Le Monastère/Chapitre II

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 63-72).
CHAPITRE II.


la tour de glendearg.


Là-bas fut élevée sa jeunesse, dans cette vallée solitaire ; elle n’était pas solitaire alors… Le son du cor de la cruelle Alecton se faisait entendre parmi ses sinuosités, depuis le lieu où le torrent se précipite dans la majestueuse rivière jusqu’au marais sauvage du nord, habitation du courlis, où commence à sourdre son courant, si faible d’abord.
Ancienne comédie.


Nous avons dit que la plupart des tenanciers habitaient dans le village, au centre de la banlieue. Cependant ceci n’était pas une règle universelle. La tour solitaire où nous allons introduire le lecteur était une des exceptions à cet usage.

Cette tour n’avait pas de grandes dimensions ; cependant elle était plus haute et plus vaste que celle du hameau, ce qui semblait montrer qu’en cas d’attaque le propriétaire ne compterait que sur ses propres forces, et nullement sur l’assistance de ses voisins. Deux ou trois misérables huttes, construites au pied de la forteresse, étaient occupées par les serfs et les tenanciers du principal feudataire. Le site était une belle colline, qui s’élevait brusquement de la gorge d’un glen sauvage et resserré ; ce glen était entouré, à l’exception d’un seul côté, par le cours sinueux d’un petit ruisseau ; et il offrait ainsi une position imposante.

Mais la plus grande sécurité de Glendearg, car c’est ainsi que l’on nommait ce point, consistait dans sa situation écartée et cachée. Pour parvenir à la tour, il fallait marcher l’espace de trois milles, toujours en suivant la direction du vallon, et traverser une vingtaine de fois la petite rivière, dont le courant capricieux rencontrait à chaque cent verges un rocher qui changeait brusquement sa direction, et le forçait de prendre une route opposée. Les collines qui s’élèvent des deux côtés de ce vallon sont très-escarpées, et avancent beaucoup sur le lit de la rivière qui se trouve ainsi emprisonnée dans des barrières infranchissables. Les flancs du glen sont impraticables pour les chevaux, et il n’y a pas d’autre moyen de les gravir ou de les descendre que de suivre les sentiers que les chèvres ont tracés tout au long. Il était difficile de se figurer qu’une route aussi incommode et aussi rebutante pût conduire à une habitation plus importante que le chalet d’un berger.

Toutefois ce glen isolé, presque inaccessible et stérile, n’était pas dénué de beauté. Le gazon croissant sur le petit terrain plat qui longeait la rivière était aussi vert et aussi touffu que si une centaine de jardiniers eussent été occupés à le faucher tous les quinze jours, et de plus il était émaillé d’une profusion de marguerites et de fleurs champêtres que le tranchant de la faux n’aurait pas épargnées. La petite rivière, tantôt resserrée dans un lit plus étroit, tantôt libre dans le choix de son cours à travers le glen, roulait indifféremment ses eaux, ici rapides, là presque stagnantes, mais toujours belles et limpides, semblables à ces esprits supérieurs qui suivent tranquillement le cours de la vie, en cédant aux obstacles insurmontables ; ou tel le marinier, assailli par un vent contraire, fait louvoyer sa barque et rame avec courage afin que l’arrivée soit retardée le moins possible.

Les montagnes, qu’en écossais on aurait appelées les braes[1], s’élevaient à pic le long du glen. Dans un endroit c’était la surface grise d’un rocher que les torrents avaient dépouillé de sa verdure. Ailleurs on apercevait des bouquets d’arbrisseaux échappés aux bergers et aux chèvres ; ils étendaient naturellement leurs branchages au-dessus des lits des torrents devenus arides, et remplissant la concavité des éboulements de la rive, répandaient une agréable variété sur l’ensemble du paysage. Au-dessus de ces bosquets répandus çà et là, s’élevait la montagne, stérile, mais revêtue de la pourpre majestueuse des bruyères ; cette couleur sombre et riche contrastait magnifiquement avec les groupes de chênes et de bouleaux, les frênes et les églantiers, les aulnes et les trembles enracinés sur la montagne, et avec le gazon velouté qui s’étendait sur les côtés du glen.

