Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/VI


Le Roi (1p. 110-150).


CHAPITRE VI.

Le Moine et Laurette.


Nous n’oublions pas notre but, il est de vous détourner des mauvais livres. Les philosophes emploient tous les styles pour réveiller votre attention, nous imiterons leur adresse, et, dans cette dévote histoire, nous passerons du grave au doux, du plaisant au sévère. Cet ouvrage doit vous tenir lieu de tous les autres.

Nous allons donc quitter le ton solennel en vous racontant les aventures de la sœur de Florestan.

La belle Laurette, confiée à la vieille baronne, s’ennuyait à mourir au récit, mille fois répété, des grands coups d’épée donnés, jadis, en l’honneur de la dame par les paladins de la Gascogne. Ses charmes avaient fait l’admiration de la France et du Languedoc, de la Navarre et de l’Arragon ; car, selon l’usage des vierges du bon temps, la baronne avait couru les aventures, seule, ou accompagnée d’une fille d’honneur ou d’un chevalier courtois. Malgré les enchanteurs, les géans, les forêts, la solitude et son chevalier, personne n’avait osé médire d’elle. Ah ! quelle différence aujourd’hui ! une Parisienne irait-elle en pélerinage à Long-Champ avec un ami respectueux ; irait-elle en pélerinage au Mont-Valérien avec un missionnaire même, ou seulement se reposerait-elle avec l’un ou l’autre, au retour d’une station au cimetière du Père Lachaise, à la Galiote ou au Cadran-Bleu ; mille mauvaises langues, ennemies de la religion, la poursuivraient, et n’épargneraient ni le discret amant, ni le dévot missionnaire. Ô temps ! ô mœurs ! Ah ! mes chères sœurs, aidez-nous, vous le devez, aidez-nous à rétablir les coutumes du douzième siècle ; vous pourrez alors courir les champs et les bois, faire des pélerinages à Lorette, à Saint-Jacques de Compostelle, voire même jusqu’en Palestine ; et si vous entrez à Garbe dans le cours de vos voyages, on vous y mettra, sans opposition, la couronne de roses blanches sur la tête.

Laurette s’ennuyait donc beaucoup au récit des nobles aventures de la châtelaine ; non qu’elle les trouvât tant sottes, mais la bonne vieille les racontait sottement. La damoiselle ne jugeait pas si désagréable de courir le pays avec des amans toujours respectueux et fidèles. Elle aurait volontiers ajouté à sa suite une demi-douzaine de ces bons chevaliers, les uns pour lui chanter des romances ou lui raconter des fabliaux, les autres pour plisser sa collerette ou tricoter ses bas, car à quoi pouvaient être bons des chevaliers si courtois ? à donner des coups d’épée en l’honneur de sa beauté ! Elle ne voulait forcer personne à la trouver belle. Cependant les ennuyeux discours de la baronne lui donnaient de jour en jour un plus vif désir, sinon de courir les aventures, au moins de la quitter. Si quelque chevalier errant se fût approché d’elle, Laurette aurait probablement marché sur les traces des belles de la chevalerie, et mis son nom à la suite des noms d’Iseult, d’Oriane et de Blanche-Fleur : au lieu d’un chevalier il vint un moine ; et son nom eût été mis dans la légende si elle avait toujours resté sous les ailes du saint homme.

Parmi les doctes et vénérables personnages du couvent de Lansac, il y en avait un tellement savant, rigide et pieux, qu’on l’appelait le Moine, sans autre désignation. C’était un puits de science, un abîme d’érudition. Il savait lire à peine, ne savait pas écrire du tout ; mais son âme, éminemment théologique, connaissait par instinct tout ce qu’avaient découvert les théologiens passés et présens, et devinait ce que devaient savoir un jour les théologiens à naître. Cet homme canonique portait une barbe longue et touffue, d’épais sourcils se courbaient en arc au-dessus de ses yeux tantôt sombres comme la nuit orageuse, tantôt brillans comme l’éclair ; un nez prophétique s’élevait entre ses sourcils et ses moustaches comme le cèdre du Liban au-dessus des broussailles. Quand il marchait, il croisait les bras sur sa poitrine, il baissait les yeux ou les élevait dévotement au ciel, soupirait, pleurait et priait. Ses larges reins étaient serrés d’une double corde d’où pendaient une discipline et un chapelet. Il n’avait ni bas, ni chemise, mais il était couvert d’une haire : une odeur de couvent ou de sainteté l’annonçait au loin ; c’était bien véritablement un moine. Il prenait la Bible et les prophètes pour règles de sa conduite ; c’était un saint. Il frémissait du sort de Laurette, abandonnée à la déraison d’une vieille folle, à l’inexpérience d’une nourrice, aux mauvais exemples de Gabrielle, ivre d’amour. Si, comme il le craignait, elle devenait amoureuse de quelque mondain, son âme était perdue à jamais. Le fils de Dieu défend d’aimer ; ses vicaires inventèrent les verroux et les grilles ; les vierges furent ainsi mises à l’abri de la chair et du malin ; et pourtant, comme il leur faut nécessairement un époux, à ce qu’elles disent ; un époux est la marotte des agnès et des prudes ; le doux Jésus devient le leur, dès qu’elles ont, de gré ou de force, renoncé à Satan et à ses œuvres.

