Le Monastère/Chapitre XXXVII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 434-455).
CHAPITRE XXXVII et dernier.


le dénoûment.


Ils sont allés se marier, ils sont allés jurer la paix.
Shakspeare. Le Roi Jean.


La nouvelle de la perte de la bataille, portée promptement par les fuyards dans le village et au couvent, avait répandu l’alarme la plus grande parmi les habitants. Le sacristain et d’autres moines conseillaient de prendre la fuite ; le trésorier disait qu’il faudrait gagner l’officier anglais en lui offrant en présent les vases de l’église. L’abbé seul était sans crainte et sans terreur.

« Mes frères, leur dit-il, puisque Dieu n’a pas donné à nos soldats la victoire dans le combat, c’est qu’il nous ordonne, à nous, ses soldats spirituels, de livrer le combat du martyre, combat dans lequel rien, excepté la lâcheté de notre cœur, ne peut nous empêcher de remporter la victoire. Revêtissons-nous donc de l’armure de la foi, et préparons-nous, si cela est nécessaire, à mourir sous les débris de ces autels, au service desquels nous nous sommes consacrés. Nous participerons tous au même honneur dans cet appel fait à notre foi, depuis notre cher frère Nicolas, dont les cheveux gris ont été conservés pour être ceints de la couronne du martyre, jusqu’à mon fils bien-aimé Édouard qui, arrivant à la vigne à la dernière heure du jour, est néanmoins admis à partager la récompense avec ceux qui sont à l’ouvrage depuis le matin. Ayez donc bon courage, mes enfants. Je n’ose point, comme mes saints prédécesseurs, vous promettre que vous serez sauvés par un miracle ; vous et moi sommes indignes de cette spéciale protection, qui, dans les premiers temps, tournait l’épée sacrilège contre le sein des tyrans qui la maniaient, épouvantait les âmes endurcies des hérétiques par des prodiges, et faisait descendre sur la terre les chœurs des anges pour défendre le sanctuaire de Dieu et de la Vierge. Avec l’aide du ciel, vous verrez aujourd’hui que votre frère, votre abbé, ne déshonorera pas la mitre qui ceint sa tête. Allez à vos cellules, mes enfants, et faites des prières particulières. Revêtez-vous de vos aubes, de vos chapes, comme pour nos fêtes les plus saintes, et soyez prêts, lorsque le son des grosses cloches vous annoncera l’approche de l’ennemi, à marcher au-devant de lui en procession solennelle. Que l’Église soit ouverte pour offrir un refuge à ceux de nos vassaux qui, pour avoir pris part à cette malheureuse bataille, ou pour toute autre cause, ont particulièrement à redouter la rage de l’ennemi. Dites à sir Piercy Shafton, s’il s’est échappé du champ de bataille…

— Me voici, vénérable abbé, répliqua sir Piercy ; et si vous le jugez convenable, je vais présentement rassembler tous les hommes qui ont survécu à la bataille, et nous nous défendrons jusqu’à la mort. Certes, vous l’apprendrez de tous, j’ai bien fait mon devoir dans cette déplorable affaire. S’il avait plu à Julien Avenel d’entendre mes conseils, et surtout de changer quelque chose à son ordre de bataille, et d’imiter le héron qui se défend contre l’attaque du faucon, en le recevant avec son bec et non avec ses ailes, les affaires, je le pense, auraient pris une face différente ; nous aurions pu disputer plus long-temps la victoire. Néanmoins je ne veux rien dire pour déshonorer Julien Avenel ; je l’ai vu tomber comme un brave en combattant les ennemis en face, ce qui a banni de ma mémoire les épithètes grossières de fat et de brouillon, avec lesquelles il se permettait de répondre à mes avis. Hélas ! s’il avait plu au ciel de prolonger la vie de ce brave guerrier, j’aurais été forcé sur mon âme de le mettre à mort de ma propre main.

— Sir Piercy, » dit l’abbé perdant enfin patience, » nous n’avons pas beaucoup de loisir pour parler de ce qui pouvait être fait.

— Vous avez raison, très-vénérable père et seigneur, répliqua l’incorrigible euphuiste. Le prétérit, comme disent les grammairiens, intéresse moins les fragiles mortels que le futur, et au fond nos pensées ont encore plus de rapport avec le présent. En un mot, je suis prêt à me mettre à la tête de tous ceux qui voudront me suivre, et à opposer, autant du moins qu’un homme le peut, une résistance à la marche des Anglais, quoiqu’ils soient mes compatriotes. Soyez sûr que Piercy Shafton mesurera la terre de sa hauteur, qui est de cinq pieds dix pouces, plutôt que de laisser prendre un avancement de deux verges en faisant retraite, suivant le mouvement habituel par lequel nous rompons sous les armes !

— Je vous remercie, sir chevalier, et je ne doute pas que vous n’accomplissiez vos paroles ; mais ce n’est pas la volonté de Dieu que des épées temporelles puissent nous secourir. Nous avons été appelés pour souffrir, et non pour résister ; nous ne ferons pas répandre inutilement le sang de nos vassaux. Une vaine défense ne convient pas à des hommes de ma profession ; j’ai ordonné à nos soldats de déposer la lance et l’épée : Dieu et la Vierge n’ont point béni notre bannière.

— Réfléchissez bien, révérend seigneur, » dit Piercy Shafton avec vivacité, « avant de rejeter la défense qui est en votre pouvoir ; il y a des postes près l’entrée du village où de braves gens pourraient être utiles par leur vie et par leur mort. Et j’ai pour opiner à la défense un motif auxiliaire, c’est-à-dire la sûreté de ma jeune amie, qui, j’espère, a échappé aux mains des hérétiques.

— Je vous entends, sir Piercy, vous voulez parler de la fille du meunier du couvent.

— Révérend seigneur, » dit sir Piercy, non sans quelque hésitation, « la belle Mysinda est, comme on peut en quelque sorte l’alléguer, la fille d’un homme qui prépare machinalement le blé dont on fait le pain, sans lequel nous ne pourrions exister, ce qui en conséquence est un métier en lui-même nécessaire et même honorable. Néanmoins, les purs sentiments d’un esprit généreux, brillant comme les rayons du soleil réfléchis par un diamant, peuvent ennoblir une personne qui n’était au fond que la fille d’un molendinaire artisan.

— Je n’ai pas le temps d’entendre tout cela, sir chevalier, dit l’abbé ; il me suffit de dire que nous ne combattrons pas plus longtemps avec les armes temporelles. Nous, prêtres, nous vous apprendrons, à vous laïques, à mourir de sang-froid ; nos mains ne seront pas armées pour la résistance, mais croisées pour la prière ; nos esprits ne seront point remplis d’une orgueilleuse jalousie, mais d’une douceur et d’une indulgence chrétienne ; nos oreilles ne seront point assourdies, ni nos sens troublés par le son bruyant des instruments de guerre ; mais, au contraire, nos voix chanteront Alleluia, Kyrie eleison et Salve Regina, ayant l’esprit calme et modéré, comme des hommes qui pensent à se réconcilier avec leur Dieu, et non à se venger de leurs frères.

