuvres de saint Augustin relatifs à ce sujet se trouvent rassemblés dans la Confessio Augustiniana e S. Augustini operibus compilata a Hieronymo Torrense, 1610, sous les rubriques De matrimonio, De cœlibatu, etc. ; on se convaincra en les lisant que pour le vieux, le vrai christianisme, le mariage était une pure concession, faite de plus en vue de la seule procréation des enfants, et qu’au contraire la continence absolue était la vraie vertu, de beaucoup préférable au mariage. Mais à ceux qui ne veulent pas remonter aux sources, je recommande, pour lever leurs moindres doutes sur cette tendance du christianisme ici en question, deux écrits de Carové, « sur la loi de célibat » (Ueber das Cölibatgesetz, 1832) et de Lind, De cœlibatu christianorum per tria priora sæcula (Havniæ, 1839). Ce n’est pourtant en aucune façon aux opinions propres de ces auteurs que je renvoie le lecteur, car elles sont opposées aux miennes, mais c’est seulement aux comptes rendus et aux passages réunis par eux avec soin, et d’autant moins suspects, d’autant plus dignes de confiance, que les deux écrivains sont des adversaires du célibat, le premier catholique rationaliste, le second candidat protestant, et parlant en cette seule qualité. Dans le premier ouvrage nous trouvons, vol. I, page 166, énoncé à cet égard le résultat suivant : « Conformément aux vues de l’Église, et comme on peut le lire dans les Pères canoniques, dans les instructions des synodes et des papes et dans d’innombrables écrits de catholiques orthodoxes, la chasteté absolue est nommée vertu divine, céleste, angélique, et l’obtention de l’assistance divine, de la grâce qui la confère est subordonnée à la ferveur avec laquelle on l’implore. » — Cette doctrine augustinienne se trouve énoncée chez Canisius et dans les Actes du concile de Trente à titre de dogme ecclésiastique toujours aussi valable : nous l’avons montré. Pour nous persuader qu’elle a gardé jusqu’à ce jour la même valeur, il suffit du témoignage du journal le Catholique de juin 1831 ; il y est dit, page 263 : « Dans le catholicisme, l’observation d’une chasteté éternelle, pratiquée pour plaire à Dieu, apparaît en soi comme le plus haut mérite de l’homme. L’opinion que l’observation de cette chasteté éternelle en tant que fin absolue sanctifie et élève l’homme, a des racines profondes et dans l’esprit et dans la lettre expresse du christianisme : c’est la conviction de tout catholique instruit, et la décision du concile de Trente a coupé court à tous les doutes possibles sur ce point. » Tout homme non prévenu doit sans hésitation reconnaître que non seulement la doctrine émise par le Catholique est catholique en effet, mais encore que les preuves apportées à l’appui doivent être absolument irréfutables pour une raison catholique, puisées toutes qu’elles sont scrupuleusement dans les vues fondamentales de l’Église sur la vie et sa destination. — Plus loin, à la page 270, il y est dit encore : « Quand bien même saint Paul traite de prescription erronée l’interdiction du mariage, et quand bien même l’auteur, plus juif encore, de l’Épître aux Hébreux recommande « de tenir partout le mariage en honneur et de ne pas souiller la couche nuptiale » (Hebr. xiii, 4), la tendance capitale de ces deux hagiographes n’en est pas moins évidente. Pour tous les deux la virginité était l’état suprême ; le mariage n’était qu’un pis-aller pour les plus faibles, et c’est à ce seul titre qu’il fallait le maintenir respecté. Leurs plus hautes aspirations étaient dirigées vers le renoncement absolu et matériel. Le moi doit se détourner et s’abstenir de tout ce qui ne doit lui procurer de la joie qu’à lui seul et cette joie même que pour un temps. » — Enfin, nous lisons encore à la page 288 : « Nous sommes d’accord avec l’abbé Zaccaria, qui veut faire dériver avant tout le célibat (non la loi de célibat) des enseignements du Christ et de l’apôtre Paul. »

