Le Monastère/Chapitre I

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 57-62).
LE MONASTÈRE.
CHAPITRE PREMIER.


généralités historiques.


Oh ! oui ; de tout temps les moines, oui, les moines ont fait tout le mal. C’est à eux que l’on doit toute la grossièreté, toute la superstition d’un siècle horriblement grossier et superstitieux. Gloire à celui qui a envoyé la tempête salutaire et qui a dispersé toutes ces vapeurs pestilentielles ! Mais que nous soyons redevables de tous ces fléaux à cette prostituée là-bas, qui trône sur les sept collines[1], avec sa coupe d’or, je croirais tout aussi volontiers, avec le bon sir Roger, que la vieille Moll-White[2] s’est envolée avec son chat et son manche à balai, et que c’est elle qui a excite l’orage et les éclats de tonnerre de la nuit dernière.
Ancienne comédie.


Le village décrit par le manuscrit du bénédictin, et nommé par lui Kennaquhair, est connu en effet sous une dénomination qui se termine par la même syllabe celtique que Traquhair, Caquhair, et autres composés. Le savant Chalmers tire le mot quhair du cours sinueux d’une rivière, étymologie qui coïncide singulièrement avec les nombreux détours de la Tweed près du village dont nous parlons. Ce village fut long-temps célèbre à cause du superbe monastère de Sainte-Marie, fondé par David Ier, roi d’Écosse, sous le règne duquel se formèrent dans le même comté les établissements non moins considérables de Melrose, Jedburgh et Kelso. Les concessions de terres dont le roi dota ces opulentes communautés lui firent donner par les historiens monastitques l’épithète de saint, et lui attirèrent de la part d’un de ses descendants appauvris ce reproche amer d’avoir été un rude saint pour la couronne.

Il paraît néanmoins que David, monarque sage autant que pieux, n’était pas uniquement mu par des motifs religieux dans sa munificence envers l’Église, mais qu’il alliait des vues politiques à sa pieuse générosité. Ses possessions dans le Northumberland et le Cumberland étaient devenues précaires depuis qu’il avait perdu la bataille de l’Étendard[3] ; et comme il avait à craindre que la vallée comparativement fertile de Teviot ne devînt la frontière de son royaume, on peut penser que le roi voulût sauver une partie de ces précieuses possessions en les plaçant entre les mains des moines, dont les propriétés furent long-temps respectées, même au plus fort de la rage des partis guerroyant sur la frontière. Ce n’était que par ce moyen que David pouvait assurer protection et sécurité aux cultivateurs du sol ; en effet, les possessions ecclésiastiques furent pendant plusieurs siècles une terre de Gessen, jouissant d’un calme profond, tandis que le reste de la contrée, occupé par des clans sauvages et des barons maraudeurs, offrait une scène affreuse de confusion, de sang et de licence effrénée.

Mais ces immunités ne se prolongèrent pas jusqu’à l’union des deux couronnes. Dès long-temps avant cette époque, les guerres entre l’Angleterre et l’Écosse avaient perdu leur caractère primitif d’hostilité entre nations, et étaient devenues de la part des Anglais des guerres de conquête, et de la part des Écossais des luttes opiniâtres et désespérées pour la défense de leur liberté. Alors s’enflammèrent des deux côtés une fureur et une animosité dont les époques précédentes ne fournissaient aucun exemple ; et comme les scrupules religieux cédèrent bientôt devant la haine nationale aiguillonnée par l’amour du pillage, le patrimoine de l’Église ne se trouva plus à l’abri des incursions de l’un ou de l’autre parti. Cependant les tenanciers et les vassaux des grandes abbayes avaient encore plusieurs avantages sur ceux des barons laïques ; ces derniers, harassés par un service militaire continuel, finissaient par devenir des brigands désespérés et perdaient toute espèce de goût pour les arts de la paix. Les vassaux de l’Église, au contraire, ne prenaient les armes que dans les occasions de guerre générale ; le reste du temps ils pouvaient jouir assez tranquillement de la possession de leurs fermes et de leurs feus ou fiefs[4]. Ils devenaient ainsi plus habiles dans la culture des terres, et ils étaient par conséquent plus riches que ceux qui formaient la suite militaire de quelque noble turbulent.

La résidence de ces vassaux de l’Église était ordinairement un petit village ou hameau, formé par trente ou quarante familles, qui se servaient mutuellement d’aide et de protection. C’est ce qu’on appelait la ville[5], et la réunion des terres appartenant aux diverses familles qui habitaient la ville, était appelée la banlieue[6]. Les habitants possédaient ordinairement le terrain en commun, bien qu’en proportions variées, suivant la diversité des concessions. La portion proprement labourable de la banlieue, et qui, pour cette raison, était continuellement soumise à la charrue, s’appelait in-field[7], c’est à dire sol intérieur, enclos. Dans ces terrains, l’usage d’engrais abondants suppléait à l’épuisement du sol, et les feudataires faisaient des récoltes passables d’avoine et de mauvaise orge, que l’on semait ordinairement par bandes alternatives. Toute la corporation participait indistinctement à ces travaux, et le produit était distribué, après la récolte, selon les droits respectifs de chacun.