— Seigneur abbé, dit sir Piercy, cela ne fait rien au destin de ma Molinara, et je vous prie de remarquer que je ne l’abandonnerai pas tant que poignée d’or et lame d’acier formeront mon épée. Je lui avais dit de ne pas nous suivre dans la plaine, et il me semble maintenant que je l’ai vue couverte de son costume de page au milieu des combattants, dans l’arrière-garde.

— Vous devez chercher autre part la personne dont le sort vous intéresse tant, dit l’abbé ; vous pourriez vous informer d’elle à l’église, où nos vassaux désarmés sont allés se réfugier. C’est mon avis que vous devez vous placer aussi à l’ombre des autels. Sir Piercy Shafton, ajouta l’abbé, soyez sûr d’une chose, c’est que s’il vous arrive un malheur, il sera partagé par toute la communauté ; car, j’en ai la conviction, jamais le moindre de nous ne voudra racheter sa sûreté au prix de la liberté d’un ami ou d’un hôte. Quittez-nous, mon fils, et puisse Dieu vous secourir ! »

Lorsque sir Piercy Shafton fut sorti, l’abbé allait se rendre à sa propre cellule : on vint lui dire qu’un personnage inconnu lui faisait demander instamment une conférence ; il ordonna qu’on le fît entrer, et reconnut Henri Warden. L’abbé tressaillit, et s’écria d’un ton de colère : « Ah ! le peu d’heures que le destin accorde au dernier abbé, peut-être, du monastère de Sainte-Marie ne peuvent-elles être à l’abri de l’hérésie ? Viens-tu jouir d’avance des succès que le destin prépare à ta secte maudite et cruelle ? viens-tu voir le balai de la destruction enlever la gloire de l’ancienne religion ? viens-tu pour vider nos châsses, mutiler et briser les reliques, jeter au vent la cendre de nos bienfaiteurs aussi bien que leurs sépulcres, détruire les tours et les ornements de la maison de Dieu et de Notre-Dame ?

— Silence ! William Allan ! » dit le prédicateur avec une tranquillité pleine de dignité ; « je ne suis venu pour aucun de ces motifs. Je voudrais que ces superbes reliquaires fussent dépouillés des simulacres qui ne sont plus depuis long-temps regardés comme des effigies des hommes bons et sages, mais qui sont de venus des objets d’une pernicieuse idolâtrie. Je voudrais que ces ornements subsistassent, s’ils pouvaient n’être pas un piège pour les âmes des hommes. Mais surtout je condamne ces ravages qui ont été faits par la fureur aveugle d’un peuple animé contre votre culte par une persécution sanglante. Contre une telle dévastation, oui, j’élève ma voix.

— Vaines subtilités, » dit l’abbé Eustache en l’interrompant. « Que signifie le prétexte que tu allègues pour dépouiller la maison de Dieu ? et pourquoi dans une si funeste circonstance viens-tu insulter le maître de ces lieux par ta présence de mauvais augure ?

— Tu es injuste, William Allan, dit Warden ; mais je n’en suis pas ébranlé dans ma résolution. Tu m’as protégé il y a quelque temps au péril de ton rang, et ce qui t’est encore plus cher, je le sais, au risque de ta réputation parmi tes sectaires. Notre parti a maintenant le dessus ; et crois-moi, si je suis sorti de la vallée où tu m’avais relégué, c’est seulement pour remplir mes engagements envers toi.

— Ah ! répondit l’abbé, il se peut faire que la condescendance que j’ai eue pour les souvenirs qui plaidaient ta cause dans mon faible cœur ait attiré sur nous le jugement qui nous menace. Le ciel a frappé en moi le pasteur criminel, et dispersé le troupeau.

— Aie meilleure opinion des jugements divins, dit Warden. Ce n’est pas pour tes péchés, qui sont ceux de ton éducation aveugle et des circonstances ; ce n’est point pour tes péchés, William Allan, que tu as été frappé, mais pour les crimes innombrables que ton Église accumula sur sa tête et sur celle de ses ministres pendant des siècles d’erreurs et de corruption.

— Par ma ferme croyance dans le rocher de saint Pierre, dit l’abbé, tu rallumes la dernière étincelle d’indignation humaine qui pouvait jaillir de mon cœur. Je pensais que je n’obéirais plus à l’impulsion d’une passion terrestre, et c’est ta voix qui encore une fois m’oblige à prononcer des paroles de colère ! Oui, c’est ta voix qui vient m’insulter, à l’heure de mon affliction, par tes blasphèmes et tes accusations contre cette Église qui a conservé la lumière du christianisme toujours brillante depuis le temps des apôtres jusqu’à nos jours.

— Depuis le temps des apôtres ? » dit le prédicateur avec vivacité ; negatur, Gulielme Allan. L’Église primitive diffère autant de celle de Rome que la lumière des ténèbres ; et si le temps le permettait, je te le prouverais sur-le-champ. Tu te trompes encore en disant que je viens t’insulter à l’heure de l’affliction lorsque, Dieu le sait, je suis venu ici avec l’intention de remplir un engagement que j’ai contracté avec mon hôte, de me soumettre à ta volonté quand tu peux encore l’exercer sur moi, et peut-être pour apaiser en ta faveur la rage des vainqueurs que Dieu a suscités comme le châtiment de votre obstination.

« Je ne veux nullement de ton intercession, » dit l’abbé avec orgueil ; « la dignité à laquelle l’Église m’a élevé n’a jamais inspiré à mon cœur, dans les temps de la prospérité la plus grande, autant de fierté que dans ce moment critique. Je ne te demande rien que de m’assurer que mon indulgence ne t’a point fourni les moyens de pervertir une âme, et que je n’ai point donné au loup un agneau que le grand pasteur avait confié à mes soins.

— William Allan, répondit le protestant, je serai sincère avec toi. Ce que je t’ai promis, je l’ai tenu. Je n’ai jamais élevé la voix même pour un saint motif ; mais il a plu au ciel d’appeler la jeune Marie Avenel à une meilleure croyance. Je l’ai aidée de tout mon humble pouvoir ; je l’ai arrachée aux machinations des mauvais esprits auxquels toute sa famille a été en proie aussi long-temps que les Avenel ont été aveuglés par la superstition romaine : Dieu soit loué ! je n’ai pas de raison pour craindre qu’elle retombe de nouveau dans tes pièges.