Ce qu’on oppose à ce principe fondamental du vrai christianisme, ce n’est partout et toujours que l’Ancien Testament avec son παντα καλα λιαν. C’est ce qui ressort clairement surtout de ce troisième livre si important des Stromates de saint Clément, où, dans une polémique contre les hérétiques encratistes cités plus haut, il ne leur objecte toujours que le judaïsme et son histoire optimiste de la création, si vivement contredite par la tendance de renoncement au monde qui est celle du Nouveau Testament. Mais l’union du Nouveau Testament et de l’Ancien n’est au fond qu’extérieure, accidentelle, forcée même : le seul point d’attache pour la doctrine chrétienne était, dans l’Ancien Testament, l’histoire de la chute par le péché, qui s’y trouve d’ailleurs isolée et n’est pas utilisée par la suite. Selon le récit des Évangiles, ce sont justement les partisans orthodoxes de l’Ancien Testament qui ont crucifié le fondateur de l’Église, pour le punir d’avoir énoncé des doctrines contraires aux leurs. Dans ce troisième livre des Stromates de saint Clément ressort avec une netteté surprenante l’antagonisme entre l’optimisme théiste, d’une part, et le pessimisme de la morale ascétique de l’autre. Il est dirigé contre les gnostiques qui enseignaient le pessimisme et l’ascétisme, notamment l’εγκρατεια, abstinence de toute sorte et surtout de toute satisfaction sexuelle, ce dont Clément les blâme vivement. On y entr’aperçoit aussi en même temps qu’il y a antagonisme entre l’esprit de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Car, abstraction faite du péché originel, véritable hors-d’œuvre dans l’Ancien Testament, l’esprit de l’Ancien Testament est diamétralement opposé à celui du Nouveau : celui-là optimiste, celui-ci pessimiste. Cette contradiction, Clément la relève à la fin du XIe chapitre (προσαποτεινομενον τον Παυλον τω Κριστη τ. κ. λ.), tout en ne voulant pas en reconnaître la valeur et en la déclarant apparente, en bon juif qu’il est. D’une façon générale, il est intéressant de voir comment partout chez Clément le Nouveau et l’Ancien Testament se traversent l’un l’autre, comment il s’efforce de les concilier et finit cependant presque toujours par exclure le Nouveau au profit de l’Ancien. Dès le début du iiie chapitre, il reproche aux marcionites d’avoir, à l’exemple de Platon et de Pythagore, trouvé la création mauvaise, et enseigné avec Marcion que la nature est mauvaise, faite de mauvaise substance (φυσις κακη, εκ τε υλης κακης), et qu’alors, loin de peupler le monde, il faut s’abstenir du mariage (μη βουλομενοι τον κοσμον συμπληρουν, απεχεσθαι γαμου). Clément, en homme pour qui en général l’Ancien Testament a plus de charmes et de clartés que le Nouveau, prend la chose en très mauvaise part. Il y voit une ingratitude criante, un acte d’hostilité et de révolte contre celui qui a produit le monde, contre le juste démiurge, dont ils sont eux-mêmes l’ouvrage, et des créations duquel ils dédaignent de faire usage, en renonçant, par leur rébellion impie, aux sentiments que dicte la nature (αντιτασσομενοι τω ποιητη τω σφων… εγκρατεις τη προς τον πεποιηκοτα εχθρα, μη βουλομενοι χρησθαι τοις υπ’αυτου κτισθεισιν,… ασεϐει θεομαχια των κατα φυσιν εκσταντες λογισμων). — Dans son zèle religieux, il ne veut même pas laisser aux marcionites l’honneur de l’originalité, et, armé de son érudition bien connue, il leur rappelle, en appuyant son dire des plus belles citations, que déjà les philosophes antiques, qu’Héraclite et Empédocle, Pythagore et Platon, Orphée et Pindare, Hérodote et Euripide, et avec eux la Sibylle, avaient profondément gémi sur la misérable constitution du monde et par là même avaient enseigné le pessimisme. Dans son enthousiasme savant, il ne s’aperçoit pas qu’il ne saurait mieux faire les affaires des marcionites, en montrant que « tous les sages de tous les temps » ont professé et chanté la même chose qu’eux : mais, plein de confiance et de courage, il cite les sentences les plus affirmatives et les plus énergiques exprimées en ce sens par les Anciens. Il est vrai, rien de tout cela ne le déconcerte : les sages peuvent déplorer la tristesse de l’existence, les poètes peuvent se répandre à ce sujet en plaintes des plus émouvantes, la nature et l’expérience peuvent élever bien haut la voix contre l’optimisme, — rien de tout cela n’atteint notre père ; il maintient sa révélation pure et ne recule pas. Le démiurge est l’auteur du monde : il est donc a priori certain que le monde est excellent, quelle qu’en puisse être l’apparence. — Il en est de même pour le second point, l’εγκρατεια, témoignage manifeste, selon lui, de l’ingratitude des marcionites envers le démiurge (αχαριστειν τω δημιουργω) et de leur obstination rebelle à rejeter tous ses dons (δι αντιταξιν προς τον δημιουργον, την χρησιν των κοσμικων παραιτουμενοι). Là encore les tragiques ont devancé les encratistes, aux dépens de l’originalité de ces derniers, et dit ce qu’ils devaient dire : à leurs plaintes sur les misères sans fin de l’existence, ils ont ajouté qu’il était meilleur de ne pas procréer d’enfants, ce que Clément appuie encore des plus beaux passages, en blâmant en même temps les pythagoriciens d’avoir renoncé pour cette raison à la jouissance sexuelle. Mais tout cela ne le gêne en rien : il reste fidèle à son principe que tous, par leur continence, ils se rendent coupables envers le démiurge, en défendant de se marier, de procréer des enfants, de mettre au monde de nouveaux infortunés, de ne pas offrir une nouvelle proie à la mort (δι εγκρατειας ασεβουσι εις τε την κτισιν και τον αγιον δημιουργον, τον παντοκρατορα μονον Θεον, και διδασκουσι, μη δειν παραδεχεσθαι γαμον και παιδοποιιαν, μηδε αντεισαγειν τω κοσμω δυστυχησοντας ετερους, υηδε επιχορηγειν θανατω τροφην) (ch. VI). – Dans ses accusations contre l’εγκρατεια, le père érudit ne semble guère avoir pressenti qu’aussitôt après lui le célibat s’introduirait de plus en plus dans le clergé chrétien, et finirait au XI par être élevé à la hauteur d’une loi, parce qu’il répond à l’esprit du Nouveau Testament. Cet esprit, les gnostiques mêmes l’ont pénétré plus profondément et l’ont mieux saisi que notre père, plus juif que chrétien. La conception des gnostiques apparaît très nettement au début du IXe chapitre tiré de l’Évangile des Égyptiens : αυτος ειπεν ο Σωτηρ « ηλθον καταλυσαι τα εργα της θηλειας » θηλειας μεν, της επιθυμιας εργα δε, γενεσιν και φθοραν [aiunt enim dixisse Servatorem : « Veni ad dissolvendum opera feminæ : » feminæ quidem, cupiditatis ; opera autem, genrationem et interitum]; — mais surtout dans la conclusion du xiiie chapitre et le commencement du xive. L’Église, il est vrai, devait se soucier d’établir sur ses pieds une religion capable de rester debout et de continuer sa marche, dans le monde tel qu’il est et parmi les hommes ; d’où la condamnation d’hérésie qu’il lui faut prononcer contre ces gens. — À la fin du xiiie chapitre, notre père compare l’ascétisme hindou, comme mauvais, au judaïsme chrétien, et ce rapprochement met en relief la différence fondamentale de l’esprit des deux religions. En effet, dans le judaïsme et le christianisme tout revient à l’obéissance ou à la désobéissance aux commandements de Dieu : υπακον και παρακοη, comme il nous convient à nous, ses créatures, ημιν, τοις πεπλασμενοις υπο της του παντοκρατορος βουλησεως [nobis, qui ab Omnipotentis voluntate efficti sumus] (c. xiv). — À ce premier devoir vient s’ajouter celui de λατρευειν Θεω ζωντι, de servir le Seigneur, de vanter ses œuvres, de se répandre en actions de grâces. — Le brahmanisme et le bouddhisme offrent en vérité une apparence bien différente, puisque dans le dernier toute amélioration, toute conversion, tout affranchissement à espérer de ce monde de souffrance, de ce sansara, suppose la connaissance préalable des quatre vérités fondamentales : 1, dolor ; 2, doloris ortus ; 3, doloris interitus : 4, octopartita via ad doloris sedationem . (Dammapadam, éd. Fausböll, p. 35 et 347.) On trouve le développement de ces quatre vérités dans Burnouf, Introduct. à l’hist. du bouddhisme, p. 629, et dans tous les exposés du bouddhisme.