Malgré toute cette parure, le paysage que nous venons de décrire ne pouvait être qualifié de sublime ou de magnifique : il était à peine pittoresque. Mais l’extrême solitude de ce lieu oppressait le cœur ; le voyageur éprouvait l’incertitude de savoir où il allait, et où se terminerait un sentier aussi sauvage. Dans certaines circonstances, cela peut agir plus fortement sur l’imagination que les grands traits d’une magnifique campagne ; par exemple, lorsque l’on connaît la distance exacte de l’auberge où se font les préparatifs de votre dîner. Au reste ces idées se rapportent à un siècle bien postérieur à l’époque des événements que nous rapportons ; alors le beau, le sublime et toutes les nuances intermédiaires étaient des idées totalement inconnues aux habitants de Glendearg et des visiteurs que le hasard y attirait.

Toutefois on avait attaché à ce lieu quelques idées particulières au siècle. Le nom de Glendearg, qui signifie vallée rouge, paraît être dérivé, non seulement de la couleur pourpre des bruyères dont la crête des montagnes était abondamment tapissée, mais encore de la couleur pourpre foncée des rochers et des terrains escarpés, qui, dans le pays, sont appelés scaurs. Il y a un autre vallon aux environs de la source de l’Ettrick, auquel les mêmes circonstances ont fait donner le même nom, et il en existe probablement encore d’autres en Écosse dont on pourrait dire la même chose.

Comme notre Glendearg n’abondait pas en visiteurs mortels, la superstition, afin que le lieu ne fût pas totalement dépourvu d’habitants, avait peuplé ses retraites d’êtres appartenant à un autre monde. Surtout après l’équinoxe d’automne, lorsque les brouillards sont épais, et qu’on ne peut aisément distinguer les objets, on prétendait y voir fréquemment le sauvage et capricieux homme brun des marais, qui paraît être le véritable descendant des nains du Nord. On croyait aussi que les fées de l’Écosse, race fantasque, irritable et méchante, qui, bienveillantes par caprice, étaient plus souvent hostiles aux humains, avaient établi leur résidence dans une retraite sauvage du Glen. Le nom que cette retraite avait reçu par allusion était Corrie nan shian, ce qui signifie en langue celtique corrompue, le Trou des fées, ; mais les habitants du voisinage étaient plus réservés dans leurs discours à ce sujet, et évitaient de donner un nom à cet endroit, d’après la croyance généralement répandue en Écosse, que parler, soit en bien, soit en mal, de cette race capricieuse d’êtres surnaturels, c’est provoquer leur ressentiment ; le secret et le silence, c’est ce qu’ils exigent par-dessus tout de ceux qui peuvent se glisser dans leurs lieux de divertissement, ou découvrir leurs demeures habituelles.

Une terreur mystérieuse était ainsi attachée à ce lieu, par lequel on passait en quittant la grande vallée arrosée par la Tweed, pour remonter le glen et arriver à la petite forteresse appelée la tour de Glendearg. Au-delà de la colline sur laquelle la petite tour était située, les montagnes devenaient plus escarpées et resserraient le ruisseau de manière à laisser à peine sur la rive un sentier pour les piétons ; là le vallon se terminait par une cataracte singulière. C’était un simple filet d’eau qui retombait, comme une ligne de vapeur, par-dessus deux ou trois précipices. Plus loin encore, dans la même direction, se trouvait un grand espace de terrain marécageux et d’un aspect sauvage, vaste, inculte, et qui n’était fréquenté que des oiseaux aquatiques. Il s’étendait dans un lointain qui paraissait interminable, et séparait naturellement les habitants du glen de ceux qui vivaient dans les contrées vers le nord.