Les moines, ayant déjà sauvé trois personnes de la famille, décidèrent de sauver aussi Laurette. Son voile était préparé, son directeur était désigné. Mais le moine craignant la résistance de la jeune vierge, ou suspectant l’habileté de son directeur, (il avait en vain demandé à l’être), résolut de la sauver. Le pélerinage à la Terre-Sainte, étant le moyen le plus sûr d’aller au ciel, il résolut de conduire la jeune fille à la Terre-Sainte.

Il sortit une nuit du couvent, un énorme bissac sur ses épaules, deux bâtons de pélerin à la main, la calebasse en bandoulière ; il prit le chemin du château de la baronne ; et parvenu sous les fenêtres de Laurette, posa le bissac, grimpa le mur, frappa trois petits coups à la fenêtre, dit à haute voix l’Ave Maria, et frappa de nouveau. — Caou tusto (qui frappe) ? Le Père Éternel, répondit le moine. Il battit le briquet, et mit le feu à un paquet de filasse de chanvre. Tantôt agitant la filasse enflammée devant les contre-vents mal joints, tantôt la cachant derrière le mur, il fit des éclairs ; le hasard, ou plutôt un accident préparé par la divine Providence, fit le tonnerre. Le saint homme était monté sur une pierre saillante, tout-à-coup elle se détache du mur, elle tombe, et le moine avec elle, sur un échafaudage de planches ; l’échafaudage s’écroule avec bruit. Le moine fut moulu de sa chute, et ne fut pas trop fâché de sa mésaventure.

Laurette n’avait pas osé regarder d’abord ; enfin, elle ouvrit doucement sa fenêtre : elle eut peur ; mais, entendant des cris plaintifs, sa peur fit place à la compassion. Elle revêt à la hâte une robe légère, descend, ouvre sa porte, et la voilà aux côtés du moine. Le moine bénit l’agneau sans tache.

Ensuite, interrompant la jeune fille qui le pressait d’accepter ses secours :

le moine.

Ma chère sœur, vos services me sont inutiles. Dieu m’a dit : « Va trouver l’aimable Laurette ; ma voix, l’éclair et la foudre frapperont ses yeux et son oreille : tu guériras de tes blessures quand tu l’auras décidée à te suivre. »

laurette.

Il est vrai, l’éclair et le tonnerre ont troublé mon repos. J’ai entendu les saintes paroles de l’ange, et une voix m’a dit : Je suis le Père Éternel. Et l’autre jour, pendant ma prière, une autre voix venant du ciel, et comme sortant de l’épais feuillage d’un chêne, m’a crié : Ton Père t’appelle ! je suis le Fils de l’homme !

le moine.

Je me prosterne à vos pieds ; priez pour moi, Jésus vous a parlé : hâtez-vous d’obéir aux ordres du Père et du Fils, venez, ma sœur, nous allons partir.

laurette.

Vous voulez…

le moine.

Le ciel l’ordonne.

laurette.

Comment peut-il le vouloir ?

le moine.

Ne le voyez-vous pas !… Pour délivrer les lieux saints, pour planter l’arbre de la croix.

laurette.

Mon père et ma mère m’ont défendu…

le moine.

Il vaux mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

laurette.

Il a dit : Obéissez à votre père et à votre mère.

le moine.

Non ; mais il a dit : Honorez votre père et votre mère. Honorez-les donc, mais n’obéissez qu’au Père céleste. Imitez l’obéissance des jeunes mariées ; il a dit : La femme quittera son père et sa mère pour suivre son époux.

laurette riant.

Mais je n’ai point d’époux.

le moine.

Vous faites partie de notre sainte mère Église dont Jésus est l’époux ; il est plus particulièrement l’époux des vierges fidèles : en allant combattre les infidèles, vous vous donnez à lui, il se donne à vous ; et, comme Adam disait d’Ève au jour de son hymen, il dit de vous : Celle-ci est l’os de mes os, et la chair de ma chair. Noble épouse du Christ, suivez donc ses pas et les miens, venez en Palestine.

