Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre L

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 452-458).


CHAPITRE L
ÉPIPHILOSOPHIE


En terminant mon exposition, je dois donner encore place à quelques considérations sur ma philosophie. — Elle ne se fait pas fort, je l’ai déjà dit, d’expliquer jusque dans ses derniers fondements l’existence du monde : elle s’arrête au contraire aux faits de l’expérience externe et interne, tels qu’ils sont accessibles à chacun, et en montre l’enchaînement profond et véritable, sans jamais les dépasser, sans jamais étudier les choses extérieures au monde et les rapports qu’elles peuvent avoir avec lui. Elle ne tire par suite aucune conclusion sur ce qui existe au delà de toute expérience possible ; elle n’explique que ce qui est donné dans le monde extérieur et dans la conscience propre, et se contente ainsi de saisir l’essence du monde, dans sa connexion intime avec lui-même. C’est donc une philosophie immanente, au sens kantien du mot. Mais par là même elle laisse encore bien des questions sans réponse, par exemple celle de savoir pourquoi les faits qu’elle signale sont tels et non autres, etc. De semblables questions, ou plutôt les réponses qu’elles demandent, sont, à vrai dire, transcendantes, c’est-à-dire qu’elles ne se peuvent concevoir au moyen des formes et des fonctions de notre intellect et n’y rentrent pas ; notre intelligence est par rapport à elles ce que notre sensibilité est aux qualités possibles des corps, pour lesquelles nous ne possédons pas de sens. On peut encore, par exemple, après toutes mes explications, demander l’origine de cette volonté, qui est libre de s’affirmer et d’avoir pour phénomène le monde ou de se nier et d’avoir un phénomène à nous inconnu. Quelle est cette fatalité extérieure à toute expérience qui l’a placée dans cette alternative si fâcheuse, d’apparaître sous la forme d’un monde où règnent la douleur et la mort, ou de renier son être propre ? Ou bien encore, qu’est-ce qui l’a déterminée à quitter le repos infiniment préférable du néant bienheureux ? Une volonté individuelle, est-on tenté d’ajouter, peut se laisser entraîner à sa perte par un simple chois erroné, c’est-à-dire par une faute de la connaissance ; mais la volonté en soi, antérieure à tout phénomène, et par suite encore dénuée de connaissance, comment a-t-elle pu s’égarer et tomber dans cette condition si misérable qui est aujourd’hui la sienne ? D’où vient en général cette énorme discordance qui pénètre ce monde ? Jusqu’à quelle profondeur, dans l’essence intime du monde, peut-on demander encore, descendent les racines de l’individualité ? À quoi l’on pourrait répondre à la rigueur : elles vont aussi loin que l’affirmation du vouloir-vivre ; là où paraît la négation, elles s’arrêtent, car elles sont nées avec l’affirmation. Mais on pourrait alors poser cette question : « Que serais-je si je n’étais pas vouloir-vivre ? » et d’autres du même genre. — À toutes ces questions il y aurait d’abord à répondre que l’expression de la forme la plus générale et la plus commune de notre intellect est le principe de raison ; mais que ce principe par là même ne s’applique qu’au phénomène, non à l’essence intime des choses, et que sur lui seul reposent tout « Comment » et tout « Pourquoi ». Depuis la Critique de Kant il n’est plus une æterna veritas, mais une simple forme, c’est-à-dire une fonction de notre intellect qui, de nature cérébrale, est primitivement un pur instrument au service de la volonté et