Les maraudeurs, toujours actifs et infatigables, connaissaient parfaitement ces lieux marécageux, qui leur fournissaient quelquefois une retraite. Montés sur leurs chevaux, ils entraient souvent dans le vallon, poussaient jusqu’à la tour, et y recevaient l’hospitalité ; mais il y avait constamment une sorte de réserve de la part de ses paisibles habitants, qui accueillaient de pareils hôtes comme un colon européen nouvellement établi recevrait un parti d’Indiens de l’Amérique du nord, autant par crainte que par esprit d’hospitalité, avec le plus ardent désir de se voir promptement débarrassé de ces sauvages visiteurs.

Tels n’avaient pas toujours été les sentiments des habitants de la tour de Glendearg. Simon Glendinning[2], qui l’avait habitée il y a peu d’années, se faisait gloire de descendre de l’ancienne famille de Glendonwyne, établie sur la frontière occidentale. Il avait coutume de raconter, assis au coin de son feu, dans les soirées d’automne, les exploits des membres de sa famille : l’un d’entre eux était tombé à côté du brave comte de Douglas, à Otterbourne[3]. Dans ces occasions, Simon avait ordinairement sur ses genoux un sabre qui avait appartenu à ses ancêtres avant qu’aucun d’eux eût consenti à recevoir un fief sous la paisible suzeraineté des moines de Sainte-Marie. Dans les temps modernes, Simon aurait pu vivre content sur son propre domaine, et murmurer tout à son aise contre le sort qui l’avait condamné à y fixer sa demeure, en le privant de toute chance d’acquérir une renommée par les armes. Mais, en ces temps-là, on avait tant d’occasions plus ou moins urgentes de demander à celui qui était si brave en paroles des preuves visibles de sa bravoure, que Simon Glendinning fut bientôt obligé de marcher avec les troupes du halidome[4], ou territoire de Sainte-Marie, dans cette campagne désastreuse qui se termina par la bataille de Pinkie[5].

Le clergé catholique prenait le plus grand intérêt à cette querelle nationale, qui avait pour objet principal d’empêcher l’union de la reine Marie, qui n’était encore qu’une enfant, avec le fils de l’hérétique Henri VIII. Les moines avaient rassemblé leurs vassaux, et leur avaient donné un chef expérimenté. Plusieurs d’entre eux s’étaient armés eux-mêmes, et s’étaient mis en campagne sous une bannière sur laquelle était peinte une femme, supposée représenter l’Église d’Écosse, agenouillée et dans l’altitude d’une personne qui prie, avec ces mots pour légende : Afflictœ sponsœ ne obliviscaris[6].

Les Écossais néanmoins avaient plutôt besoin, dans leurs guerres, d’être commandés par des généraux sages et prudents que de voir leurs esprits portés à un nouveau degré d’exaltation soit politique, soit religieuse. Leur courage impétueux et difficile à contenir les portait toujours à courir précipitamment au-devant de l’ennemi, et à engager l’action sans avoir réfléchi sur leur position ou sur celle de leurs adversaires, et de fréquentes défaites étaient la conséquence inévitable d’une telle conduite. Nous n’avons rien à dire de la malheureuse journée de Pinkie, si ce n’est que Simon Glendinning y périt, sans dégénérer par sa mort de cette ancienne race dont il était si fier.