En réalité, ce n’est pas le judaïsme, avec son παντα καλα λιαν, c’est le brahmanisme et le bouddhisme qui, par leur esprit et leur tendance morale, sont parents du christianisme. Or l’esprit et la tendance morale, et non pas les mythes dont elle les habille, voilà la partie essentielle d’une religion. C’est pourquoi je ne renonce pas à l’opinion que les doctrines chrétiennes puissent dériver en quelque manière de ces religions primitives. J’en ai déjà signalé quelques indices au second volume des Parerga, § 179 (2e éd., § 180). Ajoutons ici cette remarque d’Épiphane (Hœretic., XVIII) que les premiers juifs chrétiens de Jérusalem, du nom de Nazaréens, s’étaient abstenus de toute nourriture animale. Par cette origine ou du moins par cette concordance, le christianisme appartient à la croyance antique, véritable et élevée de l’humanité, si contraire à la fausse, plate et pernicieuse doctrine de l’optimisme, telle que l’exposent le paganisme grec, le judaïsme et l’islam. La religion zende tient en quelque sorte le milieu, puisqu’en face d’Ormuzd, elle possède dans Ahriman un contrepoids pessimiste. De cette religion zende, comme J.-G. Rhode l’a solidement démontré dans son livre la Légende sainte du peuple zende, est sortie la religion juive : Ormuzd a donné naissance à Jéhovah, et Ahriman à Satan. Mais Satan ne joue encore dans le judaïsme qu’un rôle subalterne, il y disparaît presque tout entier ; de là la prédominance de l’optimisme et la présence, comme élément pessimiste, du seul mythe du péché originel, dérivé lui aussi du Zend-Avesta (fable de Meschian et Meschiana), qui y tombe dans l’oubli, jusqu’au jour où il est, ainsi que Satan, recueilli par le christianisme. Cependant Ormuzd lui-même vient du brahmanisme, quoique d’une région très inférieure de ce culte : il n’est rien d’autre en effet qu’Indra, ce dieu secondaire du firmament et de l’atmosphère qui rivalise souvent avec l’homme ; l’éminent J.-J. Schmidt l’a très bien montré dans son ouvrage Sur la parenté des doctrines gnostico-théosophiques avec les religions de l’Orient. Cet Indra-Ormuzd-Jehovah dut passer ensuite dans le christianisme, lors de sa naissance en Judée, et, se conformant au caractère cosmopolite de cette religion, il quitta ses noms propres, pour être désigné par le terme dont chaque nation convertie appelait dans sa langue les êtres surhumains qu’il supplantait. Il devint Θεος, Deus, du sanscrit Deva (d’où aussi devil, diable), ou, chez les peuples gothico-germaniques, God, Gott, de Odin ou Wodan, Wuodan, Godan. De même, dans l’islamisme, dérivé aussi du judaïsme, il prit le nom d’Allah déjà auparavant en usage dans l’Arabie. C’est par un fait analogue que les dieux de l’Olympe grec, lors de leur transplantation en Italie au temps préhistorique, reçurent les noms des dieux qui régnaient avant eux. Zeus s’appela, chez les Romains, Jupiter ; Héra, Junon ; Hermès, Mercure ; etc. En Chine, le premier embarras pour les missionnaires naît de l’absence dans la langue chinoise de terme de ce genre, comme de mot pour exprimer « la création »[9] ; aucune des trois religions de la Chine ne connaît, en effet, de Dieu, ni au pluriel, ni au singulier.

Quoi qu’il en soit du reste, le παντα καλα λιαν de l’Ancien Testament est en réalité étranger au véritable christianisme : car le Nouveau Testament ne parle jamais du monde que comme d’un lieu dont on ne fait pas partie, qu’on n’aime pas, où le diable est le maître[10]. Ceci s’accorde avec l’esprit ascétique de renoncement à son bien propre et de triomphe sur le monde, qui, avec l’amour infini du prochain et même de l’ennemi, est le trait capital que le christianisme a de commun avec le brahmanisme et le bouddhisme et qui trahit leur parenté. En aucune chose il ne faut autant séparer le noyau de l’écorce que dans le christianisme. C’est précisément parce que je prise fort le noyau que je fais parfois si peu de cérémonies avec l’enveloppe ; néanmoins elle est plus épaisse qu’on n’a coutume de le croire.

Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme et ne peut être regardé ainsi que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme : ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun (en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi) et qui, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira dans la suite un monde plus joli encore (dont le seul défaut est d’avoir une entrée si pernicieuse). Ce peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestants, aisés, mariés et éclairés : mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le cœur aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds sacrifices, du renoncement à soi-même, par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. — Au point de vue pratique, c’est-à-dire, sous le rapport des horreurs de son temps qu’il voulait extirper de l’Église, Luther pouvait avoir entièrement raison ; mais il n’en était pas de même au point de vue théorique. Plus une doctrine est haute, et plus la voie s’y trouve ouverte aux abus, en présence de la bassesse générale et de la perversité de la nature humaine. Aussi le catholicisme prête-t-il à des abus bien plus nombreux et plus grands que le protestantisme. Par exemple le monachisme, cette négation méthodique de la volonté, qu’on pratique communément pour s’encourager les uns et les autres, est une institution d’ordre élevé, mais qui par là même devient presque toujours infidèle à son esprit. Les abus révoltants de l’Église provoquaient dans l’âme honnête de Luther une vive indignation. Mais il y obéit si bien qu’il en vint à vouloir supprimer le plus possible du christianisme même : à cette fin il commença par le borner aux termes de la Bible, puis, emporté par son zèle plein de bonnes intentions, il alla trop loin, jusqu’à en attaquer le cœur même dans le principe ascétique. Car, le principe ascétique une fois écarté, l’optimisme ne pouvait tarder à en prendre la place. Or l’optimisme, dans les religions, comme dans la philosophie, est une erreur fondamentale qui ferme la route à toute vérité. D’après tout ce qui précède, le catholicisme me semble être un christianisme dont on a honteusement abusé, le protestantisme un catholicisme dégénéré ; le christianisme en général me paraît avoir éprouvé le sort réservé à toute conception noble, élevée et grande, dès qu’il lui faut subsister parmi les hommes.

Cependant, au sein même du protestantisme, l’esprit ascétique et encratistique essentiel au christianisme s’est de nouveau fait jour et a éclaté en un phénomène plus considérable et plus marqué qu’il ne s’en était jamais produit auparavant : ce phénomène, c’est la secte si curieuse des shakers, fondée dans l’Amérique du Nord par une Anglaise, Anna Lee, en 1774. Les membres de cette secte sont déjà parvenus au nombre de 6.000, qui, répartis en quinze communes, occupent plusieurs bourgs dans les États de New-York et de Kentucky, surtout dans le district de New-Libanon, près de Nassau-Village. Le trait principal de leur règle de vie religieuse est le célibat et l’entière abstinence de toute satisfaction sexuelle. De l’aveu unanime des visiteurs anglais et américains qui ne leur ménageaient pas les mépris et les sarcasmes de tout genre, cette règle est appliquée avec rigueur et avec une parfaite loyauté ; et pourtant frères et sœurs habitent parfois la même maison, mangent à la même table, se livrent même dans l’église à des danses communes au milieu du service divin. Car celui qui a fait à Dieu le plus dur des sacrifices peut danser devant le Seigneur : il est le vainqueur, il a triomphé. Leurs chants d’Église sont gais en général ; ce sont même en partie de joyeuses chansons. C’est ainsi que leur danse à l’église, après le sermon, est accompagnée par le chant du reste des assistants : menée vivement et en mesure, elle finit par un galop, qu’on poursuit jusqu’à épuisement. Dans les intervalles de chaque danse l’un de leurs maîtres crie à haute voix : « Souvenez-vous que vous vous réjouissez ici devant le Seigneur d’avoir tué votre chair ! car c’est là le seul usage que nous faisons de nos membres rebelles. » Au célibat se rattachent d’eux-mêmes presque tous les autres préceptes. Il n’y a ni famille, ni propriété privée, mais communauté de biens. Tous sont vêtus de même, à la façon des quakers, et avec une grande propreté. Ils sont industrieux et appliqués : chez eux on ne supporte pas l’oisiveté. Ils ont encore une prescription bien digne d’envie, celle d’éviter tout bruit inutile, comme de crier, de battre les portes, de faire claquer un fouet, de choquer violemment deux objets, etc. L’un d’entre eux énonce ainsi leur règle de conduite : « Menez une vie d’innocence et de pureté, aimez votre prochain comme vous-même, vivez en paix avec tous les hommes, gardez-vous de la guerre, du meurtre, de toute violence vis-à-vis les uns des autres, ainsi que de tout effort pour conquérir les honneurs et les distinctions du monde. Donnez à chacun ce qui lui revient, et observez la sainteté : car sans elle nul ne peut regarder le Seigneur. Faites le bien à tous, dans la mesure de vos forces et des occasions qui s’offrent à vous. » Ils n’engagent personne à entrer dans leurs rangs, mais imposent à qui le demande un noviciat de plusieurs années. Chacun est libre de sortir de la secte, mais l’exclusion pour infraction à la règle est un cas très rare. Les enfants qu’on leur amène sont élevés avec soin et n’ont à faire profession de leur propre consentement qu’une fois devenus hommes. On raconte que, dans les controverses de leurs directeurs avec des ecclésiastiques anglicans, ceux-ci ont presque toujours le désavantage, parce que les arguments des premiers consistent en passages bibliques du Nouveau Testament. — On trouve sur eux des détails plus étendus, principalement dans Maxwell’s Run through the United states, 1841, dans Benedict’s History of all religions, 1830 ; de même dans le Times du 4 novembre 1837, et dans le journal allemand Columbus, cahier de mai 1831. — Une secte allemande très analogue à celle-ci, qui vit aussi dans un rigoureux célibat et dans la continence, est celle des rappistes, dont nous parle F. Löher dans son Histoire et situation des Allemands d’Amérique, 1853. — En Russie, les raskolniks doivent être une secte du même genre. Les gichteliens vivent également dans une absolue chasteté. — Mais déjà chez les anciens Juifs nous trouvons le type de toutes ces sectes dans les esséniens, sur lesquels nous renseigne Pline lui-même (Hist. nat., V, 15) ; ils se rapprochaient beaucoup des shakers, non seulement par le célibat, mais par d’autres points encore, même par la danse pendant le service divin[11], ce qui porte à supposer que la fondatrice de cette dernière secte avait pris l’autre pour modèle. — Que devient, en présence de ces faits, l’assertion de Luther : « Ubi natura, quemadmodum a Deo nobis insita est, fertur ac rapitur, fieri nullo modo potest, ut extra matrimonium caste vivatur » (Catech. Maj.) ?