À ces mots, il ouvrit son bissac, et en sortit une robe de moine dont il enveloppa Laurette, pour la mettre à l’abri des dangers du monde. Elle hésitait encore, alléguant cent mauvaises raisons ; le doute de la volonté de Dieu… ; que sais-je encore ?… Le moine prit la parole :

« Voudrais-je vous tromper ? N’est-ce pas moi qui tranquillise les consciences et remet les errans dans la bonne voie ? N’avez-vous pas entendu la voix du ciel ? N’avez-vous pas entendu ce cri retentir dans toute l’Europe : Dieu le veut ? Votre père et votre frère ne sont-ils pas partis ? Votre mère n’a-t-elle pas suivi leur exemple ? Pourquoi ne suivriez-vous pas l’exemple de votre mère ? Vous en avez reçu l’ordre de l’Éternel votre père, et de Jésus votre époux ? Ah ! ma sœur… »

Ces reproches commencèrent à la toucher vivement ; enfin, le moine eut l’heureuse idée de lui dire :

« Si vous aimez vos parens, pourquoi leur refuser vos secours ? Dieu ne vous a-t-il pas dit : Ton Père t’appelle ? Il vous appelle, ma sœur ; peut-être n’a-t-il personne pour soigner ses blessures, ou consoler ses ennuis, ou le dérober au coup fatal : partons ; allons près de lui ; soyez là pour le secourir et le sauver !… »

Partons ! s’écria Laurette en sanglotant, partons ! Je le vois, Dieu m’a parlé, Dieu vous envoie ! ne perdons pas un moment, partons ! Ils partirent.

Satan en frémit. La beauté de la pélerine lui fit craindre une multitude de conversions ; il jura de les empêcher d’arriver en Palestine, ou du moins, d’y arriver en état de grâce. Ici le Chroniqueur dont nous suivons le récit laisse percer une certaine crainte au sujet de Laurette. Quant au moine, il est sûr de lui, et s’écrie : « Satan sera vaincu ! Le saint homme touchera peut-être la terre ; mais il se relèvera plus fort et plus aguerri. Pierre Barjone, qui est la pierre sur laquelle l’Église est bâtie, n’était pas une pierre plus ferme que le moine. Il lui fallut trois chants du coq pour reconnaître sa faute. Le moine aura expié les siennes avant même que le coq ait chanté. »

Les deux pélerins partirent donc au clair de la lune. Satan, pour effrayer la jeune fille, tantôt se transformait en fantôme aux longs bras, tantôt revêtait des formes plus épouvantables encore : mais le moine le combattait avec les armes de l’Église, le goupillon et l’eau bénite, le signe de la croix et les exorcismes. Laurette criait-elle au fantôme ! au revenant !… Le moine la rassurait, exorcisait, prenait la pélerine par la main ; ils avançaient…, et trouvaient, au lieu d’un fantôme, un chêne ébranché par les vents. Le malin mugissait-il horriblement derrière une roche, le moine prononçait les paroles sacrées ; ils avançaient…, et voyaient une source au doux murmure. D’autres fois Satan volait au-devant d’eux sous la forme d’un farfadet, le moine aspergeait les airs d’eau bénite ; ils avançaient…, et voyaient les doux rayons de la lune errans au gré du feuillage agité par les zéphirs, sur la route couverte par des berceaux de verdure.

Ainsi le démon changeait la forme de tous les objets ; le moine remettait tout dans l’ordre ; bientôt la pélerine, imitant son directeur, changea en rocher un énorme géant qui leur barrait le passage d’une rivière. Ce géant, c’est-à-dire Satan, devint barque ; pour cette fois, ne se doutant pas de la ruse, ils entrèrent dans la barque et firent naufrage ; la barque s’enfonça ; le moine eut le bonheur de mettre sur ses épaules Laurette et le bissac, et de les sauver à la nage.

Le bissac contenait une robe de rechange : Laurette la mit ; le malin s’attendait à quelque gros péché, causé par la toilette de la belle ; il entra même dans le corps du moine ; celui-ci recourut aux armes spirituelles ; il eut, pour lors, défié la vertu de saint Robert d’Arbrissel.

Un flacon de vin de Chypre les consola de leur mésaventure : il était jour, ils repartirent. Plus de géans, de farfadets, de fantômes, mais beaucoup de ronces, d’épines, de pierres pointues. Le moine oublia de les exorciser, et le malin fit enfler et crevasser les pieds délicats de Laurette. Alors elle regarda derrière elle, et ne voyant ni Lansac, ni le château de Gabrielle, ni celui de sa tante, elle se mit à pleurer en demandant si la Palestine était encore bien loin !