Il y avait ensuite l’out-field, les terres extérieures, le terrain ouvert, où l’on faisait de temps en temps une récolte, après quoi on les abandonnait à l’influence des éléments jusqu’à ce que les principes épuisés de la végétation fussent rétablis. Ces portions de terrain étaient à la disposition de qui voulait les prendre. On les choisissait sur les collines ou dans les vallées annexées au village et qui servaient d’ordinaire à la pâture commune des bestiaux. L’embarras de cultiver ces terres éloignées du hameau, et ce qu’il y avait de précaire dans la chance d’obtenir quelque fruit de son travail, étaient considérés comme donnant droit sur toute la récolte au feudataire qui voulait tenter la fortune.

Il y avait encore de vastes terrains marécageux, qui présentaient souvent des pâturages bien fournis, où les troupeaux de tous les habitants venaient paître en commun pendant l’été. Un berger de la ville était chargé de les conduire régulièrement chaque matin, et de les ramener chaque soir ; précaution utile, sans laquelle ils seraient bientôt devenus la proie de quelques maraudeurs du voisinage. Voilà de ces choses qui font lever les mains et ouvrir de grands yeux à nos agriculteurs modernes ; et cependant ce même mode de culture n’est pas entièrement tombé en désuétude dans quelques cantons reculés, vers le nord de la Grande-Bretagne, et on peut le voir en pleine vigueur et constamment suivi dans l’archipel des îles Shetland.

L’architecture des habitations de ces feudataires de l’Église ne s’écartait pas plus du style primitif que leur agriculture. Dans chaque village ou petite ville, il y avait plusieurs tours ; elles étaient garnies de créneaux qui se projetaient en dehors des murs ; ces tourelles avaient ordinairement un ou deux angles avancés, et des meurtrières pour défendre l’entrée. La forteresse était fermée par une porte en bois de chêne, entièrement garnie de clous, et souvent protégée par une grille extérieure en fer. Ces petits bâtiments fortifiés étaient ordinairement habités par les principaux feudataires et leurs familles ; mais, à la première alarme, tous les villageois en masse quittaient leurs misérables cabanes, et se distribuaient dans les divers points de défense. Pour un parti ennemi ce n’était pas une chose facile que de pénétrer dans le village, car tous les hommes étaient habitués au maniement des arcs et des armes à feu ; et comme en général les tours étaient fort rapprochées les unes des autres, les décharges s’entrecroisaient et rendaient impossible toute attaque particulière.

L’intérieur de ces maisons était ordinairement assez misérable : c’eût été une folie de les meubler de façon à exciter l’avarice des maraudeurs. Néanmoins ces familles paraissaient jouir d’une sorte d’aisance, et avoir plus d’instruction et d’esprit d’indépendance qu’on ne l’aurait soupçonné. Leurs in-fields, ou possessions rapprochées, fournissaient du pain et de l’ale brassée à la maison, et ils trouvaient dans leurs troupeaux de quoi mettre sur leurs tables du bœuf et du mouton, car l’idée extravagante de tuer des veaux ou des agneaux ne leur était jamais venue. Chaque famille tuait un mart[8], ou bœuf gras, en novembre ; on le salait pour l’hiver, et la ménagère pouvait, dans les grandes occasions, ajouter à l’ordinaire un plat de pigeons, ou un chapon gras ; le jardin, assez mal cultivé, fournissait cependant quelques légumes, et la rivière donnait du saumon pour le temps du carême.

Le chauffage était abondant ; car les marais fournissaient de la tourbe, et ce qui restait des forêts dévastées continuait à donner du bois à brûler, aussi bien que du bois de construction, pour tous les besoins domestiques. Pour ajouter à ce confortable, le chef de la famille faisait de temps en temps une excursion dans le bois, et abattait, avec son fusil ou avec son arc, un daim bien tendre et bien gras ; le père confesseur refusait rarement de donner l’absolution de ce péché, pourvu qu’on l’invitât à venir manger une cuisse de venaison brûlante. Quelques-uns, encore plus hardis, faisaient, soit avec leurs domestiques ; soit en s’associant avec les mos troopers[9], ce que les bergers appelaient un start and overloup[10] ; et les ornements et bijoux en or, ainsi que les élégantes coiffures en soie que portaient les femmes de quelques familles distinguées, non sans exciter la jalousie de leurs voisines, étaient attribués au succès de ces excursions. Ceci néanmoins était, aux yeux de l’abbé et des religieux du couvent de Sainte-Marie, un crime plus difficile à expier que celui d’emprunter un daim du bon roi : aussi ne manquaient-ils pas de punir les coupables et d’employer tous les moyens possibles d’empêcher que l’on ne commît de pareils méfaits. Les bons pères craignaient d’attirer de cruelles représailles sur les propriétés de l’Église, et surtout de laisser altérer le caractère de leurs paisibles vassaux.

