Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page14

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 323).
Critiques : état de trouble et de stérilité où Kant a laissé la philosophie. 
 14


Il suffit de considérer l’histoire pour voir que les mérites considérables de Kant sont altérés par de grands défauts. Sans doute il opéra dans la philosophie la plus grande révolution qui fut jamais ; il mit fin à la scolastique qui, d’après la définition que nous en donnions, avait duré quatorze siècles ; il inaugura enfin, et il inaugura effectivement, dans la philosophie une période toute nouvelle, une troisième grande époque. Malgré tout, le résultat immédiat de sa réforme ne fut que négatif ; il n’eut rien de positif : Kant n’ayant point apporté de système complet, ses adeptes ne purent s’en tenir même temporairement à sa doctrine ; tous remarquèrent qu’il était arrivé quelque chose de grand, mais personne ne savait au juste quoi. Ils sentaient bien que toute la philosophie antérieure n’avait été qu’un songe stérile, et que la génération nouvelle était en train de s’éveiller ; mais actuellement où devaient-ils se prendre ? Ils ne le savaient point. C’était dans tous les esprits un grand vide et une grande inquiétude : l’attention publique, même l’attention du grand public, était éveillée. Les philosophes du temps n’eurent ni cet essor personnel, ni cette révélation intérieure qui arrive à se faire jour, fût-ce dans les temps les moins propices, par exemple à l’époque de Spinoza ; ils obéirent simplement à l’impulsion générale ; ce furent des hommes sans aucun talent hors ligne : ils firent des essais, tous faibles, ineptes, souvent insensés. Quant au public, comme sa curiosité se trouvait déjà excitée, il ne leur en accorda pas moins son attention et il leur prêta longtemps l’oreille avec une patience dont on n’a d’exemple qu’en Allemagne.

Un fait analogue a dû se produire dans l’histoire de la nature après les grandes révolutions qui transformèrent toute la surface de la terre et bouleversèrent l’ordre des mers et des continents. Désormais le champ se trouvait libre pour une nouvelle création. Cette période de transition persista longtemps, jusqu’à ce que la nature fût capable de produire un nouveau système d’êtres durables dont chacun fût en harmonie avec lui-même et avec les autres : çà et là venaient au jour des organismes monstrueux ; ils étaient en désaccord avec eux-mêmes et avec leurs semblables, et incapables par suite de subsister longtemps ; il nous en est resté quelques vestiges, qui sont pour nous comme les monuments des essais et tâtonnements d’une nature récente en voie de formation. — Dans la philosophie, Kant a, de nos jours, donné lieu à une crise tout à fait semblable, à une période de productions monstrueuses ; de ce fait à nous tous connu, nous pouvons conclure que son œuvre, toute méritoire qu’elle est, ne pouvait pas être parfaite, qu’elle devait au contraire s’accompagner de grands défauts ; c’est une œuvre négative ; elle ne sera profitable que par un de ses côtés. Nous allons nous mettre maintenant à la recherche des défauts en question.