Quand même le christianisme n’a fait en substance qu’enseigner ce que toute l’Asie savait depuis longtemps déjà et mieux même, il a été cependant pour l’Europe une nouvelle et grande révélation, qui a produit une transformation complète de la direction d’esprit des peuples européens. Car il leur a dévoilé la portée métaphysique de l’existence et leur a appris en conséquence à étendre leurs regards au-delà de la vie terrestre étroite, misérable et éphémère, et à la considérer non plus comme une fin absolue, mais comme un état de souffrance, de culpabilité, d’épreuve, de lutte et de purification, d’où les mérites moraux, le rigoureux renoncement à nous-mêmes et l’abnégation nous permettent de nous élever à une existence meilleure, inconcevable à notre entendement. Il a en effet enseigné la grande vérité de l’affirmation et de la négation du vouloir-vivre, sous le voile de l’allégorie, en disant que par la chute d’Adam nous avons tous été frappés de malédiction, que le péché est entré dans le monde, que la faute s’est transmise à tous par héritage, et qu’au contraire le sacrifice fait de sa vie par Jésus nous a tous rachetés, a sauvé le monde, effacé la faute et apaisé la justice. Mais, pour comprendre la vérité même contenue dans ce mythe, il ne faut pas seulement regarder les hommes dans le temps comme des êtres indépendants les uns des autres, il faut concevoir l’idée platonicienne de l’homme, qui se rapporte à la suite des hommes, de même que l’éternité en soi à l’éternité délayée dans le temps : il s’ensuit que l’idée éternelle de l’homme étendue, dans le temps, à la série successive des hommes, apparaît encore dans le temps comme un tout uni par le lien de la génération. Si l’on ne perd pas de vue l’idée de l’homme, on s’aperçoit que la chute d’Adam représente la nature bornée, animale, pécheresse de l’homme, celle qui fait de lui un être fini, voué au péché, à la douleur et à la mort. Au contraire la vie, les enseignements et la mort de Jésus-Christ sont l’image du côté éternel, surnaturel, de la liberté et de l’affranchissement de l’homme. Tout homme est donc, à ce titre et en puissance, aussi bien Adam que Jésus, selon la manière dont il se conçoit lui-même et dont ensuite sa volonté le détermine ; de là résulte pour lui ou la damnation et la mort inévitable, ou le salut et la conquête de la vie éternelle. — Ces vérités, tant au sens allégorique qu’au sens propre, étaient de parfaites nouveautés pour les Grecs et les Romains, qui se dépensaient tout entiers dans la vie et ne jetaient pas un regard sérieux au-delà. Qui en doute n’a qu’à voir Cicéron (Pro Cluentio, c. lxi) et Salluste (Catil., c. xlvii) parler de notre condition après la mort. Très avancés sur presque tous les autres points, les anciens, en cette matière capitale, étaient demeurés des enfants, même inférieurs aux Druides, qui professaient au moins la métempsycose. Qu’un ou deux philosophes, tels que Pythagore et Platon, aient pensé autrement, c’est ce qui ne change rien à l’ensemble.

Ainsi donc la vérité la plus importante sans comparaison qu’il puisse y avoir est celle que renferme le christianisme, comme le brahmanisme et le bouddhisme, celle qui enseigne la nécessité pour nous d’être rachetés d’une existence vouée à la souffrance et à la mort, et la possibilité d’y parvenir par la négation du vouloir, c’est-à-dire par une opposition décisive à la nature. Mais cette vérité est contraire en même temps à la tendance naturelle de la race humaine et difficile à saisir d’après ses vrais principes, comme d’ailleurs toute conception purement générale et abstraite est entièrement inaccessible à la grande majorité des hommes. Aussi, pour introduire cette vérité dans le domaine de l’application pratique, a-t-il toujours fallu un véhicule mythique, sorte de récipient, sans lequel elle se perdrait et se volatiliserait. La vérité a donc dû emprunter partout le vêtement de la fable et s’efforcer de se rattacher à un fait historique chaque fois déjà connu et déjà respecté. Ce qui resterait inaccessible aux sentiments bas, à la grossièreté intellectuelle et en général à la brutalité de toute grande masse en tout temps, en tout lieu, présenté sensu proprio, doit lui être inculqué, dans une vue pratique, sensu allegorico, pour devenir ensuite l’astre qui éclaire sa marche. Ainsi donc les religions nommées plus haut doivent être tenues pour les vases sacrés dans lesquels la grande vérité reconnue et énoncée depuis des milliers d’années, peut-être même depuis le début de l’humanité, mais qui ne cesse, pour la masse de l’humanité, de demeurer en soi-même une doctrine mystérieuse, a été appropriée à la mesure de ses forces, conservée et transmise à travers les siècles. Mais tout ce qui n’est pas entièrement composé des éléments indestructibles de la pure vérité est menacé de ruine ; toutes les fois donc qu’un tel vase, par le contact d’une époque qui lui est hétérogène, est exposé à la destruction, il faut en sauver de quelque manière le contenu sacré, le confier à un nouveau récipient et le conserver à l’humanité. Ce contenu ne fait qu’un avec la pure vérité : aussi la philosophie a-t-elle la tâche de le représenter entier, sans mélange, par de simples concepts abstraits, et par suite sans ce véhicule pour le nombre toujours très restreint des hommes capables de penser. Ainsi elle est aux religions ce qu’une ligne droite unique est à plusieurs lignes courbes qui courent à côté d’elle, car elle exprime sensu proprio et touche directement ce que les autres montrent sous des voiles et n’atteignent que par des détours.