— Malheureux ! » dit l’abbé, incapable de retenir son indignation, « et c’est à l’abbé de Sainte-Marie que tu te vantes d’avoir égaré une habitante de l’abbaye de Notre-Dame dans les sentiers de l’erreur et de l’hérésie la plus pernicieuse ? Wellwood, outre ce que j’ai à supporter, tu me presses, tu m’excites à employer le peu de moments d’autorité qui me restent encore pour faire disparaître de la surface de la terre un homme qui a employé d’une manière si perverse au service de Satan les talents qu’il avait reçus de Dieu !

— Libre à toi, dit le prédicateur ; mais ta vaine colère ne m’empêchera pas de faire mon devoir en te protégeant, si cela peut se faire sans négliger les occupations plus hautes auxquelles je suis appelé. Je me rends auprès du comte de Murray. »

Cette conférence, qui prenait la tournure d’une dispute violente, fut ici interrompue par le son grave et lugubre de la plus grande et de la plus lourde cloche du couvent, célèbre dans les chroniques de la communauté pour dissiper les tempêtes, mettre en fuite les démons, mais qui maintenant annonçait seulement le danger sans y apporter aucun secours. Répétant à la hâte ses ordres, que tous les frères l’attendissent dans le chœur, habillés comme pour une procession solennelle, l’abbé monta sur les hautes tours du monastère par son escalier privé. Il y trouva le sacristain, qui s’acquittait de son devoir en faisant sonner la grosse cloche.

« C’est la dernière fois que je remplirai ma charge, vénérable père et seigneur, dit-il à l’abbé, car je vois là-bas les Philistins ; ils approchent ; mais je ne voudrais pas que la grosse cloche de Sainte-Marie sonnât pour la dernière fois autrement que dans un ton plein et juste. J’ai été un membre indigne de notre sainte profession. » Puis il ajouta en levant les yeux au ciel : « Cependant j’ose dire que pas une cloche n’a fait entendre un son discordant dans la tour du monastère depuis que le père Philippe a la surintendance du carillon et du beffroi. »

L’abbé, sans répliquer, jeta ses regards sur la route tournant autour de la montagne, qui descend du midi à Kennaquhair. Il aperçut à quelque distance un nuage de poussière, et entendit le hennissement de plusieurs chevaux, tandis que l’éclat qui, de temps à autre, jaillissait des lances, lui annonçait que les troupes s’avançaient dans la vallée.

« Honte sur ma faiblesse ! » s’écria l’abbé Eustache en essuyant ses yeux, « ma vue est trop obscurcie pour que je puisse distinguer leurs mouvements ; regarde, mon fils Édouard, « car son novice favori venait de le rejoindre ; « regarde et dis-moi quelles sont leurs enseignes.

« Ce sont des Écossais, tout l’annonce, répondit Édouard ; je vois des croix blanches ; peut-être sont-ce les habitants des frontières de l’Ouest, ou bien Fernichers et son clan.

— Regarde la bannière, demanda l’abbé, et dis-moi quelles sont les armoiries.

— Les armes de l’Écosse, dit Édouard, le lion et son trescheur, écartelé, je crois, de trois écussons : serait-ce l’étendard royal ?

— Hélas ! non, répondit l’abbé, c’est celui du comte de Murray. Il a pris, avec sa nouvelle conquête, les armes du vaillant Randolphe, et a quitté les signes héréditaires qui indiquent trop clairement son origine. Dieu veuille qu’il ne les ait pas rayées aussi de sa mémoire !

— Au moins, mon père, reprit Édouard, il nous protégera contre la violence des Anglais.

— Ah ! mon fils ! comme le berger préserve de la gueule du loup une innocente brebis qu’il réserve à un banquet. Mon enfant, des jours de malheur sont venus fondre sur nous. L’ennemi fait une brèche dans notre sanctuaire ; ton frère a renié la foi. Telles sont les nouvelles que j’ai apprises dernièrement d’un agent secret. Murray a déjà parlé de récompenser ses services par la main de Marie Avenel.

— De Marie Avenel ! » reprit le novice, et pouvant à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer contre un des morceaux de sculpture qui ornaient ces antiques et orgueilleuses murailles.

— Oui, mon fils, de Marie Avenel, qui a aussi abjuré la foi de ses pères. Ne pleure pas, mon Édouard, ne pleure pas, mon fils bien-aimé, ou pleure sur leur apostasie et non sur leur union ! Grâces soient rendues au Seigneur qui t’a appelé à lui ; qui t’a tiré du séjour du mal et de la corruption ! car, toi aussi, tu as été un homme perdu, abandonné, et te voilà sauvé par la grâce de Notre-Dame et de saint Benoît.

— Je m’efforce, mon père, dit Édouard, je m’efforce d’oublier !… mais cette pensée a été celle de ma première vie, de ma première jeunesse !… Murray n’osera pas favoriser un mariage aussi inégal sous le rapport de la naissance.

— Murray osera tout ce qui peut servir ses desseins : le château d’Avenel est fortifié, et le comte a besoin d’y placer un brave châtelain, qui lui soit tout dévoué ; quant à l’inégalité de leur naissance, il ne s’en inquiétera pas plus qu’il ne s’inquiéterait de déranger la régularité naturelle du sol, pour y élever des retranchements et y creuser des fossés. Mais ne t’afflige pas pour cela, éveille le courage au-dedans de toi, mon fils ; songe que tu te sépares d’une vision, d’un vain songe nourri dans la solitude et l’inaction. Je ne pleure pas, moi, et cependant que ne suis-je pas sur le point de perdre ! Regarde ces tours où les saints ont habité et où les héros ont été ensevelis ! pense que moi, appelé depuis si peu de jours à conduire le troupeau des fidèles qui résident dans ces lieux depuis les premiers temps du christianisme, je puis devenir aujourd’hui le dernier des abbés de Kennaquhair. Tiens, suis-moi, marchons courageusement au-devant de notre destin. Je vois l’ennemi s’approcher du village. »

L’abbé descendit ; le novice jeta un dernier regard autour de lui, sans que la pensée du danger qui menaçait ce majestueux monument, ou aucune crainte personnelle, eût le pouvoir de bannir de sa mémoire le souvenir de Marie Avenel. La fiancée de son frère ! il baissa son capuchon sur son visage, et suivit son supérieur.

Toutes les cloches de l’abbaye furent mises alors en branle, et de tous côtés un tintement de détresse et de mort se fit entendre. Les moines pleuraient, priaient et se rangeaient dans l’ordre habituel de leurs processions, en songeant que c’était pour la dernière fois, comme tout semblait le présager.

« Il est heureux que notre père Boniface se soit retiré dans l’intérieur du royaume, dit le père Philippe ; il n’aurait jamais pu voir ce jour, cela lui eût brisé le cœur !