la suppose avec toutes ses objectivations. Or toute notre faculté de connaître et de saisir est liée aux formes de notre intellect : il s’ensuit que nous devons concevoir toutes choses dans le temps, c’est-à-dire sous les notions d’avant ou d’après, de cause et d’effet, de haut ou de bas, de tout et de partie, etc., et que nous ne pouvons sortir de cette sphère où est enfermée pour nous toute possibilité de connaissance. Mais ces formes ne conviennent nullement aux problèmes ci-dessus soulevés, et, supposé même que la solution nous en fût donnée, elles ne seraient pas propres à nous permettre de la comprendre. Aussi, par notre intelligence, ce pur instrument de la volonté, nous heurtons-nous de toutes parts à des problèmes insolubles, comme au mur de notre cachot. — De plus, il est pour le moins vraisemblable que sur toutes ces questions non seulement pour nous, mais pour tous les hommes en général, il n’y a en aucun lieu et en aucun temps de connaissance possible ; que ces matières sont non pas relativement, mais absolument impénétrables à toute recherche ; que non seulement personne ne les sait, mais qu’en soi elles ne sont pas connaissables, parce qu’elles ne rentrent pas dans la forme de la connaissance (ceci correspond à ce que dit Scot Érigène de mirabili divina ignorantia, qua Deus non intelligit quid ipse sit (lib. II). Car la perceptibilité en général, avec sa forme essentielle et par là toujours nécessaire du sujet et de l’objet, n’appartient qu’au phénomène, non à l’essence des choses. Là où il y a connaissance, c’est-à-dire représentation, il n’y a aussi que phénomène, et nous nous trouvons dès lors sur le terrain du phénomène ; bien plus, la connaissance même en général ne nous est connue que comme un phénomène cérébral, et nous sommes privés non seulement du droit, mais encore de la possibilité de la concevoir autrement. Ce qu’est le monde en tant que monde, il nous est donné de le comprendre : il est un phénomène et nous pouvons immédiatement et par nous-mêmes, au moyen d’une analyse exacte de notre conscience propre, connaître ce qui s’y manifeste ; puis, armés de cette clef de l’essence du monde, nous pouvons déchiffrer l’ensemble du phénomène et en saisir l’enchaînement, comme je crois l’avoir fait dans mon livre. Mais abandonner le monde, pour répondre aux questions signalées ci-dessus, c’est quitter du même coup l’unique terrain sur lequel non seulement toute liaison de cause à effet, mais encore toute connaissance en général est possible ; tout devient alors instabilis tellus, innabilis unda. L’essence des choses antérieure ou extérieure au monde et par suite extérieure à la volonté, est fermée à notre examen, car la connaissance même n’est d’une façon générale qu’un phénomène, et par suite n’existe que dans le monde, comme le monde n’existe qu’en elle. L’essence intime des choses n’est pas un élément connaissant, un intellect, c’est un principe dépourvu de connaissance ; la connaissance ne s’y surajoute que comme un accident, une ressource du phénomène de cette essence : elle ne peut donc s’assimiler cette essence, même que dans la mesure de sa propre nature calculée en vue de fins toutes différentes (celles de la volonté individuelle), et par suite que très imparfaitement. De là procède l’impossibilité de concevoir complètement, jusque dans ses derniers principes et de manière à satisfaire à toute demande, l’existence, la nature et l’origine du monde. En voilà assez sur les bornes de ma philosophie et de toute philosophie.