Le moine la prit de nouveau sur ses épaules, et la porta comme autrefois le Sauveur du monde portait sa croix ; car, dit l’archevêque Turpin, dont notre Chroniqueur partage les opinions, « Depuis Adam, la femme est la croix de l’homme, avec cette différence que la croix sauva l’humanité quoique ayant fait le supplice du Juste ; et la femme, qui fait souffrir les plus justes, nous envoie en enfer dans l’autre vie, après nous avoir tourmentés dans celle-ci. »

L’archevêque Turpin était sage, mais il n’était pas galant.

Le moine entendit comme la voix d’un âne. Le Ciel, s’écria-t-il, nous envoie un compagnon ! À ces mots, il marche vers l’étable : Satan se tapit derrière la porte, sous la forme de verrou ; le moine perce une planche, passe le bras, saisit Satan ; le verrou se rouille et refuse de glisser : le saint homme soulève la porte hors des gonds, et l’écurie est ouverte ; ainsi, dans le bon temps, les moines et les démons guerroyaient sans cesse ; mais les moines étaient toujours victorieux : c’est pour cela qu’ils furent béatifiés. Lisez la légende.

Laurette, assise sur la poussière, pleurait amèrement ; son conducteur revint et dit : « Le doux Jésus pouvait-il laisser à pied sa jeune épouse ? Il ne donna qu’un âne à sa mère fuyant en Égypte, à vous il donne une mule, animal moins orthodoxe, il est vrai, mais plus vigoureux ; la mule n’a jamais parlé ni vu les anges, comme l’âne, mais elle va plus vite, et nous devons remercier la divine Providence de ce choix. »

Elle porta, et d’abord fort bien, le moine et Laurette, mais bientôt elle renversa le couple malheureux ; ils remontèrent ; ils retombèrent : étaient-ils à terre, elle devenait docile ; remontaient-ils, elle ruait. Le moine reconnut le démon à ses œuvres : il exorcisa la mule. Pendant la cérémonie, elle se prit à braire d’une façon épouvantable. Vivat ! Vivat ! dit le saint homme : le charme opère. Satan déguerpira : vainement il demande du secours aux enfers… Ô miracle ! la possédée se calme et présente aux pélerins, en pliant ses jambes de derrière, une croupe facile.

Glorieux du succès de l’exorcisme, ils remontent sur la mule. Laurette prit, dès ce moment, une confiance aveugle en son directeur. Mais tandis qu’il s’entretenait dans ces bonnes dispositions, la mule rejeta les pélerins à quatre pas.

Dieu me punit, dit le moine ; j’ai voulu triompher seul du démon, et l’homme ne peut rien par lui-même : mettons-nous en prières ; invoquons le secours du Très-Haut et de son cher fils, triomphateur du diable et de l’enfer.

Ils attachèrent la possédée, et prièrent ; ensuite ils cherchèrent des consolations dans le bissac, et enfin ils s’endormirent. À leur réveil, la lune avait remplacé le jour ; ses rayons décolorés leur laissaient voir les mille fantômes placés autour d’eux. Laurette en fut moins effrayée ; elle connaissait l’art de les mettre en fuite. Partons, dit le moine, rien ne manquait au dernier exorcisme, je suis sûr de la docilité de la mule.

L’herbe était tendre, ai-je dit ; mais la possédée n’en sut rien. Attachée court et fort, elle n’avait pu brouter ; et la nuit, pour elle, n’avait été qu’un long jeûne.

Dieu, dit le moine, en aidant sa compagne à monter derrière lui, ne refuse rien à ses serviteurs, quand ils le prient avec confiance ; car il est écrit : Avec un grain de foi vous transporterez les montagnes. — Frère, répondit-elle, il vous sera bien plus facile de transporter la mule qu’une montagne : transportez-nous donc tous les trois, comme nous voilà ; paraissons tout-à-coup dans la principale mosquée de Jérusalem, à l’heure de la messe, quand les infidèles changent le pain en Mahomet. Vous leur prêcherez le vrai Dieu ; votre éloquence et notre arrivée miraculeuse les convertiront. J’aimerais mieux les convertir que les exterminer. — Anathême ! s’écria le moine. Si Dieu veut qu’on les extermine, est-ce à vous de ne pas le vouloir !