— Puisse Dieu recevoir l’âme de l’abbé Ingelram ! reprit le vieux père Nicolas : les choses étaient bien différentes de son temps ! on assure que nous serons chassés des murs de notre cloître. Comment vivrai-je ailleurs que dans le lieu où j’ai vécu depuis soixante-dix ans ; je n’y puis songer ! tout ce qui me console, c’est que, quelque part que ce soit, je n’aurai pas long-temps à y vivre. »

Quelques instants après on ouvrit la grande porte de l’abbaye, et la procession, marchant avec solennité, passa sous la voûte large et richement ornée. La croix et la bannière, les vases et le calice, les châsses remplies de reliques, et l’encens exhalant ses parfums précédaient cette longue et solennelle procession de moines vêtus de robes noires et de capuchons, et couverts de scapulaires. Après eux marchaient des gens d’un ordre inférieur décorés des marques distinctives de leurs emplois. Au centre se tenait l’abbé entouré et soutenu de ses principaux dignitaires. Il était revêtu de ses habits de cérémonie ; il paraissait aussi calme que s’il n’eût été occupé que de son rôle de représentation et de dignité dans une cérémonie ordinaire. Derrière lui venaient les novices vêtus de longues aubes blanches, et les frères lais reconnaissables à leur barbe, que les pères laissaient croître rarement. Des femmes, des enfants, parmi lesquels se mêlaient quelques hommes, fermaient le cortège en déplorant la ruine de leur ancien monastère. Tous néanmoins marchaient dans le plus grand ordre, et réprimaient tellement les éclats de leur douleur, qu’on n’entendait qu’un sourd gémissement à peine saisissable au milieu du chant mesuré des moines.

La procession arriva dans cet ordre à la place du marché du petit village de Kennaquhair, que l’on reconnaissait alors, comme aujourd’hui encore, à une ancienne croix, ouvrage remarquable et don précieux de quelque ancien monarque écossais. Près de la croix s’élevait un chêne immense d’une antiquité encore plus reculée, et qui peut-être avait été témoin des mystères des druides avant que les tours et les clochers du majestueux monastère se fussent élevés en faveur de la foi chrétienne. Semblable à l’arbre de Bentang des villages africains, ou au chêne de Plaistow dont il est question dans l’histoire naturelle de Selbourne par White, cet arbre était le rendez-vous de tous les villageois, qui avaient pour lui une vénération toute particulière ; sentiment commun à la plupart des nations, et qui peut remonter jusqu’aux époques les plus éloignées, alors que les patriarches servaient les anges sous le chêne de Mambré.

Les moines se rangèrent autour de la croix, tandis que sous les débris du vieux chêne se rassemblèrent, chacun selon son rang, les vieillards, les faibles, et tous ceux qui prenaient part à l’alarme générale. Il se fit alors un silence profond et solennel. Les chants cessèrent, le peuple suspendit ses lamentations, et tous attendirent dans une terreur profonde l’arrivée des hérétiques, que depuis si long-temps ils avaient appris à regarder avec effroi.

On entendit bientôt la marche pesante des chevaux de l’ennemi, et l’on aperçut l’éclat des lances qui brillaient à travers les arbres ; le bruit s’approcha graduellement ; et quelques instants après, la cavalerie parut à la principale entrée qui conduit au square irrégulier, appelé la place du marché, et qui occupe le centre du village. Les cavaliers entrèrent lentement, deux à deux et dans le plus grand ordre. L’avant-garde fit le tour de la place jusqu’au point le plus éloigné, et là les cavaliers s’arrêtèrent en tournant la tête de leurs chevaux du côté de la rue. Leurs compagnons les imitèrent ; et la place fut en peu d’instants entourée de soldats. Les escadrons suivants exécutèrent la même manœuvre, et bientôt la place contint quatre lignes de lanciers, rangées étroitement les unes contre les autres. Il se fit alors un moment de silence dont l’abbé profita pour ordonner aux moines d’entonner le chant lugubre du De profundis clamavi ; puis il promena ses regards sur les soldats armés pour voir quelle impression faisait sur eux ce psaume funèbre. Tous étaient silencieux et immobiles, mais l’expression de quelques visages était celle du mépris ; il ne lut sur tous les autres que celle de l’indifférence : il y avait trop longtemps que ces hommes étaient habitués au tumulte et au carnage de la guerre, pour que l’enthousiasme religieux, ou la terreur superstitieuse pût se réveiller dans leur âme endurcie, à la vue d’une procession ou au chant d’un psaume ou d’une hymne sacrée.

« Leurs cœurs sont pétrifiés, » se dit l’abbé avec tristesse mais sans découragement, et conservant encore quelque espérance : « Il nous reste à voir maintenant si les chefs sont plus susceptibles de se laisser fléchir et attendrir. »

Au moment même, Murray et Morton parurent à cheval au milieu d’un grand nombre de leurs partisans les plus distingués, parmi lesquels on voyait Halbert Glendinning. Le prédicateur Henri Warden qui, en quittant le monastère, s’était réuni aux protestants, causait avec les deux comtes, et tous trois paraissaient entièrement occupés de leur conversation.

— Vous êtes donc déterminé, » dit Morton au comte de Murray, « à donner l’héritière d’Avenel et tous ses biens à ce jeune homme sans illustration et sans naissance ?

— Warden ne nous a-t-il pas dit qu’ils ont été élevés ensemble et qu’ils s’aiment depuis leur tendre jeunesse ?

— Et que tous deux, dégagés, comme par une sorte de miracle, du faux culte de Rome, sont entrés dans le giron de la véritable Église, ajouta Warden. Mon séjour à Glendearg m’a mis à portée de m’informer de ces particularités. Il siérait mal à mon caractère de me mêler de faire des mariages ; mais il me siérait encore plus mal de voir froidement Vos Seigneuries s’opposer à des sentiments qui sont conformes aux lois de la nature, et qui, influencés et protégés par une sainte religion, deviennent un gage assuré de bonheur sur la terre, et un moyen de parvenir plus sûrement à un bonheur plus parfait dans un meilleur monde. Je le répète, vous feriez mal de briser ces nœuds ; et de donner cette jeune fille au parent de lord Morton, quel que soit le mérite de ce parent.

— Voilà vraiment de belles raisons, milord Murray, dit Morton, pour refuser de m’accorder cette petite sotte pour le jeune Bennygask. Parlez clairement, milord, dites que vous aimeriez mieux voir le château d’Avenel entre les mains d’un homme qui devra à votre faveur son nom et son existence, qu’au pouvoir d’un Douglas.