Lorsque la nouvelle de cette défaite, qui répandit la terreur et le deuil dans toute l’Écosse, arriva à la tour de Glendearg, la veuve de Simon, dont le nom de fille était Elspeth Brydone, se trouvait seule dans cette habitation désolée, avec un ou deux vieux serviteurs qui avaient passé l’âge des travaux de la guerre et de l’agriculture, et les veuves et les enfants de ceux qui avaient succombé avec leur maître. La désolation était universelle ; mais à quoi cela pouvait-il remédier ? Leurs patrons et leurs protecteurs furent chassés de l’abbaye par les troupes anglaises, qui dès lors parcoururent le pays, et forcèrent les habitants à montrer au moins une apparence de soumission. Le protecteur Sommerset forma un camp fortifié au milieu des ruines de l’ancien château de Roxburgh, et força les habitants des environs à se faire assurer par lui, suivant l’expression du temps, ce qui était une manière d’exiger un tribut. Il ne restait plus aucun moyen de résistance, et le petit nombre de barons qui s’irritaient même de l’apparence de la soumission n’eurent d’autre ressource que de s’enfoncer dans les retraites les plus sauvages du pays, abandonnant leurs maisons et leurs propriétés au courroux des Anglais ; ceux-ci envoyèrent de tous côtés des détachements pour ruiner, par des exactions militaires, tous les vassaux dont les chefs n’avaient point fait leur soumission. L’abbé de Sainte-Marie et ses religieux s’étant retirés au-delà du Forth[7], leurs possessions furent cruellement ravagées, parce qu’on savait que leur opinion particulière était contraire à une alliance avec l’Angleterre.

Parmi les troupes employées à cette sorte de pillage se trouvait un petit détachement commandé par le capitaine Stawarth Bolton : c’était un homme plein de cette bravoure franche et de cette générosité sans faste qui ont souvent distingué les soldats anglais. On aperçut une douzaine de cavaliers s’avançant dans le vallon ; ils avaient à leur tête un homme dont le manteau écarlate, la brillante armure et le panache flottant indiquaient suffisamment un chef. Alors Elspeth prit le seul parti qui pût la sauver encore : après s’être couverte d’un long voile de deuil, elle sortit par la grille de fer, tenant un de ses fils de chaque main, et s’avança vers l’Anglais. En peu de mots la veuve exposa sa triste position, plaça son humble demeure sous la protection du capitaine, puis elle ajouta : « Je me soumets, parce que je n’ai pas de moyens de résistance.

— C’est pour cela, madame, que je ne demande point voire soumission, répondit l’Anglais. Tout ce que je désire, c’est d’être assuré de vos intentions pacifiques ; d’après ce que vous me dites, je ne vois pas de motifs d’en douter.

— J’espère, monsieur, reprit Elspeth, que vous voudrez bien accepter une part de nos provisions ; vos chevaux sont fatigués, et vos gens ont besoin de se rafraîchir.

— Pas du tout, pas du tout, répondit le bon capitaine ; il ne sera pas dit que nous avons insulté par un repas joyeux à la douleur d’une veuve pleurant la mort d’un brave soldat. Camarades, volte-face ! Attendez cependant, » ajouta-t-il en retenant son cheval ; « nos partis sont dispersés dans tous les sens, il faut un signe auquel ils puissent reconnaître que vous êtes sous ma sauvegarde. Écoute, mon petit camarade, » dit-il à l’aîné des garçons qui pouvait avoir neuf à dix ans, « prête-moi ton bonnet. »

L’enfant rougit, prit un air de mauvaise humeur, et hésita à faire ce qu’on lui disait ; cependant la mère, après avoir employé les fi donc ! en bien ! comment mon petit ? allons donc, mon ami ! et autres phrases mignardes dont se sert une tendre mère pour gronder un enfant gâté, finit par lui arracher son bonnet, qu’elle présenta au capitaine anglais.

Stawarth Bolton détacha de sa barrette une croix rouge brodée, puis la plaçant dans la ganse du bonnet de l’enfant il dit : « Mistress (car le titre de lady n’appartenait point aux femmes de cette classe), au moyen de ce signe, vous serez à l’abri de tout mauvais traitement de la part de nos fourrageurs. » Il mit le bonnet sur la tête de l’enfant : mais aussitôt le petit diable, les veines gonflées, les yeux en feu et gros de larmes, arracha le bonnet de sa tête, et, avant que sa mère pût l’en empêcher, le fit voler dans le ruisseau. Le plus jeune courut à l’instant retirer le bonnet de l’eau, et le rendit à son frère, après en avoir ôté la croix qu’il baisa avec beaucoup de respect et qu’il mit dans son sein. L’Anglais fut moitié diverti, moitié étonné de cette scène.

