Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page15

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 323).
Kant veut que la métaphysique prenne son point d’appui hors de toute expérience ; elle doit s’appuyer au contraire sur la totalité de l’expérience. 
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Au préalable, nous allons préciser et examiner l’idée fondamentale dans laquelle se résume l’intuition de toute la Critique de la raison pure. — Kant se plaça au point de vue de ses prédécesseurs, les philosophes dogmatiques, et par suite il partit comme eux des données suivantes : Art. 1er. La métaphysique est la science de ce qui réside au delà de toute expérience possible. — Art. 2. Pour édifier une science de ce genre, on ne saurait partir de principes puisés eux-mêmes au sein de l’expérience (Prolégomènes, § I) ; pour dépasser l’expérience possible, il faut recourir à ce que nous connaissons antérieurement à toute expérience, c’est-à-dire indépendamment de toute expérience. — Art. 3. Il se trouve effectivement en notre raison un certain nombre de principes qui satisfont à cette condition ; on les désigne sous le nom d’idées de la raison pure. — Jusqu’à présent Kant ne se sépare point de ses prédécesseurs ; mais c’est ici que se fait la scission. Les philosophes antérieurs disent : « Ces principes, ou idées de la raison pure, sont des expressions de la possibilité absolue des choses, des vérités éternelles, sources de l’ontologie ; ils dominent l’ordre du monde, comme le fatum dominait les dieux des anciens. » Kant dit : « Ce sont de simples formes de notre entendement, des lois qui régissent non les choses, mais la conception que nous avons des choses ; par suite, nous n’avons pas le droit de les étendre, comme on voulait le faire (cf. Art. 1), au delà de l’expérience possible. C’est donc justement l’apriorité des formes et de la connaissance qui nous interdit à jamais la connaissance de l’être en soi des choses, puisque cette connaissance ne peut s’appuyer que sur des formes d’origine subjective ; nous sommes enfermés dans un monde de purs phénomènes : il s’ensuit que, bien loin de connaître a priori ce que les choses peuvent être en soi, nous sommes incapables de le savoir, fût-ce a posteriori. Par suite, la métaphysique est impossible, et on lui substitue la Critique de la raison pure ! » Dans sa lutte contre le vieux dogmatisme, Kant remporte une pleine victoire ; aussi tous ceux qui depuis tentent des essais dogmatiques sont-ils forcés de suivre une méthode toute différente des méthodes anciennes : je vais maintenant passer à la justification de celle que j’ai adoptée moi-même ; c’est du reste, ainsi que je l’ai dit, le but que je me propose dans cette Critique de la philosophie de Kant.

En effet, si l’on examine de près l’argumentation qui précède, on ne peut s’empêcher de convenir que le premier postulat fondamental sur lequel elle s’appuie forme une pétition de principe ; voici ce postulat fondamental : il est exprimé avec une netteté toute particulière dans le § I des Prolégomènes : « La source de la métaphysique doit absolument ne pas être empirique ; ses principes et concepts fondamentaux doivent n’être puisés ni dans l’expérience interne, ni dans l’expérience externe. » À l’appui de cette affirmation capitale Kant n’apporte aucune autre raison que l’argument étymologique tiré du mot métaphysique. Voici en réalité comment procède Kant : le monde et notre propre existence se posent nécessairement à nous comme un problème. Pour Kant (notons qu’il admet tout cela sans démonstration), ce n’est pas en comprenant à fond le monde lui-même qu’on peut obtenir la solution du problème ; on doit au contraire chercher cette solution dans quelque chose de tout à fait étranger au monde (tel est, en effet, le sens de l’expression : « au delà de toute expérience possible ») ; dans la recherche de la solution on doit exclure toute donnée dont on puisse avoir une connaissance immédiate quelconque (car qui dit « connaissance immédiate » dit expérience possible interne ou externe) ; la solution ne doit être cherchée que d’après des données acquises indirectement, c’est-à-dire déduites de principes généraux a priori. Cela revient à exclure la source principale de toute connaissance et à condamner la seule voie qui conduise à la vérité. Dès lors, il n’est pas étonnant que les essais dogmatiques ne réussissent point ; il n’est pas étonnant non plus que Kant ait su démontrer la nécessité de leur échec : en effet, on avait, au préalable, déclaré que « métaphysique » et « connaissance a priori » étaient identiques. Mais pour cela il aurait fallu commencer par démontrer que les éléments nécessaires pour résoudre le problème du monde ne devaient absolument pas faire partie du monde lui-même, qu’on devait au contraire les chercher en dehors du monde, là où il est impossible d’arriver sans le secours des formes a priori de notre entendement. Tant que ce dernier point reste indémontré, nous n’avons aucune raison pour récuser, dans le plus important et le plus grave de tous les problèmes, la plus féconde et la plus riche des sources de notre connaissance, je veux dire l’expérience interne et externe, et pour n’opérer dans nos spéculations qu’à l’aide de formes dépourvues de contenu. Voilà pourquoi je prétends que c’est en acquérant l’intelligence du monde lui-même que l’on arrive à résoudre le problème du monde ; ainsi le devoir de la métaphysique n’est point de passer par-dessus l’expérience, en laquelle seule consiste le monde, mais au contraire d’arriver à comprendre à fond l’expérience, attendu que l’expérience, externe et interne, est sans contredit la source principale de la connaissance ; si donc il est possible de résoudre le problème du monde, c’est à la condition de combiner convenablement et dans la mesure voulue l’expérience externe avec l’expérience interne, et par le fait d’unir ensemble ces deux sources de connaissance si différentes l’une de l’autre. Néanmoins cette solution n’est possible que dans de certaines limites, limites inséparables de notre nature finie : nous acquérons une intelligence exacte du monde lui-même, mais nous n’arrivons point à donner une explication définitive de son existence, ni à supprimer les problèmes d’au-delà. En résumé, il est une limite où l’on doit s’arrêter ; ma méthode tient le milieu entre la vieille doctrine dogmatique qui déclarait tout connaissable, et la critique de Kant qui désespère de rien connaître. Mais les vérités importantes, que nous devons à Kant et qui ont anéanti les systèmes antérieurs de métaphysique, m’ont fourni pour mon propre système les données et les matériaux. Il sera bon de se reporter à ce que je dis de ma méthode au chapitre XVII des Suppléments. — En voilà assez sur l’idée fondamentale de Kant ; nous allons maintenant considérer le développement et le détail de la doctrine.