Intimidée par cette réponse orthodoxe, elle se tut ; mais la mule ayant cessé de marcher, elle s’écria : Sainte-Vierge, venez à notre aide ! le diable est au milieu du chemin. — Il connaît les livres sacrés, dit le moine, et il les parodie. Autrefois un ange tira l’épée contre un âne : si notre mule parlait, elle nous avertirait de la ruse diabolique. Heureusement vous parlez pour elle ; invoquons le secours du ciel. Laurette voulut prier seule ; il lui semblait avoir le grain de foi. La mule ne marcha pas. Mon frère, dit-elle, le Seigneur a repoussé mes prières. — Je le savais, répliqua-t-il ; il a voulu réprimer votre orgueil. Pourquoi l’avez-vous tenté ? Il est écrit : Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu. — Comment donc faire ? répondit-elle : si je doute, il ne m’écoute pas ; si je crois, il me refuse. — Vous laisser conduire sans raisonner ; l’Église déteste les raisonneurs : ils sont damnés sans miséricorde.

Il dit, descend, débride la mule, et l’attache à une longue corde sur une herbe épaisse, et convie Laurette à venir prendre sa part des provisions que renfermait encore le bissac : elle n’osait ; les reproches du moine l’avaient intimidée. Cependant elle se laisse verser un verre de ce bon vin de Chypre que vous connaissez ; elle y trempe ses lèvres de rose, et en le buvant son trouble se dissipe ; elle ose porter ses beaux yeux sur le théologien ; elle voit un sourire de bienveillance errant entre ses moustaches et sa barbe ; elle voit la main du saint inclinant encore vers elle le flacon délicieux : elle avance sa tasse sous le flacon, il coule, elle est pleine, elle est vide : la belle obéissante a, suivant les désirs du saint homme, avalé cette nouvelle tasse à l’honneur de la sainte Vierge. Ainsi la paix fut cimentée.

Un moment après, le moine récite un Ave, et ils boivent en l’honneur de l’Esprit saint ; ils firent d’autres libations en mémoire du Père et du Fils ; enfin, la très-sainte Trinité fut saluée d’une triple rasade, c’est-à-dire d’une trinité de rasades, car le moine ayant par trois fois rempli sa tasse, vida les trois portions dans un vase trois fois plus grand, et les but ensemble, après avoir disserté sur le plus saint des mystères (a).

Le moine s’exprima en ces termes[2] :

 
 
 
 
 
 
 
 
 

À ces mots, l’habile théologien but les trois verres réunis, et il ajouta :

« On devrait attacher des théologiens à tous les lieux publics où Satan attire les hommes par l’appât des plaisirs défendus. Ces théologiens feindraient de participer aux erreurs des misérables débauchés ; mais soudain, faisant volte-face dans les momens opportuns, ils rappelleraient les égarés dans la bonne voie. Ainsi, par exemple, un pauvre ivrogne serait sauvé au bord de l’abîme ; il sortirait plus chrétien que jamais d’un lieu de perdition, et le diable serait pris dans ses propres filets. Je prouverai par mon exemple la bonté de mon projet. Nous allons en Musulmanie ; je veux m’y faire théologien du sérail, pour convertir ces pauvres sultanes et les dégoûter de la polygamie. »

Hélas ! la fin du discours du moine prouve le désordre de ses pensées. Satan avait versé ses poisons dans le flacon de Chypre, tout l’enfer était entré dans le corps du saint homme : il prit Laurette dans ses bras, Laurette ne sut pas le repousser ; il se crut dans le sérail, et ils tombèrent de l’état de grâce dans l’abîme de la réprobation et du péché.

Laurette, honteuse, remonta sur la mule, qui, pour cette fois, ne marcha ni trop ni trop peu. Le moine, à pied, cheminait sans sandales, sur les pierres aiguës, sur les ronces déchirantes, les yeux baissés et baignés de larmes, et comptant les grains de son chapelet. Il cherchait à expier sa faute par ses souffrances volontaires.

Après un long silence, Laurette osa tourner les yeux vers le vénérable Père, dont les sanglots avaient troublé sa rêverie. Ses larmes l’étonnèrent : elle éprouvait bien une certaine honte, mais elle était sans remords. Quoi ! mon frère lui dit-elle, vous pleurez ! vous pleurez, et vous êtes près de moi ! près de votre bonne sœur que vous menez à la conquête de la Palestine et du Paradis, et que vous avez déjà initiée aux célestes joies. Dites-moi vos chagrins ; laissez-moi essuyer vos larmes ou pleurer avec vous.

Elle descendit de sa mule, et ses bras caressans pressèrent le père inconsolable, et sa douce voix lui redit les plus douces paroles.