« Pourquoi avez-vous jeté la croix rouge de Saint-George ? » demanda-t-il à l’aîné d’un ton qui tenait du badin et du sérieux.

— Parce que saint George est un saint du Sud[8],  » répondit l’enfant d’un air décidé.

— Bon ! dit Stawarth Bolton. Et pourquoi l’avez-vous retirée du ruisseau ? mon petit garçon, demanda-t-il au plus jeune.

— Parce que le prêtre dit que c’est un signe de salut commun à tous les chrétiens.

— C’est encore fort bien, dit le bon capitaine. Je vous proteste, madame, que je vous envie ces deux garçons. Sont-ils tous deux à vous ? »

Stawarth Bolton avait quelque raison pour faire cette question.

Halbert Glendinning avait les cheveux aussi noirs que les plumes du corbeau ; ses yeux également noirs, grands, pleins de hardiesse et de feu, étincelaient sous des sourcils noirs ; son teint, sans être basané, était fortement hâlé par le soleil ; enfin cette physionomie était embellie par un air d’activité, de franchise et de résolution fort au-dessus de son âge. Au contraire, Édouard, son frère, avait les cheveux blonds, les yeux bleus, la peau blanche et fine ; le visage légèrement pâle et dépourvu de cette animation qui colore les joues d’un enfant robuste. Ce jeune garçon néanmoins ne paraissait être ni malade ni mal constitué ; au contraire, c’était un bel enfant, ayant une figure riante, l’œil plein de douceur et de gaieté.

La mère jeta un regard de fierté maternelle, d’abord sur l’un et ensuite sur l’autre, et répondit : « Assurément, monsieur, ils sont tous deux mes enfants.

— Et du même père ? dit Stawarth ; » mais voyant son front se colorer d’une rougeur de mécontentement, il se hâta d’ajouter : « Je n’ai pas l’intention de vous offenser, madame ; j’aurais adressé la même question à toute autre mère de ma connaissance dans ma joyeuse ville de Lincoln. Eh bien, madame, vous avez là deux beaux garçons, et je voudrais pouvoir vous en emprunter un ; car dame Bolton et moi nous sommes sans enfants dans notre vieille habitation. Allons, mes petits camarades, lequel de vous deux veut venir avec moi ? »

La mère, tremblante, et craignant qu’il ne parlât sérieusement, reprit chacun des enfants par la main et les rapprocha d’elle, tandis que tous les deux répondaient à l’étranger : « Je ne veux pas aller avec vous, dit fièrement Halbert ; vous êtes un homme du Sud, et les hommes du Sud ont tué mon père ; je veux vous faire guerre à mort, dès que je pourrai tirer l’épée de mon père.

— Ah, miséricorde ! mon petit foudre de guerre, dit Stawarth ; je vois bien que ce ne sera pas de ton temps que l’on perdra la bonne habitude des inimitiés mortelles. Et toi, ma jolie tête blonde, ne veux-tu pas venir avec moi, je te donnerai un beau petit cheval ?

— Non, dit Édouard avec gravité, car vous êtes un hérétique.