Si maintenant je voulais encore, pour éclairer par un exemple ce que je viens de dire en dernier lieu et suivre en même temps une mode philosophique contemporaine, si je voulais, dis-je, essayer de résoudre le mystère le plus profond du christianisme, celui de la trinité, dans les concepts fondamentaux de ma philosophie, sous réserve des licences permises en de pareils interprétations, la tentative pourrait s’accomplir ainsi : le Saint-Esprit c’est la négation résolue du vouloir ; l’homme en qui elle se manifeste in concreto est le Fils. Il est identique à la volonté qui affirme la vie et par là produit le phénomène du monde visible, c’est-à-dire au Père, puisque négation et affirmation sont deux actes opposés de la même volonté dont la capacité à faire les deux est la seule véritable liberté. — Cependant il ne faut voir dans tout cela qu’un pur lusus ingenii.

Avant de terminer ce chapitre, je veux encore appuyer de quelques preuves ce que j’ai désigné au § 68 du premier volume par l’expression Δευτερος πλους : c’est la négation de la volonté provoquée par une souffrance personnelle durement sentie, et non plus seulement par le fait de s’être approprié la douleur d’autrui et d’avoir ainsi reconnu le néant et la tristesse de notre existence. Ce que produit au dedans de nous une exaltation de ce genre, et l’espèce d’épuration qu’elle entraîne, peut se comprendre par ce qu’éprouve tout homme impressionnable à la représentation d’une tragédie : les deux cas sont voisins. En effet, au troisième et au quatrième acte la vue du héros de plus en plus troublé et menacé dans son bonheur l’affecte et l’inquiète douloureusement ; mais quand au cinquième acte ce bonheur a sombré et s’est brisé sans retour, il éprouve une certaine élévation d’âme, source pour lui d’un plaisir infiniment plus haut que n’aurait pu lui en procurer le spectacle du héros comblé de prospérité. Or c’est ici, avec les demi-teintes affaiblies de la compassion que peut exciter une illusion pleinement consciente, ce qui se produit encore, mais avec toute l’énergie de la réalité, dans le sentiment de la destinée propre, lorsqu’une grande infortune pousse enfin l’homme dans le port de la résignation absolue. C’est là le fondement de ces conversions capables de transformer l’homme tout entier, telles que je les ai décrites dans mon livre. J’ai raconté l’histoire de la conversion de Raymond Lulle ; celle de l’abbé de Rancé mérite d’être rapportée ici en peu de mots pour les ressemblances frappantes qu’elle présente avec la première et, de plus, pour les résultats mémorables qui en sont sortis. Sa jeunesse avait été consacrée au plaisir et à la volupté ; il était en dernier lieu en relations amoureuses avec Mme de Montbazon. Un soir qu’il venait lui rendre visite, il trouva sa chambre vide, en désordre et obscure. Il heurta du pied quelque chose : c’était la tête de la duchesse morte subitement qu’on avait dû séparer du tronc pour faire entrer le corps dans le cercueil de plomb placé tout à côté. Après avoir surmonté son immense chagrin, Rancé devint le réformateur de l’ordre des trappistes, qui s’était bien écarté alors de la rigueur de sa règle : dès son entrée dans l’ordre en 1663, il le ramena à ce renoncement presque effrayant qui en est encore aujourd’hui la base, à cette pratique méthodique de la négation du vouloir encouragée par les sacrifices les plus lourds et par un genre de vie d’une dureté, d’une austérité incroyables qui remplit d’un saint effroi le visiteur de la Trappe ; ajoutons que dès le début ce visiteur est touché de l’humilité de ces vrais moines qui, minés par les jeûnes, le froid, les veilles, les prières et le travail, viennent s’agenouiller devant lui, l’enfant du monde et le pécheur, et implorer sa bénédiction. De tous les ordres monastiques c’est le seul en France qui se soit maintenu sans atteinte, au milieu de toutes les révolutions ; il a dû cette destinée au sérieux profond qu’on ne peut méconnaître en lui et qui exclut toute arrière-pensée. Il a même échappé à la décadence générale de la religion, parce qu’il tient à la nature humaine par des racines plus profondes que n’importe quelle croyance positive.

Cette complète et soudaine transformation de l’être intime dont il est ici question et que les philosophes ont jusqu’ici absolument négligée se produit surtout chez l’homme dans le cas où, avec une pleine conscience, il marche au-devant d’une mort violente et certaine, c’est-à-dire dans les cas d’exécution : j’ai mentionné le fait dans mon livre ; mais pour le rendre plus clair encore à tous les yeux, je ne crois nullement déroger à la dignité de la philosophie en rapportant les déclarations de quelques criminels avant leur mort, quand même je devrais m’attirer ainsi les railleries et être accusé d’en appeler à des sermons d’échafaud. Tout au contraire je crois l’échafaud un lieu propre à des révélations toutes particulières, et un observatoire d’où s’ouvrent à l’homme maître de ses sentiments des aperçus souvent plus vastes et plus nets sur l’éternité que la plupart des philosophes n’en possèdent sur les chapitres de leur psychologie et de leur théologie rationnelle.