— Milord de Morton, répondit Murray. je n’ai rien fait à cet égard qui puisse vous offenser et vous affliger. Le jeune Gleadinning m’a rendu service et peut m’être encore plus utile. Je lui ai presque donné ma parole pour ce mariage ; il l’avait déjà avant la mort de Julien Avenel ; et, à cette époque, il aurait été difficile à la jeune fille d’ajouter quelque chose au don de sa main de lis. Or, vous n’avez songé à une pareille alliance pour votre parent qu’après avoir vu Julien étendu sur le champ de bataille, et quand vous avez su que ses biens étaient un fief libre et bon à être pris par le premier qui serait assez adroit pour cela. Allons, allons, milord, ce n’est pas rendre justice à votre vaillant cousin, que de lui souhaiter une épouse élevée comme une laitière ; car cette jeune fille n’est autre chose qu’une paysanne, sauf ce qui regarde sa naissance ; je croyais que vous aviez plus de considération pour l’honneur des Douglas.

— L’honneur des Douglas, » répondit Morton avec hauteur, « est en sûreté sous ma sauvegarde. L’honneur de bien d’autres anciennes familles pourra souffrir aussi que celui d’Avenel, s’il est permis à de rustiques villageois de mêler leur sang au sang de nos anciens barons.

— Vaines paroles, reprit lord Murray ; dans des temps comme ceux-ci, ce sont les hommes qu’il faut considérer, et non les généalogies. Hay n’était qu’un simple paysan avant la bataille de Loncarty ; le joug sanglant traîna la charrue avant d’être blasonné dans ses armoiries. Les temps et les actions changent les princes en paysans et les rustres en barons. Les familles ont toutes quelque basse origine ; gloire à elles, lorsqu’elles ne dégénèrent point du héros qui les tira du sein de l’obscurité !

— Milord de Murray voudra bien excepter de ce nombre la maison de Douglas, » reprit fièrement Morton ; « les hommes l’ont toujours vue s’étendre comme un arbre majestueux et ne l’ont pas connue un arbrisseau, sa grandeur a été constamment comme le courant rapide d’un fleuve superbe et jamais comme le cours modeste d’un ruisseau champêtre. Dès les premiers temps de notre histoire, Douglas-le-Noir était aussi puissant et aussi célèbre qu’aujourd’hui.

— Je me prosterne devant la maison de Douglas, » dit Murray d’un ton passablement ironique ; « et je suis convaincu que nous, qui sommes de la maison royale, nous n’avons que de très-faibles droits aux dignités et aux honneurs, en comparaison des leurs ; surtout si notre généalogie, bien que depuis plusieurs siècles nous portions des couronnes et des sceptres, ne remonte pas plus haut que l’humble Alanus Dapifer ! »

Une vive rougeur monta subitement au visage de Morton ; il allait répliquer, lorsque Henri Warden, profitant de la liberté que le clergé protestant s’était arrogée, se hâta d’interrompre une discussion qui devenait fort vive, et qui était trop personnelle pour finir d’une manière amicale.

« Milords, dit-il, je dois être hardi lorsqu’il s’agit de remplir les devoirs dont m’a chargé mon divin maître. C’est une honte, un scandale, d’entendre deux nobles seigneurs, dont les mains ont travaillé avec tant de zèle à l’œuvre de la réformation, entrer en discussion et s’échauffer en querelles pour de vaines futilités. Songez que pendant bien long-temps vous n’avez eu qu’un même esprit, que vous avez vu du même œil et entendu de la même oreille ; que vous avez, par votre union, confirmé la congrégation de l’Église, effrayé, par votre alliance, la congrégation de l’antéchrist. Voulez-vous maintenant vous désunir et tomber dans la mésintelligence pour un vieux château qui tombe en ruines, quelques montagnes arides, et les amours d’un jeune chasseur et d’une jeune fille élevés tous deux dans l’obscurité ? ou bien encore pour des questions puériles sur une vaine généalogie ?

— Le saint homme a raison, noble Douglas, » dit Murray en prenant la main de Morton ; « notre union est trop essentielle à la bonne cause pour être rompue par des motifs aussi frivoles. J’ai résolu de récompenser Glendinning, et il a reçu ma parole. Les guerres auxquelles j’ai pris part ont plongé plus d’une famille dans la misère ; j’essaierai au moins de ramener le bonheur au sein de l’une d’elles. Il ne manque en Écosse ni de manoirs, ni de filles à marier. Je vous promets, mon noble allié, de donner à ce jeune Bennygask une riche épouse.

— Milord, reprit Warden, vous parlez noblement et comme un digne chrétien. Hélas ! cette terre d’Avenel est une terre de haine et de sang ; cherchons du moins à retrouver au milieu de ses décombres et de sa désolation les traces de quelques restes d’amour et de vertu. Et vous, milord de Morton, ne soyez pas trop ardent à rechercher la richesse pour votre noble parent, et croyez que la félicité dans l’état de mariage n’en dépend pas toujours.

— Si vous prétendez faire une allusion aux malheurs de ma famille, » reprit Morton, qui avait épousé à cause de sa fortune et de sa haute naissance une femme qui était devenue folle, « l’habit que vous portez, et les privilèges ou plutôt la licence de votre profession, vous protégeront seuls contre mon ressentiment.

— Hélas ! milord, répondit Warden, combien notre amour-propre est facile à blesser ! Lorsque, guidé par les intentions les plus pures, nous signalons les erreurs du souverain, personne n’est plus prompt à applaudir à notre hardiesse que le noble Morton ; mais si nous osons mettre le doigt sur sa propre plaie qui aurait besoin des secours d’une main habile et expérimentée, il repousse le médecin charitable, et ne lui montre que de la crainte et de la colère.

— C’est assez, mon père, dit Murray ; vous transgressez les préceptes de modération et de prudence que vous-même recommandiez tout à l’heure. Nous voici au milieu du village, et le fier abbé est là à la tête de son essaim de moines. Tu as plaidé en sa faveur, Warden ; autrement j’aurais saisi cette occasion pour détruire le nid et en chasser ces corbeaux.

— Gardez-vous-en bien, répondit Warden ; ce William Allan, qu’ils appellent l’abbé Eustache, est un homme dont les revers seraient plus funestes à notre cause que la prospérité. Vous ne pourrez lui infliger plus de persécutions qu’il ne sera capable d’en supporter ; et plus il souffrira, plus ses talents et son courage brilleront, et plus son influence s’agrandira. Sur son trône conventuel, il ne sera que faiblement encensé ; il pourra exciter l’envie et trouver des dégoûts ; mais qu’il parcoure le pays, pauvre et victime de l’oppression, et vous verrez alors sa patience, son éloquence, son savoir, conquérir plus de cœurs que n’ont pu en gagner, pendant le dernier siècle, tous les abbés mitrés de l’Écosse.