— Ah, Dieu me sauve ! s’écria Stawarth Bolton. Allons, madame, je vois que je ne trouverai pas ici de quoi recruter ma troupe ; et néanmoins je vous envie ces deux petits gaillards joufflus. » Il poussa un soupir en dépit de son hausse-col et de son corselet, puis, il ajouta : « Au reste, ce serait un sujet de querelle entre ma femme et moi, pour savoir lequel des deux il faudrait aimer le plus ; car moi je serais pour ce petit coquin aux yeux noirs, et elle, j’en suis bien sûr, pour ce doux blondin aux yeux bleus. Enfin il faut nous soumettre à la stérilité de notre mariage, et féliciter ceux qui sont plus heureux que nous. Sergent Brittson, tu resteras ici jusqu’à nouvel ordre ; protège cette famille : elle est sous ma sauvegarde ; ne lui fais aucun tort, et ne souffre pas qu’il lui en soit fait, car tu m’en répondras. Madame, Brittson est un homme marié, d’un âge mûr ; il mérite toute confiance. Donnez-lui ce que vous voudrez, mais pas plus de boisson qu’il ne faut. »

La dame Glendinning offrit de nouveau des rafraîchissements, mais d’une voix peu assurée, et qui laissait apercevoir le désir que son invitation ne fût point acceptée.

Le fait est que, supposant que ses enfants étaient aussi précieux aux yeux de l’Anglais qu’ils l’étaient aux siens, erreur très-ordinaire chez tous les parents, elle craignait, d’après l’admiration qu’il avait témoignée pour eux d’une manière si cavalière, qu’il ne finît par lui enlever effectivement l’un ou l’autre de ses bien-aimés qu’il semblait tant lui envier. Elle continuait donc à les tenir par la main, comme si sa faible résistance eût pu être de quelque utilité dans le cas où l’on eût voulu employer la violence ; et ce fut avec une joie qu’elle ne put déguiser, qu’elle vit le petit détachement se remettre en marche pour descendre le vallon. Ses sentiments n’échappèrent point à Stawarth Bolton. « Je vous pardonne, madame, dit-il, de vous méfier d’un faucon anglais planant sur votre couvée écossaise. Mais ne craignez rien : moins on a d’enfants, moins on a de soucis, et l’honnête homme ne convoite point ceux d’une famille étrangère. Adieu, madame ; lorsque ce petit gaillard aux yeux noirs sera en état de chasser devant lui un parti de nos fourrageurs, apprenez-lui à épargner les femmes et les enfants, en mémoire de Stawarth Bolton.

— Que Dieu t’accompagne, brave Anglais ! » dit Elspeth Glendinning, mais seulement lorsqu’il fut hors de portée de l’entendre. Elle le vit lancer son bon cheval pour rejoindre le détachement ; et déjà les panaches et les armures ne s’apercevaient plus qu’à peine, et disparaissaient peu à peu à mesure que les cavaliers s’éloignaient en suivant les sinuosités de la vallée.

« Maman, dit l’aîné des enfants, je ne veux pas dire amen à une prière faite pour un homme du Sud.

— Maman, dit le plus jeune, d’un ton plus respectueux, est-il juste de prier pour un hérétique ?

— Il n’y a que Dieu qui le sache, répondit la triste Elspeth ; mais ces mots, homme du Sud et hérétique, ont déjà coûté à l’Écosse dix mille de ses meilleurs et de ses plus braves guerriers ; ils nous ont privés, moi d’un mari et vous d’un père. Que ce soit donc pour approuver ou pour maudire, je désire ne jamais les entendre prononcer. Suivez-moi dans la tour, monsieur, dit-elle à Brittson ; tout ce que nous avons sera à votre disposition. »



  1. Mot qui proprement signifie déclivité ou pente rapide d’une montagne. a. m.
  2. Glen, vallon, din, brun ou sombre. Comme qui dirait : L’homme du sombre vallon. a. m.
  3. Bataille livrée en 1388, et où périt Douglas. a. m.
  4. Halidome, écossasisme pour Loly dom, territoire sacré. a. m.
  5. Ou Pinkey bataille livrée sous Édouard VI. a. m.
  6. N’oublie pas ton épouse affligée. a. m.
  7. Principale rivière d’Écosse. a. m.
  8. Le sud de l’Écosse est l’Angleterre. a. m.