Voici donc le discours tenu avant son exécution, le 15 avril 1837, à Glocester, par un certain Bartlett qui avait tué sa belle-mère : « Anglais et concitoyens ! Je n’ai que peu de mots à vous dire : mais je vous prie tous, et chacun de vous à part, de laisser ces quelques paroles pénétrer jusqu’au fond de vos cœurs, de n’en pas conserver seulement le souvenir, pendant que vous assisterez au triste spectacle d’aujourd’hui, mais de les porter à la maison et de les répéter à vos enfants et à vos amis. Voilà ce qu’implore de vous un mourant, un homme pour qui l’instrument du supplice est déjà prêt. Et ces quelques mots, les voici : détachez-vous de l’amour de ce monde périssable et de ses vaines joies ; pensez moins à lui et plus à votre Dieu. Faites-le ! Convertissez-vous, convertissez-vous ! Car, soyez-en certains, sans une profonde et sincère conversion, sans un retour à votre père céleste, vous ne sauriez avoir le moindre espoir d’atteindre jamais ces régions de la béatitude et ce pays de la paix vers lequel j’ai la ferme assurance de marcher maintenant à grands pas. » (Cf. Times du 18 avril 1837).

La dernière déclaration du fameux assassin Greenacre, exécuté le 1er mai 1837, à Londres, est plus curieuse encore. Voici ce qu’en dit le journal anglais The Post, dont le Galignani’s Messenger du 6 mai 1837, a reproduit à son tour le récit : « Le matin de son exécution, une personne lui recommandait de mettre sa confiance en Dieu et d’implorer son pardon par l’intercession de Jésus-Christ. Greenacre répondit : Demander son pardon par la médiation de Jésus-Christ est une affaire d’opinion. Pour sa part il croyait qu’aux yeux de l’être suprême un mahométan valait un chrétien et avait autant de droits à la félicité. Depuis son emprisonnement, il avait dirigé son attention sur des sujets théologiques et acquis la conviction que l’échafaud était un passeport pour le ciel. » Cette indifférence manifeste à l’égard des religions positives est justement ce qui donne un plus grand poids à cette déclaration : c’est la preuve en effet qu’elle ne repose pas sur l’illusion d’un fanatique, mais sur une connaissance immédiate et personnelle.

Rappelons encore ce trait que le Galignani’s Messenger du 15 août 1837 rapporte d’après la Limerick Chronicle : « Lundi dernier, a été exécutée Maria Cooney, coupable du meurtre révoltant de mistress Anderson. Cette misérable était si profondément pénétrée de l’énormité de son crime, qu’elle baisait la corde qu’on lui mettait au cou, en implorant avec humilité la grâce divine. ».

Enfin un dernier exemple : le Times du 29 avril 1845 publie plusieurs lettres que Hocker, l’assassin de Delarue, a écrites la veille de son exécution. Dans l’une d’elles il dit : « Je suis persuadué que, si le cœur naturel n’est pas brisé (the natural heart be broken) et renouvelé par la grâce divine ; si noble, si digne d’affection qu’il paraisse aux yeux du monde, il ne peut jamais songer à l’éternité sans un frisson intérieur. »

Telles sont ces perspectives sur l’éternité dont je parlais plus haut, qui s’ouvrent à nous de cet observatoire ; et j’ai eu d’autant moins de scrupule à les signaler, que Shakespeare lui-même nous dit :

___________Out of these convertites
There is much matter to be heard and learn’d[12].
______________(Comme il vous plaira, scène dernière.)

Le christianisme attribue aussi à la souffrance en tant que telle cette vertu purifiante et sanctifiante ici exposée, et l’effet contraire à la grande prospérité ; Strauss l’a démontré dans sa Vie de Jésus (vol. I, section 2, chap. VI, §§ 72 et 74). Il dit en effet que les Béatitudes du Sermon sur la montagne ont un tout autre sens chez Luc (VI, 21) que chez Matthieu (V, 3) ; car ce dernier seul à μακαριοι οι πτωχοι ajoute τω πνευματι et à πεινωντες le complément την δικαιοσυνην : chez lui seul ainsi il est fait allusion aux simples et aux humbles, etc. ; chez Luc au contraire, aux pauvres proprement dits ; de sorte qu’il y a ici opposition entre la souffrance actuelle et le bien-être futur. Chez les Ébionites c’est un principe capital que celui qui prend sa part en ce monde, reste les mains vides dans l’autre monde, et inversement. Aussi chez Luc les béatitudes sont-elles suivies d’autant de « ουαι » qu’il adresse aux πλουσιοις, εμπεπλησμενοις et γελωσι, au sens des Ébionites. C’est dans le même esprit, dit-il à la page 504, qu’est conçue la parabole (Luc. xvi, 19) du riche et de Lazare : elle ne parle nullement d’une faute de l’un, ni d’un mérite de l’autre, et prend pour mesure de la rémunération à venir non pas le bien ou le mal fait en cette vie, mais la souffrance qu’on a éprouvée ou le bonheur dont on a joui en ce monde, au sens des Ébionites. « Les autres synoptiques (Matth., xix, 16 ; Marc, x, 17 ; Luc, xviii, 18) attribuent encore à Jésus une semblable estime de la pauvreté extérieure dans le récit du jeune homme riche et dans la parabole du chameau et du trou d’aiguille. »