Quant au degré d’instruction de ces tenanciers des abbayes, on aurait pu dire avec vérité qu’ils étaient mieux nourris qu’appris, quand même leur nourriture aurait été un peu plus mauvaise. Ils avaient cependant, pour acquérir de l’instruction, mille occasions qui manquaient à bien d’autres. Les moines connaissaient fort bien leurs vassaux, et visitaient familièrement les familles de la classe la plus relevée, dans lesquelles ils étaient sûrs d’être reçus avec le respect dû à leur double caractère de pères spirituels et de seigneurs temporels. Aussi arrivait-il souvent que, si un enfant annonçait de l’intelligence, et montrait de l’inclination pour l’étude, un des religieux, soit pour en faire un ecclésiastique, soit par pure bienveillance, soit enfin pour occuper des moments qu’il n’aurait su comment employer, initiait l’enfant aux mystères de l’art de lire et d’écrire, et lui communiquait les autres connaissances qu’il possédait lui-même. Les chefs de ces familles, ayant plus de temps pour la réflexion, plus d’habileté et de plus hauts motifs pour améliorer leurs petites propriétés, avaient parmi leurs voisins la réputation d’être des gens adroits, intelligents ; qui avaient droit à un certain degré de respect, à cause de la supériorité de leur fortune ; mais, d’un autre côté, ils étaient méprisés pour leur humeur moins guerrière et moins entreprenante que celle des autres habitants des frontières. Ils vivaient donc entre eux aussi bien qu’ils le pouvaient, évitant la compagnie des étrangers, et ne craignant rien tant que d’être enveloppés dans les querelles interminables des propriétaires de domaines séculiers.

Tel était l’état général de ces communes. Pendant les guerres désastreuses du commencement du règne de Marie, elles avaient horriblement souffert des invasions de leurs ennemis. Les Anglais, qui formaient dès lors une nation protestante, étaient loin de ménager les propriétés de l’Église ; ils les ravageaient au contraire avec plus d’acharnement que les terres des laïques. Cependant, la paix de 1550 avait rendu une sorte de tranquillité à ces contrées malheureuses, et les choses commençaient à se remettre peu à peu sur l’ancien pied. Les moines réparaient leurs chapelles endommagées ; le tenancier renouvelait la couverture de sa petite forteresse que l’ennemi avait ruinée ; le pauvre laboureur reconstruisait sa chaumière, opération facile, puisque tous les matériaux consistaient en quelques mottes de terre, quelques pierres et des pièces de bois que l’on trouvait facilement dans la forêt voisine. Enfin on faisait revenir le peu de bétail qu’on avait pu cacher dans les endroits les plus retirés du bois, et le vigoureux taureau, à la tête de son sérail, venait se remettre en possession de ses anciens pâturages. Il s’ensuivit, pour le monastère de Sainte-Marie et ses dépendances, un état de paix et de tranquillité assez complète pour le pays et l’époque, état qui dura plusieurs années.


  1. L’Église romaine. a. m.
  2. La blanche Moll, abréviation de Marie, nom de sorcière. a. m.
  3. Livrée en 1138, dans le comté d’York. a. m.
  4. Petites possessions concédées à des vassaux et à leurs héritiers, pour une rente ou une portion modérée du produit. C’était là un mode favori adopté par le cierge pour accroître le patrimoine des couvents. On peut encore trouver plusieurs descendants de ces feudataires, comme on les appelait, qui possèdent des héritages ainsi parvenus de père en fils, dans le voisinage des grands monastères d’Écosse. a. m.
  5. Le texte dit town ; ce mot s’applique en Angleterre aux petites villes qui ont un marché régulier. Le mot city, ou cité ou ville proprement dite, est réserve pour celles qui ont une cathédrale. a. m.
  6. Ce mot, appliqué à une certaine étendue de pays autour d’une ville, nous semble rendre assez bien le township, ou territoire d’une ville, mot que le premier interprète a cru pouvoir franciser. a. m.
  7. Field veut dire champ, et in a le même sens que la préposition latine. Out, qui va s’offrir plus bas, signifie dehors. a. m.
  8. Mot écossais pour cow ou vache. Les Écossais appellent mart la quantité de salaison nécessaire pour leur hiver. a. m.
  9. Pillards des marais ; moss veut dire mousse, troopers, troupiers. Les moss-troopers ont donné leur nom aux maraudeurs en général. a. m.
  10. Phrase anglo-écossaise qui veut dire : tressaillir et sauter par-dessus. a. m.