— Homme de Dieu ! reprit Morton, les revenus de Sainte-Marie nous amèneront sur le champ de bataille plus d’hommes, de lances et de chevaux, que tous les sermons qu’un prêtre pourrait faire pendant sa vie entière. Nous ne sommes plus au temps de Pierre l’Ermite, où les moines avaient le pouvoir de mettre en marche des armées, d’Angleterre à Jérusalem ; l’or et les actions d’éclat ont aujourd’hui plus d’influence que jamais. Si Julien Avenel avait eu seulement quarante hommes de plus ce matin, sir John Fosler aurait été reçu chaudement. Je soutiens que confisquer les biens des moines, c’est arracher les dents et les griffes du lion.

— Nous imposerons certainement à l’abbé une forte contribution, dit Murray, et s’il veut rester dans son abbaye, il faudra qu’il nous remette Piercy Shafton.

Comme le comte achevait ces mots, ils arrivèrent tous trois sur la place du marché. On reconnaissait, de loin, les deux seigneurs à leur armure complète, à leur panache élevé, et à la nombreuse suite qui portait leurs couleurs et leurs insignes.

Murray surtout, qui tenait de si près au trône, avait un train dont la magnificence ne le cédait guère à celle de la royauté écossaise. Tandis qu’ils s’avançaient, un poursuivant d’armes envoyé par Murray sortit de la foule qui l’accompagnait, et s’avançant vers les moines, leur parla en ces termes : « L’abbé de Sainte-Marie est sommé de comparaître devant le comte de Murray.

— L’abbé de Sainte-Marie, répondit Eustache, étant sur ses domaines, est supérieur à toute puissance temporelle ; que le comte Murray s’avance vers lui, s’il a besoin de lui parler. »

Cette réponse fit naître sur les lèvres de Murray un sourire de mépris, et quittant sa haute selle, il s’avança, accompagné de Morton et suivi par les autres, vers les moines assemblés autour de la croix. Il y eut un mouvement de terreur parmi eux lorsqu’ils virent s’approcher le lord hérétique si redouté et si puissant. Mais l’abbé, jetant sur eux un regard de réprimande et d’encouragement, sortit de leurs rangs comme un vaillant chef qui voit qu’il faut déployer sa valeur personnelle pour ranimer le courage chancelant de ses soldats. « Lord James Stewart, dit-il au comte de Murray, si c’est là votre titre, moi, Eustache, abbé de Sainte-Marie, je vous demande de quel droit vous avez envahi notre paisible village et entouré nos frères de vos hommes d’armes ? Si vous réclamez l’hospitalité, nous ne l’avons jamais refusée à ceux qui la demandent ; mais si la violence doit être employée contre de paisibles prêtres, faites-nous-en connaître au moins le prétexte et l’objet.

— Sire abbé, dit Murray, votre langage aurait eu plus d’à-propos à une autre époque et en présence de vos inférieurs. Nous ne venons pas ici pour répondre à vos interrogations, mais pour vous demander pourquoi vous avez rompu la paix en faisant prendre les armes à vos vassaux, en convoquant les sujets de la reine, ce qui a causé la mort d’un grand nombre d’entre eux, de grands désastres, et ce qui peut probablement briser les liens d’amitié avec l’Angleterre.

Lupus in fabula, » dit l’abbé avec dédain. « Le loup accusait la brebis de troubler le ruisseau lorsqu’il buvait au-dessus d’elle, mais c’était un prétexte pour la dévorer. Convoquer les sujets de la reine ? mais je l’ai fait pour défendre le royaume de la reine contre les étrangers. Je n’ai fait que mon devoir ; et je regrette de n’avoir pas eu les moyens de le faire plus efficacement.

— Et était-ce aussi dans vos devoirs de recevoir et de cacher un traître rebelle à la reine d’Angleterre, et d’exciter une guerre entre l’Angleterre et l’Écosse ? dit Murray.

— Dans ma jeunesse, milord, » répondit l’abbé avec la même intrépidité, « une guerre avec l’Angleterre n’était pas une chose si effrayante ; et non seulement un abbé mitré, forcé par la règle à donner l’hospitalité et à ouvrir le sanctuaire à tout le monde, mais même le plus pauvre paysan écossais, aurait été honteux d’alléguer la crainte de l’Angleterre comme un motif suffisant pour fermer sa porte à un exilé. Mais dans ces anciens temps, les Anglais voyaient rarement la figure d’un gentilhomme écossais, excepté à travers la grille de sa visière.

— Moine, » dit le comte Morton d’un ton sévère, « cette insolence te servira mal ; les jours sont passés où les prêtres de l’Église de Rome se permettaient de braver impunément les braves gentilshommes. Livre-nous Piercy Shafton, ou par les armes de mon père ! je livre ton abbaye aux flammes.

— Et si tu le fais, lord Morton, les ruines retomberont sur les tombeaux de tes ancêtres. Qu’il en arrive ce qu’il plaira à Dieu ; l’abbé de Sainte-Marie ne livrera jamais quelqu’un qu’il a promis de protéger.

— Abbé, dit Murray, réfléchis avant que nous soyons réduits à employer la force ; les mains de ces hommes, » dit-il en montrant ses soldats, « feront du ravage dans les cellules et les reliquaires, si nous sommes forcés de chercher cet Anglais.

— Vous n’en aurez pas la nécessité, » dit une voix dans la foule. Et s’avançant d’une manière gracieuse devant les comtes, l’euphuiste rejeta le manteau dans lequel il était enveloppé. « Sous le nuage qui ombrageait Shafton, dit-il, voici, milords, le chevalier de Wilverton qui vous épargne la honte de vous souiller de violence et de sacrilège.

— Je proteste devant Dieu et devant les hommes, dit l’abbé, contre toute infraction aux privilèges de cette maison, par l’arrestation de ce noble chevalier ; s’il y a encore quelque fermeté dans le parlement d’Écosse, vous entendrez parler de cela, milords !

— Faites-nous grâce de vos menaces, dit Murray ; il peut se faire que mes desseins touchant sir Piercy Shafton ne soient pas tels que vous le supposez. Gardes, veillez sur lui : il est notre prisonnier, secouru ou non secouru.

— J’y consens, dit l’euphuiste, me réservant le droit de défier lord Murray et lord Morton en duel, comme un gentilhomme peut demander satisfaction à un autre.

— Vous ne manquerez pas, sir chevalier, dit lord Morton, de trouver des champions qui répondront à votre défi, sans que vous deviez aspirer à des hommes d’un rang au-dessus du vôtre.

— Et où sont donc ces champions si relevés ? dit le chevalier anglais, dans les veines desquels coule un sang plus pur que celui de Piercy Shafton.

— Voilà une flèche à votre adresse, milord, dit Murray.

— Et aussi bonne qu’une oie puisse la fournir, » dit Stawarth Bolton, qui s’était approché.

— Qui a osé dire cette parole ? » dit l’euphuiste, dont la figure devenait rouge de rage.

