Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page18

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 323).
Obscurité du style de Kant ; abus de symétrie dans la structure de sa doctrine. 
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Le style de Kant porte en général la marque d’un esprit supérieur, d’une vraie et d’une puissante originalité, d’une force de pensée tout à fait extraordinaire ; sobriété lumineuse, tel est assez exactement le caractère de ce style ; au moyen de cette qualité, Kant a trouvé le secret de serrer de très près les idées, de les déterminer avec une grande sûreté, puis de les tourner et retourner en tout sens avec une aisance singulière qui fait l’étonnement du lecteur. Cette sobriété lumineuse, je la retrouve dans le style d’Aristote, bien que ce dernier soit beaucoup plus simple. — Malgré tout, chez Kant, l’exposition est souvent confuse, indécise, insuffisante et parfois obscure. Sans doute, ce dernier défaut trouve en partie son excuse dans la difficulté de la matière et dans la profondeur des pensées ; cependant, lorsqu’on voit tout à fait clair dans ses pensées, lorsqu’on sait d’une manière parfaitement nette ce que l’on pense et ce que l’on veut, jamais on ne produit au jour des idées flottantes ou indécises, jamais non plus pour les exprimer on n’emprunte aux langues étrangères des expressions pénibles et alambiquées, destinées à revenir constamment dans tout l’ouvrage. Kant fait pourtant ainsi : il emprunte à la philosophie scolastique des mots et des formules ; puis il les combine ensemble pour son propre usage ; il parle, par exemple, de « l’unité transcendantale synthétique de l’aperception[1] » ; Et surtout il dit « unité de la synthèse[2] », là où il suffirait de dire tout simplement « unification[3] ». Un écrivain tout à fait maître de sa pensée s’abstient également de revenir sans cesse sur des explications déjà données, comme fait Kant à propos, par exemple, de l’entendement, des catégories, de l’expérience et de plusieurs autres idées importantes ; il s’abstient surtout de se répéter à satiété et de laisser néanmoins, après chaque exposition d’une idée qui revient pour la centième fois, toujours les mêmes points obscurs ; il dit ce qu’il pense une fois pour toutes, d’une manière nette, complète, définitive, et il s’en tient là. « Mieux nous concevons une chose, dit Descartes dans sa cinquième lettre, plus nous sommes portés à l’exprimer sous une forme unique[4]. » L’obscurité que Kant mit parfois en son exposition fut surtout fâcheuse par le mauvais exemple qu’elle donna ; les imitateurs imitèrent le défaut du modèle (exemplar vitiis imitabile) et ils firent un usage déplorable de ce dangereux précédent. Kant avait forcé le public à se dire que les choses obscures ne sont pas toujours dépourvues de sens : aussitôt les philosophes dissimulèrent le non-sens sous l’obscurité de leur exposition. Fichte le premier s’empara de ce nouveau privilège et l’exploita en grand ; Schelling en fit au moins autant, puis une armée de scribes affamés dépourvus d’esprit et d’honnêteté se hâta de surpasser Fichte et Schelling. Pourtant on n’était pas encore au comble de l’impudence ; il restait des non-sens plus indigestes à nous servir, du papier à barbouiller avec des bavardages plus vides et plus extravagants encore réservés jusqu’alors aux seules maisons de fous : Hegel parut enfin, auteur de la plus grossière, de la plus gigantesque mystification qui fut jamais ; il obtint un succès que la postérité tiendra pour fabuleux et qui restera comme un monument de la niaiserie allemande. C’est en vain qu’un contemporain, Jean-Paul, avait écrit dans son Æsthetische Nachschule le beau paragraphe sur la consécration de la folie philosophique dans la chaire et de la folie poétique sur le théâtre ; c’est aussi en vain que Gœthe avait déjà dit : « C’est ainsi que l’on bavarde et que l’on enseigne impunément ; qui donc se soucierait des fous ? Lorsqu’il n’entend que des mots, l’homme croit pourtant qu’il s’y cache quelque pensée[5]. » Mais revenons à Kant. Il faut avouer que la simplicité antique et grandiose, que la naïveté, l’ingénuité, la candeur[6] lui manquent totalement. Sa philosophie n’a aucune analogie avec l’architecture grecque ; celle-ci, pleine de simplicité et de grandeur, nous offre des proportions, des rapports qui sautent aux yeux : au contraire, la philosophie de Kant rappelle d’une manière très frappante l’architecture gothique. En effet, un trait tout à fait personnel de l’esprit de Kant, c’est son goût pour la symétrie, pour ce genre de symétrie qui aime les combinaisons compliquées, qui se plaît à diviser et à subdiviser indéfiniment, toujours d’après le même ordre, précisément comme dans les églises gothiques. Quelquefois même cette habitude régénère en un véritable jeu ; il va jusqu’à faire ouvertement violence à la vérité par amour de la symétrie, se comportant avec elle comme faisaient avec la nature les anciens dessinateurs des jardins français : leurs œuvres se composent d’allées symétriques, de carrés et de triangles, d’arbres en pyramides ou en boules, de haies taillées suivant des courbes régulières. Donnons à l’appui quelques exemples.