Le père s’était arrêté, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, un peu penchée vers l’épaule gauche, les yeux fixés sur son grand chapelet, cherchant par quel moyen il pourrait rentrer dans la voie dont il s’était fourvoyé : il ne voyait ni n’entendait Laurette ; mais, aux trois quarts de son cinquante-unième Pater, il s’aperçut que la bouche de la pécheresse s’approchait de la sienne, il entendit sa voix tendre ; il leva ses yeux vers les siens, et les vit brûlant d’une douce flamme, il les vit… ; il allait peut-être oublier encore son Dieu : mais tout-à-coup se ressouvenant de son crime, d’une main il saisit son chapelet, comme un naufragé saisit une planche sur le gouffre prêt à l’engloutir, de l’autre il repousse Laurette, et s’écrie : Vade retro ! vade retro Satanas ! éloigne-toi Satan, serpent maudit, abominable ennemi des hommes et de Dieu !…

Le serpent s’éloigna avec la fille d’Ève. Elle se mit à pleurer, en maudissant le jour où elle avait quitté le château de Lansac. Cependant le père s’approcha de la pélerine, et lui dit d’une voix forte :

« Pleure ! pleure ! être funeste, instrument de perdition, digne descendante de cette côte du premier homme, si malheureusement transformée en femme pour le tourment du pauvre Adam et de sa pauvre race ! pleure ton péché et le mien, et vois devant toi le gouffre de l’enfer, où ton âme et la mienne vont aller à tous les diables, si, par un moyen théologique, je ne les arrête sur les bords de l’abîme ! »

Quoi ! lui répondit-elle, nous avons péché, et je l’ignorais ! et c’est moi qui vous ai livré aux griffes du malin ! Je n’ai pas, comme la malheureuse femme d’Adam, tenté l’innocence de mon compagnon ; vous m’avez ravi la mienne, si je l’ai perdue, et vous seul vous devez porter le poids du péché. — Fiat !! soit fait comme il est dit !! s’écria le moine dans un beau mouvement de charité. En effet, si j’y avais pensé, je vous aurais enseigné le moyen de passer à côté du péché, et nous serions encore en état de grâce. Mea culpa ! c’est ma faute, ma très-grande faute (il se frappait la poitrine avec violence), j’en subirai seul la peine. Pour expier cette faute, je fais vœu de ne manger que d’un côté (du côté gauche, où j’ai une dent gâtée), de ne marcher que d’une jambe, c’est-à-dire, en sautant sur le pied droit, et en tenant les bras en croix, jusqu’à ce que j’aie trouvé un prêtre ou un moine auquel je me confesserai, et qui me donnera l’absolution ; moyennant quoi je serai aussi innocent que si je n’avais pas été coupable, et n’aurai par conséquent ni regrets, ni remords, ni souvenir de mon péché.

Il fit remonter sa compagne sur la mule, et la suivit en sautant sur une jambe et les bras en croix. Il vit bientôt un moutier, il alla, toujours sautant, y déclarer son crime, après avoir enjoint à Laurette de se cacher et d’éviter les regards des moines.

Les trésors de la grâce sont ouverts au pauvre errant. Le vénérable abbé frémit au récit du péché. Pour le connaître dans toute sa laideur, il voulut voir la complice, et fut refusé par le pénitent ; aussi, pour punir l’orgueil du démon qui le poussait à la désobéissance, lui fit-il appliquer trente-deux coups de discipline ; ensuite il lui donna l’absolution, à condition de s’en appliquer lui-même soixante-dix-neuf coups dans le délai de deux jours.

Absous béni, flagellé, et se tenant à peine sur ses deux jambes, le moine ne trouva plus la pélerine. Laurette est dans le moutier ! s’écria-t-il ; ah ! l’infidèle ! Elle y était. Le diable, ne pouvant empêcher le moine de rentrer dans la bonne voie, conçut l’espoir de faire fourvoyer tout le couvent. Il prend les traits du père prieur, et dit : « Mes frères, je sais où est la pécheresse ; la Madeleine fut moins jolie, et mérita moins d’être ramenée au bercail. » Il dit, et s’élance une torche à la main ; les frères se précipitent en foule sur ses pas, avec grand bruit, comme les abeilles sortant au matin de leurs ruches pour aller butiner sur les fleurs.

Ils élevèrent Laurette sur leurs bras entrelacés, et la portèrent au couvent en chantant l’Alleluia et le Veni Creator. Le diable, sous la forme du prieur, secouait sa torche sur les frères ; les feux de l’enfer en tombaient. Arrivés au couvent, ils se battirent : chacun voulait être le directeur de la pécheresse ; cependant ils allaient se rendre à l’avis du démon, de la diriger chacun à son tour. Heureusement vêpres sonnèrent, les dévotes arrivèrent, firent évader Laurette, et les bons moines ouvrant les yeux, gémirent sur leur égarement, et, pour en obtenir le pardon, se déshabillèrent tous, et se donnèrent mutuellement la discipline[3].