« Bah ! dit Bolton ; en mettant tout pour le mieux, le père de ta mère n’était qu’un tailleur, le vieux Overstitch de Holderness. Eh bien ! quoi ? parce que tu es d’un orgueil déplacé, que tu méprises la famille dont tu sors, que tu fais le beau avec des habits de soie et de velours qui ne sont pas payés, que tu es toujours dans la compagnie de braves et de sabreurs, devons-nous perdre la mémoire pour cela ? Ta mère, Moll Cross-Stitch, était la plus jolie fille de l’endroit : elle fut épousée par Wild Shafton de Wilverton, qui, comme on dit, était parent des Piercy, du mauvais côté de la couverture.

— Donnez au chevalier quelque eau spiritueuse, dit Morton ; il vient de faire une telle chute qu’il est tout étourdi. »

En effet, sir Piercy Shafton avait l’air d’un homme frappé de la foudre, tandis que, malgré le sérieux de la scène précédente, l’abbé lui-même ne put s’empêcher de rire en voyant l’expression triste et mortifiée de son visage.

« Ce n’est rien, dit-il enfin, ce n’est rien, mes maîtres ; il est au-dessous de moi de m’offenser de pareille chose ; mais je voudrais bien apprendre de ce jeune cavalier, qui est si brave, comment il a découvert cette malheureuse tache dans une généalogie qui, du reste, est sans aucune souillure ; et pourquoi il l’a fait connaître ?

— Moi ! je l’ai fait connaître ? » dit Halbert Glendinning tout étonné, car c’était à lui que cette sommation pathétique était adressée. « Je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à ce jour.

— Comment ! ce vieil et grossier soldat ne l’a pas appris de vous ? » s’écria le chevalier dont la surprise redoubla.

« Non, je ne l’ai pas appris de lui, reprit Bolton, j’en jure par le ciel je n’ai jamais vu ce jeune homme qu’aujourd’hui.

— Vous l’avez vu long-temps auparavant, mon digne maître, » dit dame Glendinning, sortant à son tour de la foule. Mon fils, c’est Stawarth Bolton, celui à qui nous devons la vie et nos moyens d’existence. S’il est prisonnier, comme cela me semble probable, emploie ton crédit auprès de ces nobles lords en faveur de l’ami de la veuve de ton père.

— Quoi ! c’est vous, dame Glendinning ! s’écria Bolton ; votre front s’est un peu ridé, comme le mien, depuis notre dernière rencontre ; mais votre langue a conservé sa force plus que mon bras. Votre fils m’a vaincu ce matin. Le petit brun est devenu soldat, comme je l’avais prédit. Et où est la tête blonde ?

— Hélas ! » dit la mère en baissant les yeux vers la terre, Édouard a pris les ordres ; il est devenu moine de cette abbaye.

— Un moine et un soldat ! deux mauvais métiers, ma bonne dame ; mieux aurait valu être un bon maître tailleur, comme le vieux Cross-Stitch de Holderness. Je soupirais autrefois en vous enviant ces deux enfants ; mais maintenant je ne voudrais pas qu’ils fussent à moi : un moine et un soldat ! Le soldat meurt sur le champ de bataille ; le moine vit à peine dans le cloître.

— Ma chère mère, dit Halbert, où est Édouard, ne pourrais-je lui parler ?

— Il vient de nous quitter il n’y a qu’un moment, dit le frère Philippe, pour porter un message de la part du seigneur abbé.

— Et Marie ? ma mère, » dit Halbert. Marie n’était pas bien éloignée, et tous trois se retirèrent de la foule pour se raconter mutuellement leurs diverses aventures.

Tandis que les personnages subalternes disposaient ainsi d’eux-mêmes, l’abbé avait une sérieuse discussion avec les deux comtes ; et tantôt accordant leurs demandes, tantôt se défendant avec habileté et éloquence, il parvint à faire pour son couvent un traité qui provisoirement ne le mettait pas dans une situation pire qu’auparavant. Les comtes auraient à contre-cœur poussé les choses à l’extrémité, car Eustache protesta que, s’ils le pressaient au-delà de ce que sa conscience pourrait lui permettre, il mettrait le monastère et toutes les terres qui en dépendaient entre les mains de la reine d’Écosse, pour qu’elle en disposât selon son bon plaisir. Cela n’aurait pas répondu aux vues des deux comtes ; et ils se contentèrent pour le moment d’un léger sacrifice en argent et en territoire. Les affaires étant ainsi arrangées, l’abbé s’enquit du sort de sir Piercy Shafton, et implora Murray en sa faveur.

« C’est un fat, dit-il, milord, mais il est généreux, quoique d’une vanité qui va jusqu’à la folie ; et je crois fermement que dans ce jour vous l’avez fait plus souffrir que si vous lui aviez plongé un poignard dans le sein.

— Une aiguille, vous voulez dire ? reprit le comte de Morton ; sur mon honneur, je pensais que ce petit-fils d’un tailleur d’habits descendait d’une tête couronnée pour le moins.

— Je suis d’avis, comme l’abbé, dit Murray, qu’il y aurait peu d’honneur à le livrer à Élisabeth ; mais on l’enverra dans un lieu où il ne pourra nuire à personne. Notre poursuivant et Bolton l’escorteront jusqu’à Dumbar et rembarqueront pour la Flandre. Mais silence, le voici : il arrive conduisant une femme, je pense.

— Milords et messieurs, dit le chevalier anglais avec une grande dignité, « je vous présente l’épouse de Piercy Shafton : c’est un secret que je ne voulais pas faire connaître : mais le destin qui a découvert ce que je m’efforçais le plus de cacher m’a rendu moins désireux de taire le reste.

— C’est Mysie Happer, la fille du meunier, sur ma vie ! dit Tibb Tacket. J’ai toujours pensé que l’orgueil de ces Piercy finirait par tomber.

— C’est en vérité la charmante Mysinda, dit le chevalier, qui, par les services qu’elle a rendus à son dévoué serviteur, méritait un rang plus élevé que celui qu’il peut lui offrir.

— Je soupçonne pourtant, dit Murray, que nous n’aurions pas entendu appeler la fille du meunier, lady, si le chevalier n’avait pas été reconnu pour être le petit-fils d’un tailleur.

— Milord, dit sir Piercy Shafton, il y a peu de valeur à frapper celui qui ne peut rendre les coups. J’espère que vous vous rappellerez ce qui est dû à un prisonnier par la loi des armes, et que vous n’en direz pas davantage sur un sujet qui m’est odieux. Lorsqu’il ne dépendra que de moi de m’élever en dignité, je saurai bien trouver un nouveau chemin.

— Oui, le couper, je suppose, dit le comte de Morton.