Kant commence par traiter isolément de l’espace et du temps ; sur le contenu de l’espace et du temps, sur ce monde de l’intuition dans lequel nous vivons et où nous sommes, il se tire d’affaire au moyen de la formule suivante, formule qui ne signifie rien du tout : « Le contenu empirique de l’intuition nous est donné », dit-il. Tout aussitôt il passe d’un seul bond au fondement logique de toute sa philosophie, au tableau des concepts. De ce tableau il tire une douzaine de catégories, pas une de plus, pas une de moins ; elles sont symétriquement rangées sous quatre étiquettes différentes ; dans le cours de l’ouvrage, ces subdivisions deviendront un instrument redoutable, un véritable lit de Procuste ; il y fera entrer bon gré, mal gré, tous les objets du monde et tout ce qui se produit dans l’homme : il ne reculera devant aucune violence ; il ne rougira d’aucun sophisme, pourvu qu’il puisse reproduire partout la symétrie du tableau. La première classification dressée conformément à ce tableau est le tableau physiologique a priori[7] des principes généraux des sciences naturelles, savoir : les axiomes de l’intuition, les anticipations de la perception, les analogies de l’expérience, et les postulats de la pensée empirique en général. De ces principes les deux premiers sont simples ; les deux derniers, au contraire, se divisent symétriquement chacun en trois branches. Les simples catégories sont ce qu’il appelle des concepts ; quant aux principes des sciences naturelles, ce sont des jugements. Se guidant toujours sur la symétrie, ce fil d’Ariane qui doit le conduire à toute sagesse, il va maintenant montrer comment, grâce au raisonnement, la série des catégories porte ses fruits, et cela toujours avec la même régularité. Tout à l’heure il avait appliqué les catégories à la sensibilité, et il expliquait ainsi la genèse de l’expérience et de ses principes a priori, lesquels constituent l’entendement ; maintenant il applique le raisonnement aux catégories, opération toute rationnelle, puisque l’on attribue à la raison la tâche de chercher l’inconditionné : et c’est de là que procèdent les idées de la raison, suivant l’évolution que voici : les trois catégories de la relation fournissent au raisonnement trois espèces de majeures possibles, ni plus ni moins ; chacune de ces trois espèces se divise également à son tour en trois groupes ; et chacun de ces groupes est semblable à un œuf que la raison couve pour en faire naître une idée : du raisonnement dit catégorique sort l’idée de l’âme ; du raisonnement hypothétique sort l’idée du monde ; du raisonnement disjonctif sort l’idée de Dieu. Celle du milieu, l’idée du monde, ramène encore une fois la symétrie du tableau des catégories : ses quatre rubriques donnent lieu à quatre thèses, et chacune de ces thèses a pour pendant symétrique son autre thèse. La combinaison éminemment subtile qui a produit cet élégant échafaudage mérite sans doute toute notre admiration ; mais nous nous réservons d’en examiner à fond les bases et les parties. — Qu’on nous permette auparavant les quelques considérations suivantes.

  1. « Transcendentale synthetische Einheit der Apperception. »
  2. « Einheit der Synthesis. »
  3. « Vereinigung. »
  4. « Quo enim melius rem aliquam concipimus, eo magis determinati sumus ad eam unico modo exprimeudam. »
  5. So schwætzt und lehrt man ungestœrt,
    Wer mag sich mit den Narr’n befassen ?
    Gewœhnlich glaubt der Mensch,
    wenn er nur Worte hœrt
    Es müsse sich dabei doch auch was denken lassen.

  6. Ingénuité, candeur. Ces deux mots sont en français dans le texte allemand. (Note du trad.)
  7. « Reine physiologische Tafel. »