Ainsi, dans les siècles de la foi, les fidèles erraient (l’homme est faible) ; mais reconnaissaient leurs erreurs, et savaient s’en punir. Nous ne pouvons pas espérer que les hérétiques, imitant jamais d’aussi saints exemples, se flagellent eux-mêmes ; mais le zèle de la maison du Seigneur nous dévore ; nous aimons notre prochain autant et plus que nous ; nous demandons à tout moment à Dieu la grâce de flageller de nos propres mains les hérétiques et les philosophes, et les suspects d’hérésie et de philosophie, leurs femmes et leurs enfans, ad majorem Dei gloriam, et pour leur bien ; certains que nous sommes de les faire entrer, si on nous laisse faire.

Après avoir marché long-temps, ils arrivèrent devant la cabane d’un vilain. Le vilain les accueillit, et leur céda son lit moyennant leur bénédiction et deux Pater, qu’ils promirent de réciter pour sa famille et pour lui.

On soupa gaîment ; le pain était noir, mais les conviés avaient faim ; le vin était de l’année, mais il avait été mûri par le soleil du sud. Après le souper, on récita de dévotes oraisons ; on raconta des miracles authentiques et des histoires de revenant. L’auditoire se retira pour aller se coucher pêle-mêle, selon l’usage des paysans des montagnes.

Le malin attendait les pélerins dans leur chambre. Elle était étroite, ne contenait qu’un lit, et ce lit n’avait qu’une paillasse, sans matelas ; de sorte qu’on ne pouvait mettre de matelas à terre, comme il nous arrive de le faire quand nous voyageons ma nièce et moi, et comme le fait mon ami et associé, l’ex-dominicain (c’est moi, ex-jésuite, qui tiens la plume), quand il voyage avec sa gouvernante, et qu’il n’y a qu’un lit pour deux. Le Chroniqueur prétend que sur la paillasse était un matelas, et que le malin le fit disparaître. Le fait est probable ; mais le Chroniqueur n’établissant son dire ni sur des actes authentiques, ni sur des complaintes[4], ni sur des monumens tels qu’églises, chapelles ou abbayes élevées en mémoire du fait[5], il est permis de douter du miracle ; et nous ne voulons pas accuser même le diable sans être bien sûrs du crime.

Les pélerins, en voyant cette couche unique, frémirent d’horreur ; ils tombèrent à genoux, demandant à Dieu de ne pas les induire en tentation ; ils ignoraient si c’était le diable, ou lui, qui les tentait. Le doute cessa : le moine invoquait son bon ange ; Laurette, fatiguée, oubliant de prier, avait fermé les yeux, et, la tête contre le lit, s’était endormie à genoux. Tout-à-coup elle dépouilla ses vêtemens, et se mit sur la paillasse.

Ô mon doux Jésus ! comment permîtes-vous cette détestable ruse du prince des ténèbres ? ne voyez-vous pas que, dans cette posture, Laurette étalait devant le moine les charmes les plus dangereux : des charmes de seize ans, façonnés par l’amour. Le théologien, à cette vue, se troubla de telle sorte, que dans le Credo qu’il récitait, il énonça cinq à six hérésies dignes de la hart ; il omit, ajouta, défigura des articles de foi ; il s’aperçut enfin de ses crimes, et, pour échapper à l’enfer, il ouvrit la porte avec violence, mais la porte venant sur lui, le jeta sur le lit, à côté de Laurette, les deux mains sur des objets que nous ne pourrions dépeindre ni nommer (quand même nous ne devrions pas nous taire), n’en ayant jamais vu, n’en connaissant pas même le nom, ne sachant ce que c’est, ni lui ex-dominicain, ni moi ex-jésuite ; nous sommes, là-dessus, ignorans comme des moines.

Le bon Père s’écria : « Serpent maudit ! tu m’empêches de fuir ! Ne pouvant régner sur mon âme, laquelle est toute à Dieu, tu contrains mon corps ; je cesse de me défendre. Tu crois m’avoir vaincu : c’est toi qui vas l’être ! Je connais la théologie, elle me fournit des armes à l’épreuve. » Il dit, se déshabille, souffle la lampe, se couche à côté de Laurette, et le diable la poussant avec la main, lui fait faire un mouvement qui la met dans les bras du moine.

Ici, j’interromps ma narration pour écouter les sarcasmes des philosophes : Riez, calomniez, blasphêmez, suppôts des enfers ; imitez ses habitans, qui poussèrent des cris de joie. Je me plais à laisser éclater cette joie : plus elle sera grande, plus votre confusion sera complète.