— Douglas, vous le rendrez fou, dit Murray. En outre, nous avons d’autres affaires à régler. Il faut que je voie Warden marier Glendinning à Marie Avenel, et que je le mette en possession sans délai du château de sa femme. Cela se fera plus facilement avant que nos troupes s’éloignent de ces lieux.

— Et moi, dit le meunier, j’ai le même grain à moudre ; car j’espère que quelqu’un d’entre ces bons pères voudra bien marier ma fille avec son joli fiancé.

— Cela est inutile, répondit Shafton, la cérémonie a été solennellement célébrée.

— Il ne serait pas mauvais de la bluter une seconde fois, reprit le meunier ; il vaut mieux être sûr, comme je le dis, lorsqu’il m’arrive de prendre une double mouture dans le même sac.

— Faites taire le meunier, dit Murray, où il fera mourir sir Piercy. Milord, l’abbé nous offre l’hospitalité dans le couvent ; je suis d’avis que nous nous y rendions tous et sir Piercy aussi. Je veux faire connaissance avec la jeune héritière d’Avenel : demain je dois lui servir de père. Toute l’Écosse verra comment Murray sait récompenser un fidèle serviteur. »

Marie Avenel et son amant évitèrent de rencontrer l’abbé, et prirent leur demeure momentanée dans une maison du village, où le lendemain leurs mains furent unies par le prédicateur protestant en présence des deux comtes. Le même jour, Piercy Shafton et son épouse partirent avec une escorte qui devait les conduire sur les côtes et les voir s’embarquer pour les Pays-Bas. Le lendemain, de grand matin, les troupes des comtes se mirent en marche pour le château d’Avenel, afin de mettre le jeune marié en possession du domaine de son épouse ; domaine qui leur fut rendu sans aucune opposition.

Mais ce ne fut pas sans le renouvellement des présages qui accompagnaient chaque grande révolution de cette famille prédestinée, que Marie reprit possession du château de ses ancêtres. Ce même guerrier qui avait apparu plus d’une fois à Glendearg fut vu par Tibb Tacket et par Martin, qui retournaient avec leur jeune maîtresse pour partager son changement de fortune. Il semblait glisser devant la cavalcade qui s’avançait sur la longue chaussée : il s’arrêtait à chaque pont-levis, et agitait sa main en signe de triomphe ; enfin il disparut sous l’obscur portique qui était surmonté des armes de la maison d’Avenel. Les deux fidèles domestiques ne firent part de leur vision qu’à dame Glendinning, qui, le cœur gonflé d’orgueil, avait accompagné son fils pour le voir prendre place parmi les barons du pays. « mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, lorsqu’elle eut entendu leur rapport, « le château est une belle demeure, cela est sûr, mais je désire que vous ne souhaitiez pas retourner dans notre paisible vallon de Glendearg avant la fin de votre vie. »

Cette réflexion naturelle à la sollicitude maternelle fut bientôt oubliée et remplacée par le désir empressé et plein de charmes pour Elspeth de parcourir et d’admirer la nouvelle habitation de son fils.

Tandis que les affaires s’arrangeaient ainsi, Édouard était allé cacher ses chagrins dans la tour paternelle de Glendearg, où tout était pour lui le sujet d’amers souvenirs. L’abbé, dans sa bonté, l’avait envoyé là, sous prétexte de cacher et de mettre en sûreté quelques papiers appartenant à l’abbaye ; mais dans le fait, pour l’empêcher d’être témoin du triomphe de son frère. Le malheureux jeune homme errait, comme une âme en peine, à travers les chambres désertes qui lui inspiraient tant d’amères réflexions ; rencontrant à chaque pas de nouveaux sujets de tristesse et de tourment. Enfin, ne pouvant surmonter plus long-temps cet état d’irritation et cette agonie de souvenirs dans laquelle il se trouvait, il se précipita hors de la tour, et traversa à la hâte la vallée, comme s’il eût voulu se débarrasser du poids qui pesait sur son esprit. Le soleil était à son déclin lorsqu’il parvint à l’entrée du Corrie-nan-Shian, et le souvenir de ce qu’il avait vu la dernière fois qu’il s’y était rendu vint frapper son esprit. Il était dans une disposition à chercher le danger plutôt qu’à l’éviter.

« Je veux voir en face cet être mystérieux, dit-il ; il m’avait prédit le destin qui m’a fait prendre cet habit. Je veux connaître s’il a quelque chose à me dire d’une vie qui ne peut être que malheureuse. »

Il ne manqua pas de voir la Dame Blanche assise à sa place accoutumée, et chantant comme à l’ordinaire, d’une voix faible et douce. En chantant elle semblait jeter un regard attristé sur sa ceinture d’or, qui était parvenue à la finesse d’un fil de soie.

« Buisson aux rameaux verdoyants.
Tu n’inclineras plus long-temps
Pour moi la tête obéissante ;
Toi qui fais tressaillir le daim,
Et dont les feuilles, sans qu’il vente,
À mon aspect tremblent soudain.
Adieu, fontaine ! ton murmure
Ne s’unira plus à mes chants.
Toi de qui l’onde fraîche et pure

Paraissait battre la mesure
Et le rhythme de mes accents.
« Du sort le nœud puissant se lie.
En dépit d’un charme trompeur :
Le paysan devient seigneur,
La jeune vierge se marie.
Oui, le buisson peut se flétrir,
Et la fontaine se tarir :
D’Avenel la gloire est finie. »

Le fantôme semblait verser des larmes en chantant, et ses paroles inspirèrent à Édouard une pensée triste : c’est que l’union de Marie avec son frère ne serait pas heureuse.

Ici finit la première partie du manuscrit du bénédictin. Je me suis en vain efforcé de fixer l’époque précise de cette narration ; les dates ne peuvent exactement s’accorder avec celles des histoires les plus accréditées. Il est étonnant combien les écrivains d’utopie mettent peu de soin dans ces sujets d’importance. Je remarque que non seulement le très-érudit M. Laurence Templeton, dans sa dernière publication, intitulée Ivanhoe, a donné à Édouard-le-Confesseur une postérité inconnue à l’histoire, sans citer d’autres fautes du même genre, mais qu’en outre il a interverti l’ordre de la nature, et nourri ses cochons avec des glands au milieu de l’été. Tout ce qui peut être allégué par les plus chauds admirateurs de cet auteur se réduit à ceci : que les circonstances sur lesquelles porte la critique sont aussi vraies que le reste de l’histoire, ce qui me paraît à moi, et surtout pour les glands, une défense très-imparfaite. Je pense donc que l’auteur fera bien de profiter de l’avis que le capitaine Absolu[1] donne à son valet, et de ne plus faire de mensonges, à moins qu’ils ne soient indispensables.


fin du monastère.


IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Personnage d’une comédie de Sheridan.