La doctrine de l’εν και παν, c’est-à-dire de l’unité et de l’identité absolue de l’essence intime de toutes choses, après avoir été enseignée en détail par les Éléates, Scot Érigène, Jordano Bruno et Spinoza, et renouvelée par Schelling, était déjà comprise et reconnue de mon temps. Mais la nature de cette unité et la manière dont elle parvient à se manifester en tant que multiplicité, voilà un problème dont la solution se trouve chez moi pour la première fois. — De même on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme. J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope, puisque volonté et représentation épuisent l’essence de l’un comme de l’autre. Mais il est évidemment plus juste d’apprendre à connaître le monde par l’homme que l’homme par le monde : car ce qui est donné immédiatement, c’est-à-dire la conscience propre, sert à expliquer ce qui est donné médiatement, c’est-à-dire les objets de la perception externe, et l’inverse n’est pas possible.

Si j’ai de commun avec les panthéistes cet εν και παν, je ne partage pas leur παν θεος ; car je ne dépasse pas l’expérience prise au sens le plus large, et je veux encore moins me mettre en contradiction avec les données existantes. Très conséquent avec l’esprit du panthéisme, Scot Érigène déclare tout phénomène une théophanie ; mais alors il faut transporter cette notion jusqu’aux phénomènes les plus terribles et les plus hideux : singulières théophanies ! Ce qui de plus me distingue des panthéistes, ce sont surtout les différences suivantes : 1° Leur Dieu est un x, une grandeur inconnue ; la volonté est au contraire de toutes les choses possibles la mieux connue de nous, la seule à nous immédiatement donnée, et par suite la seule propre à expliquer toutes les autres. Partout, en effet, le connu doit servir à expliquer l’inconnu, et non pas inversement. — 2° Leur Dieu se manifeste animi causa, pour déployer sa magnificence ou pour se faire admirer. Abstraction faite de la vanité qu’ils lui attribuent par là, ils se mettent ainsi dans le cas de devoir nier, par des sophismes, les maux énormes de ce monde ; mais le monde n’en demeure pas moins dans une contradiction vivante et effroyable avec cette excellence rêvée par eux. Chez moi au contraire la volonté parvient toujours par son objectivation, quelle qu’en soit la nature, à la connaissance de soi-même, ce qui rend possibles sa suppression, sa conversion et son salut. Aussi chez moi seul la morale trouve-t-elle un fondement solide et un développement complet en harmonie avec les religions les plus élevées et les plus profondes, avec le brahmanisme, le bouddhisme et le christianisme, et non plus seulement avec le judaïsme et l’islamisme. La métaphysique du beau n’est aussi complètement éclaircie qu’à l’aide de mes principes, et n’a plus besoin de chercher un refuge derrière des mots vides de sens. Seul, je reconnais loyalement dans toute leur étendue les maux de ce monde, et je le puis, parce que chez moi les deux questions de l’origine du mal et de l’origine du monde convergent vers une même réponse. Au contraire dans tous les autres systèmes, tous optimistes, la question de l’origine du mal est le mal incurable toujours renaissant, qui les condamne à traîner une vie misérable, au milieu des palliatifs et des drogues. — 3° Je pars de l’expérience et de la conscience de soi naturelle, donnée à chacun, pour arriver à la volonté, non seul élément métaphysique : je suis ainsi une marche montante et analytique. Les panthéistes au contraire prennent, à l’inverse de moi, la voie descendante et synthétique ; ils partent de leur Dieu, que, deux fois sous le nom de substantia ou d’absolu, ils obtiennent de nous par leurs instances ou nous imposent, et c’est cet être entièrement inconnu qui doit expliquer par la suite tout ce qui est connu. — 4° Chez moi le monde ne comble pas l’entière possibilité de toute existence ; mais il y reste encore une large place pour ce que nous ne désignons que négativement par la négation du vouloir-vivre. Le panthéisme au contraire est optimiste par essence ; si le monde est ce qu’il y a de meilleur, il doit s’en tenir là. — 5° L’idée des panthéistes que le monde visible, c’est-à-dire le monde comme représentation, est une manifestation intentionnelle du désir qui y réside, loin de contenir en soi une explication véritable de l’apparition du monde, a bien plutôt besoin elle-même d’éclaircissement. Chez moi au contraire le monde comme représentation ne trouve place que par accident : l’intellect, en effet, avec sa perception extérieure, n’est tout d’abord que le medium des motifs pour les phénomènes les plus parfaits de la volonté, et cet intermédiaire s’élève progressivement jusqu’à cette objectivité de l’évidence intuitive qui constitue l’existence du monde. En ce sens ma théorie rend réellement compte de l’origine du monde, en tant qu’objet visible, sans recourir, comme les panthéistes, à d’insoutenables fictions.