Gloire à la théologie ! le moine passa la nuit dans les bras de la belle et ne pécha pas.

Comment cela se fit-il ? me direz-vous mes frères. Voyons, devinez, chrétiens ; devinez philosophes !

Vous, philosophes sans vertu, vous me répondez : Il était malade ? — Non. — Il fit usage du procédé d’Origène (b) ? — Non, mille fois non. Anathême !

Vous, chrétiens accoutumés aux miracles et aux exploits des saints, vous me répondez :

Il portait autour de ses reins un chapelet d’agnus-castus ? — Non, mes très-chers frères. — Il récita une oraison à la Vierge ? — Non. — Il mit son bréviaire entre lui et sa compagne ? — Non. — Nous ne savons comment il s’y prit, mais enfin nous en sommes sûrs, car nous avons la foi ; il imita l’héroïsme de saint Robert d’Arbrissel (c) ? — Eh ! non, mes très-chers frères, non !

Que fit-il donc ? s’écrient à la fois les chrétiens et les philosophes.

Ce qu’il fit, ô merveille théologique ! Il fit ce que font, et ce qu’auraient fait les philosophes, les hérétiques, et peut-être vous-mêmes, chrétiens impénitens ; mais vous, philosophes, hérétiques, chrétiens, vous auriez péché, et le bon moine ne pécha pas ! Cela vous étonne ! Cela étonna Laurette, qui, se réveillant en sursaut, adressa de tendres reproches à son directeur : il rit de ces reproches et lui dit :




  1. (a) Le connétable Duguesclin avala trois soupes au vin en l’honneur de la Très-Sainte-Trinité, avant d’aller combattre.
  2. Le dogme de la Trinité n’a rien de dangereux en lui-même ; qu’il y ait, ou non, trois personnes en Dieu, ce Dieu n’en sera pas moins bienfaisant pour cela. Cet ouvrage est dirigé contre le fanatisme et non contre le culte, pourvu cependant que la conséquence du dogme ne soit pas la persécution et l’intolérance. J’ai donc supprimé, pour prévenir toute fausse interprétation, l’explication donnée par le moine, quoiqu’elle en vaille bien une autre. Mais j’ai donné, dans ma dernière partie, une explication de la Trinité, extraite des Théologiens à jeûn.
  3. La flagellation est une des pratiques les plus anciennes. Elle fut établie pour punir les moines qui avaient péché. Comme elle dispensait des bonnes œuvres, elle fut bientôt généralement adoptée ; on trouva moins pénible de se donner le fouet que d’être honnête homme. On vit des bandes de flagellans, nus jusqu’à la ceinture et coiffés d’un capuchon, une croix d’une main, un fouet de cordes de l’autre, parcourir les villes conduits par des prêtres.

    En 1348, on pensait qu’il fallait se flageller deux fois par jour et une fois la nuit. Au bout de trente-quatre jours, le sang du flagellant était si bien uni à celui de Jésus-Christ, qu’il avait gagné le pardon de tous ses péchés, sans qu’il eût besoin de bonnes œuvres ; car c’était là l’essentiel.

    Les prêtres musulmans pensent aussi que les pratiques extérieures sauvent l’âme du pécheur. Ils recommandent de nombreuses ablutions, et prétendent que quand on lave le corps, Dieu purifie l’intérieur.

  4. Un homme très-connu répondit à quelqu’un qui lui disait qu’il n’y avait plus de miracles certains depuis Jésus-Christ, qu’il en était arrivé un de nos jours, dont la vérité avait été mise hors de doute, et qu’il lui en fournirait la preuve. Quelques jours après, l’évêque constitutionnel revint et communiqua sérieusement, à l’incrédule, une complainte où le fait miraculeux était raconté.
  5. Un juif acheta une hostie, et lui donna des coups de couteau, elle rendit des torrens de sang qui, de la maison du juif, coulèrent jusques dans la rue, à Paris. Les juges eurent bientôt condamné le juif, son crime était si évident ! et l’on éleva une église en mémoire du miracle, à la place de la maison du juif. Cette église existe, c’est celle des Billettes. Voilà un miracle bien établi, et de bien dignes juges : heureuse France !
  6. (b) On sait que, tenté par le démon de la chair, il coupa le mal dans sa racine.
  7. (c) Ce bienheureux couchait entre deux jeunes filles pour mortifier sa chair. On assure que le diable finissait toujours par le laisser en repos.

    Les chapelets d’agnus-castus sont fameux, et aussi efficaces que les oraisons à la sainte Vierge, contre le malin.