En allant au fond des choses, on reconnaîtra que les passages même les plus célèbres du Sermon sur la montagne contiennent une invitation indirecte à la pauvreté volontaire, et par là à la négation du vouloir-vivre. Car le précepte (Matth., v, 40 et s.) de nous rendre sans réserve à toutes les demandes qu’on nous fait, de donner aussi notre manteau à qui veut nous disputer notre tunique, etc., de même (ibid., vi, 25-34) le précepte de renoncer à tout souci de l’avenir et même du lendemain et de vivre ainsi au jour le jour, sont des règles de vie dont la pratique mène infailliblement à l’absolue pauvreté, et qui par suite disent d’une manière indirecte ce que Bouddha prescrit directement aux siens, et appuie de son exemple : rejetez tout et devenez Bikschous, c’est-à-dire mendiants. Cela ressort encore plus nettement du passage de Matth., x, 9-15, où il est défendu aux apôtres de rien posséder, même des souliers et un bâton de voyage, et de se borner à mendier. Ces préceptes sont devenus dans la suite la base de l’ordre mendiant de Saint-François (Bonaventure Vita sancti Francisci, c. iii). Voilà pourquoi je dis que l’esprit de la morale chrétienne est identique à celui du brahmanisme et du bouddhisme. — En conformité avec les vues que je viens d’exposer ici, maître Eckhard dit aussi (Œuvres, vol. I, page 492) : « Le coursier le plus rapide qui vous conduise à la perfection, c’est la souffrance. »

  1. Ce chapitre se rapporte au § 68 du premier volume. Cf. aussi le chapitre xvi du deuxième volume des Parerga.
  2. Si l’on admet au contraire l’ascétisme, il faudrait compléter la liste que j’ai donnée dans mon mémoire sur le Fondement de la morale des mobiles derniers de la conduite humaine : 1° son bien propre ; 2° le mal d’autrui ; 3° le bien d’autrui ; par un quatrième mobile : son propre mal, que je ne signale ici qu’en passant dans l’intérêt de la conséquence de mon système. Dans mon mémoire en effet, où la question de concours était posée selon l’esprit de la morale philosophique professée dans l’Europe protestante, il me fallait passer sous silence ce quatrième mobile.
  3. Voir F.-H.-H. Windischmann, Sancara sive de theologumenis Vedanticorum, p. 116, 117 et 121-123, comme aussi Oupnekhat, vol. 1, p. 340, 356, 360.
  4. Cf, les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, page 274 ; 2e éd., page 271.
  5. Si nous ne perdons pas de vue l’immanence essentielle de notre connaissance et de toute connaissance, immanence due à ce que l’intelligence est un principe secondaire, né pour les seules fins de la volonté, nous comprendrons que tous les mystiques de toutes les religions finissent par aboutir à une sorte d’extase, dans laquelle disparaît toute connaissance, avec ses formes fondamentales de l’objet et du sujet, et affirment avoir atteint leur but dernier dans ce seul état situé au delà de toute connaissance, arrivés qu’ils sont à un point où il n’y a plus ni sujet, ni objet, ni, par là, de connaissance d’aucune sorte par suite de la disparition de la volonté que la connaissance a pour unique destination de servir.
      Quiconque a bien compris ces idées ne trouvera pas si entièrement insensée cette habitude des fakirs de s’asseoir, les yeux fixés sur le bout de leur nez, et de chercher à bannir toute pensée et toute représentation ; il ne s’étonnera pas non plus de ce précepte répété en maint endroit de l’Upanischad qu’il faut, en prononçant à part soi le mystérieux Dum, se plonger dans l’intérieur de son être, là où disparaissent sujet et objet et toute connaissance.
  6. ]Cf Bonaventuræ Vita S. Francisci, c. VIII. — K. Hase, François d’Assise, c, X. — I cantici di S. Francesco, édit. de Schosser et Steinle, Francfort-s.-M., 1842.
  7. Michaelis de Molinos manuductio spiritualis : hispanice 1675, italice 1680, latine 1687, gallice in libro non adeo raro, cui titulus : Recueil de diverses pièces concernant le quiétisme, ou Molinos et ses disciples, Amst., 1688.
  8. Matth., XIX. 11 et s. — Luc, XX, 35-37. — 1re épitre aux Cor., VII, 1-11 et 25-40. — I Thess., IV, 3. — S. Joh., iii. 3. — Apocal., XIV, 4
  9. Cf. Sur la volonté dans la nature, 3° édition, p. 135.
  10. Cf. Jean, xii, 25 et 31 ; xiv, 30 ; xv, 18-19 ; xvi, 33. — Colos., ii, 20. — Ephés. ii, 1-3. — {{|I Jean}}, ii, 15-17, et iv, 4-5. — À cette occasion on peut voir comment, dans leurs efforts pour donner du texte du Nouveau Testament une interprétation inexacte conforme à leurs conceptions rationalistes, optimistes et extrêmement plates du monde, certains théologiens protestants vont jusqu’à falsifier directement ce texte dans leurs traductions. Ainsi H.-A. Schott, dans sa nouvelle version jointe au texte Griesbach 1805, a traduit le mot κοσμος (Jean, xv, 18-19) par Judæi, ({{|I Jean}}, iv, 4) par profani homines, et (Colos, II, 20) στοιχεια του κοσμου par elementa Judaica. Luther au contraire le rend toujours loyalement et exactement par le mot « monde ».
  11. Dellermann, Informations historiques sur les Esséens et les Thérapeutes, 1821, page 105.
  12. « Il y a beaucoup à entendre et à apprendre de la bouche de ces convertis. »