À la suite de la critique kantienne de toute théologie spéculative, presque tous les gens qui philosophaient en Allemagne se sont rejetés sur Spinoza : toute la série d’essais manqués connue sous le nom de philosophie postkantienne n’est que du spinozisme ajusté sans goût, enveloppé de mille discours incompréhensibles et défiguré de bien des manières encore. Aussi, après avoir montré le rapport de ma doctrine avec le panthéisme en général, ai-je l’intention d’en indiquer la relation avec le spinozisme en particulier. Elle est au spinozisme ce que le Nouveau Testament est à l’Ancien. Ce que l’Ancien Testament a de commun avec le Nouveau, c’est le même Dieu créateur. D’une façon analogue, chez moi comme chez Spinoza le monde existe par lui-même, et grâce à son énergie intrinsèque. Mais chez Spinoza, sa substantia æterna, l’essence intime du monde, qu’il intitule lui-même Dieu, n’est encore, par le caractère moral et par la valeur qu’il lui attribue, que Jéhovah, le Dieu créateur, qui s’applaudit de sa création et trouve que tout a tourné pour le mieux, παντα καλα λιαν. Spinoza ne lui a rien enlevé que la personnalité. Chez lui aussi le monde avec tout son contenu est donc parfait et tel qu’il doit être : par là l’homme n’a rien de plus à faire que vivere, agere, suum Esse conservare, ex fundamento proprium utile quærendi (Eth., IV, p. 67) ; il doit simplement se réjouir de sa vie, tant qu’elle dure, tout comme l’ordonne l’Ecclésiaste, IX, 7-10. Bref, c’est de l’optimisme : aussi la partie morale est-elle faible, comme dans l’Ancien Testament, fausse même et en partie révoltante[1]. — Chez moi au contraire, la volonté ou l’essence intime du monde n’est nullement Jéhovah, mais bien plutôt en quelque sorte le Sauveur crucifié, ou encore le larron crucifié, selon le parti pour lequel elle se détermine : aussi ma morale s’accorde-t-elle toujours avec la morale chrétienne, et cela jusque dans les tendances les plus hautes de celle-ci, aussi bien qu’avec celle du brahmanisme et du bouddhisme. Spinoza ne pouvait s’affranchir du Juif : quo semel est imbuta recens servabit odorem. Ce qui est tout à fait juif en lui, et qui, joint au panthéisme, est de plus absurde et à la fois horrible, c’est son mépris des animaux, dans lesquels il voit de pures choses destinées à notre usage et auxquels il refuse tout droit (Eth., II, Appendix, c. xxvii). — Malgré tout, Spinoza demeure un très grand homme. Mais, pour le bien apprécier à sa valeur, il ne faut pas perdre de vue le rapport qui l’unit à Descartes. Descartes avait nettement séparé la nature en esprit et en matière, c’est-à-dire en substance pensante et en substance étendue, et mis de même Dieu et le monde en opposition absolue l’un avec l’autre : Spinoza, tant qu’il fut cartésien, enseigna tous ces principes dans ses Cogitata metaphysica, c. xii, en 1665. C’est seulement dans ses dernières années qu’il reconnut l’erreur fondamentale de ce double dualisme, et c’est pourquoi sa propre philosophie consiste principalement dans la suppression indirecte de ces deux oppositions ; et cependant, en partie pour ne pas blesser son maître, en partie pour moins choquer les esprits, il donna à cette philosophie, par le moyen d’une forme rigoureusement dogmatique, une apparence positive, bien que le contenu en fût surtout négatif. Son identification du monde avec Dieu n’a que ce seul sens négatif : Car appeler le monde Dieu, ce n’est pas l’expliquer ; sous ce second nom comme sous le premier, le monde demeure une énigme. Mais ces deux vérités négatives avaient une valeur pour leur temps, et pour tout temps où il existe des cartésiens conscients ou inconscients. Il partage avec tous les philosophes d’avant Locke le défaut de partir de notions abstraites, sans en avoir étudié préalablement l’origine : telles sont les notions de substance, de cause, etc., qui dans la suite avec une telle méthode reçoivent une acception beaucoup trop étendue. — Ceux qui, dans ces derniers temps, n’ont pas voulu professer le néo-spinozisme en vogue, en ont été détournés surtout par l’épouvantail du fatalisme. Sous ce nom il faut entendre toute doctrine qui ramène l’existence du monde, avec la situation critique qu’y occupe la race humaine, à une nécessité absolue, c’est-à-dire non autrement explicable. Les adversaires de cette doctrine croyaient qu’il importe avant tout de faire dériver le monde de l’acte libre de la volonté d’un être existant hors du monde : comme si l’on pouvait savoir à l’avance avec certitude lequel des deux est le plus exact, ou du moins le plus profitable par rapport à nous. Mais surtout ce qu’on présuppose, c’est le non datur tertium, et par là toute philosophie jusqu’à ce jour a pris l’une ou l’autre de ces deux voies. Je suis le premier à m’en être écarté, en posant l’existence réelle de ce tertium : l’acte de volonté, d’où naît le monde, est l’acte de notre volonté propre. Il est libre ; car le principe de raison, qui donne seul un sens à une nécessité quelconque, n’est que la forme de son phénomène. C’est pourquoi ce phénomène, dès le premier moment et dans tout son cours, est toujours nécessaire : et c’est à la suite de ce seul fait que par le phénomène nous pouvons connaître la nature de cet acte de la volonté et qu’eventualiter nous pouvons ainsi vouloir autrement.

  1. « Unusquisque tantum juris habet quantum potentia valet. » (Tract. pol., c. II, § 8.) — « Fides alicui data tamdiu rata manet, quamdiu ejus, qui fidem dedit, non mutatur voluntas. » (Ibid., §12.) — « Uniuscujusque jus potentia ejus definitur. » (Eth., IV, pr. 37, schol. 1.) — Le chapitre xvi du Tractatus theologico-politicus est surtout le résumé de l’immoralité de la philosophie spinoziste.